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Etnográfica
versão impressa ISSN 0873-6561
Etnográfica vol.16 no.2 Lisboa jun. 2012
Tazie (le théâtre religieux) vs Noruz (la nouvelle année et ses rituels): les enjeux de la politique du patrimoine immatériel de lhumanité en Iran
Christian Bromberger
Université de Provence, France, bromberger.christian@gmail.com
RÉSUMÉ
En 2005, lIran a soumis à lUNESCO deux dossiers de candidature de chefs duvre du patrimoine immatériel, lun sur le tazie ou shabikhâni (une forme de tragédie religieuse propre à lislam chiite), le second sur les rituels de Noruz (la nouvelle année, qui coïncide avec léquinoxe de printemps). LIran retira finalement la candidature du tazie et ne maintint que celle de Noruz qui fut rejetée par le jury de lUNESCO au motif que le dossier était incomplet, ce qui suscita amertume et polémique. Trois questions se posent : Pourquoi la candidature du tazie fut-elle retirée in extremis ? Pourquoi une telle insistance et une telle agitation autour de Noruz ? Pourquoi accorde-t-on une telle importance en Iran à linscription dun bien culturel sur la liste des chefs duvre du patrimoine immatériel ?
MOTS-CLÉS: patrimoine immatériel, Iran, tazie, Noruz
Tazie (o teatro religioso) vs Noruz (o Ano Novo e os seus rituais): implicações da política do património imaterial da humanidade no Irão
RESUMO
Em 2005, o Irão apresentou à UNESCO dois dossiês de candidatura de obras-primas do património imaterial, um sobre o tazie ou shabikhâni (uma forma de tragédia religiosa específica do Islão xiita) e o segundo sobre os rituais de Noruz (o Ano Novo, que coincide com o equinócio da primavera). O Irão acabou por retirar a candidatura do tazie e manteve apenas a do Noruz, que viria a ser rejeitada pelo júri da UNESCO com o argumento de que o dossiê estaria incompleto, o que causou animosidade e polémica. Três questões se colocam: por que razão a candidatura do tazie foi retirada in extremis? Porque houve tanta insistência e agitação em torno do Noruz? Porque se atribui no Irão tamanha importância à inscrição de um bem cultural na lista das obras-primas do património imaterial?
PALAVRAS-CHAVE: património imaterial, Irão, tazie, Noruz
Au-delà du souci légitime de préserver trésors et chefs duvre immatériels, quels sont les enjeux extra-patrimoniaux qui se faufilent sous les demandes de classement par lUNESCO ? En examinant de récents projets présentés par lIran, je voudrais me livrer à une analyse ethnographique du sens de ces candidatures, lethnographie étant, selon les mots de Clifford Geertz, an enterprise [ ] whose aim is to render obscure matters intelligible by providing them with an informing context (1983: 152).
En 2005, lIran a soumis à lUNESCO deux dossiers de candidature de chefs duvre du patrimoine immatériel, lun sur le tazie ou shabikhâni (une forme de tragédie religieuse propre à lislam chiite), le second sur les rituels de Noruz (la nouvelle année, qui coïncide avec léquinoxe de printemps). Présentons brièvement ces deux candidatures avant den scruter les coulisses.
