La diplomatie des princes héritiers (XIIIe-XVIe siècles) - une introduction1
Les infants Jacques d’Aragon et Louis de France, respectivement fils aînés de Jacques II d’Aragon (1291-1327) et de Charles VII (1422-1461), ont des parcours qui ne se ressemblent guère. Le premier est surtout connu des chroniqueurs et des historiens par un acte d’éclat2. Le 17 octobre 1319, lors de la célébration à Gandesa de son mariage avec la princesse Éléonore de Castille, après que la messe est dite, Jacques d’Aragon s’enfuit et fait échouer l’union actée avec le royaume voisin depuis une décennie. Il renonce ensuite à la succession et entre dans les ordres. Cent-vingt années plus tard, au retrait du monde, le dauphin Louis, futur Louis XI (1461-1483), préfère sans ambages le pouvoir.3 Il est même impatient de l’exercer, et les tensions avec son père Charles VII s’exacerbent. En 1440, le jeune Louis se lie dans la Praguerie à des princes contre le roi de France; il négocie ensuite son propre mariage, avec Charlotte de Savoie, à l’insu de Charles VII; de 1456 à 1461, exilé en Brabant, sur les terres et souvent à la cour du duc de Bourgogne Philippe le Bon, il attend la mort de son père, entretient des correspondances et échange des messagers avec de nombreuses puissances. Ces deux trajectoires, l’une particulièrement erratique, l’autre, qui l’est aussi, mais tout entière tendue vers le pouvoir, témoignent, selon des modalités presque opposées, de l’importance potentiellement décisive des princes héritiers dans les échanges avec l’étranger à la fin du Moyen Âge. Leur rôle dans la diplomatie est l’objet de ce dossier thématique de Medievalista. En guise d’introduction, l’on procédera ici en quatre temps. Après des considérations préliminaires sur le vocabulaire employé, l’on situera l’action diplomatique des princes héritiers dans un cadre comparatiste, avant de revenir au cas de l’infant Jacques d’Aragon, pour aboutir enfin à un questionnaire de portée générale.
Commençons donc, classiquement, par les termes du sujet. "Diplomatie", de nombreux historiens l’ont souligné à de multiples reprises, est un anachronisme contrôlé, ou, pour le dire à la manière de l’anthropologie, une catégorie "étique", employée par les observateurs - les historiens en l’occurrence - et non pas "émique", formulée par les acteurs du temps étudié.4 La notion peut être envisagée de manière pragmatique et large comme l’ensemble des activités de représentation, d’échange, d’information et de négociation menées entre des entités politiques étrangères. Le mot est, à l’évidence, problématique, et il convient de s’en saisir comme d’un cadre de réflexion plutôt que comme d'un concept dont il faudrait à toute force redéfinir les contours à chaque nouvelle étude.
Les "princes héritiers" méritent également quelques précautions d’usage. Initialement, c’est-à-dire à partir de la Rome impériale, est princeps celui qui détient le pouvoir souverain, l’auctoritas, d’origine théorique et divine, ainsi que la potestas, le pouvoir et le gouvernement5. Au Moyen Âge, jusqu’aux XIIIe-XVIe siècles qui nous intéressent ici, le mot princeps, ses déclinaisons et équivalents vernaculaires (principe, príncipe, príncep, prince, Fürst, etc.) s’avèrent ambivalents. Ils qualifient tour à tour des "princes royaux" et des "princes non royaux", qui s’approchent des formes comme des titres monarchiques, et aspirent à la souveraineté. Alors que les rois peuvent utiliser le titre de "princeps" pour rehausser leur titulature ou, en lien avec un coronyme, pour marquer leur attachement à un territoire - par exemple lorsque le roi d’Aragon s’intitule "prince du royaume des Aragonais" (princeps regni Aragonum) -, il existe des "princes d’Empire", en particulier des princes électeurs, des princes territoriaux qui, dans le royaume de France, consolident leur autorité et leurs administrations, et, depuis le premier tiers du XIVe siècle, des "princes de sang", une strate de la noblesse distinguée et unie par le fluide précieux qui coule dans ses veines6. Ses membres ne sont pas héritiers en ligne directe des rois, mais ils obtiennent des privilèges considérables, luttent en faveur d’une monarchie collégiale, par exemple aux côtés du dauphin Louis puis contre lui, quand il est devenu roi, lors de la guerre de la Ligue du Bien public en 1465. Dans l’Empire ou en Italie, comme, dans une moindre mesure, en France, certains princes non héritiers mettent en œuvre une importante action diplomatique et n’hésitent pas à emprunter aux modèles, aux pratiques et aux acteurs des diplomaties royales. Tel est le cas de Louis d’Anjou, oncle de Charles VI et un temps régent du royaume de France7. Ces exemples d’engagement diplomatique, qui pourraient aisément être multipliés, montrent l’intérêt d’une étude comparative des diplomaties princières médiévales. Le dossier présenté ici entend y contribuer en se focalisant sur le cas des princes héritiers8.
