‘‘Que vous dirai-je ?1 Le roi de France, qui était déjà malade, fut si affecté que son mal s’aggrava. Il fit venir ses fils et dit à monseigneur Philippe : ‘Philippe, dans cette affaire vous avez toujours été plus sage que nous : si nous vous avions écouté, je ne serais pas en train de mourir ici (car je serai mort avant que la nuit ne s’achève) et nous n’aurions pas perdu tant de gens valeureux, qui sont morts par notre faute ou qui mourront. […] Je vous conseille d’envoyer secrètement un messager à votre oncle le roi d’Aragon, pour qu’il vous donne un sauf-conduit et que vous, votre frère et mon corps puissions passer en toute sécurité. […] Je sais que le roi d’Aragon vous aime beaucoup, qu’il sait que vous le lui rendez bien, et qu’il ne vous le refusera pas. […] Savez-vous quel don je vous demande ? Ne veuillez pas de mal à votre frère Charles qui est à vos côtés, de ce qu’il a voulu s’emparer du royaume de votre oncle, qui est aussi le sien. Vous savez bien que ce n’est pas de sa faute, mais de la mienne et de celle de mon oncle le roi Charles. Je vous prie de l’aimer et de l’honorer comme un bon frère doit aimer l’autre, car vous n’êtes que deux frères, nés de la même mère issue de la meilleure lignée de rois de ce monde […]. Je vous prie aussi de faire tous les efforts possibles pour que la maison d’Aragon soit à jamais en paix avec le roi de France et avec le roi Charles, et que le prince votre cousin sorte de prison. Si vous voulez bien vous y employer, la paix se fera.’ […] Il passa ainsi doucement et fit une bonne fin, en l’an 1285, à la fin du mois de septembre’’2.
Avec ces dernières paroles qu’il attribue au roi de France, le chroniqueur Ramon Muntaner mentionne la plupart des protagonistes de l’expédition du Capétien contre Pierre III d’Aragon en Catalogne - dite ‘‘Croisade d’Aragon’’ - en 1285 : Philippe III le Hardi (1245 - 1285), roi de France (1270 - 1285) ; ses deux fils issus de son premier mariage avec Isabelle d’Aragon (1247 - 1271), sœur du roi d’Aragon, l’héritier ou primogenitus Philippe3, futur Philippe IV le Bel (1268, 1285 - 1314), et son frère Charles de Valois (1270 - 1325) ; Pierre III le Grand, roi d’Aragon (1240, 1276 - 1285) ; Charles Ier d’Anjou, roi de Sicile et de Naples (1227, 1266 - 1285) et son fils, le prince de Salerne, le futur Charles II d’Anjou, roi de Naples (1254, 1285 - 1309). Sont omis deux protagonistes principaux : le pape Martin IV (v. 1210/1220, 1281 - 1285) et le cardinal-légat Jean Cholet (m. 1293). Au seuil de la mort, Philippe le Hardi donne raison au primogenitus Philippe : la campagne contre le roi d’Aragon était une erreur et le futur nouveau roi devra reprendre langue avec son oncle Pierre, pour que les Capétiens, vivants et décédés, puissent s’en retourner chez eux, puis pour conclure une paix durable, en mobilisant leur lien familial (Pierre est l’oncle de Philippe) et l’affection qu’ils ont l’un envers l’autre. Il est entendu que ces bons conseils sont sortis de l’imagination féconde de Muntaner, chroniqueur catalan de la fin du XIIIe siècle et du début du XIVe siècle4, mais le passage est représentatif du rôle singulier qu’occupe l’héritier du royaume de France pendant toute l’affaire d’Aragon.
La Croisade d’Aragon de cette fin du XIIIe siècle marque un arrêt dans l’expansion capétienne vers le sud, entamée avec la Croisade des Albigeois au début de ce même siècle. Lorsque naît Philippe le Bel, en 1268, la famille capétienne tient le haut du pavé dans la Méditerranée occidentale, notamment grâce aux exploits de son ‘‘oncle’’ - plutôt son grand-oncle - Charles d’Anjou5. Dernier fils de Louis VIII et de Blanche de Castille, il est comte d’Anjou et du Maine, puis comte de Provence par son mariage avec Béatrice de Provence, la sœur de la reine Marguerite de Provence. En 1265, il est appelé par le pape Clément IV à ceindre la couronne de Sicile. Charles d’Anjou se retrouve à la tête d’un royaume italien s’étendant sur le sud de la péninsule et la Sicile. Dès l’année suivante, Charles se lance à la conquête de la péninsule balkanique et de l’Orient latin, toujours avec le soutien du Saint-Siège. En 1282, alors que le nouveau pape Martin IV lui accorde des décimes pour financer une expédition contre Constantinople, un soulèvement aux conséquences terribles pour la dynastie capétienne a lieu en Sicile : les Vêpres Siciliennes. Le 29 mars, en effet, les habitants de Palerme massacrent la garnison française. Le mois suivant, c’est au tour de Messine de se soulever et de s’attaquer à la flotte qu’a fait rassembler Charles pour se lancer à la conquête de Constantinople. Le roi de Sicile ne perd pas le soutien du Saint-Siège : Martin IV fulmine l’anathème contre les révoltés6. Le 30 août suivant, un nouvel acteur fait son entrée dans les affaires siciliennes : le roi Pierre III d’Aragon profite de la vacance du pouvoir angevin pour débarquer à Trapani et se faire couronner roi de Sicile, le 4 septembre, à Palerme7. Le 18 novembre, le pape interdit à Pierre le Grand tout nouvel acte hostile à l’encontre de Charles et lui somme de ne plus utiliser le titre de roi de Sicile. Le roi d’Aragon a jusqu’au 2 février 1283 pour revenir dans l’obéissance, sous peine de se voir priver de ses fiefs8. Début 1283, Charles d’Anjou se rend en France pour participer au ‘‘duel de Bordeaux ’’9: il a convenu avec Pierre d’Aragon de régler leur différend par un jugement de Dieu, en terrain neutre, sur les terres du roi Édouard Ier d’Angleterre (1239, 1274 - 1307), le 1er juin 1283. Le vainqueur de ce duel remporterait la Sicile. Martin IV interdit la rencontre10 et excommunie Pierre et le prive de son royaume le 21 mars11. Le roi d’Angleterre passe outre l’interdiction pontificale et laisse son sénéchal, Jean de Grailly, jouer les arbitres. Charles d’Anjou se rend à Bordeaux, accompagné du roi de France. Le duel n’a pas lieu car le roi d’Aragon se dérobe12.