Tazie
Le premier dossier, préparé par le Centre des arts dramatiques de Téhéran (Center of Dramatic Arts, Tehran), incluait une série de documents sur les représentations théâtrales de l histoire-mythe de Kerbala et des évènements qui y sont associés. En octobre 680, le jour de âshurâ (le 10 moharram, premier mois de lannée musulmane), Hoseyn, fils de Ali et petit fils du prophète Mohammad, fut massacré, avec lensemble de ses partisans et des membres masculins de sa famille (à lexception de deux dentre eux), par les troupes du calife omeyyade, Yazid, sur le site de Kerbala, à proximité de lEuphrate, dans lactuel Irak. La douloureuse passion et le martyre de Hoseyn, troisième imam des chiites, constituent lhorizon majeur, le paradigme de la religiosité populaire et la source vive de la division entre chiites et sunnites.[1] La commémoration du supplice du prince des martyrs (seyyed al-shohâda) sexprime à travers des rituels dolorisants pendant les dix premiers jours de moharram et atteignent leur paroxysme le 10 de ce mois : processions de pénitents se flagellant avec les paumes des mains, des chaînes ou encore se meurtrissant naguère le cuir chevelu avec une épée ou un sabre,[2] prônes, cantiques et représentations théâtrales commémorant le drame de Kerbala scandent ces jours de deuil et daffliction. Le jour même de âshurâ, au terme du cycle cérémoniel, les scènes finales du drame sont rejouées par les fidèles dans la cour de nombreux sanctuaires : lincendie des tentes des membres de la sainte famille, le meurtre de limam dont le cheval blanc est couvert de sang, les berceaux abandonnés des enfants martyrisés
Le tazie est donc une sorte de rituel dramatisé, un genre théâtral semblable aux mystères chrétiens du Moyen-Âge, qui représentaient la Passion du Christ. Il existe plusieurs centaines de variantes de tazie, la plupart anonymes, écrits dans une langue simple, joués le plus souvent par des acteurs non professionnels, accompagnés par un petit orchestre.[3] Les représentations ont lieu sur des places publiques ou dans des locaux (tekkye) spécialement consacrés aux préparatifs des cérémonies et à ce genre de manifestations. Quel quen soit le thème, et a fortiori si le tazie évoque directement le drame de Kerbala, les représentations opposent deux classes de personnages : les bons et les vertueux (Hoseyn et les siens), emblèmes de la justice et de la pureté, vêtus de vert, psalmodiant gravement leurs plaintes et louant le sacrifice rédempteur de limam ; les méchants (Yazid et ses soldats, Shemr, lauteur du monstrueux forfait, le meurtre de Hoseyn) , symbolisant la tyrannie et loppression, habillés de rouge ou de mauve et disant leur texte sur un ton saccadé, les yeux menaçants et écarquillés. Les acteurs (taziekhân) sont tous masculins, même sils incarnent des personnages féminins. Ils ne sidentifient pas, à proprement parler, à leur rôle ; ils en sont de simples imitateurs qui manifestent occasionnellement, quand ils jouent des méchants , le dégoût que leur inspire le rôle quils tiennent.
Le tazie est fortement ancré dans les traditions nationales et religieuses iraniennes. Il a été codifié sous la grande dynastie safavide (1501-1722), qui érigea le chiisme en religion détat, sest développé au XVIIIème siècle sous les Afshar et les Zand et a atteint son apogée au XIXème siècle sous les Qajar. De splendides tekkye furent alors édifiés, dont le célèbre tekkye dowlat ( tekkye du gouvernement ) à Téhéran, qui fut détruit sous la dynastie pahlavi (1925-1979). Si les Qajar avaient encouragé et patronné les représentations de tazie pour asseoir culturellement leur pouvoir, les souverains pahlavi (Reza et son fils Mohammed Reza), créateurs dun État moderne tourné vers lOccident et valorisant le grandiose passé préislamique de leur empire, interdirent ce genre théâtral, qui ne fut réhabilité quà la fin de la dynastie, quand le dernier shah et son épouse engagèrent une politique de valorisation des arts et traditions populaires iraniens à la faveur de somptueux festivals internationaux. Ce mouvement de réhabilitation fut encouragé par des intellectuels nationalistes qui soulignaient volontiers, à tort ou à raison, les origines préislamiques du personnage de Hoseyn, héros héritier, selon eux, de Siyavosh, victime innocente de la haine des hommes dont le Livre des Rois de Ferdowsi (Xème siècle) relate la légende et le supplice.