Le mot même d’"héritier" s’avère en première apparence moins problématique que les termes "diplomatie" et "prince". Haeres est attesté en latin classique, en droit romain; ses équivalents vernaculaires, "héritier", "hoir" en moyen français, hereu en catalan, heredero en castillan ou en aragonais, abondent dans les chroniques comme dans les documents de la pratique diplomatique. Deux précisions au moins méritent toutefois d’être rappelées. L’héritier n’est pas tout à fait et pas nécessairement le successeur, mais, en droit, celui qui est appelé par la loi à recueillir la succession. Il renvoie à une désignation et recèle une légitimité dont ne jouissent pas tous les successeurs. D’autre part, pour les princes appelés à régner, les XIIIe-XVIe siècles se distinguent par l’usage de mots spécifiques apparus à des rythmes différents selon les royaumes pour désigner les héritiers au trône: primogenitus (en latin), primogènit (en catalan), primogénito (en castillan ou en aragonais) - le premier engendré, mais qui a aussi été choisi pour hériter -, et, en français, depuis le milieu du XIVe siècle, le "dauphin". L’usage de ces mots fait néanmoins parfois débat - le primogenitus est-il nécessairement l’aîné, ou bien un testament royal peut-il "faire" primogenitus un autre fils, un autre membre de la famille, voire une fille ? Il est des héritiers reconnus, d’autres combattus, certains en descendance directe, d’autres pas, des frères de roi sans descendance par exemple, des bâtards qui, tel Jean d’Avis au Portugal, réclament leur part d’héritage.
Pour bien saisir le statut et le rôle diplomatique des princes héritiers, il est alors essentiel de considérer de manière plus générale leur place au sein des régimes monarchiques et les modalités de leur accession à la fonction de roi. Du XIIIe siècle au XVIe siècle coexistent en Occident divers systèmes de transmission du pouvoir royal, par succession héréditaire et par élection9. Longtemps envisagés comme exclusifs, les deux systèmes - électif/héréditaire - s’avèrent néanmoins, à l’examen, relativement poreux, avec des traits successoraux dans les procédures électives, et une part fréquente d’élection dans les méthodes successorales. D’autres différences méritent d’être relevées. L’ordre successoral peut être fixé par écrit, comme en Castille dans les Partidas (II, XIV, 2), dans le Fuero Real (lib I, tit. III)10 et l’Espéculo (I, XVI), ce qui inscrit la primogéniture dans le droit, même si, d’un manuscrit à l’autre, des ajustements et des variations apparaissent11. Il peut donner lieu à une déclaration, comme au Portugal, ou être réglé par la coutume, par la voie des testaments royaux qui, en Aragon, mettent aussi en avant le principe de représentation, autrement dit la priorité donnée au frère de l’aîné et à ses descendants12. Le principe de succession héréditaire néanmoins se renforce au cours de la période. Il joue un rôle essentiel dans la consolidation d’un ordre dynastique. L’indivisibilité des royaumes dans les héritages entre fils tend désormais à prévaloir sur les partitions, avec pour corrélat l’importance accrue du prince héritier. Celui-ci est associé au trône, reçoit un serment de fidélité des sujets, détient des délégations de pouvoir, dispose à sa majorité d’une maison souvent liée à la maison royale. A partir du milieu du XIVe siècle, en France comme en Castille et dans la Couronne d’Aragon, les princes héritiers se voient même reconnaître une autorité et un titre sur un territoire qui préfigure leur accession ultérieure au trône: le Dauphiné pour le dauphin, le Duché ou le Delphinat de Gérone pour le roi d’Aragon; le Principat des Asturies pour le roi de Castille en 1388, le Principat de Viana pour la Navarre en 1423.