Le 9 avril 1283, le cardinal Jean Cholet est chargé d’une légation en France pour régler des ‘‘affaires urgentes ’’13. Le 27 août, le royaume d’Aragon et le comté de Barcelone sont transmis à Philippe III pour l’un de ses fils14. Le roi de France hésite et se fait désirer : il envoie des plénipotentiaires demander une équivalence des vœux et une aide financière. Ils obtiennent l’essentiel : Martin IV lui accorde une décime de 3 ans15 sur les revenus du clergé et charge Jean Cholet d’en surveiller la perception et de recevoir le serment que devra prononcer le nouveau roi d’Aragon16. Le 21 février 1284, le roi de France réunit ses barons à Paris et accepte les propositions du légat : son deuxième fils, Charles de Valois, 13 ans, est investi des royaumes d’Aragon et de Valence17. Il ne lui reste plus qu’à conquérir son royaume ! Pour ce faire, il est armé chevalier le 15 août, en même temps que son frère aîné, le primogenitus Philippe, qui épouse le lendemain sa jeune fiancée, Jeanne, reine de Navarre et comtesse de Champagne (1273, 1274 - 1285), et devient ainsi roi consort de Navarre. Jean Cholet se charge de la prédication de la croisade jusqu’au départ de l’armée de Philippe le Hardi, en mars 128518.
Alors que les deux principaux instigateurs de l’expédition, Charles d’Anjou et Martin IV, sont morts19, Philippe le Hardi, ses fils récemment adoubés et son armée quittent Paris le 5 mars 1285 et se présentent devant Perpignan le 6 mai20. La suite des événements est bien connue, nous rappellerons ici quelques hauts (et moins hauts) faits des croisés : siège et prise d’Elne par les Français du 22 au 25 mai 1285 ; début du siège de Gérone par Philippe le Hardi le 27 juin ; victoires navales aragonaises les 28 juillet et 28 août ; reddition de Gérone le 7 septembre ; retraite de l’armée française dans la deuxième quinzaine de septembre, alors que le roi de France est malade depuis le début du mois ; retour de Philippe le Hardi à Perpignan le 4 octobre ; mort du roi et avènement de Philippe le Bel le 5 octobre ; inhumation des entrailles de Philippe le Hardi à Narbonne le 7 octobre21.
Les principaux acteurs de cette affaire sont dorénavant bien connus : Charles d’Anjou, Martin IV, Philippe le Hardi, Pierre d’Aragon, Jean Cholet. Qu’en est-il de Philippe le Bel, le prince héritier exclu de la couronne d’Aragon au profit de son frère cadet ? L’objet de ce présent article sera d’analyser l’avènement de Philippe le Bel comme acteur diplomatique pendant la préparation et la conduite de la Croisade d’Aragon.
Comment Philippe le Bel s’insère-t-il dans le jeu diplomatique entre les maisons royales française et aragonaise ? Comment l’action diplomatique de Philippe le Bel s’articule-t-elle avec celles de Philippe le Hardi et de sa famille et peut-on la qualifier de diplomatie de rupture, d’opposition, vis-à-vis de celle son père ? Quelle mémoire de l’action diplomatique de Philippe le Bel pendant la Croisade d’Aragon est-elle conservée dans les registres de chancellerie et les chroniques françaises et catalanes ?
