1. Conceptions du langage et critiques féministes
« Cela fait déjà trois siècles que la Real Academia Española (RAE) nous réduit à néant, nous malnommées, nous réduisant ainsi au silence […] et voilà où on en est arrivé […] nous exigeons la dissolution immédiate de la RAE […] et la rémission offerte à toutes les victimes de l’institution pour avoir perpétué l’usage machiste de la langue »1. C'est l'une des revendications du collectif péruvien "Entraremos2", qui, à l'instar de nombreux autres groupes féministes et LGBTIQ+ militants, dénonce les usages sexistes du langage. Ce collectif de femmes perpétue, ici en utilisant la satire comme outil, une tradition réflexive fondamentale pour identifier la subordination des femmes et proposer des horizons individuels et collectifs de changement : la critique du langage. Cette prise de conscience féministe requiert de concevoir le langage comme une pratique sociale inscrite dans une lutte de pouvoirs, c’est-à-dire, comme un phénomène fondamentalement glottopolitique. La perspective glottopolitique, que nous développerons au long de cet article, cherche à comprendre les régimes de la légitimité, de normativité et les relations de pouvoir qui parcourent les pratiques langagières. Notre objectif dans ce texte est d’offrir quelques principes théoriques de la glottopolitique, plus précisément d'une perspective glottoféministe que nous proposons non pas comme une “nouvelle” discipline des sciences du langage mais comme une perspective qui pourrait apporter une optique d’analyse dans les domaines de l’analyse du discours, la traduction ou encore l’analyse critique du discours3.
A partir de la critique du langage actualisée par le collectif “Entraremos!”, nous souhaitons interroger un ensemble de présupposés qui infusent la linguistique lorsque la problématique de la relation entre sexisme et langage est posée. En effet, la conception formaliste et référentielle du langage sur laquelle se fonde une partie de la linguistique moderne produit une vision politique supposément neutre et, en même temps, invalide le travail entrepris par le féminisme et les sciences sociales pour dévoiler le sexisme linguistique. Par exemple, lors d’une interview, la linguiste de l’Académie Mexicaine de la Langue, Concepción Company, répond à une question portant sur des propositions de langage inclusif4 (LI) : « Cette bataille [pour l’égalité des genres] ne se livre pas dans la grammaire, elle se livre dans la société. Quand les sociétés seront égalitaires, je suis on ne peut plus certaine que les habitudes grammaticales se modifieront »5 (Company 2018). Une telle opposition entre langage et matérialité, qui parcourt les controverses entre féminismes matérialistes et féminismes post-structuralistes (Cervulle et Clair 2017), provient notamment d’une conception mécanique du langage, selon laquelle les changements sociétaux provoqueront nécessairement un changement dans le langage. Une telle conception, en posant le langage comme reflet et non comme pratique sociale, fait nécessairement apparaître les propositions pour réformer le langage, notamment via des formes de langage inclusif, comme superfétatoires et accessoires (Becker 2019).
En niant le langage comme pratique sociale, et ainsi sa matérialité (Kunert 2016), la question des conséquences sociales du sexisme dans le langage est impossible à formuler. Par ailleurs, de tels présupposés produisent un mépris vis-à-vis des pratiques des locuteur.ices qui s’alignent avec les réformes linguistiques féministes. Il suffit de voir comment même Company les discrédite en les qualifiant de « broutille »6 (2018). De la même manière, les auteur.es du Libro de estilo de la RAE et de l’Asociación de Academias de la Lengua Española (ASALE) oblitèrent toute interprétation androcentrique potentielle (c’est-à-dire, qu’en lisant ou en écoutant « les petits » le ou la locuteur.rice s’imagine un groupe exclusivement composé d’hommes), se retranchant derrière la supposée neutralité du système linguistique. La RAE et la ASALE (2018) souhaitent mettre un terme au débat sur le sexisme linguistique avec une phrase sans appel qui pourrait être formulée de la sorte : « il n’y a pas de raison de penser que le langage - ni comme système ni comme pratique sociale - puisse être sexiste ». Aussi, la critique féministe à l’encontre de la linguistique est parfaitement synthétisée dans le communiqué déjà évoqué du collectif de femmes : « Et même plus encore, on en a plein le cul de la RAE qui ne veut pas comprendre que la langue véhicule toujours une idéologie »7 (Instituto República y Democracia 2018).