Dans un contexte général diconophobie et de théâtrophobie (beaucoup moins marqués cependant quen islam sunnite), le clergé chiite eut des positions variables au fil du temps, tantôt condamnant, tantôt acceptant ce genre de représentations où sont mis en scène de saints personnages et où sintercalent des épisodes merveilleux et parfois comiques. Malgré leurs réticences sur lorthodoxie de ce spectacle, les autorités de la République islamique lautorisent, considérant que ces représentations offrent aux fidèles une occasion de renforcer et de manifester leur foi. Devant les drames auxquels ils assistent, les spectateurs ne demeurent, en effet, pas passifs : ils prennent à partie et insultent les méchants , se lamentent en se frappant la poitrine lors des épisodes les plus tragiques Le tazie est, en définitive, un symbole majeur du monde chiite, attesté non seulement en Iran, mais aussi en Irak, dans les émirats, au Liban, en Inde, etc., si bien que lon pourrait qualifier de taziestân lensemble des régions qui partagent ces références communes.[4] Cette commune appartenance à un même courant religieux peut entraîner une solidarité politique et humanitaire, comme cest le cas entre le gouvernement iranien et les Hazaras (chiites) dAfghanistan, comme cest aussi le cas avec le Hezbollah libanais ou encore avec les chiites du sud de lIrak. On a ainsi pu parler, sans doute abusivement, dun arc chiite au Moyen-Orient.
Le tazie correspond parfaitement aux six critères retenus par lUNESCO pour définir un chef duvre du patrimoine immatériel. Il sagit dun genre original, enraciné dans une tradition culturelle, symbole didentité, qui associe textes littéraires, musique instrumentale et scénographie de qualité ; bien quen déclin, le tazie demeure une tradition vivante, prisé différemment dune catégorie de spectateurs à lautre (hommes ou femmes, jeunes ou vieux, lettrés et gens du peuple , les uns et les autres étant plus ou moins sensibles à tel ou tel aspect du drame : la tyrannie et linjustice des méchants , les relations mère-enfant, la qualité littéraire du texte, le jeu des acteurs ) ; mais cest aussi un genre menacé de disparition ou dartificialisation esthétisante, concurrencé par les spectacles modernes (séries télévisées, etc.), dont les savoirs se perdent, et qui ne fait lobjet daucune mesure de protection. Voilà donc un candidat idéal à la consécration par lUNESCO.
Noruz
Sur le chemin de sa reconnaissance comme chef duvre du patrimoine immatériel et comme symbole majeur de lidentité iranienne, le tazie a cependant un redoutable concurrent, Noruz ( le jour nouveau ), qui inaugure le début de lannée à léquinoxe de printemps. Ce calendrier solaire tranche avec le calendrier lunaire musulman et est un des symboles forts de la spécificité du monde iranien, remontant à lAntiquité. Selon la tradition, Noruz perpétuerait et commémorerait le jour de la création du monde par Ahura Mazda. De nombreux rites et rituels, similaires à ceux qui inaugurent le printemps dans plusieurs sociétés de lAncien monde, scandent et célèbrent la nouvelle année : le grand nettoyage de la maison (khâne tekâni), lachat de vêtements neufs, la décoration dufs, la mise en germination de graines de blé, dorge ou de lentilles quon laisse pousser dans une assiette et qui donnent le sabze (verdure), la préparation dune pâtisserie (samanu) à base de suc de blé et de sucre, ces deux préparations faisant partie des haft sin (les sept s ), cest-à-dire des sept denrées dont le nom commence par un s que lon place sur une nappe, étalée par terre, pendant ce temps inaugural. La veille du dernier mercredi de lannée (dit le mercredi rouge , chahâr shanbe suri), on allume un feu que les membres de la maisonnée ou du quartier sautent en disant : Zardi o ranjuri-ye man be to, sorxi o xorâmi-ye to be man ( Ma pâleur et mon chagrin pour toi, ta rougeur et ta gaieté pour moi ). Dautres pratiques ponctuent cette période de transition : mascarades, chants (noruzkhâni), séances de divination, vols rituels, assortis de vux, effectués par les jeunes garçons, etc. Ce cycle de la nouvelle année sachève le 13 du premier mois, le sizdah bedâr ( le 13 dehors ! ). Pour conjurer le malheur associé au chiffre 13, les familles quittent alors leur maison et vont pique-niquer dans un lieu verdoyant. Signe de la clôture du temps de Noruz, on jette dans la mer ou dans un cours deau le sabze et lon défait la nappe des haft sin.