Peu de sources documentaires témoignent de l’activité diplomatique de Philippe le Bel durant le règne de son père. Aucun acte émanant de Philippe le Bel lui-même n’a été conservé sur l’affaire d’Aragon. Cela s’explique par les aléas de la conservation, le jeune âge de l’héritier (il a 14 ans en 1282, 17 ans au moment de son avènement) et le fait qu’il devient ‘‘diplomatiquement majeur’’ assez tard, au moment de son double adoubement-mariage, à l’Assomption 1284, alors que le royaume de France est en pleine préparation de la Croisade d’Aragon. Malgré tout, les sources aragonaises témoignent d’une activité diplomatique propre du primogenitus. Il est en effet le destinataire d’au moins 7 lettres de Pierre d’Aragon et de son fils Alphonse, entre janvier 1280 et juillet 128522. Les Archives générales de Navarre ne conservent pas de documents sur l’activité diplomatique de Philippe le Bel durant le règne de son père, mais sont riches d’enseignement sur sa politique, une fois devenu Philippe IV, afin de mettre fin au problème aragonais dans les premières années de son règne23. Du côté du Saint-Siège, les actes de Martin IV et de Nicolas IV mentionnent à de nombreuses reprises Philippe le Bel pendant la préparation de la Croisade24. Pour mener à bien notre étude, nous disposons aussi de comptes, de listes et des itinéraires de Philippe le Hardi et de son fils, établis par Élisabeth Lalou25. Ces comptes attestent de l’importance de la cérémonie d’adoubement-mariage du primogenitus pour le financement de l’expédition. L’activité diplomatique et plus généralement le rôle de Philippe le Bel dans la croisade sont aussi décrits par les chroniqueurs français et catalans, tels que Guillaume de Nangis, Ramon Muntaner et Bernat Desclot. Ce dernier est identifié à Bernat Escrivà (1240 - 1288) par Miquel Coll i Alentorn26, originaire du Roussillon et trésorier de Pierre III, qui rédige son Libre del Rey en Pere d'Aragó e dels seus antecessors passats au moment des événements, entre 1283 et 1288. Ramon Muntaner (1265 - 1325) mène une vie d’aventure au service de l’expansion aragonaise en Méditerranée. Il écrit sa Crònica à la fin de sa vie, au début des années 30 du XIVe siècle. Les auteurs français sont moins diserts que leurs collègues catalans sur ces événements. Ils reprennent pour la plupart ce qu’écrit le moine Guillaume de Nangis (mort en 1300), qui s’occupe des archives, de la chancellerie et de la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Denis. Il rédige une Chronique abrégée en latin, puis une traduction en français, la Chronique française abrégée27. Après sa mort, elle est continuée et développée par des moines anonymes de Saint-Denis, puis intégrée aux Grandes Chroniques de France. Bien que les faits mentionnés soient souvent inventés, particulièrement les dialogues et les paroles que les auteurs catalans prêtent à Philippe le Bel, les chroniques fournissent des éléments clés sur la mémoire de son action diplomatique pendant la croisade.
Les premières activités diplomatiques du primogenitus Philippe au début des années 80
Les rencontres entre princes sont les meilleurs moments pour entretenir - ou rétablir - leurs liens d’amour et d’amitié. Ceux entre Philippe le Hardi et Pierre le Grand, alors infant d’Aragon, ont été sérieusement entamés dans les années 1274 - 1276, lorsque sa promise, la très jeune Jeanne de Navarre, est fiancée à un des fils du roi de France. Le futur Philippe le Bel sera finalement choisi28. A cela s’ajoute l’affaire des infants de la Cerda, dans laquelle le roi d’Aragon s’oppose au roi de France, oncle d’Alphonse et de Ferdinand de la Cerda29. L’infant Pierre se rend à Paris durant l’hiver 1274 - 1275 pour mettre à plat toutes ces dissensions familiales et sceller une alliance personnelle avec Philippe III30. Sans doute, le primogenitus Philippe rencontre-là son oncle pour la première fois.
C’est lors d’une deuxième rencontre, cette fois-ci à Toulouse, en décembre 1280, que Philippe le Bel, devenu entre-temps héritier du royaume de France, a l’occasion de rentrer dans le jeu diplomatique. Cette conférence réunit le roi de France, le roi d’Aragon et son frère, le roi de Majorque, et le prince de Salerne, l’héritier du roi de Sicile. Il s’agit essentiellement pour Pierre et Philippe de s’entretenir pour aplanir leurs contentieux : la détention des infants de la Cerda en Aragon, l’attitude hostile de Pierre vis-à-vis de son frère, le roi de Majorque, et les préparatifs pour cette croisade vers Tunis que l’on soupçonne déjà Pierre de vouloir détourner contre les Angevins. Cette rencontre a été décrite notamment par deux chroniqueurs catalans, Ramon Muntaner et Pierre Desclot. Elle n’est pas marquée par la bonne entente : le roi d’Aragon refuse de parler au prince de Salerne, à tel point que le roi de France et le roi de Majorque, selon Muntaner, doivent le prendre à part et lui demander de lui adresser la parole, en lui rappelant leurs liens familiaux31. La conférence tourne mal lorsque Pierre d’Aragon refuse de libérer les infants de la Cerda, somme le roi de France de ne pas intervenir à Montpellier en soutien du roi de Majorque et remet même en cause le traité de Corbeil de 1258 par lequel les rois de France et d’Aragon ont renoncés à leurs droits dans les terres respectives de l’un et de l’autre. Il y a tout lieu de penser que le primogenitus Philippe est présent à cette conférence. En effet, le 20 janvier 1281, le roi d’Aragon remet des lettres de créance à Ramon de Muntanyana32 à destination de Marguerite de Provence, ainsi que des lettres de ‘‘visites’’ pour les fils du roi de France, le fils et les filles du roi d’Angleterre, la reine Marie de Brabant et Blanche de Navarre33. On voit ici le rôle de la famille dans les relations diplomatiques entre les princes. S’il semble évident que Pierre d’Aragon n’a pas évoqué ses problèmes familiaux avec le primogenitus, âgé de 11 ans, le fait qu’il entre en contact avec lui, montre que Philippe s’inscrit dans une sociabilité familiale qu’il faut entretenir. Le roi de France et sa famille sont sans doute encore à Toulouse à ce moment-là car Muntaner écrit qu’il faut attendre deux semaines de festivité avant d’ouvrir les discussions politiques34.
