Introduction
Cet article s’inscrit dans le cadre de la recherche triennale Cov’Culture (2021-2024) financée par la Région Nouvelle Aquitaine portant sur l’analyse de l’impact de la crise sanitaire sur le secteur professionnel de la culture de ce territoire. Plus spécifiquement, nous présentons ici les premiers éléments de connaissance tirés de l’enquête que nous menons actuellement auprès des médiateurs et médiatrices culturels de Gironde regroupés au sein d’un réseau animé par l’iddac , l’agence culturelle du département. Axé sur le domaine du spectacle vivant, ce réseau regroupe une trentaine de professionnels exerçant leur activité dans des structures culturelles (théâtres et salles de musiques actuelles signalées par la suite par son acronyme francophone SMAC ) ou en collectivité territoriale, en milieu urbain et rural ; il accompagne ainsi des actions de sensibilisation aux arts et à la culture par des pratiques in situ au sein même de ces établissements accueillant des publics.
Les domaines de la culture et de l’art ont été particulièrement touchés par la crise sanitaire liée au Covid-19 entre 2020 et 2021 . Avec la fermeture des lieux culturels, les médiatrices et médiateurs culturels, souvent confrontés au manque de reconnaissance de leur travail (Montoya, 2008), ont pu trouver là une nouvelle légitimité : seuls en mesure de maintenir le lien avec les publics, ils ont ainsi expérimenté de nouvelles pratiques de transmission et de partage, via, par exemple, des actions menées en partenariat avec des structures socioculturelles et éducatives, des propositions ponctuelles dans l’espace public en direction des habitants ou encore l’intervention dans l’espace numérique devenu le temps du confinement et des contraintes de distanciation physique l’espace privilégié de nos échanges.
À l’inverse des structures patrimoniales qui numérisent massivement depuis les années 2000 leurs collections et expérimentent ainsi régulièrement de nouvelles formes d’adresse aux publics via les plateformes et réseaux sociaux numériques (expositions virtuelles, web-documentaires, plateformes de partage des données, etc.) (Andreacola, 2020 ; Badulescu et La Ville, 2019 ; Renaud et Tardy, 2015), ces pratiques de médiation en ligne restaient jusqu’à présent peu développées dans le secteur du spectacle vivant où la dimension expérientielle reste prégnante . Or, ces divers confinements ont souligné l’enjeu pour ces lieux culturels d’exister dans ces espaces numériques et sociaux, tout en prenant en compte les nouvelles pratiques culturelles et artistiques des individus (Donnat, 2007 ; Flichy, 2010; Glevarec, 2021; Jonchery et Lombardo, 2020). Comment dès lors ces professionnels se sont-ils appropriés les logiques médiatiques de cet écosystème numérique complexe ? Ces pratiques ont-elles par ailleurs facilité la continuation des missions de service public qui signent la posture des médiateurs ? Enfin, cette prise en main d’outils et d’espaces numériques participe-t-elle à une nouvelle légitimation de l’existence même des acteurs et actrices de la médiation au sein des structures culturelles ?
L’enquête mise en place depuis 2022 permet d’apporter des éléments de réponse à ces questions en suivant précisément les façons dont ces professionnels de terrain se sont saisis de ces dispositifs durant cette période. Elle permet ainsi de repérer les évolutions de pratiques mais aussi les interrogations en cours au sein de ce secteur d’activité. Pour cela, notre argumentation est structurée en trois temps. Dans une première partie nous reviendrons sur les enseignements tirés d’une enquête plus ancienne sur les pratiques du réseau de médiation iddac. Les constats issus de la période de la crise seront analysés dans une seconde partie en résonance avec ces éléments de connaissance qui, nous le verrons, conditionnent toujours la fonction de médiation. Puis, nous discuterons de la manière dont la question du « numérique » est venue bousculer les pratiques des médiateurs et comment ces nouveaux outils sont perçus et appréhendés, une certaine ambiguïté caractérisant le rapport des professionnels à ce nouvel espace. En conclusion, il s’agira de s’interroger sur les enjeux à venir que posent l’utilisation d’outils numériques pour les professionnels de la médiation culturelle dans le domaine du spectacle vivant.