Tandis que, on la dit, le tazie est volontiers présenté par les intellectuels nationalistes comme un genre plongeant ses origines dans la mythologie préislamique, Noruz, coutume attestée dans lAntiquité, a été islamisée au fil des siècles : ce jour inaugural est censé coïncider avec celui de lapparition de larchange Gabriel au prophète Mohammad, avec celui de linvestiture par le même prophète Mohammad de Ali comme son successeur légitime ou encore avec celui de la future parousie de limam caché (voir note 1). Quelles que soient ces nuances, tazie et Noruz ont des profils nettement tranchés que lon pourrait décrire en termes doppositions structurales : au genre essentiellement religieux quest le tazie, évoquant la souffrance et suscitant la peine, soppose Noruz, un fête fondamentalement laïque et symbole dallégresse. Les deux rites peuvent, certaines années, se chevaucher, le premier sinscrivant dans un calendrier lunaire, le second dans un calendrier solaire. Dans ce cas, les manifestations de liesse sont réduites au minimum et seffacent derrière la commémoration du deuil. En 2006, par exemple, le quarantième jour suivant âshurâ, qui fait aussi lobjet dun rituel daffliction, coïncidait avec Noruz. Des affiches officielles proposaient un compromis au bénéfice du prince des martyrs: Noruz-e man bar Hoseyn ast ( Mon Noruz est pour Hoseyn ). Ce compromis témoignait cependant dun assouplissement par rapport à la première décennie ayant suivi la Révolution de 1979; pendant ces dix premières années, les autorités islamiques, soucieuses de propager une idéologie chiite révolutionnaire, avaient combattu et tenté de réduire au minimum les coutumes spécifiquement iraniennes qui avaient été valorisées par la dynastie pahlavi au nom du nationalisme culturel. A partir des années 1990, qui inaugurèrent une libéralisation relative du régime islamique, la fierté nationale reprit ses droits et le folklore spécifiquement iranien fut même partiellement réhabilité pour lutter contre linvasion culturelle occidentale ( tahâjom-e farhangi-ye qarb ). Ethnologues et, plus généralement, intellectuels nationalistes sengouffrèrent dans cette brèche si bien que les séminaires, les conférences, les livres sur Noruz foisonnèrent. Une sorte de Noruzmania semblait sêtre emparée des milieux culturels. Elle eut de forts échos, jy reviendrai, dans les pays dAsie centrale et du Caucase, englobés dans laire historique dextension de la civilisation iranienne et partageant le même calendrier. Cest ce que lon appelle le sar-zamin-e Irân (le monde iranien) et ce que lon pourrait tout aussi bien appeler, en raison de cette référence commune, le Noruzestân.
Tout comme le tazie, Noruz présente toutes les qualités dun bon candidat à linscription au patrimoine immatériel de lhumanité : ancrage traditionnel, originalité, symbole didentité, intérêt historique et esthétique tous les qualificatifs requis par lUNESCO peuvent être appliqués sans peine à ce rite de renouveau qui, contrairement au tazie, nest pas menacé de disparition.
Les enjeux dune candidature
LIran avait donc présenté, en 2005, les candidatures de ces deux indiscutables chefs duvre , lune, celle du tazie, à un titre strictement national, la seconde, celle de Noruz, en association avec neuf autres pays partageant plus ou moins cette coutume: lAfghanistan, lOuzbekistan, la Kirghizie, le Tajikistan, le Kazakhstan, le Pakistan, lInde (où la communauté zoroastrienne est dorigine iranienne), lAzerbaïjan, la Turquie. LIran retira finalement la candidature du tazie et ne maintint que celle de Noruz qui fut rejetée par le jury de lUNESCO au motif que le dossier était incomplet, ce qui suscita amertume et polémique.
Au terme de cette présentation factuelle, trois questions se posent ? Pourquoi la candidature du tazie fut-elle retirée in extremis ? Pourquoi une telle insistance et une telle agitation autour de Noruz ? Pourquoi accorde-t-on une telle importance en Iran à linscription dun bien culturel sur la liste des chefs duvre du patrimoine immatériel, cet intérêt étant moindre dans dautres pays ?[5] Au fond, ces candidatures et les démarches qui les accompagnent ne nous en apprennent-ils pas autant sur les débats politico-culturels qui agitent un pays que sur ce que sont des chefs duvre du patrimoine immatériel?