Les bonnes relations dans une famille s’entretiennent d’abord entre proches, du même degré de parenté ou de la même position dans l’arbre généalogique : ainsi, on peut sans doute entrevoir une diplomatie entre primogeniti. Le 12 octobre 1282, c’est-à-dire quelques mois après les Vêpres siciliennes et le débarquement et le couronnement de Pierre III comme roi de Sicile, et juste avant que Martin IV ne fulmine sa première bulle contre le roi d’Aragon ; son fils, l’infant Alphonse, envoie Arnau de Reixac pour saluer Philippe et Charles, en son nom et celui de ses frères35. L’héritier du royaume d’Aragon mobilise ici tout le vocabulaire de l’affection qu’il éprouve envers l’héritier du royaume de France, qu’il sait ‘‘à chaque fois empli de bonheur à l’annonce de sa bonne santé’’36. Le même jour, Alphonse envoie une lettre très similaire à un certain Édouard, primogenitus d’Angleterre37, ainsi qu’à d’autres membres de la famille plantagenêt, dont Édouard Ier lui-même38. Ainsi, l’infant se rappelle au bon souvenir des familles royales d’Angleterre et de France de manière à ne pas perdre les canaux de communication alors que Charles d’Anjou est déjà en train de mobiliser le Pape et le roi de France contre son père. Il faut noter, dans le cas de la lettre envoyée aux Plantagenêt, que le premier destinataire est le primogenitus, son père n’arrive qu’en cinquième position. Il peut s’agir d’un hasard de la rédaction du registre, mais cette manière de conserver la mémoire de ces lettres montre les liens étroits que peuvent entretenir les primogeniti entre eux, qu’ils s’inscrivent dans la diplomatie de leur père ou agir en leur nom propre.
L’année suivante, Pierre III se retrouve dans une situation très délicate et essaye de maintenir la communication avec Philippe le Hardi par l’intermédiaire de son fils aîné. Le roi d’Aragon a été excommunié et son royaume lui a été retiré au profit d’un des fils du roi de France, Philippe le Bel étant expressément exclu39. Philippe le Hardi a obtenu de Martin IV une équivalence des vœux et une aide financière, une décime de trois ans sur les revenus du clergé40. Jean Cholet est déjà en France, où il surveille la perception de cette décime, avec le pouvoir de recevoir le serment que devra prononcer le futur roi d’Angleterre, un des fils du roi de France41. Pierre d’Aragon envoie alors des ambassadeurs à la cour de France et écrit à ‘‘son très cher neveu’’, le primogenitus, le 16 novembre 128342. Il lui annonce qu’il lui enverra, ainsi qu’à son père, des messagers pour leur faire part, de vive voix, de son état, de ses intentions et leur expliquer quelques affaires43. Il lui demande surtout d’intercéder auprès de son père afin que ces messagers reçoivent des sauf-conduits du roi de France44. Pierre anticipe les problèmes que pourraient rencontrer ses messagers en France comme les difficultés d’entrer en contact avec l’héritier. En effet, le même jour, le roi d’Aragon envoie une lettre à Jean de Grailly, sénéchal d’Aquitaine, pour l’informer qu’il a demandé à Philippe le Bel d’obtenir de son père des sauf-conduits pour ses messagers, et que dans le cas où ces derniers seraient empêchés d’avancer dans les terres du roi de France, qu’il veuille bien intercéder auprès du primogenitus pour obtenir ces sauf-conduits, ou du moins lui transmettre les lettres que ses messagers transportent dans lesquelles Pierre prend des nouvelles de Philippe et de Charles45. Ces deux lettres montrent bien le rôle d’intermédiaire que peuvent avoir les princes héritiers dans les relations diplomatiques. Le roi d’Aragon joue les liens de la famille - dans l’adresse, Philippe le Bel est désigné comme neveu et comme primogenitus dans un second temps - et de l’affection pour obtenir gain de cause. Cependant, la seconde lettre atteste qu’il est devenu dorénavant très difficile pour l’oncle d’atteindre son neveu et qu’il est obligé de passer par d’autres canaux, anglais, pour maintenir le dialogue avec le roi de France.