Constats sur les pratiques de médiation culturelle dans le spectacle vivant
Cette étude post-confinement s’inscrit dans la continuité d’une recherche empirique centrée sur l’observation des pratiques du réseau de médiation iddac commencée en 2011. Elle s’appuie sur les enseignements tirés de cette première étude et en tient compte pour interroger et mesurer l’évolution des pratiques. L’enquête de 2011 dressait un certain nombre de constats familiers des études sur la médiation culturelle . Nos observations renvoyaient ainsi à une fonction mal identifiée, peu reconnue, peinant à exister au sein des organisations culturelles et elle-même en recherche de sens et de définition.
Métier ou fonction ?
Parmi les seize professionnels interrogés en 2011, seuls cinq d’entre eux portaient le titre de médiateur ; on trouvait ainsi des directeurs de lieux, des responsables pédagogiques ou de l’action culturelle, des programmateurs et des assistants culturels. Ces professionnels assumaient, souvent en corrélation avec d’autres missions, des fonctions de médiation sans que celles-ci ne soient associées à un métier spécifique. Ainsi, plusieurs d’entre eux se défendaient de n’exercer que des fonctions de médiation, soulignant par-là l’hétérogénéité de leurs pratiques et rejetant parfois même le terme de médiateur.
Si depuis la place de la médiation culturelle en tant que fonction a largement progressé dans les établissements culturels, dont la plupart proposent des activités de médiation (Aubouin et ali., 2010), l’on note, avec M.C. Bordeaux (2016), que l’appropriation de cette notion de médiation semble poser plus de questions dans le domaine des arts de la scène, où elle suscite encore, si ce n’est un certain rejet, au moins une forme de scepticisme et opère dans un certain flou institutionnel, à l’inverse des secteurs des patrimoines et des arts plastiques où elle donne lieu à de nombreuses formations universitaires qui se traduisent notamment sur les terrains par des métiers reconnus et référencés (Dufrêne & Gellereau, 2010). Ainsi la médiation culturelle n’est pas inscrite en tant que telle dans le Répertoire opérationnel des métiers et des emplois (ROME) mais simplement englobée dans la catégorie « interventions socioculturelles », alors que la loi du 4 janvier 2004 relative aux Musées de France mentionne explicitement la médiation parmi les attributions des musées.
L’ambiguïté de la médiation
Par ailleurs, la fonction de médiation est, en 2011, rarement considérée comme autonome puisque très souvent exercée par les professionnels rencontrés en complément d’une fonction de programmation, voire également associée à une mission de communication. De fait, les recherches en sciences de l’information et de la communication (SIC) envisagent l’action de médiation comme une activité impliquant un ensemble de pratiques communicationnelles : s’il paraît en effet indispensable de communiquer le projet culturel du lieu ou du service en direction d’éventuels partenaires et d’assurer la promotion des actions de médiation auprès des publics, la médiation a pour finalité principale de créer du lien social et de réduire les distances entre les œuvres et les publics. Cette frontière ténue entre médiation et communication était d’ailleurs parfaitement soulignée par les acteurs de terrain puisque nous avions ainsi noté une certaine confusion dans les discours des médiateurs qui associaient sans distinction fonctions de communication, d’élucidation et de mise en lien. Se dessine ici en creux le complexe processus relationnel qu’est la médiation qui permet de relier des objets culturels à des êtres sociaux tout en reposant sur des techniques et des symboles puissants (Jeanneret, 2014).