Cest dans le contexte des années 2000, sous la présidence de Mohammad Khatami, un réformateur, que furent préparées ces candidatures. Les responsables de la culture et du patrimoine sont alors animés dun souci douverture qui se combine avec une fierté nationale qui valorise les spécificités iraniennes et minimise les solidarités islamiques, fussent-elles chiites (lanti-arabisme est une composante majeure de ce nationalisme). De façon significative, le dossier du tazie, qui aurait pu comporter des comparaisons avec dautres pays chiites où le genre est attesté (au Liban, par exemple), était exclusivement centré sur lIran. On lui préféra celui sur Noruz, rappelant, dans un contexte de lutte dinfluence avec la Russie et la Chine en Asie centrale, limportance historique de la civilisation et de lempire iraniens. Il est vrai que, de la Mésopotamie à louest de la Chine, lempreinte du grand Iran (Iran-e bozorg) est forte. Outre lIran, lAfghanistan et le Tajikistan ont le persan pour langue nationale ; une importante minorité de la population dOuzbekistan le parle. La plupart des États du Caucase étaient inclus dans lempire dIran jusquau premier quart du XIXème siècle. Linsistance sur cette histoire partagée et sur ce patrimoine commun sest traduite par une multitude dinitiatives culturelles. En 2004 sest tenu à Téhéran, sous légide de la commission iranienne de lUNESCO, un atelier sur le rôle des femmes dans la transmission et la sauvegarde du patrimoine immatériel : il réunissait des participants des mêmes pays parents (à lexception de lInde), auxquels sétaient joints des représentants de lArménie et de la Géorgie. En Iran, plusieurs livres et conférences ont été récemment consacrés à Noruz, le premier congrès portant explicitement sur ce thème sétant déroulé en mars 2000 à Persépolis, la capitale affective des empereurs achéménides. À plusieurs de ces manifestations participent les pays frères , comme à Sari, dans le nord de lIran en avril 2006, où se déroula un imposant Festival du patrimoine commun aux peuples riverains de la mer Caspienne et dAsie centrale , dont Noruz fut le symbole glorifié. Lors de ces différents colloques, les responsables iraniens du patrimoine présentent leur pays comme la maison du père (khâne-ye pedari), tout en multipliant les précautions rhétoriques pour ne pas choquer leurs voisins. Ils rappellent ainsi, à loccasion, que les centres de la civilisation iranienne nont pas toujours été en Iran. Boukhara, Samarcande ne sont-ils pas situés dans lactuel Ouzbekistan ? Cette carte du Noruzsestân se superpose, de façon significative, à celle de lEconomic Cooperation Organization (ECO), fondée en 1985 par lIran, le Pakistan et la Turquie, basée à Téhéran, et élargie, depuis 1992, à lAfghanistan, aux nouveaux États dAsie centrale et à lAzerbaïjan. Ces États revendiquent dautant plus cette référence commune à Noruz que la célébration de la fête était interdite du temps de lUnion soviétique et a symbolisé la fin du communisme et lindépendance nationale. De 1926 à 1988, les rites de Noruz nétaient, en effet, accomplis que clandestinement, dans un cadre familial. Une des premières mesures prises par les nouveaux États dès leur indépendance, voire dès la perestroïka, fut la restauration de Noruz, rapidement déclarée fête nationale. Tel fut le cas en Ouzbekistan, où un décret présidentiel de février 1989 consacra cette réhabilitation; suivirent la création dune Fondation Navruz , puis celle dune Navruz International Charity Foundation en 1992. En Afghanistan, la fête fut bannie par les Soviétiques, puis par les Talibans, avant dêtre de nouveau célébrée avec ferveur après le renversement de leur régime.
Dans ce chorus à la gloire de Noruz, lautre grande puissance régionale, la Turquie, qui a de forts liens culturels et linguistiques avec plusieurs nouvelles Républiques du Caucase et dAsie centrale, semble jouer sa propre partition. Ses représentants participent peu aux conférences et aux projets communs célébrant Noruz. Au moment où se discutait ce dossier, lintégration dans lUnion européenne était manifestement plus à lordre du jour à Ankara et à Istanbul que le panturquisme. Par ailleurs, jouer les seconds rôles dans une opération culturelle placée sous légide de lIran nétait et nest sans doute pas non plus du goût des dirigeants turcs. Est-ce à dire pour autant que le gouvernement turc se désintéresse de Noruz ? Non pas, mais pour bien dautres raisons que la constitution dun Noruzestân à dominante iranienne.
