La diplomatie et l'action diplomatique du roi du Portugal Denis Ier (1278-1325) seraient difficiles à comprendre sans tenir compte de son entourage, notamment de certains membres de la famille royale, en particulier son fils aîné, Alphonse (1291-1357). Pour connaître le rôle de ce dernier dans la diplomatie portugaise durant le règne de son père, il convient d'avoir une approche de longue durée. Peut-on parler d'obéissance ou, au contraire, observer une autonomie d'Alphonse par rapport à son père ? La diplomatie du fils aîné était-elle en harmonie avec celle du roi ou, au contraire, revêtait-elle l'allure d'une activité privée et indépendante ? Cette forme de relation était-elle constante, tout au long de la période analysée, ou bien variable, erratique?
Né en 1291, le prince Alphonse du Portugal était le fils légitime du roi le plus âgé et donc2, compte tenu du système successoral en vigueur au Portugal3, l'héritier de la couronne portugaise.
De rares informations disponibles dans les archives portugaises, conjuguées aux lettres originales expédiées par Alphonse ou sur son ordre, conservées aux Archives de la Couronne d'Aragon, ainsi qu'aux documents issus des Archives apostoliques du Vatican, fournissent des données et des indices tout à fait pertinents pour l'étude de l'action diplomatique du prince héritier. Pour mieux appréhender ses démarches, il est également essentiel de tenir compte des riches correspondances échangées par les rois du Portugal, Denis et Isabelle, avec les rois d'Aragon, une correspondance pour une large part préservée, intacte, dans les archives de Barcelone.
Des chroniques ont également traité ou analysé cette période4, mais les princes héritiers n'y sont pas les principaux protagonistes. Il n'est fait référence à eux que de manière occasionnelle, pour des moments et des épisodes précis, surtout des périodes d'entente ou de conflit.
L'examen de l'ensemble de cette documentation conduit à distinguer trois phases : la participation indirecte ou passive du prince à la conclusion d'alliances diplomatiques (1291-1300); l'action coordonnée avec celle du roi et l'utilisation de personnes du service royal (1300-1317); la rébellion, l'accusation et le soutien de la reine Isabelle, sa mère (1317-1324), suivi par la reprise du contrôle et une possible collaboration (1324sq).
Participation indirecte ou passive du prince à la conclusion d'alliances diplomatiques (1291-1300)
Les princes et les fils de roi avaient un rôle essentiel dans les politiques dynastiques et diplomatiques. Leurs mariages servaient les stratégies politiques des rois et, selon les objectifs, l'élargissement des horizons d'alliance5.
Le cas du prince Alphonse est à cet égard caractéristique. Dans ses premières années, il servit au roi de garantie et de sécurité, pour renforcer le traité d'Alcañices6. Conclu en 1297, cet important traité politique établi entre le Portugal et la Castille poursuivait de nombreux objectifs, différents pour chacune des parties impliquées. Pour la Castille, confrontée à une crise politique interne - le roi n’avait pas été légitimé par le pape et est encore mineur -, il s'agissait d'un traité de paix et d'alliance favorisant le bien-être du territoire et la capacité à gouverner de Ferdinand IV et de ses tuteurs. En outre, le renforcement de l'alliance se traduisit à la fois par le mariage du roi mineur de Castille avec la princesse Constance du Portugal et par celui de l'héritier du trône portugais7, Alphonse, avec une princesse castillane, Béatrice8. Grâce à ce traité, les Castillans pouvaient non seulement garantir la force et la durabilité des accords, mais aussi s'assurer de l'appui des Portugais à la cause du jeune roi et saper le pacte international de Bordalba (21 janvier 1296) récemment établi, promu par le roi d'Aragon9. En contrepartie des concessions territoriales faites aux Portugais, le traité offrait des avantages pour le royaume de Castille. Denis, un roi très riche10, manifestait un vif intérêt pour la célébration des mariages convenus, qui nécessitaient une dispense papale. Il pouvait également aider les Castillans à obtenir la légitimation papale de Ferdinand IV, faisant de lui le successeur légitime sur le trône, ce qui aurait résolu immédiatement le problème de la succession en Castille et contribué au retour de la paix11.