Or, d’une certaine manière, l’entreprise de délégitimation des revendications féministes organisée par les institutions dominantes, à travers la réitération constante de la norme hégémonique, révèle son caractère instable, c’est-à-dire sa contingence. Les institutions, en rappelant la règle, entendent riposter face aux développements de pratiques langagières contre-hégémoniques, comme c’est le cas avec les guides de langage inclusif et d’autres initiatives activistes. En effet, certains groupes politiques emploient les morphèmes « x », « @ » ou encore « = » en espagnol, ou le « E » en plus du point médian en français - parmi d’autres stratégies d’intervention orthographique - pour combattre le biais patriarcal, y compris dans leurs revues et publications (Acosta e Cuba 2018 ; Estévez-Dávila, Cuba e Rivera Alfaro 2022).
Quelle alternative théorique, quelle épistémologie alternative à la conception formaliste et mécaniciste du langage mobiliser pour construire une approche critique des enjeux de pouvoir qui parcourent ce dernier ? Afin de comprendre comment les pratiques langagières alternatives mettent en difficulté la norme de genre hégémonique, jusqu’à susciter des rappels à l’ordre des institutions officielles, il est nécessaire de mobiliser la notion de performativité du genre.
2. Le paradigme de la performance et la performativité du genre
Les trois grands paradigmes de recherche qui structurent les études de genre et du langage incluent le paradigme de la domination, le paradigme de la différence, et celui de la performativité. Ce dernier s’est constitué à la base des contributions de J. Butler, dans lesquelles elle établie une antériorité du genre sur le sexe. Pour Butler (2005, 69),
le genre, c’est aussi l’ensemble des moyens discursifs/culturels par quoi la « nature sexuée » ou un « sexe naturel » est produit et établi dans un domaine « prédiscursif », qui précède la culture, telle une surface politiquement neutre sur laquelle intervient la culture après coup.
Aussi, le sexe, c’est « par définition, du genre de part en part » (Butler 2005, 71). Le genre n’est pas la mise en sens du sujet, mais sa condition d’existence. Ainsi, J. Butler présente le genre comme performatif. Il n’y a pas d’identité derrière les expressions du genre. Le genre est simplement l’ensemble de ses expressions. C’est une structure itérative, qui fonctionne tel un mimétisme sans origine, une copie sans original (Butler 2005).
Le paradigme de la performativité permet ainsi d'appréhender le langage comme le médium de la construction sociale des représentations dominantes du genre, que nous appelons la norme de genre hégémonique. Il questionne la manière avec laquelle les stéréotypes et les représentations du genre sont reproduits, dans la sphère publique comme dans la sphère privée. De ce fait, l’usage de la langue dès les manuels scolaires aux textes publics et académiques (Rivera Alfaro et al. 2021), ainsi que la présentation de la morphologie et de la grammaire nous permettent d'entrevoir cette performativité dont nous parlons : « La domination prend place à travers un langage qui [...] crée une ontologie artificielle de second ordre [...], et dont la performativité lui assure de devenir une réalité sociale » (Butler 2005, 233).
Nous sommes contraint.es en permanence de réguler nos pratiques corporelles et discursives en suivant les normes qui nous précèdent historiquement, lesquelles ne sont pas transcendantes, mais bel et bien contingentes. Par le biais de cette répétition encadrée par le pouvoir régulateur de l’hétérosexualité obligatoire, la norme de genre hégémonique parvient à sédimenter une illusion d’essence (Jagger 2008, 21). Alors que les écoles sociologiques comme celle de Goffman (1959) - l'un des pionniers de l'exploration du concept de performance dans l'étude de la vie sociale - assument qu’il existe un « véritable moi » ou un « créateur » pré-discursif, pour Butler, le genre est l’effet - et non pas la cause - de l’action (Jagger 2008, 22). En ce sens, la performativité du genre non seulement est une proposition critique sur le genre, mais aussi une réévaluation radicale du rôle du langage dans la configuration des identités :
Le genre est un acte qui est à l’origine de ce qu’il nomme […]. Les identités de genre sont construites par et constituées du langage, ce qui signifie qu’il n’y a pas une identité de genre qui précède au langage. En d’autres termes, il ne s’agit pas qu’une identité « fasse » le genre ou le langage, c’est tout le contraire : le langage et le discours « font » le genre8. (Salih 2002, 64)
Cette critique post-structuraliste de l’identité exige que nous repensions, comme chercheurs.euses, comment concevoir la relation entre la praxis linguistique et les individus. En termes sociolinguistiques, la performativité nous dit que les identités sont le produit (une illusion de substance) - et non l’origine ni l’explication - des pratiques linguistiques, érotiques et corporelles9.