Au début du XXème siècle, la célébration de Newroz était tombée en désuétude chez les Kurdes de Turquie (qui sont, rappelons-le, une population dorigine iranienne), quand des intellectuels nationalistes lérigèrent en fête nationale à la fin des années 1910.[6] Dans les années 1960, les militants de la cause kurde semparèrent de cette date et de ce symbole pour organiser manifestations et mobilisation. Cest, par exemple, le jour de Newroz quen 1984 34 militants simmolèrent par le feu dans la prison militaire de Diyarbakir. Dans cette course aux symboles mobilisateurs, la minorité religieuse alévie, fortement implantée dans lest de la Turquie, ne demeura pas en reste. Sans doute, une partie dentre elle avait coutume de célébrer Nevruz, mais la revitalisation de la fête a coïncidé avec la poussée revendicative et politique du mouvement aléviste dans les années 1990.[7] Comme dans les interprétations des chiites iraniens, la date est désormais censée correspondre à lanniversaire ou à linvestiture de Ali par Mahomet. Ces réappropriations (à chacun son Noruz !) nont pas laissé sans réaction les dirigeants turcs. Quand une coutume ou un rite devient un symbole oppositionnel, deux solutions se présentent pour le pouvoir en place : ou les interdire, ce qui risque de susciter amertume et rébellion, ou en revendiquer le patronage, voire la paternité. Comme les souverains qajar avaient organisé de somptueux tazie pour asseoir leur popularité et brider lopposition religieuse, les dirigeants turcs célèbrent officiellement Noruz depuis le milieu des années 1990, cherchant ainsi à couper lherbe sous les pieds des Kurdes et des Alévis. Ils affirment sans ambages quil sagit là dune tradition originelle turque, ce que viennent confirmer complaisamment des ethnologues et des historiens. La preuve de cette turcité de la coutume nest-elle pas fournie par son attestation au Kazakhstan et en Ouzbekistan, chez les Turcs de lextérieur (où, en fait, Noruz est un apport de la civilisation iranienne) ?
Noruz, ses rites, ses coutumes culinaires, les chansons, les récits, les croyances qui lentourent méritent sans nul doute dêtre distingués et médaillés par lUNESCO. Il sagit dun ensemble de traditions originales quil convient de préserver. Mais il serait naïf de penser que seuls des arguments culturels sont à lorigine de cette candidature qui serait uniquement le fruit dun consensus dexperts. Volonté hégémonique, revendications nationalistes et sécessionnistes, contre-offensives étatiques tiennent une large part dans la dynamique et les ratés du projet. Il y eut dexcellents élèves (lIran, le Kazakhstan, lOuzbekistan, par exemple), dautres semblèrent moins zélés, tel la Turquie, sans doute peu pressée de voir Kurdes et Alévis se prévaloir dun symbole (revendicatif) reconnu par lUNESCO. Tout dans ces ratés ne sexplique, bien sûr, pas par des arrière-pensées politiques. Mais le choix ou la ratification par un ou plusieurs États dun candidat au chef duvre invite tout autant à sinterroger sur la qualité dun bien culturel et du dossier qui le présente que sur le sens et les intentions sous-jacents au projet. Vu leffervescence culturelle du début des années 2000 en Iran, rendue possible par laccession au pouvoir du réformateur Mohammad Khatami, vu le renouveau, dans ce contexte, des initiatives pour valoriser le passé préislamique du pays, vu le souci daffirmer le leadership de la civilisation spécifiquement iranienne dans cette partie du monde, il nest pas étonnant que le projet Noruz ait été préféré au projet tazie.