Pour le Portugal, il s'agissait d'un traité frontalier définissant le territoire sur lequel Denis exerçait sa juridiction. En raison de la position géographique du Portugal, situé à l'extrémité de la péninsule Ibérique, entouré par le royaume de Castille et Leon comme par l'océan Atlantique, la délimitation et la cristallisation de la frontière était essentielle pour la croissance interne du royaume, le renforcement de l'autorité royale, la territorialisation du pouvoir politique et administratif, ainsi que pour l'affirmation internationale du roi. De surcroît, étant donné que, quelques années auparavant encore, certains liens de dépendance féodale étaient mis en avant par le puissant voisin12, cette délimitation était également une démarcation claire par rapport à l'autorité castillane. Le Portugal s'affirmait ainsi comme un royaume souverain à part entière. De la sorte, le roi Denis devait pouvoir, grâce à ce traité, non seulement assurer un royaume à sa fille, mais aussi garantir le succès de l'accord et la stabilité de son domaine.
D'après les chroniques et la documentation disponible, Alphonse, le fils aîné de Denis, alors âgé de six ans, n'était pas présent avec ses parents à la rencontre d'Alcañices. Il était resté à Trancoso au moment de la négociation du traité13. Sa présence ne parut donc pas nécessaire à la décision. Néanmoins, il figure avec la reine dans la liste des personnes pour lesquelles le roi prêta serment14. La mention de son nom conforte les dispositions prises:
"E eu rey Dom Denis por mim pela raynha Dona Ysabel mha molher e polo infante Dom Alfonso meu filho primeyro e herdeyro e por todos meus suceessores prometo aa boa fe e juro"15.
De manière somme toute comparable, dans les lettres d'état (litterae de statu), où étaient échangées des informations sur les membres des cours, la mention des princes servait également à renforcer les liens entre détenteurs du pouvoir.
Alphonse peut donc, dans cette période de son enfance, être considéré comme un acteur passif ou un élément de négociation utilisé par le roi Denis16.
Une action coordonnée avec le roi (1300-1317)
"Jnffante don Affonso filho primeyro herdeiro do muy nobre Don Denis"
À partir de 1300-130217 - Alphonse avait alors une dizaine d'années - commencent à apparaître des documents qui attestent plus clairement de la participation effective du prince et héritier de la couronne comme acteur de la diplomatie portugaise. Dans les lettres expédiées par Alphonse ou sur son ordre à des dirigeants étrangers18, il se présentait dans sa titulature comme l'héritier et le successeur de la Couronne. En ce sens, le prince servait à la fois à consolider et renforcer des liens diplomatiques existants, comme en témoignent les lettres d'état échangées, mais aussi à soutenir et à appuyer l'action diplomatique du roi. L'héritier était un atout diplomatique mobilisé pour la défense des intérêts royaux.
Le prince lui-même était-il préparé à assumer de telles tâches ? Comme l'a souligné l'historien Bernardo Vasconcelos e Sousa, nous ne disposons d'aucune information sur le contenu spécifique de l'éducation d'Alphonse. Néanmoins, compte tenu de l'intérêt du roi Denis pour les lettres, l'héritier a probablement été en contact avec la lecture et l'écriture, même s'il n'a peut-être pas maîtrisé pleinement ces savoirs19. La participation à la diplomatie royale, dans des cérémonies, au gré des correspondances ou dans des actes, faisait partie de son apprentissage du métier de gouvernant, lui garantissant l'expérience nécessaire pour assumer plus tard lui-même le rôle de roi.
Le prince fut en revanche absent de l'arbitrage d'Agreda/Torrellas (août 1304)20, un événement diplomatique de grande importance sous le règne de Denis, au cours duquel le roi du Portugal fut appelé à arbitrer et à servir de médiateur dans deux conflits, le premier entre les rois de Castille et d'Aragon au sujet des droits sur le territoire de Murcie, le second entre le roi de Castille, Ferdinand IV, et son oncle, Alphonse de La Cerda, au sujet du droit de succession au royaume de Castille. Bien qu'absent, le prince héritier apparaît néanmoins, par l'intermédiaire du roi et de la reine du Portugal, comme signataire du traité, en sa qualité de successeur, et certains cadeaux diplomatiques lui furent offerts21. Étant donné l'importance de ces événements pour l'apprentissage du comportement et du cérémoniel, comme pour la création de liens et l'affirmation de l'héritier par leur présentation et leur présence, une telle absence était-elle circonstancielle ou liée à sa majorité ? À partir de quel moment a-t-il été considéré comme majeur?