L’approche glottopolitique se construit donc sur le fondement théorique du paradigme de la performativité. En pensant avec le paradigme de la performance et la performativité du langage (Greco 2014), il apparaît que ce dernier acquiert un rôle central dans l’organisation sociale et dans la reproduction des rapports sociaux. Ainsi, le langage constitue à la fois le lieu et l’enjeu d’une lutte politique pour la (re)définition de la norme de genre. Comment, en mobilisant le paradigme de la performativité du langage, et à travers une perspective glottopolitique, peut-on étudier les conflits politiques autour de la norme de genre ?
3. Le pari glottoféministe
Le glottoféminisme, telle que nous choisissons de le définir, est une approche en études de genre et du langage, qui, s’appuyant sur le paradigme de la performativité, prend comme objet les pratiques et stratégies langagières en problématisant les rapports d’oppression et la construction des identités. Dans la lignée de Del Valle (2018), nous concevons l’action féministe sur le langage comme une « politique de l’inconfort »10, qui introduit une tension, un conflit autour de la norme de genre hégémonique. La perspective glottoféministe cherche ainsi à étudier la manière avec laquelle les institutions qui réglementent officiellement la langue répondent à ces mises en tension. Nous appréhendons le glottoféminisme non pas comme une discipline mais comme une perspective, qui problématise les rapports de pouvoir et le politique dans l'analyse du langage et de ses pratiques, de manière transdisciplinaire. A travers la prise en compte explicite des rapports de force qui construisent le langage, c’est plus largement pour une contextualisation forte du langage que plaide l’approche glottopolitique :
La glottopolitique, l'analyse critique du discours et la linguistique féministe coïncident pour souligner le rôle reproductif du langage, tout en reconnaissant la possibilité d'inclure dans leur champ de réflexion des discours et des pratiques linguistiques de résistance ou de transformation11. (Furtado 2021, 180)
Par ailleurs, le glottoféminisme, englobant les principes théoriques de la glottopolitique préalablement exposés, intègre également une perspective intersectionnelle (Crenshaw 2013). Cette approche, au sein de l'analyse linguistique, a pour objectif de problématiser l’interaction des rapports sociaux de classe, race et genre. Il ne s’agit pas ici de définir au préalable la nature des rapports sociaux pertinents pour interpréter les conflits politiques qui se jouent dans le langage, mais bien, dans chaque situation donnée, de chercher à déterminer comment les rapports sociaux s’articulent.
Ainsi, à la lumière des apports de la linguistique féministe et de la théorisation du langage établie depuis la glottopolitique, nous voudrions présenter un agenda de recherche qui s'appuie sur des principes méthodologiques, théoriques et politiques glottoféministes, susceptibles de guider de futures recherches académiques.
- Tout d'abord, nous défendons un point de vue anti-essentialiste et résolument contextuel des identités et catégories de genre.
- Puis, notre agenda de recherche met en avant un intérêt critique pour la distribution inégale des ressources linguistiques entre les locuteur.rices selon leurs genres et sexualités, en problématisant de manière centrale l'exclusion des femmes et des personnes LGBTI du marché linguistique. Nous cherchons à analyser les dynamiques de pouvoir qui sous-tendent ces inégalités linguistiques.
- En outre, nous envisageons la binarité du genre, les rôles de genre hégémoniques et de l'hétérosexualité obligatoire comme des institutions historiques qui (re)produisent également des normativités discursives. Comprendre ces constructions historiques permet d'explorer la manière avec laquelle les normes de genre sont incorporées dans le langage quotidien et comment elles peuvent être remises en question.
- Enfin, nous défendons un engagement réflexif dans notre démarche de recherche. Notre travail se veut solidaire envers les instances et les gestes glottoféministes, en soutenant les mouvements de subversion de la norme de genre hégémonique dans le langage, et plus encore, accepte que la préconisation puisse faire partie intégrante du travail scientifique.