Cette consolidation de leur statut s’observe aussi dans les relations avec les puissances étrangères. En premier lieu, les princes héritiers font l’objet de tractations extrêmement minutieuses13. Les négociations matrimoniales en sont l’exemple le plus évident. Elles sont le plus souvent menées alors qu’ils sont mineurs, parfois même avant leur naissance, au stade de nascituri, et que l’on ignore s’il s’agira d’une fille ou d’un garçon. On ne leur demande alors guère leur avis. Ces négociations d’une importance considérable scellent le futur des dynasties et des systèmes d’alliance. Les princes et les princesses héritiers figurent aussi pour d’autres motifs en bonne place dans les correspondances échangées entre cours: leur naissance, leur santé, leur baptême sont régulièrement mentionnés dans les "lettres d’état" (litterae de statu) conservées en grand nombre pour les rois d’Angleterre, d’Aragon et de Majorque. Les princes héritiers peuvent également devenir otages. Certains cas sont fameux. Charles d’Anjou, le futur Charles II (1285-1309), est fait prisonnier lors d’une bataille contre les Aragonais en 1284. Devenu roi à la mort de son père, il est libéré seulement en 1288 contre la remise en otage de trois de ses fils, notamment l’aîné, Robert (le futur Robert d’Anjou [1309-1343]), qui passe ainsi sept années avec une cour miniature en Catalogne14. Deux siècles plus tard, sultan Djem, héritier malheureux du sultan ottoman Mehmet II, se réfugie à Chypre puis en Occident pour échapper à son frère Bayezid II. Il sert ensuite de monnaie d’échange dans des tractations complexes entre Venise, Rome, le royaume de France et la Porte15. Dans ces négociations, dans ces échanges de nouvelles comme, dans une moindre mesure lorsqu’ils sont otages, car ces derniers disposent d’une marge de manœuvre réelle16, les princes héritiers paraissent essentiellement subir des décisions sur lesquelles ils n’ont guère de prise.
Sous contrôle étroit, les princes héritiers sont de façon plus visible qu’auparavant associés à la diplomatie royale, notamment pour la conclusion de traités. D’abord passés entre souverains, leurs clauses se précisent à partir du XIIIe siècle. Ils engagent de plus en plus souvent des pays, des communautés politiques, la "communauté du royaume"17. Certains revêtent la forme d’alliances héréditaires entre des maisons, d’où l’importance, pour assurer la permanence du lien à travers les générations, d’y associer les héritiers, d’apposer leurs sceaux et leurs signatures au bas des parchemins. Sous diverses formes, avec l’accord des états des royaumes, de telles pratiques se développent au sein de l’Empire, dans les rapports entre la France et la Castille, la France et l’Écosse. Des accords perpétuels sur des procédures d’arbitrage, des accords d’héritage réciproque, sont passés dans l’Empire. D’autres voies de participation importante des princes héritiers à la diplomatie royale ont pu être mises en évidence. Theo Offergeld, Charles Beem et Emily Joan Ward ont ainsi souligné la valeur reconnue aux rois enfants du haut Moyen Âge au XVe siècle, la mise en place de formes de gouvernement particuliers, l’inclusion précoce des héritiers dans les actes de chancellerie et dans la pratique de la diplomatie, avec une forme de progressivité: de l’enfant témoin au rex designatus ou rex electus, jusqu’à l’expédition de chartes18. Les mères jouent dans ces processus un rôle capital, tandis que les rois associent les enfants au pouvoir par les rituels, les cérémonies, la vie de cour et la participation physique aux actes de la diplomatie. De manière plus générale, aux XIIIe-XVe siècles, quand ils ne sont pas en lutte contre leur père, les héritiers sont souvent présents lors des rencontres au sommet (les vues, vistae, viste)19; ils participent aussi, dans des conditions qui mériteraient d’être éclaircies, aux audiences solennelles. En atteste par exemple une enluminure de Jean Fouquet où le prince Charles, le futur Charles VI (1380-1422) assiste à la réception par le roi de France Charles V (1364-1380) d’ambassadeurs de l’empereur Charles IV (1347-1378)20. Les mariages même des princes héritiers sont souvent exogamiques, avec une dimension diplomatique essentielle, désormais bien connue21. À l’âge tendre et dans leur prime jeunesse, les princes héritiers ne sont donc pas seulement des "objets", que l’on exhibe ou dont on marchande le sort sans vergogne. Ils sont impliqués dans les documents comme dans les cérémonies diplomatiques de leurs pères, et ainsi préparés à la succession royale, à l’usage des écrits, des titres et des sceaux, à la vie de cour. C’est un élément de leur apprentissage du métier de roi.