Dans le Portugal médiéval, l'âge de la majorité des princes n'était défini selon aucune règle spécifique, mais il était admis qu'elle était atteinte à partir du quatorzième anniversaire22. La jeunesse d'Alphonse a donc pu justifier son absence, mais l'on manque d'éléments pour trancher sur ce point23.
Ces différents éléments soulèvent plusieurs questions. Le prince agissait-il alors seulement en coordination directe avec l'action royale ? Quelle était durant cette période sa marge de manœuvre vis-à-vis du roi ? Plusieurs témoignages apportent des éléments de réponse. Une lettre datée de mai 1305, adressée par Alphonse à son oncle, le roi d'Aragon Jacques II, est particulièrement intéressante à cet égard. Elle concerne les châteaux d'Elda et Novelda, revendiqués comme lui revenant de droit par le prince (homonyme) Alphonse, oncle du successeur de la Couronne portugaise et frère du roi du Portugal, des châteaux qui, toutefois, en vertu de l'arbitrage de 1304 à Agreda/Torrellas, étaient entrés en possession du roi de Castille. À la lecture de cette seule lettre de l'héritier Alphonse, celui-ci aurait agi à la demande de son oncle, de façon supposément autonome par rapport au roi :
" Ao muyt alto e muy nobre don Jame pela graça de deus Rey d aragon (...) De mjm Jnffante don Affonso filho primeiro herdeiro do muj nobre Don Denis pela graça de deus Rey de Portogal e do Algarue saude (...) Rey tio sabede que o Jnffante don Affonso meu tio m enujou diser que El Rej de Castela ficou pera le entregar Elda e Nouelda aqueles seus Castelos e que ficou pera lhj dar por elos scambho. E ora enuyou mj dizer que o scambho que ficou El Rej de Castela pera lhj dar alo cessas uistas que uos e el fezeste que nom e con entrega assi como o deuia aauer. E tio Rey uos bem sabedes os deuidos que o Jnffante don Affonso comigo ha Porque uos entrego tio Rey que uos queirades que dom Affonso aia scambho per esses Castelos assi como uos sabedes que foj posto. E outrossj nom sofrades que lhj nenguu embargue as Rendas desses logares nem lhj faça hj sen razon ata que os uos aiades assj como os deuedes Aauer e gradeçeruo lo ej muyto. (...) Jnffante o mando Steuam da guarda a ffes "24.
Le prince agissait-il ainsi de manière autonome par rapport au roi ? La lecture complète du document et la conservation d'autres lettres également adressées au roi d'Aragon, notamment par le roi du Portugal, en font douter. En réalité, le primogenitus Alphonse s'inscrivait dans la continuité des actions diplomatiques du roi. Un jour après son fils, le 15 mai 1305, Denis du Portugal écrivait en effet également à Jacques II pour défendre les droits du prince Alphonse25.
Non seulement les thèmes abordés dans ces lettres étaient analogues, mais le responsable de leur rédaction était le même : Estevão da Guarda. Membre de la Curia regis, Estevão da Guarda était un proche de Denis. Il servit comme scribe dans la chambre du roi de 1299 à la fin du règne, et a pu être considéré par certains historiens comme secrétaire privé (escrivão da puridade)26avant la lettre ou comme scriptor secretorum du roi Denis27.