Une dernière lettre des archives aragonaises atteste de l’importance diplomatique que prend Philippe le Bel dans ces années de préparation de l’expédition française en Catalogne. En janvier 1284, juste avant que Philippe le Hardi n’accepte officiellement la couronne d’Aragon pour son cadet Charles et que Jean Cholet ne commence à prêcher la croisade contre son père en France, l’infant Alphonse nomme des procureurs pour défendre son héritage à la Cour de France46. Son père ayant été excommunié et privé de ses fiefs, il se retrouve privé de son héritage. Il envoie donc Jazpert de Botonach, évêque de Valence, et le juge Pere de Costa, négocier avec le roi de France, son conseil et son primogenitus47, de la donation entre vifs faite par son père et des dispositions testamentaires de son grand-père, Jacques Ier d’Aragon. Une copie de ces lettres est envoyée à d’autres membres de la famille royale française, dans cet ordre : à Philippe le Bel, à Charles de Valois, à Marguerite de Provence et à Blanche de Navarre48. On retrouve ces quatre mêmes hauts personnages de la Cour dans les lettres de créance accordées à Ramon de Muntanyana dans le cadre de l’entrevue de Toulouse de décembre 1280 - janvier 1281. Il semble que Marguerite de Provence, épouse de Louis IX, mère de Philippe le Hardi et grand-mère de Philippe le Bel, soit l’objet de nombreuses sollicitations de la part de Pierre III, en vain49. On sait combien l’influence de Marguerite sur son fils est forte50. Le roi d’Aragon connaît l’inimitié notoire de la reine-mère envers Charles d’Anjou à cause de l’héritage provençal51, mais il a dû perdre tout crédit auprès d’elle lorsqu’il a remis en cause le traité de Corbeil de 1258 pendant l’entrevue de Toulouse52. Blanche de Navarre est l’épouse d’Henri Ier de Navarre et la mère de Jeanne, la fiancée de Philippe le Bel. A la mort de son mari, en 1274, elle se réfugie à la Cour de Philippe le Hardi avec sa très fille dont elle est la régente. En mai 1275, l’accord de mariage entre Jeanne et Philippe fait du roi de France le gardien du royaume de Navarre. Il le reste jusqu’au mariage effectif de son primogenitus, au lendemain de sa chevalerie, en août 1284. Philippe le Bel peut ajouter «regis Navarre» à son sceau53. Cependant, Pierre d’Aragon revendique ses droits sur la Navarre et utilise cet espace comme monnaie d’échange avec les infants de la Cerda54.
Philippe le Bel est donc entré progressivement dans les échanges diplomatiques au début des années 1280. Si, dans un premier temps, son activité diplomatique est liée à celle de son frère Charles dans les affaires aragonaises, son adoubement et ses noces à l’Assomption 1284 le font entrer dans une diplomatie beaucoup plus active, généralement décrite comme en rupture avec celle de son père, au point que Jean d’Ypres écrira, au XVe siècle : “certains murmurèrent que Philippe le Bel trahit son père en Aragon’’55.
Philippe le Bel et Charles de Valois, acteurs diplomatiques indissociables ?
Avant le mois d’août 1284, le primogenitus n’a pas d’activité diplomatique d’importance dans la préparation de la Croisade. Dans la documentation, son destin est sans cesse lié à celui de son frère cadet, Charles de Valois. Ainsi, Philippe le Bel est rarement l’unique destinataire des lettres de Pierre d’Aragon et de l’infant Alphonse. Dans celle du 22 janvier 1281, Philippe le Bel n’est pas nommé, il est juste indiqué “tulit visitatorias filiis regis Francie’’56. Dans celle du 12 octobre 1282, lorsqu’Alphonse envoie Arnau de Reixac saluer Philippe le Bel de sa part et de celle de son père, le document enregistré indique que Charles de Valois reçoit la même lettre57. Lorsque le 16 novembre 1283, Pierre III écrit au primogenitus pour lui demander d’intercéder auprès de son père afin que les messagers aragonais obtiennent des sauf-conduits, le roi d’Aragon demande expressément des nouvelles d’une seule autre personne, Charles de Valois58. Enfin, ce dernier est aussi le destinataire, avec son frère aîné, sa grand-mère Marguerite et Blanche de Navarre, de la lettre de l’infant Alphonse sur la défense de son héritage59. Cette association des deux fils du roi de France trouve un écho parmi les chroniqueurs, pendant la préparation et au cours de l’expédition60. Par exemple, alors que l’armée croisée se présente devant Perpignan, le 6 mai 1285, Guillaume de Nangis écrit :
“Cette terre [le Roussillon] était sous l’autorité du roi [Jacques II] de Majorque, frère de Pierre d’Aragon, qui ne tenait pas pour lui, mais pour l’Église et le roi de France. Dès qu’il sut que le roi de France arrivait, il vint au-devant de lui et envoya ses deux neveux Philippe et Charles, les fils du roi, à Perpignan où on leur fit beaucoup d’honneur et une grande fête’’61.