Lintérêt particulier, voire lacharnement, de certains États à faire bénéficier leur patrimoine du prestigieux label de lUNESCO méritent aussi réflexion. Sans doute une telle reconnaissance ouvre-t-elle de remarquables possibilités de développement du tourisme, au risque même dentraîner une folklorisation de la pratique que lon entend protéger. Il est, par exemple, significatif quen Iran patrimoine et tourisme soient regroupés dans la même organisation. Mais, au-delà, cest la volonté de reconnaissance dun État sur la scène internationale, tout autant que celle dun bien culturel, qui rend compte de latmosphère passionnelle qui entoure ces candidatures. Ce souci de distinction est dautant plus fort que le régime du pays qui présente le dossier souffre dune mauvaise réputation. Pour les opposants, souvent réfugiés dans les ONG, une telle reconnaissance est le moyen de proclamer que leur pays a un autre visage que celui quexhibent leurs gouvernants. Pour le pouvoir en place, cest une occasion inespérée de faire parler positivement du pays quil dirige, de redorer son blason, de se donner un supplément dâme, voire de faire diversion. Les réactions qui suivirent, en Iran, le rejet de linscription de Noruz sur la liste des chefs duvre du patrimoine immatériel témoignent de lintensité de ces enjeux symboliques. On condamna lopacité des procédures de lUNESCO ; certains virent dans ce refus le fruit dun complot israélien ; dautres mirent en cause larriération de pays frères qui navaient pas tenu leurs engagements, etc.[8]
Au total, la reconnaissance dun bien culturel comme patrimoine immatériel de lhumanité soulève des enjeux qui débordent de loin le champ de la seule expertise ethnographique. Ou plutôt elle offre à lethnographe une occasion privilégiée dexercer son art dans toute sa plénitude : non pas seulement en évaluant lexactitude dinformations factuelles, mais en sinterrogeant sur larrière-plan conjoncturel de choix et de décisions. Les processus qui amènent à sélectionner un candidat plutôt quun autre, les relations entre les organismes qui établissent et présentent les dossiers (centres de recherche, ONG, commission(s) nationale(s) de lUNESCO, État(s), etc.) constituent un domaine particulièrement fécond pour linvestigation ethnographique. LUNESCO, en adoptant en 2003 la Convention pour la sauvegarde du patrimoine immatériel, a ouvert de remarquables possibilités pour le sauvetage de biens culturels menacés, mais aussi un nouveau champ de recherche et de controverse anthropologiques. Ainsi la distinction, discutable, entre patrimoines immatériel et matériel sollicite la réflexion et la critique ethnographiques. Noruz avec sa nappe décorée, avec ses préparations culinaires, relève-t-il du patrimoine matériel ou immatériel ? Même question au sujet de la gastronomie française qui a été récemment honorée par lUNESCO et dont lamateur de bonne chère pourrait sinquiéter quelle ne soit qu immatérielle . À linverse, la notion même de culture matérielle , adoptée par de nombreux anthropologues, apparaît très discutable. Ne vaudrait-il pas mieux parler d expression matérielle de la culture et nuancer ainsi lopposition entre matériel et immatériel qui apparaît souvent artificielle ?[9] On a justement défini les objets comme de la pensée solidifiée et Mary Douglas et Baron Isherwood (1978) disent tout aussi justement que les objets rendent visibles les catégories de la culture. Dissocier ainsi le matériel et le symbolique en deux champs autonomes me semble mal venu. Un calice relève-t-il du matériel ou du symbolique ? Voilà une des nombreuses questions que pose lextraordinaire programme mis en uvre par lUNESCO.