Estevão da Guarda n'était pas seul en ce cas. Le plus souvent, les mêmes personnes rédigeaient des documents diplomatiques expédiés au nom du roi et du prince Alphonse. Cela apparaît très nettement pour les documents qui peuvent être datés avec précision et28, plus encore, pour ceux qui traitent de questions diplomatiques spécifiques, au-delà des lettres d'état. L'on recourait à des hommes d'expérience, en qui le roi avait confiance :
Nom | Période au service de la production de la documentation diplomatique du roi | Date de la ou des lettres diplomatiques du Primogenitus | Affaire | Références |
Lourenço Esteves da Guarda | 1303-1312 | 1303 | Lettre d'état et de créance d'un ambassadeur du roi | ACA, C., CR, Jaime II, n. 13022 |
Estevão da Guarda (scriptor secretorum) | 1300-1322 | 1305 | Lettre d'état, concernant aussi les biens d'Elda et de Novelda | ACA, C., CR, Jaime II, n. 11420 |
Afonso Raimundo | 1305-1306 | 1311-1312 | Lettre pour donner compte de l'intercession du prince auprès du roi du Portugal en faveur du roi d'Aragon; Lettre de connaissance | ACA, C., CR, Jaime II, n. 13442; ACA, C., CR, Jaime II, n. 03249 |
Estevão Peres | pas d'information | 1312 | Lettre de créance d'un ambassadeur du roi au pape, l'archevêque de Braga | ACA, C., CR, Jaime II, n. 12448 |
João Domingues | 1312-1322 | 1312 | Serment de l'héritier de respecter les dispositions concernant les châteaux donnés en otage dans l'arbitrage du roi d'Aragon. | ACA, C., CR, Jaime II, n. 11861 |
Au moins pour la production de ces documents, l'autonomie du prince était donc relative, et il semble que le roi ait exercé un contrôle sur les instruments produits par l'intermédiaire de ses propres officiers29. D'une certaine manière, cela lui permettait de préserver ses intérêts. L'une des lettres produites durant cette période témoigne ainsi d'une action coordonnée entre le roi et son successeur. En réponse à une lettre de Jacques II d'Aragon, datée de 1311 et concernant l'attribution par le souverain pontife au fils du roi d'Aragon, Jean, de bénéfices ecclésiastiques au Portugal, en Aragon et en Castille, le prince héritier du Portugal assurait que ces bénéfices, dès qu'ils seraient disponibles, seraient garantis au prince : "Prazeria muyto al Rey meu padre e a mjm e fariamos hy aquelo que devyamos pera se cumprir"30. En d'autres termes, Alphonse s'engageait non seulement en son nom propre, mais aussi au nom de son père, le roi du Portugal.
Malgré le contrôle que tentait d'exercer le roi sur son action diplomatique, le prince héritier devenait sur la scène politique portugaise un acteur important. Il tissait des réseaux de confiance, de loyauté et d'amitié. Bénéficiant d'une certaine autonomie, il intercédait en faveur de potentiels alliés et interlocuteurs auprès du souverain31.
L'examen des seings et des sceaux utilisés par le roi et son fils pour fermer, valider et authentifier les lettres diplomatiques s'avère également utile dans cette approche comparatiste32. Il existe en effet de nettes différences entre le sceau du roi Denis (fig. 1) et celui de son héritier, le prince Alphonse (fig. 2). Même si sa correspondance est conditionnée par les interférences des officiers de confiance de son père, l'autorité du prince, même symbolique, se manifestait donc par l'utilisation d'un sceau personnel qui l'identifiait et le différenciait du roi.
Cependant, l'action diplomatique du prince héritier ne put jamais être complètement détachée de tout lien avec le roi. En réalité, c'était son lien de parenté qui lui conférait l'autorité pour agir diplomatiquement et lui permettait d'établir des contacts avec d'autres interlocuteurs. La titulature employée dans ses lettres et actes en témoigne.
Désignation | Date | Destinataire | Sujet | Références |
Jnffante don affonsso filho primeyro e herdeyro do muj nobre don Denis pela graça Rey de Portugal e do Algarue | 1303 | Jacques II, roi d'Aragon | Lettre d'état et de créance d'un ambassadeur du roi. | ACA, C., CR, Jaime II, n. 13022. |
Infante don Affonso filho primejro herdeiro do muj Nobre don Denis por essa meesma graça Rey de Portugal e do Algarue | 1305 | Jacques II, roi d'Aragon | Droits de propriété de son oncle Alphonse, suite à l'arbitrage d'Agreda/Torrellas (1304). Lettre d'état. | ACA, C., CR, Jaime II, n. 11420. |
