“Une chose amère, une chose déplorable, une chose assurément horrible à penser, terrible à entendre, un crime détestable, un forfait exécrable, un acte abominable, une infamie affreuse, une chose tout à fait inhumaine, bien plus, étrangère à toute humanité, a, grâce au rapport de plusieurs personnes dignes de foi, retenti à nos oreilles, non sans nous frapper d’une grande stupeur et nous faire frémir d’une violente horreur ; et, en pesant sa gravité, une douleur immense grandit en nous, d’autant plus cruellement qu’il n’y a pas de doute sur l’énormité du crime, déborde jusqu’à être une offense pour la majesté divine, une honte pour l’humanité, un pernicieux exemple du mal et un scandale universel”2.
L’occasion qui vaut à un acte de Philippe IV le Bel de s’ouvrir par un tel préambule est exceptionnelle, car elle vise à faire arrêter tous les Templiers du royaume de France, et celui dont la rhétorique a produit cet ordre secret émis le 14 septembre 1307 l’est tout autant, puisqu’il s’agit - même si le texte ne le nomme pas - de Guillaume de Nogaret, l’un des conseillers les plus puissants du monarque, celui qui s’est attaché aux grandes affaires religieuses du règne au point d’incarner la mystique de l’autorité royale à la faveur d’une action, parfois violente, qui a nourri une véritable légende noire. Dans l’idée que l’on se fait encore de Nogaret, comme l’écrivait Jean Favier, “Anagni a tout faussé”3: ce coup de force perpétré contre le pape Boniface VIII le 7 septembre 1303, souvent qualifié d’“attentat”, a entraîné l’excommunication du serviteur du prince qui, perçu comme cruel, vindicatif, voire machiavélique avant l’heure, a été tenu pour l’âme damnée de Philippe le Bel au risque d’occulter son action et de méconnaître le ministre qu’il fut.
Le trouble de la postérité
Si de nos jours Nogaret, contrairement à bien des légistes de Philippe le Bel, n’est pas totalement oublié, il le doit pour une bonne part à sa légende noire. Les historiens qui, depuis le début du xxie siècle, s’attachent à sa figure et à son action en sont conscients, qu’ils œuvrent à l’échelle de la France ou à celle du Midi. Confronté au conseiller du roi dont il a mis au jour la pratique du pouvoir, Sébastien Nadiras a convenu de “sa sinistre réputation”4, à laquelle a fait écho Bernard Moreau, qui évoque “un Languedocien aussi éminent que contesté”5. Ainsi, pour suivre Nicolas Leroy, l’image de Nogaret “reste, aujourd’hui encore, fortement ternie”6. La responsabilité en incombe aux auteurs du xixe siècle qui se sont élevés contre l’absolutisme monarchique. Le légiste passait alors pour l’avoir fait émerger. Michelet l’en a critiqué, comme Renan, qui estimait qu’il “avait blessé trop profondément les idées religieuses de son temps pour que la légende ne se donnât pas carrière à son sujet”7, et, au début du xxe siècle encore, Langlois, qui en fit la “hache” de Philippe le Bel, dans une claire référence à Fouquier-Tinville, prétendait qu’il travailla à “assombrir, par ses imaginations baroques, son affreuse rhétorique et ses brutalités hypocrites, la mémoire de son maître et le temps où il a vécu”8.
“Victime” dans son image d’une part de la postérité, en particulier depuis le xixe siècle, Nogaret, comme l’a relevé Nicolas Leroy, “en est sans doute également responsable”9, ayant pris part activement à deux affaires qui ont marqué les esprits - constituant des violations du droit et, dans le second cas, tout autant de la justice -, l’“attentat” d’Anagni et le procès des Templiers. Dans l’imaginaire collectif, le soufflet claqué à Boniface VIII et les bûchers des frères demeurent fortement présents et, contre toute vérité historique, on les trouve régulièrement imputés à Nogaret. Le 11 mars 1314, à lire Maurice Druon, il aurait, lui aussi, subi la malédiction du grand-maître du Temple Jacques de Molay : “Pape Clément ! Chevalier Guillaume ! Roi Philippe ! Avant un an, je vous cite à paraître au tribunal de Dieu pour y recevoir votre juste châtiment ! Maudits ! Maudits ! Tous maudits jusqu’à la treizième génération de vos races !”10
Peu importe qu’il fût alors décédé depuis près d’un an, car sa mort, brutale, a de longue date fait place au mystère le plus sulfureux, une chronique de la fin du xive siècle l’attribuant à la rage, qui l’aurait amené à tirer la langue honteusement devant toute la cour11. La chute, atroce, serait pour Nogaret le reflet d’une carrière terrible, assurément bien loin de la réalité.