Néanmoins, malgré tous les efforts déployés pour former les héritiers et stabiliser leur position, par le droit, par les traités, par les donations et les dotations patrimoniales et foncières, par l’association selon des voies multiples aux échanges avec l’étranger, la situation des héritiers présomptifs, fussent-ils princes, demeure marquée du sceau de la fragilité, ce qui a des effets considérables sur leur place dans la diplomatie. Le premier signe de cette fragilité est d’ordre existentiel. Tous les héritiers ne parviennent pas à hériter à la majorité, ou même à survivre après leurs premières années. Les estimations de la démographie historique sont en la matière relativement imprécises, mais plus d’un tiers périssent avant de succéder22. Il n’est ensuite pas rare que leur père ou leur mère meure alors qu’ils sont enfants, ce qui donne lieu à une phase de régence ou de minorité royale. Ont ainsi pu être dénombrés pas moins de 50 régents dans 14 "grands" royaumes d’Occident entre le XIIe et le XVe siècle. L’Angleterre connaît à cet égard une "stupéfiante régularité", avec des périodes de minorité pour Henri III (1216-1227), Édouard III (1327-1330), Richard II (1377-1389), Henri VI (1422-1437), Édouard V (1483) et Édouard VI (1547-1553). Cela met en position délicate les princes héritiers, reconnus comme rois en devenir, mais qui ne le sont pas encore de plein exercice, restent soumis aux aléas et aux volontés parfois contradictoires des mères, des régents, des tuteurs, des oncles, des conseillers et parfois des princes étrangers. De telles situations sont favorables à l’émergence de véritables "affaires" internationales.
Loin de se limiter aux seules périodes de minorité royale, les querelles successorales et plus généralement les discordes politiques impliquant des princes héritiers sont légion du XIIIe au XVIe siècle23, au point d’aboutir à plusieurs reprises à des ruptures ou semi-ruptures dynastiques - avec l’arrivée des Valois en France, des Trastamare en Castille et dans la Couronne d’Aragon, des Avis au Portugal. La lutte pour le pouvoir est souvent ouverte entre les pères et les fils: Sanche de Castille contre Alphonse X (1250-1284), Carlos de Viana contre Jean II d’Aragon (1458-1479), le dauphin Louis contre Charles VII. Ces conflits structurent et opposent des factions au sein des royaumes24, ils retentissent au-delà des frontières et sont les théâtres de prédilection dans lesquels certains princes héritiers déploient une activité diplomatique tendant à s’émanciper de la tutelle royale paternelle (ou maternelle), mais ordinairement sans remettre en cause l’appartenance à la lignée25. Cela se traduit par des correspondances nourries, l’envoi d’ambassadeurs qui ne sont plus des hommes du roi ou sous son contrôle, par des tentatives diplomatiques plus audacieuses.
Ce premier survol laisse donc nettement apparaître une triple tension constitutive du rôle diplomatique des princes héritiers: entre une auctoritas qui se renforce et une potestas qui peut être contestée; entre le statut de simple objet de négociations ou d’échange et celui d’acteurs pleinement autonomes; entre l’imitation des pères et l’inscription dans le sillage dynastique d’une part, l’émancipation, voire la lutte ouverte, de l’autre. Leur positionnement diplomatique se révèle dès lors particulièrement complexe, toujours lié à un contexte spécifique, à un système successoral, à l’âge de l’héritier et à sa personnalité, aux morts biologiques advenues dans son entourage et aux éventuels conflits en cours.
Plutôt qu’une improbable exhaustivité, le dossier monographique privilégie par conséquent une approche comparatiste de la diplomatie des princes héritiers, sur la longue durée, du XIIIe au XVIe siècle, avec des études de cas complémentaires. Ce comparatisme se joue à une double échelle, au sein de la péninsule Ibérique, entre Castille, Aragon et Portugal, entre la péninsule Ibérique et d’autres territoires - France, Angleterre et sultanat Mamelouk. Trois tableaux sommaires, centrés sur les primogénitos des couronnes de Castille, d’Aragon et du Portugal, donnent un premier aperçu, incomplet, des princes héritiers susceptibles d’être concernés par une telle problématique26.