Jnffante don affonso vosso sobrinho filho primeiro herdeyro do muy nobre Don Denis pela graça de deus Rey de Portugal e do Algarve | 1311 | Jacques II, roi d'Aragon | Arrivée d'ambassadeurs aragonais à propos des bénéfices épiscopaux obtenus par Juan de Aragón, fils du roi d'Aragon, à la curie pontificale. Engagement d’assurer au prince aragonais des dignités ecclésiastiques au Portugal. | ACA, C., CR, Jaime II, n. 13442. |
Jnfante Dom Affonso filho primeyro herdeyro do muy nobre Don Denis pela graça de deus Rey de Portugal e do Algarue | 1312 | Toutes les personnes qui voient la lettre | Serment de sauvegarde des châteaux en otage lors de l'arbitrage pour résoudre la contestation du Traité d'Alcañices (1312). | ACA, C. Pergaminos de Jaime II, carp. 178, n. 2935. |
Jnfante don Affonso filho primeiro herdeyro do muy nobre Don Denjs pela graça de deos Rey de Portugal e do Algarue | 1312 | Jacques II, roi d'Aragon | Confirmation de l'arrivée de la charte et de son interception au nom de Jacques II d'Aragon, auprès du roi du Portugal; lettre de créance en faveur d'un ambassadeur du roi du Portugal envoyé à la curie pontificale. | ACA, C., CR, Jaime II, n. 3249; ACA, C., CR, Jaime II, n. 12448. |
Désignation | Date | Expéditeur | Sujet | Références |
al muy noble e muy honrado infant don Alfonso, filo del muy alto rey de Portogal | 1300 | Jacques II, roi d'Aragon | Lettre de créance et d'état. | ACA, C., reg. 334, fol. 5v. |
al muy noble e muy honrado infant don Alfonso, fillo del muy noble e muy honrado don dionjs Rey de Portogal, buen sobrino nostro | 1302 | Jacques II, roi d'Aragon | Lettre d'état. | ACA, C., reg. 334, fol. 51v. |
al muy noble e honrado Jnfant don alfonso fyo del muy alto Rey de portogal caro sobrino nostro | 1303 | Jacques II, roi d'Aragon | Lettre de créance et d'état. | ACA, C., reg. 334, fol. 105v. |
al muyt noble e muyt honrrado el Jnfant don Alfonso fillo heredero del Rey de portogal caro sobrino nuestro | 1303 | Jacques II, roi d'Aragon | Lettre de créance et remerciement pour le soutien du primogenitus à la reine de Portugal. | ACA, C., reg. 334, fol. 121r. |
al muy noble e muy honrado Jnfante don Alfonso fillo primero e heredero del muy noble Rey de Portogal | 1308-1309 | Jacques II, roi d'Aragon | Lettre de confirmation de réception d'une lettre de créance du prince héritier ; lettre d'état. | ACA, C., reg. 140, fol. 151r; ACA, C., reg. 238, fol. 74v. |
al muy noble e muy honrado infante don Alfonso fijo primero heredero del muy noble Rey de Portogal, muy caro sobrino nuestro | 1313-1314 | Jacques II, roi d'Aragon | Lettre de créance et d'état; Lettre de créance, question de la princesse Eleonore. | ACA, C., reg. 337, fol. 193. |
Alphonso primogenito regis Portugaliae | 1316 | Pape Jean XXII | Collecte des dîmes dans le royaume du Portugal. | AAV, Reg. Vat. 63, ep. 411 cur. |
Note : il n'est pas tenu compte ici des copies dans les registres de chancellerie, notamment aragonais, où la titulature présente dans le document n'est pas développée.
La titulature utilisée par le prince, pour laquelle nous ne disposons d'informations concrètes qu'à partir de 1303, est restée relativement stable (Tableau 2). Alphonse se présentait comme le premier fils légitime du roi du Portugal, et donc l'héritier de la Couronne. En revanche, la manière dont il est désigné dans les lettres qui lui sont adressées a évolué (Tableau 3). Ce fut seulement à partir de 1303, une fois atteint l'âge de 14 ans, que l’infant commença à être désigné comme le prince héritier du roi du Portugal. Jusqu'alors, il n'était mentionné que comme le fils du roi. Seconde évolution remarquable : d'après les informations disponibles, à partir de 1308, Alphonse fut désigné non seulement comme héritier, mais aussi, à l'instar de la titulature employée pour se présenter, comme premier fils légitime et héritier du roi.
Au moins jusqu'en 1317, il existait une forme de collaboration entre le prince et le roi afin de garantir les intérêts diplomatiques royaux. Le prince servait la stratégie du roi et le faisait en tant que successeur et héritier. Cela transparaît de manière évidente dans le serment prêté en 131233 par le prince Alphonse, au moment de l'arbitrage aragonais du conflit entre la Castille et le Portugal, résultant de la dispute sur l'interprétation du traité d'Alcañices.