Un Languedocien expert du droit
Grâce à Bernard Gui, chroniqueur digne de foi, on sait que Guillaume de Nogaret, né autour de 1260, était “de Saint-Félix, au diocèse de Toulouse”, où, en 1271, des membres du lignage, décrits comme nobles, ont prêté serment de fidélité aux commissaires royaux lorsque Philippe III recueillit la succession de son oncle Alphonse de Poitiers. Ce secteur du Lauragais, au cours du siècle qui a précédé, a été un haut lieu de l’hérésie cathare, qui, à en croire Boniface VIII et ses partisans, aurait séduit les ancêtres directs de Nogaret et jusqu’à ses père et mère12. L’accusation, trop ouvertement polémique, a généralement été écartée par les historiens. Un certain Jacques de Nogaret, pourtant, est mort sur le bûcher vers 1229, dont on a fait, un peu vite, le grand-père du légiste13; en réalité, celui-ci se serait appelé Raymond et aurait été un parfait, actif jusqu’au début des années 124014. S’il ne semble pas avoir été brûlé, sa condamnation, probablement posthume, a sans doute valu à sa descendance de perdre son rang noble et c’est elle qui aurait poussé le père de Guillaume, quelque temps après la venue au monde de l’enfant, à quitter le Lauragais pour s’installer à Montpellier, dans une terre sujette au roi d’Aragon, où les suspects d’hérésie, inquiétés dans les domaines capétiens, pouvaient espérer un refuge.
Homme du Midi, Nogaret s’est attaché au droit, qui y fleurissait alors, en particulier à l’université de Montpellier, où il a fait ses études. Jusqu’à son départ du Languedoc en 1295, il s’est partagé entre l’enseignement et des activités de conseil pour l’évêque de Maguelone ou les rois de Majorque et de France15. Le premier document le citant, témoin d’une constitution de procureurs et de l’approbation d’un arbitrage, le qualifie d’“expert” le 18 mars 1282. Cinq ans plus tard, le 18 juin 1287, Nogaret est “docteur-ès-lois” et, désormais professeur de droit, il s’est intégré à l’entourage de l’évêque Bérenger Frédol, pour qui il a œuvré à la mise en place de l’accord sur Montpellier conclu en 1293 avec Philippe le Bel en vertu duquel, pour prix d’une rente annuelle de cinq cents livres, le prélat permettait au roi de prendre pied dans la riche cité commerçante dont il lui cédait la suzeraineté. Porteur de fortes conceptions régaliennes, un mémoire qu’il aurait écrit à l’intention du roi sur les prérogatives temporelles de l’évêque a pu lui valoir d’être nommé juge-mage de la sénéchaussée de Beaucaire16. En poste le 23 septembre 1293, il a ainsi partagé “beaucoup des responsabilités du sénéchal”, réalisant des tâches que ce dernier, “faute de temps et de formation juridique, ne pouvait résoudre”17, et, pendant deux ans, tandis qu’avec sa femme, Béatrix, il développait son assise foncière autour de Tamarlet, près de Lunel18, il s’est formé à des missions tout à la fois judiciaires, commerciales, politiques et administratives qu’un professeur ordinairement ne traitait pas.
Un conseiller assidu à la cour
Postérieure à l’été 1295, la venue de Nogaret à Paris n’est pas précisément datée : plus qu’à l’appui du légiste méridional Pierre Flote ou de Bérenger Frédol19, peut-être est-elle due à la réussite de la réunion au domaine royal de la seigneurie de Lunel, conclue à l’automne, où le juriste s’est investi20. La promotion, au départ, reste modeste. En 1296, Nogaret a été envoyé comme enquêteur en Champagne : dans le comté, gouverné par Philippe le Bel du chef de sa femme, il a exercé des missions locales d’encadrement et de réforme qui l’ont rapproché d’un cercle d’officiers, alors en pleine ascension, avec Gautier de Châtillon, Béraud de Mercœur et même Enguerrand de Marigny, à l’origine panetier de la reine Jeanne21. Ainsi a-t-il pu avancer dans la haute administration jusqu’à devenir conseiller du roi. Ce titre, labile, peut donner idée de son statut dès lors qu’on l’applique à la curia regis tout entière, peuplée d’hommes servant au Parlement, à la Chambre des comptes et, pour certains seulement, au Conseil du roi22. Dans cette dernière instance, Nogaret est attesté pour la première fois le 19 juillet 1300, mais, un an plus tôt, alors qu’il siégeait depuis 1298 au Parlement, il avait déjà reçu d’éminentes faveurs de Philippe le Bel, qui l’anoblit, le faisant chevalier, et lui concéda peu après une rente perpétuelle de deux cents livres à prendre sur le Trésor23.