Marquée par l’hétérogénéité des pratiques, les missions de médiation culturelle sont caractérisées par une certaine ambiguïté. Dans le domaine du spectacle vivant, celles-ci, centrées autour de l’objectif général de faire se rencontrer des publics et des objets culturels, recouvrent des définitions et des approches différenciées, parfois opposées. Prise dans des enjeux distincts voire des injonctions contradictoires, la médiation se voit chargée d’une diversité d’enjeux : sommée à la fois d’augmenter la fréquentation des événements ou des lieux selon une logique proche du secteur marchand, elle se doit également de favoriser l’émancipation des personnes en leur donnant les moyens d’exercer créativité et libre-arbitre tout en leur permettant de construire un rapport particulier à la citoyenneté. Ainsi, le travail du médiateur laisse entrevoir une tension non résolue entre la contrainte de devoir diffuser des objets culturels légitimés par une communauté de praticiens reconnus et le désir d’accompagner des pratiques culturelles singulières pour permettre à chacun de trouver sa place (Caune, 2015 ; Chaumier & Mairesse, 2017).
En effet au sein des établissements de spectacle vivant, la médiation reste soumise à la problématique du lieu, de ses exigences et de ses contraintes. Le médiateur se situe ainsi, dans un équilibre toujours délicat, entre l’institution et les individus, à la fois dans la « maison », où les actions sont réglées et convenues par des pratiques professionnelles, et le « jardin » (Six, 2002) où chaque médiation est unique, se construit et se défriche au sein de configurations partenariales et de contextes singuliers. Cette polarisation dans le champ de pratiques se retrouve de fait dans le champ théorique d’une notion qui hésite entre deux attitudes, deux finalités, l’une de démocratisation, l’autre de démocratie culturelle, se situant alors dans l’espace de « l’entre-deux », là où se conjuguent, de manière incertaine, des idéaux contradictoires.
Un déficit de reconnaissance
L’absence d’objectifs précis et de budget dédié suffisant dans les situations observées en 2011 traduisait en creux la difficulté de la part des responsables et des élus à intégrer cette fonction dans la politique globale de l’établissement ou de la collectivité. De même, la spécificité de la médiation, art de la relation et de la mise en lien, par définition peu visible, rendait difficile la mesure de ses effets. La médiation exige en effet une structuration complexe de l’action, un déploiement dans le temps ainsi qu’un engagement conséquent des personnes, professionnels associés et bénéficiaires de l’action, dont il faudra soutenir la mobilisation tout au long de celle-ci. Fréquence, intensité et maintien de l’engagement constituent des critères essentiels pour la réussite du projet. Le «pari de la médiation » (Péquignot, 2015) de parvenir à susciter l’expérience esthétique et au-delà à construire un rapport à l’art et à la culture, suppose la création d’un rapport de confiance et de coopération qui ne se réalise qu’au prix d’un lourd investissement en termes de temps et d’énergie par le médiateur, alors même que les bénéfices demeurent difficilement mesurables et valorisables. Le temps long de la médiation s’oppose alors à celui du politique. L’impact de l’action étant incertain et ses résultats peu visibles, sa pertinence peut paraître discutable aux yeux des structures et de leurs tutelles qui attendent un retour sur investissement en termes, notamment, de fréquentation des lieux.
Fonction ingrate, peu visible et peu médiatisée, la médiation n’est finalement reconnue « que lorsqu’elle faillit à sa mission » (Montoya, 2008). «Quand ça marche, c’est pas de ta faute, c’est grâce au spectacle, par contre, si ça ne va pas bien, c’est toi qui est responsable », regrettait un médiateur. De nos jours, la reconnaissance de la médiation reste, pour beaucoup de structures culturelles, une difficulté. Elle demeure cette « cinquième roue du carrosse » (Caillet et ali., 2016) pour laquelle on ne dégagera pas les moyens financiers et de communication comme on peut le faire pour la programmation. La tendance récente à externaliser la médiation vers des professionnels indépendants pour minimiser les coûts en est une illustration manifeste. Elle montre la tension dans laquelle se situent encore les structures entre une redéfinition d’un projet qui intègre la médiation ou un recentrage sur les missions de production et de diffusion qui a tendance à l’écarter.