L’héritier est non seulement associé à son frère cadet mais il est en plus expressément exclu que Philippe ceigne la couronne aragonaise qui est donc dévolue à Charles. En effet, le 27 août 1283, dans sa bulle transférant le royaume d’Aragon et le comté de Barcelone à un des fils de Philippe III, il est écrit : “[…] de illo ex ejusdem regis Francie filiis quem ad hoc ipse rex elegerit, alio tamen ab eo qui sibi est in dicto regno Francie successurus […]’’62. Les deux fils aînés du roi de France ont une légitimité familiale par leur mère, Isabelle d’Aragon, fille de Jacques Ier et donc sœur de Pierre III. Le troisième fils de Philippe le Hardi, Louis, n’a que sept ans et il est issu du second mariage de son père, avec Marie de Brabant, et son lien dynastique avec l’Aragon n’est donc pas aussi proche que celui de ses frères aînés. En prenant la position généalogique dans la famille comme premier critère d’attribution, Philippe, en tant qu’aîné, est plus légitime que Charles. Or, la proximité dynastique ne semble pas un critère pour le pape : les actes de Martin IV et de Nicolas IV ne font pas allusion à cette parenté. Le choix d’un des fils du roi de France doit être considéré comme un moyen de convaincre Philippe III d’être le bras-armé du Saint-Siège en Aragon. De plus, bien que l’alliance entre Paris et Rome soit une constante du XIIIe siècle, les papes essaient de ne pas trop privilégier le roi lui-même ou son primogenitus, quand il s’agit de leur donner des fiefs. Il s’agit pour la papauté d’éviter un renforcement excessif de la puissance du roi de France en favorisant une branche cadette - cette même politique est par ailleurs menée à l’égard du roi d’Aragon avec la faveur accordée à la dynastie cadette majorquine. Ainsi, lorsqu’en mai 1275, Philippe le Hardi obtient la garde du royaume de Navarre et qu’un mariage est prévu entre Jeanne et un de ses fils, le Saint-Siège n’accorde la dispense qu’au profit du second fils du roi, Philippe. L’année suivante le primogenitus Louis décède subitement. Au petit-jeu des calculs dynastiques, le Saint-Siège perd : le royaume de Navarre sera associé au royaume de France lorsque Philippe le Bel accédera au pouvoir. Philippe le Bel ne semble pas tenir rigueur à son frère pour cette exclusion. En effet, dans son compte-rendu de la réunion de Paris du 21 février 1284, durant laquelle Philippe le Hardi accepte officiellement la couronne d’Aragon pour Charles de Valois, le légat Jean Cholet écrit :
“[…] idem Carolus, memorato rege Francie genitore suo approbante et in hiis expresse consentiente, acceptavit et recepit, Phylippo fratre suo primogenito presente et in hiis eidem Carolo congaudente’’63.
Philippe, primogenitus et roi de Navarre, une autre envergure politique
Le royaume d’Aragon officiellement transmis à Charles de Valois, il ne lui reste plus qu’à le conquérir. Pour ce faire, il est adoubé le 15 août 1284. Encore une fois, son destin est lié à celui de son frère aîné. Philippe le Bel est adoubé le même jour et le lendemain il est officiellement marié à la reine de Navarre64. Cette cérémonie très importante pour le primogenitus, a été certainement précipitée par les événements. L’année 1284 est consacrée à la prédication de la croisade contre Pierre d’Aragon par le légat Jean Cholet et la préparation de l’expédition par Philippe le Hardi, plus particulièrement son volet financier. Si le roi de France peut compter sur le soutien financier du Saint-Siège - Martin IV lui a accordé une décime de 3 ans65 -, il peut aussi demander à ses vassaux de contribuer au financement de l’expédition, car le droit des fiefs lui permet de demander à ses vassaux de participer au financement de l’adoubement du fils aîné. Ainsi, le Journal de l’origine des fonds et de leur emploi et les Dépenses des métiers de l’Hôtel, édités par Élisabeth Lalou, mentionnent de très nombreuses sommes versées au Trésor pour le “mutuum regis Navarre’’ et “pro festo et nuptiis domini P[hilippi] ad Assumptionem’’66. A partir d’août 1285, Philippe le Bel associe, dans sa titulature, rex Navarre à primogenitus. On peut le voir dans le seul document matériel direct qu’il utilise pendant l’expédition : le sceau qu’on lui a confectionné à l’occasion de son mariage. L’inscription indique : SIGN(um) PH(ilippi) P (RI) MOG/ENIT(i) REG(is) FRANC(orum) DEI/GR (aci) A REG (is) NAVARR(e)67. Devenu roi dans la précipitation des événements, Philippe IV est obligé d’utiliser ce sceau durant les deux premiers mois de son règne68. Son adoubement, son mariage lui accordant le nouveau titre de roi de Navarre et le déroulement malheureux de la croisade pour Philippe le Hardi font émerger définitivement le primogenitus Philippe comme acteur diplomatique majeur.
Entre l’arrivée de l’armée de Philippe le Hardi à Perpignan, le 6 mai 1285, et sa mort, dans la même ville, cinq mois après, l’activité diplomatique est maintenue malgré les combats. Celle de Philippe le Bel est connue par deux lettres du roi d’Aragon. Dans la première, datée du 13 juillet, Pierre III émet un sauf-conduit pour tous les membres de la famille du roi de France et le cardinal-légat qui accompagnent Galeran de Tours, pendant la durée de son sauf-conduit accordé par Philippe le Hardi69. Dans la seconde, datée du 5 août 1285, pendant le long siège de Gérone par les Croisés, Pierre le Grand répond à des demandes formulées par le primogenitus Philippe, malheureusement non conservées70. L’armée croisée assiège alors Gérone et Philippe s’est illustré déjà en s’emparant de Figueras, une place importante sur la route de Gérone71. Si l’oncle continue de qualifier son neveu de “karissimo nepoti suo’’ et le salue comme “regi Navarre et Campanie et Brie comiti palatini’’, il précise bien à la fin de sa lettre qu’il ne renonce pas pour autant à ses droits et à ceux de ses descendants sur la Navarre et que son neveu doit s’en faire une raison car il le fait “pro salvando iure nostro’’72. Autre provocation, pour le fils du roi de France : Pierre se présente comme “Petrus, eadem gracia Aragonum et Sicilie rex’’. Le nouveau roi de Navarre partage donc la même grâce qu’un usurpateur excommunié ! Le plus intéressant pour les relations diplomatiques est la mention de lettres envoyées par le primogenitus et lues à son oncle73. Pierre d’Aragon ne développe pas sur leur teneur mais sa réponse nous laisse imaginer ce qu’a bien pu lui demander Philippe. En effet, il l’informe qu’il n’est pas en mesure de lui envoyer un messager secret, “sine maxime persone sue periculo’’, car cela pourrait porter atteinte à l’honneur du neveu et serait une source de honte pour l’oncle. En temps de guerre, cette diplomatie secrète n’est plus tolérée car peu compatible avec l’idéal chevaleresque. Cependant, le roi d’Aragon cherche à maintenir des canaux de contact avec son neveu car il lui demande de trouver une autre voie de communication plus sûre pour son messager, afin de pouvoir lui exposer sa vérité.