Cité précédemment au Parlement comme “maître”, Nogaret reçut dès lors le titre de “seigneur” et son nom souvent, eu égard à l’évolution de sa carrière, ne nécessita plus même de qualification24. Ses responsabilités s’accrurent et ouvrirent à des missions variées. Bien qu’il fût envoyé à Rome en 1300 pour signifier à Boniface VIII l’alliance entre la France et l’Empire25, Nogaret s’est spécialisé dans les affaires intérieures, défendant les droits du roi à Montpellier, à Figeac et dans les châtellenies bourguignonnes de Pontailler et de Saulx26. Après la mort de Pierre Flote, lors de la défaite de Courtrai en 1302, il prit en mains la politique religieuse du royaume à laquelle, dès l’année précédente, il s’était mêlé à la faveur du conflit avec l’évêque de Pamiers Bernard Saisset, porté à la tête de ce diocèse nouvellement créé sans que le Saint-Siège n’en eût avisé le souverain capétien27. L’affrontement avec Boniface VIII, si bien étudié par Jean Coste28, mobilisa toute son énergie : c’est Nogaret qui, le 12 mars 1303 au Louvre, dénonça les crimes imputés au pape et appela à la réunion d’un concile pour le juger et, en juin, lorsque le roi s’est rallié à sa demande, c’est lui qui partit pour s’exécuter en Italie centrale. L’“attentat” d’Anagni aurait pu compromettre sa position : le légiste a dès lors été tenu pour excommunié, mais Philippe le Bel lui a conservé sa faveur, faisant plus que doubler sa rente annuelle et lui attribuant diverses seigneuries à Calvisson, Marsillargues et Manduel afin de le confirmer dans sa responsabilité de la politique du royaume.
Le maître d’œuvre de la politique royale
Le 22 septembre 1307, à Maubuisson, en même temps que le Conseil du roi traitait de l’arrestation des Templiers, il fut décidé de confier le sceau à Nogaret. La coïncidence, comme l’écrivait déjà Jean Favier, “a été souvent soulignée, sans que le problème qu’elle pose ait été résolu”29. Sa compréhension, toutefois, grâce surtout à Sébastien Nadiras, a avancé30. Dès le printemps 1306, Nogaret a exercé des responsabilités à la chancellerie, faisant qu’à l’occasion il porta le grand sceau. Le fait d’être investi de celui-ci en Conseil du roi était pour le légiste un office - qu’il a gardé jusqu’à sa mort - davantage qu’une dignité. La charge, administrative plus que politique, représentait pour lui une grande masse de travail qu’il a assumée à la tête d’une vingtaine de notaires. Si Nogaret était “garde du sceau” et non “chancelier” - fonction qui n’était plus pourvue depuis Philippe II Auguste -, la faveur du roi, mieux qu’un simple officier révocable, en fit un grand officier de la Couronne et même le premier. Ainsi, à croire Jean Favier, la nomination de l’automne 1307 avait-elle pour but de “renforcer l’autorité de Nogaret”, de “manifester publiquement la part qui est et va être la sienne dans l’affaire des Templiers”31. Sébastien Nadiras a avalisé l’idée, parlant d’“une opération de communication politique”32, qui a amené certains acteurs - et pas uniquement étrangers - à donner le titre de chancelier à Nogaret, établi au plus haut de ce qui constituait alors “le cœur de la machine administrative du royaume”33.
“Avec une peu d’exagération, et de provocation”, écrivait Élisabeth Lalou, “on peut dire qu’il y a un gouvernement puisqu’il y a Nogaret”34. Jusqu’à sa mort, en avril 1313 - même si les deux dernières années furent très probablement difficiles -, le légiste a occupé un rôle politique et administratif de tout premier plan. À la tête de la chancellerie, il y a introduit une nouveauté majeure, l’enregistrement systématique des actes, faisant ouvrir un registre pour les lettres scellées de cire verte, à valeur perpétuelle35. Par-delà, il restait plus que jamais l’animateur de la politique de Philippe le Bel. La garde du sceau l’a amené à se déporter hors de ses champs traditionnels, en s’investissant dans les affaires de Flandre, où, comme au centre et dans l’ouest du royaume, il a travaillé sans relâche à étendre les droits du monarque. Sous son égide, les questions religieuses, traversées par l’affrontement franco-pontifical, ont pris un tour inédit de violence36. Assisté de Guillaume de Plaisians, dont la carrière a épousé la sienne, du Languedoc à Paris37, Nogaret, au prix de menaces répétées contre Clément V, a mené en interaction étroite l’affaire du Temple, celle de l’évêque Guichard de Troyes, accusé d’avoir fait empoisonner la reine Jeanne, et celle - ancienne mais poursuivie - du procès contre la mémoire de Boniface VIII, liée étroitement à sa propre justification dans l’“attentat” d’Anagni. Maître de l’heure, il a ainsi érigé l’autorité royale en une véritable mystique.