Effets de la crise sanitaire sur les pratiques des médiateurs : vers une autonomisation de la fonction et sa reconnaissance ?
En France, la crise du Covid a été structurée par deux périodes de confinement, l’une stricte de mars à mai 2020 qui interdisait tout lien physique en dehors de la sphère familiale, l’autre de novembre à décembre 2020 avec la possibilité pour les lieux culturels d’accueillir des artistes en résidence. Entre et après ces périodes, de nombreuses contraintes se sont exercées sur les lieux pour accueillir les publics : jauges limitées, obligation du passe sanitaire puis vaccinal, port du masque, etc. Jusqu’à la fin des restrictions en mai 2021, les rapports des lieux culturels avec leurs publics ont été fortement perturbés, mettant à mal leur mission d’accès à la culture. Avec cette fermeture et ces restrictions, les médiatrices et médiateurs ont plus particulièrement été sollicités par les partenaires et gestionnaires de lieux culturels car perçus comme seuls en mesure de maintenir le lien avec les publics. Dans un contexte favorable à la médiation, ils ont renforcé les actions de mise en lien et souvent expérimenté de nouvelles pratiques de transmission et de partage en et hors ligne.
La fonction de mise en lien renforcée
La médiation culturelle et artistique, dont la finalité est d’œuvrer à la construction et à la continuité du rapport à l’art et à la culture des personnes a dû aussi s’adapter au contexte de confinement. Pensée par Léa , médiatrice dans une salle de musique actuelle, comme l’action d’« ouvrir grand les portes », comment faire lorsque ces portent se ferment ? Face à cette situation d’urgence qui a imposé à tous distanciation, éloignement et isolement, Céleste, médiatrice indépendante pour une collectivité, nous dit avoir concentré son action sur le cœur de son métier à savoir maintenir et recréer les rapports sociaux rompus et fragilisés pendant la crise. Pour ce faire, elle s’est investie auprès des acteurs sociaux et éducatifs de la ville, a conçu des actions au plus près des habitants en allant à leur rencontre dans les établissements ou dans l’espace public. Ces projets de proximité qui étaient de l’ordre de l’occasionnel avant la crise sanitaire ont depuis étaient renforcés et augmentés. Ainsi la médiation dont la fonction ne se résume pas à la simple mise en lien d’individus avec des contenus culturels mais renvoie au-delà à un processus de construction des relations humaines (Chaumier & Mairesse, 2017), a pu retrouver à l’occasion de la crise, l’éthos d’une pratique trop souvent réduite à servir des objectifs secondaires.
Dans cette logique interactionnelle, les médiateurs ont été encouragés par leurs partenaires externes à concevoir des actions adaptées et situées. Inquiets pour leurs usagers, soucieux de mettre leurs compétences sociales au service de leur bien-être, ou simplement désireux d’agir de quelque manière dans cette période inédite, professionnels du secteur médico-social, enseignants, artistes et compagnies ont été nombreux à solliciter les médiateurs pour répondre aux besoins sociaux et à des situations parfois urgentes. À tel point parfois, qu’une médiatrice nous dit avoir «croulé sous les demandes». Une autre nous signale que certains artistes locaux ont été, de façon autonome, très actifs sur les réseaux sociaux numériques et que leur manque de disponibilités a rendu «difficile de les engager sur les actions de médiation» institutionnelle (Mathilde).
La médiation, fonction difficile à valoriser comme en témoignent ces propos : «Sur la valorisation des actions, on est un peu moins bons » (Céleste) ou encore «Cette question de la trace me tarabusque» (Fabienne), a certainement gagné en visibilité et en reconnaissance durant la période. Les médiateurs notent une plus grande implication des équipes internes dans les projets : « Toute l'équipe est venue et j'ai vu danser des techniciens que je n'avais jamais vu danser» (Fabienne), ainsi qu’une meilleure compréhension de leur action par les partenaires financiers et, dans une moindre mesure, les élus.