Une fois avoir établi ces principes de recherche, comment opérationnaliser une étude glottoféministe ? Comment, concrètement, problématiser les rapports de pouvoir, les conflits de sens qui parcourent le langage dans son rapport à la norme de genre dominante ? Un exemple est le travail de Furtado (2021) dans lequel, à travers l'analyse du discours et l'analyse critique du discours, elle analyse les pratiques discursives politiques du féminisme uruguayen contemporain, et qui inscrit son travail dans une perspective glottoféministe : celle d'être une chercheuse féministe ou une féministe qui fait aussi de la recherche. De même, Favila (2020) adopte la perspective glottoféministe dans sa recherche sur la traduction juridique, où elle analyse et propose différentes stratégies pour une traduction inclusive et contre-hégémonique. Dans la partie suivante, nous présentons une piste de recherche particulièrement riche à explorer depuis la perspective glottoféministe : l’étude des politiques linguistiques du langage inclusif.
4. Un agenda de recherche glottoféministe : l’étude des politiques linguistiques du langage inclusif
En adoptant une perspective glottoféministe, nous proposons un agenda de recherche qui a pour but d’étudier les conflits politiques autour de la norme de genre, particulièrement dans leur relation à l’État. Aussi, compte tenu de la centralité du langage dans la production de la norme de genre, un cas particulièrement parlant pour éclairer de tels conflits est celui de des politiques linguistiques du langage inclusif.
4.1. L’intégration du langage inclusif dans les institutions de l’État
En France, dans un moment politique caractérisé par la stigmatisation et la délégitimation des sciences humaines et sociales critiques, notamment féministes, les controverses autour de l’écriture inclusive (EI) ont mené l’ex-ministre de l’éducation J. M. Blanquer à l’interdire à l’école, puis en 2023 le président Emmanuel Macron a suivi les mêmes propos en rappelant que « le masculin fait le neutre » dans la langue française, en même temps que le Sénat adoptait la lecture d’un texte visant à interdire l’EI. De la même façon que la RAE, l'Académie française a émis des réserves à l'égard de l'écriture inclusive, arguant que cette pratique, visant à promouvoir l'égalité des genres en introduisant des marques graphiques spécifiques, nuit à la clarté et à la compréhension. Une position très similaire est observée chez d'autres académies linguistiques dans le monde, telles que la l'Académie brésilienne des lettres (ABL) et l'Académie mexicaine de la langue (AML), qui soulignent que l'écriture inclusive peut complexifier inutilement la langue et entraver la communication claire.
Cependant, en Espagne comme en France, certaines formes d’EI sont plus ou moins acceptées que d’autres. Depuis leurs origines, les réformes linguistiques féministes font partie d’un ensemble plus vaste de réformes pour l’égalité des genres. Les linguistes Susan Ehrlich et Ruth King (1992, 164) résument très bien le caractère holistique de ce type de réformes linguistiques :
La mise en œuvre fructueuse [de ce type de politiques et/ou de guides] dépend d’un certain nombre de facteurs, dont la visibilité d’un soutien institutionnel, le soutien de sous-groupes (par exemple, les femmes d’un département académique) et d’une perception qui considère qu’une réforme linguistique fait partie d’une réforme sociale12.
Si les pratiques langagières et discursives féministes sont délégitimées par les institutions, ces dernières mobilisent tout de même certaines stratégies discursives et mettent en place des réformes destinées à diminuer le sexisme linguistique, dans le cadre des politiques d’égalité entre les sexes. C’est le cas par exemple du Guide d’aide à la féminisation (Becquer et al. 1999), produit et mis en avant par les institutions publiques françaises pour pallier le sexisme dans la langue, notamment en incluant les noms de métiers au féminin; ou encore le cas du document Guías para el uso no sexista del lenguaje13, proposé par le gouvernement de l’Espagne, et le Manual para el uso de un Lenguaje Ciudadano e Incluyente para el Instituto Nacional Electoral14, au Mexique (Aniceto et Becker 2023). Ainsi, en dehors des rejets, délégitimation et même interdictions de certaines formes de langage inclusif que produisent les institutions de l’État, ces dernières mettent également en place des politiques linguistiques du langage inclusif. Les institutions hégémoniques féminisent elles-aussi, bien que dans des formes différentes, en ajoutant systématiquement la forme féminine, « les français et les françaises », comme l’illustrent les allocutions présidentielles d’Emmanuel Macron et Charles de Gaulle, par exemple.
Pour autant, comme nous l’avons souligné, toutes les formes de langage inclusif ne sont pas validées et légitimées par les instances étatiques. Au contraire, l’incorporation du langage inclusif dans les institutions publiques s’effectue au prix de sa standardisation et de son homogénéisation.