"Eu Jnfante Dom Affonso filho primeyro herdeyro do muy nobre Don Denis pela graça de deus Rey de Portugal e do Algarue faço saber que como o dicto meu padre desse os Castelos de Sortelha de Castel mendo e de Segura em arrefans ao muy nobre Dom Jayme pela graça de deus Rey d Aragon. (...) per mandado de dito meu padre (...) O Jnfante o mandou Joham Dominguez "34.
Par ce serment, le prince Alphonse, en tant qu'héritier et successeur de la Couronne, garantissait que les châteaux portugais étaient retenus en otage par le roi d'Aragon jusqu'à ce que le différend qui les opposait fût résolu. Il s'agissait d'un engagement de la maison royale à respecter ce qui avait été convenu, une garantie indépendante du détenteur du pouvoir qui, en associant le roi et l'héritier à l'engagement, donnait une plus grande solidité à ce qui avait été convenu et permettait un accord durable.
Ceci démontre l'effort réalisé pour assurer l'action diplomatique de l'héritier et sa participation au service du roi, mais aussi pour le placer dans la continuité et au service de la maison royale.
Rébellion, accusation et soutien de la reine Isabelle (1317-1324)
"Rey ssabede que alguuns sse trabalharom aca de ffazer contra mjm e contra ho meu estado Cousas Maas desaguisadas. E eu tiuo por bien de uo lo enujar dizer porque ssey que uos pesara en E o portador desta carta uos mostrara este ffeyto em Como passou"35.
Cependant, cette coopération diplomatique entre le roi et l'héritier subit un revers à partir de 1317, lorsque le prince, à l'âge de 26 ans36, se rebella. La tension entre le père et le fils perdura ensuite jusqu'aux dernières années du règne de Denis37.
Comme l'a souligné Björn Weiler, la rébellion des princes héritiers contre leur père était un phénomène relativement courant dans l'Europe médiévale38. Dans le cas du prince Alphonse, les éventuels documents dans lesquels le prince aurait pu consigner les arguments et les accusations justifiant sa rébellion ne sont pas conservés. L'examen de son activité diplomatique permet néanmoins de pallier ce déficit39.
Pour écarter son demi-frère et s'assurer de la tutelle de la justice du royaume, le prince utilisa des documents falsifiés afin d'obtenir des soutiens internes, mais aussi externes. La correspondance échangée avec l'Aragon laisse apparaître la stratégie utilisée par l'héritier rebelle. Alphonse tenta tout d'abord de gagner le soutien et la sympathie du roi d'Aragon en accusant son père de ne pas rendre une justice équitable, même dans les cas pour lesquels il disposait de preuves écrites. Pour étayer cette affirmation, l'ambassadeur du prince présenterait des copies de (faux) documents à la cour aragonaise. Cela lui permettrait de démontrer qu'il était lésé en raison de la prédilection de son père pour un autre fils. En réaction à ces allégations, le roi d'Aragon, qui n'avait pas encore reçu les copies des documents attestant le déroulement de l'enquête et la mise en oeuvre de la justice, réprimanda le roi du Portugal et l'exhorta à exécuter et à garantir l'application de la justice, quels que fussent les coupables. Il semblait agir conformément aux faits rapportés, n'ayant que peu ou pas de connaissance réelle de ce qui se déroulait sur la scène portugaise. Le moment choisi pour la réponse et le fait que le roi du Portugal ait envoyé un ambassadeur muni de sa propre défense quelques jours plus tard, suggèrent que le prince Alphonse essayait d'obtenir le soutien le plus large possible avant que le souverain portugais ne livrât sa version des faits. Fut-ce aussi une raison pour laquelle le prince incita Jacques II à utiliser son réseau pour informer le pape des événements et des actions du roi ? Nous ne sommes pas en mesure de le déterminer.
En tout cas, comme le roi, le prince a utilisé des documents pour prouver ses allégations. Même si, en l'occurrence, il n'a pas été possible de localiser ces pièces, il paraît logique qu'elles aient effectivement été présentées au roi d'Aragon.