La volonté des acteurs de terrain a pu également trouver soutien et parfois injonction au niveau politique. Sur le plan national, le ministère de la culture a ainsi lancé le dispositif « L’été culturel » en juillet 2020 pour inciter à la mise en œuvre de projets et interventions artistiques dans l’espace public et au cœur des quartiers en particulier populaires. Localement, sur certains territoires, les élus ont encouragé l’élaboration de projets culturels participatifs en direction de leurs administrés. Ce fut le cas à Eysines avec le projet Points de vie créé en novembre 2020 pour lequel les habitants ont été invités à élire et commenter leur lieu préféré, les anecdotes recueillies ont été illustrées par une photographe dont les productions ont fait l’objet d’une exposition sur le parcours de promenade des habitants, la fameuse sortie du kilomètre autorisé durant les confinements. À la suite, le projet a été décliné auprès des seniors et des scolaires, puis repris par le Maire à l’occasion des vœux de nouvel an.
Un renouvellement de l’action
Les professionnels du réseau iddac décrivent pour la plupart une période sombre et déstabilisante, mais également propice à penser des formes d’action adaptées aux contraintes de la situation, les conduisant ainsi à renouveler au moins en partie leurs modes opératoires. Ils et elles l’ont fait en inventant de nouvelles formes d’action comme de petites formes théâtrales imaginées et jouées in situ pour les élèves qui ne pouvaient plus se déplacer dans les établissements ou des improvisations jouées depuis les balcons extérieurs du lieu culturel. D’autres propositions ont permis de renforcer et par là de légitimer des formes existantes telles les interventions dans l’espace public. Chloé indique par exemple la création, sur un temps très court, d’un évènement pensé dès le départ pour exister hors des murs de cette salle de musique actuelle : « Un été à Palmer » s’est ainsi déroulé entre deux périodes de confinement, du 8 juillet au 28 aout 2020, et a permis aux populations de ce quartier de profiter de concerts, d’ateliers et de siestes musicales en accès libre au pied de leurs immeubles. Pour d’autres lieux les logiques de proximité ont été amplifiées aboutissant à des projets novateurs, à l’instar du jardin créé par la scène nationale du Carré Colonnes à Blanquefort. La proposition artistique d’une compagnie en résidence durant le deuxième confinement a conduit le théâtre à acquérir une friche proche pour y développer le projet de la structure axé sur la transition environnementale , des actions de médiation en lien telles rencontres et échanges avec les habitants et spectateurs y sont proposées.
Acteurs devenus le temps de la crise essentiels au sein des équipes parce qu’assurant le lien avec l’extérieur, les médiateurs ont par ailleurs pu travailler en meilleure coopération et coordination avec les autres services de la structure tels que les services dédiés à la communication ou à la régie. Ainsi Mathilde souligne s’être appuyée sur les compétences techniques de la régie pour filmer les restitutions proposées par les classes inscrites sur des parcours d’éducation artistique et culturelle et auxquelles, compte tenu des restrictions sanitaires, ne pouvaient pas assister les familles. Dans certaines collectivités, ce sont les services sociaux qui ont fait appel à la médiation culturelle pour de nouveaux projets : «J’ai commencé qu'avec le service culture et maintenant la communication, mais c'est aussi un effet Covid, on m'appelle beaucoup, le service CCAS avec le pôle senior aussi. Ça a ricoché sur d'autres services donc si la médiation artistique peut être portée à différents niveaux, je trouve ça chouette...» (Céleste).