L’héritier Philippe, champion de la cause aragonaise?
Les chroniqueurs catalans se font l’écho d’autres échanges entre Pierre III et le primogenitus, ce qui fera dire à certains que ce dernier est en profond désaccord avec la politique de son père en Aragon. Par exemple, après la prise de Gérone, le 5 septembre, le roi de France tombe rapidement malade et ordonne la retraite de l’armée vers Perpignan. A ce moment-là, Philippe le Bel semble être devenu le chef de l’expédition74 et renvoie des messagers à son oncle. Bernat Desclot écrit:
“Comme il avait l'intention de quitter la Catalogne avec toutes ses troupes, il priait le roi d'Aragon son oncle de ne pas l'empêcher de passer et de garantir sa sécurité et celle de tous ceux qui s'en retourneraient avec lui, car dans ce cas, ce serait profitable à tous’’75.
Philippe le Bel a une place de choix dans les chroniques catalanes. Bernat Desclot en fait un acteur politique et diplomatique pendant quatre temps forts de l’expédition en Aragon : la préparation de la croisade ; l’entrée des troupes françaises à Perpignan et le sac d’Elne en mai 1285 ; le siège et la prise de Gérone entre juin et septembre ; la retraite de l’armée française et la mort de Philippe le Hardi fin septembre et début octobre. Les chroniqueurs français, tel Guillaume de Nangis, ne le mentionnent que lors de l’entrée des troupes à Perpignan au début de la campagne et la retraite et la mort du roi de France à la fin de campagne76. Desclot insiste sur les liens familiaux entre le primogenitus et son oncle et fait du premier le défenseur du second à la Cour de Philippe III. Ainsi, après le duel avorté de Bordeaux, Philippe le Bel prend la défense du roi d’Aragon contre les attaques du légat qui qualifie son oncle de voleur et contre son père qui lui répond ‘‘[qu’]il [Philippe le Bel] est de ce mauvais lignage d’Aragon’’ :
‘‘A ces mots, Philippe se mit fort en colère et répondit au roi son père et au cardinal : ‘Sire, je suis du plus noble lignage du monde de votre côté, mais aussi du côté de ma mère. Ce n’est pas un mauvais lignage, c’est l’une des meilleures et des plus honorables maisons du monde. Vous pouvez dire ce que vous voulez, mais il n’y a personne, s’il prétend le contraire, qui ne dise ce qu’il ne faut pas. Soyez sûr qu’Aragon vous fera encore trembler, vous et votre royaume. Quant au duc [de Brabant], qui soutient que je devrais préférer mon frère à mon oncle, il ne me semble pas qu’il parle sagement. Il le dit seulement pour que vous et moi, une fois sur les terres de mon oncle, soyons tous prisonniers, morts et détruits, et pour que ses petits-enfants deviennent rois et seigneurs de la terre de France77. Bien qu’il affirme que nous aurons bientôt conquis la terre du roi d’Aragon, cela ne se fera pas aussi facilement qu’il le pense’’78.