L'action de l'héritier ne peut néanmoins être analysée sans prendre en compte la reine. Contrairement à ce qui a longtemps été soutenu en raison de son aura de sainteté, la reine a eu un rôle pertinent dans ce conflit, allant bien au-delà de sa fonction supposée de médiatrice, en contribuant elle-même à favoriser la discorde40. Ayant une relation difficile avec son mari41, comme le suggère la documentation, la reine a souvent agi à titre personnel et individuel, en opposition claire avec les stratégies du roi ou même contre les intérêts du Portugal. L'éloignement de la reine par rapport au roi et les mauvaises relations qu'ils entretenaient pourraient-ils justifier une telle attitude ? Bien que nous ne puissions donner une réponse concrète à cette question, elle encouragea et soutint en tout cas la rencontre diplomatique du prince Alphonse avec la reine de Castille, à Fuente Guinaldo en 1319, alors que le roi du Portugal et certains membres de la noblesse castillane s'y opposaient42. Par ailleurs, tout au long du conflit, elle favorisa le soutien à la cause du prince contre celle du roi, soit en apportant une aide financière, soit en hébergeant le prince et ses partisans dans ses domaines, soit en lui transmettant des informations sur la circulation de la cour et des hôtes royaux, soit encore en partageant avec son fils les mêmes ambassadeurs et messagers43 (distincts de ceux du roi), afin que les messages et les arguments de son fils soient transmis et entendus. Après l'exil auquel elle fut contrainte par Denis en raison de son aide à l'héritier, Isabelle envoya ses ambassadeurs au pape, très probablement pour l'informer de la situation du royaume, en particulier de son propre cas, ainsi que pour se plaindre des agissements de son mari. Cela incita le pape à envoyer des bulles et son légat apostolique pour rétablir la paix et la concorde dans le royaume.
Tout en bénéficiant de l’appui de la reine, sa mère, le prince Alphonse adopta une approche diplomatique personnalisée et ciblée. Les lettres de demande de soutien que le prince envoyait au prince héritier et au roi d'Aragon en fournissent un bon exemple. D'après les réponses à l’un de ses messages, dont les brouillons et les copies ont survécu44, il apparaît que les lettres du prince portugais, bien que similaires dans sa première partie dans laquelle le rebelle défend sa position et argumente pour sa défense, présentait de substantielles différences de contenu.
Dans la lettre adressée au roi d'Aragon, il sollicitait spécifiquement de son oncle un appui diplomatique, pour contenir les supposées avancées militaires de la Couronne de Castille et faire connaître son point de vue et ses arguments aux membres de la curie pontificale. Par la même occasion, avec la lettre de demande d'aide qu'il adresse à l'héritier d'Aragon, procureur général de ce royaume et alors chargé de préparer l'expédition militaire pour conquérir la Sardaigne, il cherchait à susciter l'empathie de son homonyme en lui demandant expressément de l'aide militaire pour faire face à d'éventuels assauts castillans, lancés pour aider le roi Denis du Portugal. En vertu de son statut, l’infant aragonais devait compatir à la situation du prince portugais. Alphonse formulait des demandes spécifiques à chacun, probablement afin de s'assurer le plus grand soutien possible à sa cause.
Sa tentative s’avéra infructueuse, puisque la lettre de réponse fut finalement révisée et mûrement réfléchie par le roi d'Aragon, afin d'éviter d'aggraver le conflit et de contrarier Alphonse.
Autre fait important : tout au long du conflit, le prince héritier portugais demanda à de nombreuses reprises au roi d'Aragon d'user de ses vastes réseaux de contacts pour transmettre au pape45 sa version des événements. La raison de cette insistance n'est pas explicitée dans la documentation, mais elle a pu avoir pour but de faire réagir le pape, soit pour l’impliquer comme médiateur dans le conflit, soit pour l’inciter à déposer et à destituer le roi, ce que le pontife avait légalement la faculté de faire. Ou bien s’agissait-il seulement d’obtenir le soutien du pape contre son père? Les informations dont nous disposons ne permettent pas d'apporter une réponse concrète.
Il y eut donc une troisième phase de relation, marquée par des conflits et pendant laquelle, nécessairement, l'action diplomatique du prince prit un caractère plus indépendant46. Cependant, la titulature qu'il utilisait et la manière dont les interlocuteurs extérieurs s'adressaient à lui47 ne semblent pas avoir changé par rapport à la période précédente, le prince continuant à communiquer en sa qualité de prince héritier de la couronne portugaise : " Iffante Dom Affonso filho primeyro herdeyro do muy nobre Dom Denis"48.