Habitués à inventer leurs missions et leurs modalités de mise en œuvre - « on se dit souvent qu'on est un peu les couteaux suisses de la culture. On fait beaucoup de choses qui n'existent pas qui ne sont pas écrites sur des fiches de poste… » nous confiait une médiatrice en 2011 -, les médiateurs évoquent ces adaptations numériques comme des «bricolages» créés dans des « situations d’urgence» qui n’ont pas vocation à être pérennisées . La crise sanitaire souligne pourtant là leur capacité d’invention et d’adaptation face au changement. Les « crises » se multipliant : ainsi pendant les épisodes caniculaires de juin 2022, le recours à la vidéo a également été vu comme un palliatif à la présence sur site des classes, les directions auraient tout intérêt à reconsidérer et valoriser l’apport des professionnels de la médiation dans le renouvellement des formes d’adresse aux publics.
Parallèlement, un certain retour au cœur du métier, la relation interpersonnelle, s’est opéré ou a été réactivé durant la période, ce qui a été propice à un travail d’introspection pour ces professionnels de terrain. Les médiateurs, en reconfigurant leurs modes et logiques d’action, ont ainsi réfléchi au sens de celle-ci : comment être plus en proximité avec les personnes ? Comment aller vers elles et créer un lien durable ? Comme en témoignent les propos de Laurène : «Ce n’est pas le sens de notre métier de juste faire revenir des classes à un spectacle, qu'ils repartent et qu'il n'y ait rien avant, rien après. Donc je dirais qu'il faudrait que ça évolue en ce sens. Peut-être que c'est déjà le cas dans certains théâtres mais souvent il y a cette frustration qui est assez importante dans nos métiers, parce qu'on pourrait faire plus, on a envie des fois de faire plus.» Les médiateurs perçoivent de fait les crises multiples qui marquent notre époque comme un défi qu’ils vont devoir relever car « ces temps de crise ça va être une contrainte supplémentaire pour que les gens passent la porte des structures culturelles » (Arthur), obligeant la médiation à redoubler d’effort pour répondre aux changements dans les pratiques des publics.
3. Un rapport ambigu au numérique
Autre bouleversement dans les pratiques, la distanciation sociale imposée par la crise sanitaire a conduit l’ensemble du secteur spectacle vivant à recourir, comme nous venons de le signaler, à des outils numériques, en ligne et hors ligne, pour maintenir le lien ou partager des moments avec les publics. En partenariat avec les chargés de communication, les médiateurs du spectacle vivant, peu familiers de l’écosystème numérique qui cadre désormais une grande partie des stratégies communicationnelles des établissements culturels, l’ont investi, sans grande conviction au départ, tout en y découvrant, progressivement, de nouvelles formes d’action et d’échanges.
3.1. Une certaine ingéniosité dans les formes numériques
Pour les acteurs institutionnels du spectacle vivant, communication et médiation restent des activités relativement séparées. Ainsi, dans une récente étude sur les modes de présence de la danse contemporaine dans l’espace public, Patrick Germain-Thomas et Dominique Pagès distinguent médiatisation et médiation, classant la première activité sous l’angle de la diffusion et de la circulation de messages à travers des médias et outils de communication - fortement liée à des enjeux de programmation - quand la seconde suppose « l’instauration d’une relation directe entre un médiateur et des publics » et reste donc associée à une idée de partage sensible (Germain-Thomas et Pagès, 2013-2014). Pour autant, les confinements ont obligé les médiateurs à faire preuve d’ingéniosité en explorant des formes numériques inédites diffusées via des supports de communication en ligne, soulignant là le potentiel de renouvellement des pratiques porté par les outils numériques.
Des actions de communication au service de la médiation ont été initiées qui ont permis de mieux valoriser celle-ci. Ainsi les projets ont été documentés en ligne, mieux et plus systématiquement relayés sur les réseaux sociaux. Le numérique a permis aux médiateurs d’activer des projets participatifs à distance pour atteindre les publics durant les confinements. Une médiatrice s’en est ainsi saisi pour créer et diffuser un questionnaire interactif en ligne afin de collecter les paroles des habitants pour un projet participatif. D’autres ont créé un personnage en ligne Arachnée pour proposer une médiation à distance afin que les scolaires puissent terminer leurs projets tout en interagissant avec une sorte d’avatar de la médiatrice. Des médiateurs issus de tous types de structures ont créé des podcasts, réalisé des captations vidéo pour présenter des artistes ou les coulisses du théâtre, proposé des spectacles et des concerts et organisés des ateliers de pratiques en ligne. Des formes de médiation numériques nombreuses et variées ont été pensées et mises en œuvre en réaction à la situation sociale, révélant la capacité des médiateurs à diversifier leur palette d’outils et à étendre la médiation au-delà de l’espace physique pour atteindre de nouveaux publics.