4.2. Réglementation et standardisation du langage inclusif
L’État, notamment en France, cherche à réglementer le langage inclusif (LI). Par conséquent, certaines pratiques sont privilégiées par rapport à d'autres (Velandia 2021). Dans cette entreprise de légitimation sélective, les institutions tant françaises mais aussi européennes jouent un rôle actif. Le Haut Conseil de l’Égalité15, mais aussi différents guides et circulaires (Philippe 2017 ; Blanquer 2021) utilisés par l'administration française - qui proposent de nombreuses recommandations pour éviter l’usage sexiste du langage - officialisent certaines pratiques langagières d’écriture inclusive. Berten (2006) énonce que la légitimation est un processus par lequel les individus reconnaissent la légitimité du pouvoir de l’État (institutions, comportement, discours, pratiques). Même si les personnes et les acteurs collectifs qui utilisent l’EI telle qu’elle est réglementée n'ont pas l'intention explicite d'asseoir le pouvoir de légitimation des institutions, le fait qu'elles se réfèrent constamment à ce que l'administration française accepte et utilise, perpétue l'exercice du pouvoir des établissements : « Les formes de discussion dans les institutions, les organisations, les administrations, les groupes en général, quand elles font appel à ce qui est légitime, juste, justifié, correct, marquent sans aucun doute des positions de pouvoir et cherchent à les légitimer » (Berten 2006, 90).
De la sorte, les locuteurs.trices peuvent se rassurer sur leur pratique du LI puisqu’elle est correcte, plébiscitée par l’État. Les locuteurs.trices, de manière générale, ont besoin d'une entité académique et institutionnelle qui leur dise comment, quand et où le LI peut et doit être utilisée, non seulement pour se sentir libres de performer d'autres pratiques, mais aussi pour accepter, comprendre et surtout respecter le choix des autres. Sans réglementation, les locuteurs.trices se sentent perdus et illégitimes dans leur manière de parler (Velandia 2021).
En dehors des pratiques discursives légitimes, un ensemble de pratiques subsistent, mais sont reléguées à la marge de la norme langagière acceptable. Ces pratiques, bien souvent, sont celles qui, par leur construction, interrogent radicalement la norme de genre hégémonique, jusqu’à parfois questionner son binarisme. Ainsi, le point médian reste un sujet sensible autant que les changements morphologiques16 tels que le « E », « x », et « u », ou encore la féminisation universelle, autant que le pronom iel, qui permet de désigner une personne qui refuse d’accepter l’assignation binaire du genre (Swamy et Mackenzie 2019). Dans la pratique également, certaines personnes mobilisent successivement différents pronoms. Ces pratiques de LI introduisent un trouble dans le genre qui n’est pas appropriable par les institutions de l’État sans impliquer une remise en cause fondamentale de la norme de genre hégémonique : elle est donc maintenue à la marge, en dehors de la langue standard promue par ces dernières.
Les politiques linguistiques du langage inclusif mises en place par l’État et ses institutions, en dépit du fait qu’une telle politique n’est ni officielle ni formalisée, conduisent ainsi à intégrer les formes de langage inclusif dans la « variété standard » de la langue, en les homogénéisant et en les régulant. La variété standard est la forme de variété linguistique hégémonique dans le marché linguistique (Garvin & Mathiot 1974). C'est une variété de prestige qui fonctionne comme un cadre de référence et sert de prescription linguistique. La variété standard est le résultat d'une planification linguistique et a toujours un caractère idéologique, sociologique, socioculturel, etc. Garvin et Mathiot (1974) affirment que, pour fonctionner efficacement, la variété standard doit avoir une certaine stabilité, tout en étant suffisamment flexible pour permettre des modifications qui permettent de s'adapter aux changements culturels. Cependant, la variété standard veille à encadrer ces modifications afin de contrôler les pratiques linguistiques. En ce sens, l'aménagement linguistique de la variété standard vise à reprendre certains éléments du langage inclusif et à les légitimer à travers les appareils étatiques. Ainsi, les institutions étatiques peuvent simplement refuser d’adopter les innovations et stratégies linguistiques féministes, mais peuvent aussi s'approprier sélectivement certaines pratiques tout en continuant à reproduire la norme de genre hégémonique, particulièrement en maintenant son binarisme fondateur.