Un doctrinaire de l’État tenu pour corps-Église
Nogaret, aux yeux de Jean Favier, était apparu “un doctrinaire en action”38, et, ainsi que l’a relevé Jacques Krynen, “toute sa carrière, il a agi en homme de savoir et en doctrinaire de l’État”39. Du Languedoc à la cour, il a toujours œuvré pour préserver et accroître le bien et le droit du roi : jamais les pariages - ces accords de partage de seigneurie qui furent un moyen d’acquérir à la Couronne bien des terres - n’ont été si nombreux sous le règne de Philippe le Bel qu’en 1307-1308, développés par le légiste en priorité au centre et à l’ouest du royaume, aux limites des possessions anglaises, où, aux années suivantes, il a obtenu le rattachement au domaine des comtés de la Marche et d’Angoulême40. Pragmatique, Nogaret utilisait à cet effet tous les éléments pouvant servir sa cause, tirés du droit romain, où il avait été formé, comme des droits canonique, féodal ou coutumier. Ce droit plural lui livrait les notions d’“utilité publique” et de “nécessité”, privilégiées dans l’affaire de Saulx, alors qu’ailleurs, en Bigorre, il faisait du roi le détenteur du fisc, l’ancien domaine impérial, et assimilait ses prérogatives aux “fonctions publiques” réclamées à partir de son substrat juridique romain41. Ce dernier était la base de sa pensée politique, mais Nogaret, très tôt, l’a mis au service d’une conception nationale, qui l’a amené dès 1294 à rappeler aux Montpelliérains, refusant de prendre part à l’ost, que la ville était “dans et du royaume de France”. Au sommet de son pouvoir, il n’a cessé de faire valoir une telle ligne, soulignant aux communautés du Val d’Aran ou à d’autres que l’appartenance au royaume générait des obligations au service du roi qu’il identifiait à l’intérêt de l’État.
L’action personnelle de Nogaret imprima à la politique capétienne une logique nouvelle qui, en plus d’affirmer la supériorité du monarque, consistait, comme l’a souligné Julien Théry, à “en transfigurer le pouvoir, pour lui donner les prétentions religieuses et absolutistes d’une théocratie royale”42. En 1296, à peine le légiste arrivé à Paris, un petit traité polémique sur les prérogatives respectives du pape et du roi de France, Antequam essent clerici (Avant qu’il y eût des clercs)43, a ouvert cette voie qu’à partir de l’affaire Saisset, en 1301, les écrits capétiens scandant la querelle avec Boniface VIII ont reprise et développée. Le roi prit ainsi une posture d’identité logique avec Dieu, comparable à celle qui, depuis la réforme grégorienne, fondait au plan des principes la théocratie pontificale. L’image de la Chrétienté comme corps se trouvait transposée à l’échelle nationale : le royaume de France devenait un corps-Église et Philippe le Bel, qui le gouvernait, se substituait au pape dans la position de défense de la foi - ce qui rend compte en dernière analyse du procès du Temple, auquel Nogaret s’est personnellement mêlé, pesant sur la comparution de Jacques de Molay devant la commission d’enquête pontificale le 28 novembre 130944. En investissant la monarchie capétienne des prérogatives de la papauté théocratique, le légiste a fait du roi un “pape en son royaume”, comme Julien Théry œuvre depuis deux décennies à le montrer45, et, à ce titre, il s’est révélé en France le pionnier de la religion royale et de la mystique de l’État.