Prince héritier | naissance | début de règne | Mort | Remarques |
Ferdinand | 1192 | - | 1214 | |
Ferdinand (III) | 1199 | 1217 | 1252 | |
Alphonse (X) | 1221 | 1252 | 1284 | |
Ferdinand de la Cerda | 1255 | - | 1275 | |
Sanche (IV) | 1258 | 1284 | 1295 | |
Ferdinand (IV) | 1285 | 1295 | 1312 | |
Alphonse (XI) | 1311 | 1312 | 1350 | |
Ferdinand | 1332 | - | 1333 | |
Pierre (Ier) | 1334 | 1350 | 1369 | Trois demi-frères |
Jean (Ier) | 1359 | 1379 | 1390 | Trois demi-frères |
Henri (III) | 1379 | 1390 | 1406 | |
Jean (II) | 1405 | 1406 | 1454 | |
Henri (IV) | 1425 | 1454 | 1474 | |
Alfonso (fils de Jean II) | 1453 | - | 1468 | |
Juan | 1478 | - | 1497 |
Prince héritier | naissance | Début de règne | Mort | Remarques |
Alfonso | 1222 | - | 1260 | (père Jacques Ier mort en 1276) |
Pierre (III) | 1240 | 1276 | 1285 | |
Alphonse (III) | 1265 | 1285 | 1291 | Son frère lui succède |
Jaime | 1296 | - | 1334 | |
Alphonse (IV) | 1299 | 1327 | 1336 | |
Pierre (IV) | 1319 | 1336 | 1387 | |
Constance | 1343 | - | 1363 | Tentative d’en faire l’héritière (1346-7) |
Jean (I) | 1350 | 1387 | 1396 | |
Jaime | 1374 | - | 1374 | |
Juan | 1376 | - | 1376 | |
Alfonso | 1377 | - | 1377 | |
Martin (le Jeune) | 1379 | - | 1409 | |
Alphonse (V) | 1396 | 1416 | 1458 | (pas de fils légitime) |
Charles de Viana | 1421 | - | 1461 | |
Ferdinand (le Catholique) | 1453 | 1479 (Aragon) | 1516 |
Prince héritier | Naissance | montée sur le trône | Mort | Remarques |
Sanche (II) | 1207 | 1223 | 1248 | Son frère Alphonse lui succède |
Denis (Ier) | 1261 | 1279 | 1325 | |
Alphonse (IV) | 1291 | 1325 | 1357 | |
Alphonse de Portugal | 1315 | - | 1315 | |
Denis | 1317 | - | 1318 | |
Pierre (Ier) | 1320 | 1357 | 1367 | |
Ferdinand (Ier) | 1345 | 1367 | 1383 | |
Jean (Ier) | 1357 | 1385 | 1433 | Fils illégitime de Pierre Ier. |
Alphonse | 1390 | - | 1400 | Fils de Jean Ieret Filipa de Lancastre |
Édouard Ier | 1391 | 1433 | 1438 | |
Jean | 1429 | - | 1432 | |
Alphonse (V) | 1432 | 1438 | 1481 | |
Jean | 1451 | - | 1451 | |
Jean (II) | 1455 | 1481 | 1495 | |
Alphonse | 1475 | - | 1491 |
Ces tableaux confirment la forte mortalité en bas âge, avant le décès du père, la proportion élevée de rois-enfants, en Castille notamment, l’absence fréquente de descendance mâle légitime, en particulier au Portugal, ce qui fragilise la succession par primogéniture et ouvre la voie aux femmes en Castille, en Navarre plus encore. Certains, en revanche, restent en vie relativement longtemps avant de devenir roi. En Castille, Sanche IV accède au trône à 26 ans, Pierre Ier à 16 ans et Jean Ier à 20 ans. Pierre III est roi d’Aragon à 36 ans, Alphonse III à 20 ans, Alphonse IV à 28 ans, Pierre IV à 17 ans et Jean Ier à 37 ans. Au Portugal, Sanche II, Denis Ier et Ferdinand Ier deviennent rois relativement jeunes (16, 18 et 22 ans), mais Jean II doit attendre d’avoir 26 ans, Pierre Ier et Édouard Ier respectivement 37 et 42 ans27! Ces héritiers tardifs et plus généralement ceux qui atteignent la majorité avant de monter sur le trône se trouvent dans les conditions les plus propices pour intervenir dans le champ diplomatique. Ils sont au cœur des études réunies dans le dossier.