En effet, les formes de LI promues et réglementées par les institutions sont généralement les noms de métiers féminins, la double flexion, ainsi que les mots épicènes (neutres), c’est à dire des formes considérées comme moins abruptes, constituant ainsi une politique linguistique qui régule les usages du LI. Une telle évolution pourrait certes être interprétée comme une petite victoire en faveur d’une évolution vers un langage moins sexiste. Il est certain que la promotion de certaines formes de LI par les institutions permet la construction de nouvelles représentations, moins sexuées et stéréotypées. Cependant, on ne pourrait considérer qu'il s'agisse d'une réussite complète, car la variété standard est obligée d'intégrer ces nouvelles formes dans la mesure où elles ont déjà acquis une visibilité importante et que leur utilisation s'est étendue, mais aussi car il s’agirait d’un moyen d'alléger la pression exercée par les mouvements sociaux. De même, en constituant une politique linguistique du langage inclusif, non seulement elle limite et réglemente les usages, marquant d'autres pratiques comme incorrectes, mais elle pourrait également assurer la préservation de la langue française et la préservation des valeurs de l’identité nationale qui tendent à homogénéiser les pratiques langagières. Inconsciemment, la variété standard en France, comprise comme un instrument de l’État et vecteur de l'idéologie nationaliste, exercerait une violence symbolique où les locuteurs.trices participent à la reproduction de ces idées et à la légitimation du pouvoir de l'Établissement.
5. Conclusion
Le langage inclusif constitue en soi une pratique de résistance, par laquelle les sujets exercent leur agentivité, dénonçant les inégalités de genre et tentant de construire des formes de langage moins normées, qui défient l'actualisation et la reproduction de la domination patriarcale et la norme de genre hégémonique par le langage. Le LI cherche à subvertir la normalité, à générer un malaise, afin de susciter une réflexion sur les privilèges dont jouissent les hommes et les femmes cisgenres. En questionnant directement les rapports entre langage, genre et politique, la perspective glottoféministe crée un malaise, un inconfort porteur, à même d’ouvrir des pistes de recherche fructueuses dans différents champs des sciences du langage, tels que la didactique des langues, la traduction ou encore l'analyse du discours. Alors que discours hétéronormatif, binaire et cisgenre est loin d’être mis en difficulté, une telle démarche de recherche permet aux chercheur.euses de produire un malaise politique, qui met à l’agenda les questions de genre, mais aussi la perspective intersectionnelle dans les pratiques langagières. Ainsi, il nous semble que l’étude des politiques linguistiques du langage inclusif est un objet dont l’analyse via l’approche glottoféministe détient un potentiel heuristique considérable pour la linguistique féministe : comment les institutions hégémoniques s’approprient-t-elle la critique féministe dans le champ du langage ? Comment la norme de genre hégémonique est-elle (re)produite dans le cadre des politiques linguistiques de l’écriture inclusive au sein de l’État et de ses institutions ? La perspective glottopolitique permet, en problématisant les luttes de sens entre les acteurs politiques et l’État autour des normes langagières, d’interroger les reconfigurations du langage et leurs implications en termes de rapports sociaux.
L'approche glottoféministe émerge ainsi comme un cadre essentiel pour comprendre les phénomènes linguistiques issues des résistances inscrites dans et par le langage. En revisitant les principes méthodologiques, théoriques et politiques glottoféministes que nous avons explorés, cette perspective offre une vision critique des normes de genre ancrées dans les politiques linguistiques des institutions hégémoniques. En mettant l'accent sur un point de vue anti-essentialiste, la distribution inégale des ressources linguistiques, et la conceptualisation des rôles de genre hégémoniques, l'approche glottoféministe nous guide vers une analyse approfondie des pratiques langagières. Par ailleurs, l'investissement dans cette approche s'avère d'autant plus crucial lorsqu'on examine les tensions entre les stratégies langagières alternatives adoptées par les pratiques militantes et féministes, et les réponses des appareils de l'État. L'exploration des questions liées à la reproduction ou à la déconstruction des binarismes constitutifs de la norme de genre hégémonique souligne la nécessité de repenser notre compréhension du langage comme un site de lutte et de résistance. En somme, l'approche glottoféministe offre une lentille analytique précieuse pour décrypter les dynamiques complexes entre la langue hégémonique, ses institutions, et les initiatives langagières émancipatrices.
Remerciements
Certaines des idées contenues dans cet article ont déjà été publiées dans Cuba (2018). Nous remercions Estelle Familien, Maîtresse de Conférence à l'Université Grenoble Alpes, pour sa traduction du texte original. Nous remercions également Maël Alonzo, doctorant en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 8, pour ses relectures du présent document.