L’extrait de Muntaner, dans l’accroche de cet article, montre que Philippe le Hardi s’est bien repenti de ne pas avoir assez écouté son fils aîné pendant la campagne. Ici, nous ne pouvons que reprendre la remarque de Joseph Strayer, “The Catalan chroniclers report that Philip opposed the attack on Aragon, but they are not very reliable’’79. En effet, les chroniqueurs ont besoin du personnage du primogenitus Philippe le Bel dans leur narration. Ils l’encensent pour mieux dédaigner son frère Charles, l’usurpateur, affublé du peu flatteur surnom de ‘‘Charlot’’ ou du ‘‘roi au chapeau’’80. De plus, la figure du primogenitus qui a raison, seul face à tous les autres, renforce rétrospectivement la victoire aragonaise et l’échec de Philippe le Hardi. Les échanges secrets entre Philippe le Bel et Pierre le Grand, pendant la campagne, les seules sources primaires qui ont été conservés, vont-elles aussi dans le sens d’une opposition de l’héritier à la politique de son père81. Or, il est tout à fait possible que Philippe le Hardi se soit servi de son fils aîné pour conserver des canaux de communications avec Pierre d’Aragon, du fait de leurs liens familiaux. De plus, ce n’est pas parce qu’il reste en contact avec son oncle, que le primogenitus s’oppose à cette guerre. Il faut se rappeler le compte-rendu de la réunion de Paris du 21 février 1284, lorsque le légat écrit que Philippe le Bel s’est réjoui pour son frère82. Enfin, contrairement à ce qu’il s’est passé en 1314, à la mort de Philippe IV, son avènement n’est pas marqué par une épuration parmi les conseillers de son père. Pierre de Mornay est un exemple parmi tant d’autres. Il participe aux négociations entre Philippe le Hardi et Martin IV pendant la préparation de la croisade83 et continue ses missions de diplomate sous le règne de son fils, on le retrouve notamment en Aragon, en 1295, et en Angleterre, en 1299. Il finira garde du sceau de Philippe le Bel (1305 - 1306). Jean II d’Harcourt est un autre exemple. Il a participé à la croisade de 1270, on le retrouve dans l’entourage de Charles d’Anjou au moment des Vêpres, il est fait maréchal de France en février 1285. L’échec de l’expédition, qui est davantage liée à la mort prématurée de Philippe le Hardi qu’aux revers militaires, navales et terrestres, des Croisés, ne lui fait pas perdre la confiance du nouveau roi. Il participe aux campagnes contre Édouard Ier d’Angleterre, en 1295, et accompagne Charles de Valois en Italie, en 1299. Par ailleurs, c’est un des rares membres du Conseil du roi de France qui est mentionné par les chroniques catalanes, avec le connétable Raoul de Nesle84. Ainsi, à son avènement, la politique de Philippe le Bel s’inscrit dans la continuité de celle de Philippe le Hardi85.
Conclusion
A son avènement, en octobre 1285, la croisade d’Aragon pèse lourd sur les épaules du jeune Philippe IV : il doit rembourser ses créanciers et régler l’affaire politiquement86. Il faut attendre le traité d’Anagni de 1295 pour que Charles de Valois renonce à son titre de roi d’Aragon et à la mort de Philippe le Bel, en 1314, des créanciers demandent encore leur remboursement pour la croisade de son père. L’affaire de Catalogne est donc une grande source de soucis pour le nouveau roi.
Le souvenir catastrophique que garde encore cette expédition dans les mémoires française et catalane, bien que largement remis en cause par les travaux récents, comme ceux de Xavier Hélary87, est essentiellement dû aux chroniques, notamment catalanes, qui ont donné le bon rôle au primogenitus pendant la préparation et le déroulement de la croisade d’Aragon. Philippe le Bel serait le champion de la cause aragonaise dans l’entourage de son père à cause de ses liens familiaux, par sa mère, avec Pierre le Grand. Une analyse de son activité diplomatique pendant l’expédition permet de nuancer largement ce propos.
Philippe le Bel émerge comme acteur diplomatique pendant ses années de primogenitus alors qu’il se forme à son futur rôle de roi en accompagnant son père, par exemple pendant la rencontre de décembre 1280 - janvier 1281, à Toulouse. Jusqu’aux derniers temps de la guerre, l’héritier est associé à son jeune frère, Charles de Valois88: le cadet est mentionné dans chaque lettre envoyée par Pierre et Alphonse avant l’été 1284. Les deux princes appartiennent au cercle restreint des membres de la famille royale qui peuvent servir d’intermédiaire entre le roi de France et ses interlocuteurs car ils ont le même statut social et sont les deux fils d’Isabelle d’Aragon. La croisade d’Aragon est avant tout une dispute familiale. Dans ces liens entre proches, le primogenitus français pourrait être un des intermédiaires de choix du primogenitus aragonais, ce qui permettrait d’envisager une forme de ‘‘diplomatie des héritiers’’. Ces relations diplomatiques dynastiques mobilisent les liens familiaux et le vocabulaire de l’affection. Les chroniqueurs catalans reprennent à l’excès cet élément-là et l’utilisent pour distinguer Philippe le Bel du reste de sa famille, en lui prêtant une diplomatie de rupture pendant l’expédition en Aragon. Cependant, cette attitude n’est pas attestée dans la documentation. La lettre du 5 août 1285 dans laquelle Pierre le Grand laisse sous-entendre des manigances entre lui et son neveu, montrent simplement que même en temps de guerre, les belligérants maintiennent des canaux de communication.
Ainsi, Philippe le Bel a été un acteur diplomatique de premier ordre avant d’être Philippe IV. Cette période d’apprentissage de son futur métier de roi qu’ont été les mois de préparation et de déroulé de la croisade d’Aragon l’auront sans doute convaincu que le temps n’est plus aux grandes expéditions outre-mont et outre-mer. Philippe le Bel, au cours de son règne, ne participe lui-même qu’à une seule bataille, celle qui l’oppose aux insurgés flamands, le 18 août 1304, à Mons-en-Pévèle. Pendant les guerres de Flandre, notamment la campagne de 1297, c’est Charles de Valois qui combat au nom de son frère. En retour, le roi de France soutient son frère cadet dans toutes ses recherches de couronne. Ainsi, Philippe le Bel se sera conforté au vœu formulé par son père à Perpignan, début octobre 1285 : il ne cessera ‘‘de l’aimer et de l’honorer comme un bon frère’’.
Bibliographie
Sources imprimées
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