Les sources susceptibles d’être sollicitées sont nombreuses, mais très inégalement réparties. Les actes à valeur prescriptive sur les princes héritiers - lois, ordonnances de cour, testaments, serments, actes de nomination au titre de procureur général dans la Couronne d’Aragon, de dauphin dans le royaume de France, déclarations au Portugal attestant du statut de prince héritier - se succèdent dans la période, et apportent quelques éléments sur leur rôle diplomatique. Dans les Siete Partidas, les liens des héritiers avec l’étranger apparaissent sous la forme d’exemples, à titre de comparaison et, plus encore, comme un risque. Si le fils héritier entre trop en contact avec d’autres puissants, c’est qu’il s’apprête à trahir. La diplomatie des princes héritiers est d’emblée placée sous le sceau du soupçon (Partida II, titre XIII)28. L’on craint qu’elle ne signifie une remise en cause de l’essentiel, la continuité du lignage, perçue comme fondamentale dans l’ordre voulu par Dieu. Les Ordenacions de Pierre IV d’Aragon recommandent pour leur part de situer les princes héritiers au niveau des rois étrangers en inversant l’ordre salut/adresse dans les correspondances; elles les placent au deuxième rang dans les banquets ordinaires, derrière le roi ou les archevêques, et à égalité avec les cardinaux29. L’association des princes à la diplomatie est donc discrètement reconnue, à proximité ou dans l’ombre du souverain régnant. Dans les deux traditions principales des miroirs des princes enfin, le Secretum secretorum et le De regimine principum, ainsi que dans leurs déclinaisons vernaculaires, les relations avec l’étranger forment un domaine secondaire, envisagé sous l’aspect de la menace, ou au prisme très général du prolongement de la paix intérieure, de la représentation adéquate du prince; l’accent est mis sur les critères de choix des bons ambassadeurs plutôt que sur les conditions mêmes de l’action diplomatique30. Dans ces textes explicitement destinés à des princes héritiers, les rares conseils concernant la diplomatie portent sur celle des princes devenus rois, pas sur le rôle des héritiers dans les rapports avec l’étranger. Ce relatif silence tient à la concentration des écrits spéculaires sur les qualités des princes et le gouvernement du royaume; il s’explique aussi par la portée générale des vertus, des valeurs et des compétences défendues, d’ordre curial, religieux et chevaleresque, qui pourront être mises à profit dans les échanges, par le fait, également, que la transmission des savoirs diplomatiques s’effectue plutôt par l’histoire, l’observation et l’imitation, l’association aux rituels et aux rencontres.
Les chroniques consacrent ordinairement peu de place à l’enfance des rois31, mais plusieurs contiennent des passages nourris sur l’histoire des princes héritiers, qu’il convient de resituer dans l’économie et la perspective des chroniqueurs32. L’iconographie pour sa part est très inégalement répartie, plus riche pour la fin de la période, moins importante pour la péninsule Ibérique que pour les royaumes de France et d’Angleterre, où l’on conserve de plus nombreux manuscrits de textes historiques enluminés. Les principales sources mobilisées ici sont donc des actes de la pratique. Plutôt que d’entrer dans le détail - ce qui serait redondant avec les mises au point effectuées dans les contributions du dossier -, on formulera encore trois considérations préliminaires générales sur les sources de notre sujet: 1°) les documents diplomatiques (traités, sauf-conduits, procurations, correspondances, journaux d’ambassades, comptabilités, etc.), sont préservés en plus grand nombre dans certaines archives, celles des rois d’Angleterre et d’Aragon par exemple, en raison de pratiques d’enregistrement et de conservation différentes, mais aussi de destructions postérieures, à l’instar de celle dont les archives royales portugaises de la Torre do Tombo à Lisbonne furent partiellement victimes en 1755; 2°) la consolidation des maisons comme des cours des princes héritiers et la territorialisation de leur pouvoir à partir du XIVe siècle se traduisent par le développement d’une production documentaire émise en leur nom et par leurs officiers, généralement mieux conservée pour la France, la Navarre ou la Couronne d’Aragon que pour le Portugal et a fortiori la Castille avant le XVe siècle; 3°) il demeure indispensable, pour saisir et mettre en perspective la diplomatie des princes héritiers, d’examiner aussi les pièces émanant des rois et des reines. Ces dernières jouent un rôle essentiel dans les négociations matrimoniales, comme intercesseurs, ou encore comme régentes. Les études sur la réginalité, qui ont mis à jour leur agency, sont désormais très nombreuses pour tous les royaumes de la péninsule Ibérique comme pour les royaumes de France et d’Angleterre33. C’est un instrument précieux pour situer la diplomatie des héritiers dans une constellation plus large, celle de la famille, de la dynastie.