La vision d'une relation exclusivement conflictuelle entre le roi et son fils durant cette période suscite donc le doute. N'est-elle pas aussi conditionnée par la lecture des événements dans les chroniques, par l'état des sources documentaires conservées ? Peut-on garantir qu'il n'y eut alors que des conflits, sans coopération ? À l'heure actuelle, et avec les données disponibles, il faut reconnaître que la réponse n'est pas tout à fait claire.
L'action diplomatique de l'héritier de la couronne portugaise après le conflit et durant les dernières années du règne de Denis est assez mal documentée. Une lettre du roi d'Aragon à l'un de ses officiers, datée de novembre 132449, précise qu'Alphonse avait envoyé un ambassadeur en Aragon pour régler un conflit avec certains marchands castillans. Il a donc entrepris une action diplomatique. Néanmoins, l'information ne permet pas de clarifier s'il agissait au service du roi pour résoudre ce problème, ou s'il assumait déjà certaines prérogatives de son père qui mourut peu de temps après, en janvier 1325.
Conclusion
D'abord agent ou instrument des intérêts diplomatiques du roi et de la couronne, comme Denis lui-même l'avait été en tant qu'héritier auparavant, Alphonse devint ensuite, à sa majorité, un acteur plus impliqué dans les échanges en tant qu'héritier de la couronne, tout en restant soumis au contrôle direct de son père à travers ses officiers. Dans un troisième temps, d'autonomie évidente, sans pour autant jamais cesser d'agir en sa qualité de prince héritier, Alphonse développa une diplomatie de rupture et d'opposition à celle du roi, et fut à cette fin soutenue par la reine-mère.
La participation du prince portugais à la diplomatie, notamment à la diplomatie royale, obéissait à une double logique. Pour le roi, la participation indirecte ou directe de l'héritier servait à renforcer et à garantir la continuité de ses intérêts et de ses ambitions diplomatiques. Cela lui permettait par ailleurs de conditionner l'action du prince de manière favorable à ses intérêts. Pour Alphonse en revanche, la participation diplomatique était une forme d'éducation, un moyen de développer des contacts et des liens, une façon de consolider sa place sur la scène politique en tant que successeur. C’était aussi une capacité qu'il possédait en raison de sa qualité de fils et héritier du roi. De la sorte, même dans les moments de confrontation, il ne pouvait pas s'autonomiser complètement par rapport au souverain, son père.
Références bibliographiques
Sources
Sources manuscrites
Barcelone, Archivo de la Corona de Aragón [ACA], Cancilleria [C], Cartas Reales [CR], Jaime II, n° 3249; 11420; 11527; 11861; 12448; 13022; 13442.
Barcelone, Archivo de la Corona de Aragón [ACA], Cancilleria [C], Pergaminos, Jaime II, carp. 178, n. 2935.
Barcelone, Archivo de la Corona de Aragón [ACA], Cancilleria [C], Registros [reg.] 140, 184, 238, 245-247, 334, 337.
Vatican, Archives Apostoliques du Vatican, Reg. Vat. 63, ep. 411 cur.
Sources imprimées
As gavetas da Torre do Tombo. vol. 9: Gaveta 18, maços 7-13. Éd. António da Silva Rego. Lisbonne: Centro de Estudos Históricos Ultramarinos, 1971.
Crónica de Portugal de 1419. Éd. Adelino de Almeida Calado. Aveiro: Universidade de Aveiro, 1998.
Crónica Geral de Espanha de 1344. 3ème éd.. 4 vols. Éd. Luís Filipe Lindley Cintra. Lisbonne: Academia Portuguesa da História/Imprensa Nacional-Casa da Moeda, 2009.
Documentos de Bonifacio VIII (1294-1303) referentes a España. Éd. Santiago Domínguez Sanchéz. León: Universidad de León, 2006.
Memorias de D. Fernando IV de Castilla. vol. 1. Éd. António Benavides. Madrid: Imprenta de José Rodríguez Biblioteca Digital de Castilla y León, 1860.
PINA, Rui de - Crónica D. Dinis: segundo o códice inédito nº 891 da Biblioteca Pública Municipal do Porto seguida da versão actualizada da Edição Ferreiriana de 1726. Porto: Livraria Civilização Editora, 1945.
Vida e milagres de dona Isabel, Rainha de Portugal: texto do século XIV restituído à sua presumível forma primitiva e acompanhado de notas explicativas. Éd. José Joaquim Nunes. Coimbra: Imprensa da Universidade, 1921.