Tel qu’en lui-même ? Les troubles d’une personnalité
L’action de Nogaret, malgré sa force et son ampleur, n’est pas toujours facile à saisir et, si les historiens lient son tour particulier à la personnalité d’exception du légiste, celle-ci reste l’objet de bien des controverses. La conduite de la politique royale a pu échouer à produire les résultats escomptés jusqu’en des affaires importantes : en 1311, Boniface VIII n’a pas été jugé post mortem et, l’année suivante, l’ordre du Temple, quoi qu’aboli par le concile de Vienne, n’a pas été condamné. Nogaret, qui avait fait siennes ces deux causes, a donc dû transiger. Certes, jusqu’à sa mort, il est demeuré dans l’entourage du monarque, qui le fit l’un de ses exécuteurs testamentaires46, mais il y a perdu de son aura et Jean Favier a suggéré qu’après 1311, Marigny, pragmatique et réaliste, l’aurait quelque peu éclipsé47. Contre cette idée, Sébastien Nadiras, se fondant sur l’augmentation de la commande d’actes par Nogaret qui se produisit alors, a estimé que le légiste se serait concentré sur sa fonction de garde du sceau et que, vieillissant, il aurait aspiré à “une existence plus tranquille”, choisissant de ”se cantonner dans des tâches plus courantes, administratives et routinières, mais indispensables au fonctionnement de l’État”48. Peut-on réellement parler d’un choix ? Cet éloignement - au sens où le légiste, s’il reste acteur de la politique royale, n’en a plus l’initiative - relève presque de la disgrâce et, à l’instar de Jean Favier, je pense que Marigny “aura ouvert les yeux du roi sur la stérilité de certaines positions prises”49, d’autant que Nogaret, par son mode d’agir le cas échéant brutal, a pu heurter Philippe le Bel.
Doit-on croire à un problème Nogaret ? L’intelligence du légiste n’est pas en cause, les contemporains vantant déjà sa “clergie”, non qu’il fût clerc, mais parce qu’il appartenait aux serviteurs lettrés de la Couronne. Sa puissance de travail impose le respect, qui, jusqu’au bout, a alimenté ses nombreux dossiers par “un effort notable d’information et de documentation”50. Expert de l’écrit, qu’il a pratiqué abondamment, Nogaret s’y est avéré prolixe, parfois confus51, cédant à une rhétorique enflammée, utilisée pour amplifier ses griefs, créer des figures coupables ou donner force à de véritables obsessions, au premier rang desquelles celle du scandale et de sa remédiation52. Il fut ainsi, Jean Favier l’écrivait déjà, “l’homme d’une idée fixe et d’une haine inextinguible à l’encontre de Boniface VIII”53. Depuis lors, les recherches d’Elizabeth Brown et de Julien Théry ont souligné qu’il a été jusqu’à menacer Philippe le Bel de damnation éternelle pour s’assurer que la mémoire du pape serait bel et bien poursuivie et condamnée54. L’excommunication consécutive à l’“attentat” d’Anagni, levée seulement en 1311, a ici particulièrement pesé et on saisit la “perversité” du légiste, tant au sens commun, puisqu’il a abusé des procès truqués, qu’au sens étymologique de per-vertere, “tourner en sens opposé”, qui l’a amené à retourner contre l’Église le capital de sacralité que la France avait acquis à son service55. Philippe le Bel a-t-il pensé que Nogaret et son action se retourneraient contre lui et son image et qu’il devait en tirer les conséquences ? S’il ne l’a fait ni en 1303, ni en 1307, on ne saurait exclure qu’il le fît plus tard et que cela aura valu finalement au légiste de devoir abandonner la direction des affaires du royaume.
Arracher Nogaret à l’exceptionnel, où les historiens l’ont souvent tenu, ne peut qu’aider à mieux le saisir. A-t-il cherché coûte que coûte à faire prévaloir une conception absolutiste du pouvoir royal ou fut-il plutôt conduit à l’accommoder avec la gestion pragmatique des affaires ? Pour faire écho à Sébastien Nadiras, “entre les théories du pouvoir, d’inspiration absolutiste, et la pratique quotidienne et concrète de celui-ci”, l’écart est réel, mais je ne suis pas sûr qu’il faille, comme il le conclut, privilégier “l’image d’un Nogaret, négociateur, homme de compromis, plus que celle de l’homme du pouvoir autoritaire”56. En effet, la mystique de l’État royal a été au cœur de l’action et de la pensée du conseiller de Philippe le Bel. C’est dire avec Renan, qui - dans un tout autre style - déplorait le “si grand débordement d’arbitraire” dont le légiste s’était rendu coupable, qu’il fut “un grand ministre” et qu’“on se sent avec lui dans le pays de Suger, de Richelieu”57, ou, pour reprendre les écrits davantage récents de Jacques Krynen, de Colbert et d’Aguesseau, ces “grands serviteurs de l’État monarchique”, animés par “une obsession de l’intérêt collectif et de la continuité du pouvoir”58.