L’ensemble des pièces disponibles s’avère dès lors étonnamment riche, permettant d’aller au-delà des silences et, parfois, des visions quelque peu lapidaires des chroniques. L’on en prendra ici un seul exemple, celui de l’infant Jacques d’Aragon. Les chroniques, on l’a vu, retiennent essentiellement l’épisode fracassant du refus du mariage à Gandesa. Or, plusieurs centaines de documents éclairent la part diplomatique de l’histoire de ce prince: des actes du roi d’Aragon et de l’infant, quelques comptes, des correspondances surtout, entre Jacques II et ses fils, entre le roi, le pape et d’autres princes34. Ces pièces permettent de reconstituer de manière assez précise les modalités et les différentes phases de l’implication de l’infant dans les échanges avec l’étranger. Le premier temps, de la naissance de l’infant en 1296 à 1313, est celui des apprentissages de la diplomatie. Nommé en 1299 procureur général de la Couronne, reconnu héritier aux Cortes de Saragosse en 1305, il est promis en 1308, par un traité avec le roi de Castille, à un mariage avec la fille de ce dernier, Éléonore, quand l’un et l’autre seront devenus majeurs. L’infant Jacques est alors l’objet de négociations successives, associé à des rencontres familiales, peu à peu tenu informé des événements importants par le roi et ses officiers. Tous les témoignages retrouvés attestent de sa progression satisfaisante dans l’appropriation des bonnes manières, diplomatiques et autres. Dans un deuxième temps, de 1314 à 1318, l’infant diversifie et élargit son domaine d’action, sous étroit contrôle royal. L’examen systématique des correspondances de l’infant révèle une importante implication dans les échanges diplomatiques: des correspondants très variés, la prise en charge, sous contrôle royal, d’affaires plus importantes, en particulier en Navarre, en Castille, terrains privilégiés de l’apprentissage diplomatique, ou bien encore l’accueil d’ambassades étrangères. Sa marge de manœuvre reste alors limitée, mais il est à l’évidence bien préparé pour prendre la relève diplomatique de son père. Le troisième temps, durant lequel l’infant poursuit ses interventions "courantes" dans les affaires diplomatiques que l’on qualifierait aujourd’hui de "basse intensité", est surtout celui du renoncement au trône et de crises à la fois interne et internationale, avec de très nombreux intervenants prenant position - le pape qui tente de convaincre l’héritier d’accepter l’héritage, des médiateurs angevins, des Castillans qui protestent... - et un héritier qui ne cesse, dans ses correspondances, de manifester ses doutes, sur sa volonté de régner ou d’épouser la princesse castillane, sur son propre refus, sur son rapport avec son père. Ce doute d’ailleurs s’avère contagieux; les Castillans, informés des velléités de l’infant, s’inquiètent à leur tour de la bonne réalisation du mariage et des effets d’une telle action sur les relations entre les deux Couronnes. Après la rupture de l'union en octobre 1319, s’ouvre un dernier temps, marqué par la multiplication des tentatives pour solder le problème créé par le primogènit. En témoignent l’émancipation vis-à-vis du père, le renoncement à la couronne et à ses biens, son entrée dans les ordres, les correspondances d’apaisement, l’organisation d’une réforme profonde de la succession dans la Couronne d’Aragon, désormais indivisible. Mais la résolution de la crise et des tensions apparaît délicate, parce qu’il faut régler le sort de l’infante Éléonore, s’assurer qu’il n’y aura pas de représailles pour une infante aragonaise en Castille, Marie, et, surtout, faire face à la résurgence régulière d’une "affaire Jacques d’Aragon" de "scandale[s]", de "troubles" provoqués par l’infant, même après son entrée dans les ordres. L’irrégulier "frère Jacques" - ainsi le nomme-t-on à la fin de sa vie - est ainsi un bon révélateur de la puissance du doute et de l’incertitude dans les relations entre puissances, des bouleversements de la monarchie et de l’ordre diplomatique qu’un prince héritier peut susciter lorsqu’il ne répond pas aux attentes placées sur sa personne.