BIBLIOGRAPHIE
BROMBERGER, Christian, et D. CHEVALLIER, 2004, De la métamorphose de la châtaigne à la renaissance du Carnaval: relances de traditions dans lEurope contemporaine , in C. Bromberger, D. Chevallier et D. Dossetto (orgs.), De la métamorphose de la châtaigne à la renaissance du Carnaval: Relances de traditions dans lEurope contemporaine. Die, À Die, 11-18. [ Links ]
BROMBERGER, Christian, et Marie-Luce GÉLARD, 2012, Culture matérielle ou expression matérielle de la culture ? , Ethnologie Française, 42 (2), 350-357. [ Links ]
CHELKOWSKI, P., 2009, Tazia , Encyclopaedia Iranica, online. [ Links ]
DOUGLAS, M., et Baron ISHERWOOD, 1978, The World of Goods: Towards an Anthropology of Consumption, Harmondsworth, Penguin. [ Links ]
GEERTZ, Clifford, 1983, The way we think now: toward an ethnography of modern thought, in Clifford Geertz, Local Knowledge: Further Essays in Interpretive Anthropology. New York, Basic Books. [ Links ]
LAZARD, G., 1991, Dictionnaire Persan-Français. Leiden, Brill. [ Links ]
MASSICARD, Élise, 2002, Construction identitaire, mobilisation et territorialité politique: Le mouvement aléviste en Turquie et en Allemagne depuis la fin des années 1980. Paris, Institut détudes politiques, thèse de doctorat. [ Links ]
SHAHRIARI, K., 2006, Breaking Down Borders and Bridging Barriers: Iranian Taziyeh Theatre, University of New South Wales, thèse de doctorat. [ Links ]
NOTES
[1] Le premier imam est Ali, le second Hasan, frère de Hoseyn. Les chiites iraniens reconnaissent douze imams, qui ont tous péri dans des conditions tragiques, à lexception du douzième qui a disparu en 874 ; son occultation dure encore et les fidèles en attendent la parousie.
[2] Cette pratique est interdite par les autorités religieuses depuis 1994.
[3] Citons, parmi les plus célèbres, les tazie de Moslem (envoyé par Hoseyn et tué ainsi que ses enfants par Ibn Ziyad, le commandant des troupes de Yazid), de Horr (soldat valeureux qui se repent et se rallie à la cause de limam), de la mort de Zeynab (la courageuse sur de limam), de Mokhtar qui fit périr, cinq ans après le drame, les responsables du massacre de Kerbala, celui des Quatre oiseaux et de la jeune fille juive, où une jeune aveugle recouvre la vue, une goutte de sang de limam Hoseyn, transportée par des oiseaux lui étant miraculeusement tombée sur les yeux
[4] Tazie est un mot emprunté à larabe qui signifie à lorigine déploration, témoignage de condoléances . Il est ici transcrit phonétiquement conformément aux règles adoptées par la plupart des iranologues (voir Lazard 1991). Le sens du mot, comme la pratique, à laquelle il se réfère, varient selon les régions et les nations où les chiites sont implantés. En Iran et au Liban, le mot désigne le théâtre religieux ; au Liban encore, mais avec une autre acception, les processions des pénitents ; en Irak, les rituels de moharram ; en Inde, les répliques en miniature du mausolée de Hoseyn que portent les fidèles lors des processions. Mais, quelles que soient ces variantes, le mot se réfère toujours au drame de Kerbala et à la passion de Hoseyn. Il existe sur le tazie de nombreux travaux comprenant une abondante bibliographie (voir, récemment, Shahriari 2006 et Chelkowski 2009).
[5] Pour prendre un exemple extrême de ce désintérêt, je citerai le cas de Tarascon, une petite ville du sud de la France, dont le maire nétait même pas au courant de la candidature de la fête locale de la Tarasque et de son inscription, conjointement avec dautres cérémonies belges célébrant des Géants, sur la prestigieuse liste des chefs duvre .
[6] Sur les avatars de Nevruz en Turquie, voir lexcellente synthèse de Massicard (2002 : 410-414).
[7] Sur les relances et revitalisations de traditions, voir Bromberger et Chevallier (2004).[8] La candidature de Noruz au patrimoine immatériel de lhumanité sera, en définitive, acceptée en septembre-octobre 2009, lors de lIntergovernmental Committee for the Safeguarding of the Intangible Heritage qui sest tenu à Abu Dhabi. Le projet retenu fut présenté par lIran, lAzerbaïjan, la Kirghizie, lOuzbekistan, le Pakistan, le Tajikistan et la Turquie. Quant au tazie, à la suite dune nouvelle candidature, il sera inscrit au patrimoine immatériel de lhumanité, lors de la session qui sest tenue à Nairobi (Kenya) en novembre 2010.
[9] Je mexplique sur cette notion dans un dialogue avec M.-L. Gélard (Bromberger et Gélard 2012).