Cette trajectoire est unique, comme celle de chacun des princes héritiers étudiés dans le dossier par Óscar Villarroel González, Zoé Plaza-Leroux, Léo Perret, Vannina Marchi van Cauwelaert, Diana Martins, Tiago Viúla de Faria, Diogo Faria, Malika Dekkiche et Pierre Nevejans. À l’instar de Jacques d’Aragon, Alphonse (X) de Castille, Pierre (III) d’Aragon et Édouard (Ier) d’Angleterre, Philippe (IV) le Bel, Pierre (III), Alphonse (IV) et Martin (Ier) d’Aragon, Alphonse (IV), Édouard (Duarte) (Ier) et Jean (II) du Portugal, les héritiers Timourides et Qara Qoyunlu au XVe siècle, Catherine de Médicis - car il est aussi des princesses héritières - sont impliqués ou s’investissent activement dans les échanges diplomatiques, selon des modalités et avec une intensité assurément différentes. Néanmoins, au-delà de l’irréductible singularité de chaque cas, il est des questions et des enjeux communs qui peuvent guider l’analyse. Dans quelle mesure la mise en écrit progressive de règles de succession favorables à la primogéniture, la part inégale laissée aux femmes - avec la réinvention de la loi salique en France au XIVe siècle, des reines de plein exercice en Navarre ou en Castille -, la variété des formes du contractualisme politique influent-elles sur la diplomatie des héritiers ? Du XIIIe siècle, de la consolidation de la figure du prince héritier, au XVIe siècle, le temps des fractures religieuses, puis du resserrement absolutiste et de l’émergence de nouvelles configurations monarchiques qui nécessiterait assurément d’autres études, la place et le rôle des princes héritiers dans la diplomatie changent-ils ? À quels moments de leur vie - majorité, mariage, nomination à de hautes charges - ces princes héritiers sont-ils engagés, s’engagent-ils dans les échanges diplomatiques ? Entre imitation et émancipation, comment leur action diplomatique s’articule-t-elle avec celles des rois, des reines, des régents ou tuteurs, de leur épouse? Quel rôle leur est assigné dans les échanges avec l’étranger (correspondances, audiences, rencontres au sommet)? Dans les situations de crise successorale, notamment lorsqu’ils s’opposent ou tentent de s’opposer à leur père, les princes héritiers peuvent déployer une diplomatie de rupture. Sous quelle formes? Avec quelle efficacité? Quelle mémoire garde-t-on de leur action, dans les chancelleries, dans les chroniques?
L’étude des princes héritiers est, enfin et de manière plus générale, l’occasion de réfléchir aux enjeux, aux modalités et aux risques d’une "diplomatie de famille" ou d’une "famille au travail", un concept à mettre en concurrence avec le "couple de travail" (Arbeitspaar, working couple) des gender studies, et qui permet aussi de creuser l’hypothèse de traditions diplomatiques familiales, des voies de leur perpétuation et de la remise en cause parfois brutale, en raison de l’émancipation ou de la rébellion inopinée d’un prince héritier, d’une unité dynastique précaire vis-à-vis des puissances étrangères. À ce faisceau de questions et de pistes ouvertes, les huit contributions de ce dossier apportent de nombreux éléments de réponse. Les auteurs montrent que, dans les systèmes monarchiques considérés, les princes héritiers ne doivent pas seulement manifester des qualités militaires - ce que l’historiographie a bien mis en lumière - mais aussi, pour mieux s’affirmer comme des rois en devenir, s’impliquer dans la diplomatie, au risque de s’opposer à leur géniteur. Les contributions du dossier invitent de la sorte à suivre des trajectoires princières méconnues et parfois fascinantes, révèlent des liens insoupçonnés entre dynasties et permettent de saisir, au plus près des textes, l’importance, la complexité et les limites du rôle diplomatique de princes héritiers trop longtemps restés pour les historiens dans le seul sillage, pour ne pas dire dans l’ombre de leur père.
Références
Sources imprimées
La Correspondance de Girolamo Zorzi. Ambassadeur vénitien en France (1485-1488). Éds. Joël Blanchard, Giovanni Ciappelli et Matthieu Scherman. Genève: Droz, 2020.
Fuero Real de Alfonso X El Sabio. Éd. Real Academia de la Historia. Madrid: Agencia Estatal Boletín Oficial del Estado, 2015 [1ère éd. 1836].
Ordenacions fetes per lo molt alt senyor en Pere terç rey d’Aragó sobra lo regiment de tots los officials de la sua Cort. Éd. Prosper de Bofarull i Mascaró. (Colección de Documentos inéditos del Archivo de la Corona de Aragón, t. V). Barcelone: D. José Eusebio Monfort, 1850.
Las Siete Partidas. t. II. Madrid: Real Academia de la Historia [éd. lit.], Imprenta Real, 1807.