3.2. Une opportunité de renouvellement de la pratique : l’exemple des musées
L’espace numérique, les nouveaux usages sociaux ainsi que les pratiques culturelles et créatives qui s’y développent souligne la nécessité pour les équipes de médiation de s’interroger sur leurs pratiques et la manière dont celles-ci peuvent évoluer. À cet égard, les modes de communication et les outils disponibles sur le web constituent une opportunité de renouvellement des formes de mise en partage qui dépasse le simple accès à une information.
Cette ingéniosité, qui semble relever d’une forme de bricolage très autonome n’est pas sans rappeler les expérimentations menées par les structures patrimoniales et muséales depuis une vingtaine d’année et face auxquelles le secteur du spectacle vivant paraît quelque peu en retard dans son appropriation (Denizot et Petr, 2016, p. 10). Si les usages du numérique au musée paraissent aujourd’hui relativement normés en ce qui concerne la valorisation des collections (informatisation documentaire accessible en ligne et enrichissement informationnel des salles d’exposition), c’est en ligne que les propositions numériques sont les plus foisonnantes. Décorrélées de l’expérience muséale in situ, ces diverses formes d’éditorialisation en ligne (visite virtuelle, indexation collective de contenus, narration sur les réseaux sociaux, webdocumentaire, etc.) s’inscrivent dans une temporalité qui dépasse celle de la visite et touche donc des publics qui, pour certains, ne franchiront jamais les seuils de ces établissements (Bideran et Wenz, 2020). De fait, cette appropriation des technologies Internet par les structures patrimoniales correspond à une stratégie de présence sur les réseaux sociaux qui s’éloigne d’une politique de développement des publics sur site (Vidal, 2018), à l’opposé de l’expérience sensible et du rassemblement physique qui sont au cœur des salles et scènes de spectacle. Soulignons pour finir ce parallèle que l’initiative du Ministère de la Culture de créer, au printemps 2020, le site #Culturecheznous a d’abord permis de mettre en avant des visites virtuelles de sites patrimoniaux et établissements muséaux ou monumentaux avant de donner accès quelques semaines plus tard à une section « spectacle » . In fine, ces modes d’accès numérique à la culture, s’ils permettent l’élargissement et la reconfiguration des publics, restent le fait des publics les plus jeunes et demeurent surtout marqués par les déterminants socioprofessionnels que la médiation tente de dépasser (Jonchery et Lombardo, 2020).
3.3. Des freins idéologiques, organisationnels et moraux
Pour autant, ce potentiel de diversification et d’enrichissement de la pratique offert par le numérique, n’a pas engendré, une fois la crise passée, un renouveau des modes d’action des médiateurs du spectacle vivant. La plupart des outils mobilisés pendant la période n’ont ainsi pas été pérennisés, ni les actions reconduites. Les médiateurs hésitent à s’en ressaisir car les considérant comme des « expérimentations Covid », simples palliatifs mis en place dans un contexte inédit et circonscrit dans le temps. Le retour à une certaine normalité voire à une norme préexistante à la crise se confirme : «aujourd'hui on est revenu sur un fonctionnement classique pour annoncer les spectacles» (Céleste). De fait, les outils et dispositifs numériques leur apparaissent de manière clivante et ambiguë, comme en témoigne cette remarque de Mathilde, en poste dans un théâtre parisien durant la crise sanitaire de 2020 : «dans le petit théâtre parisien où j’étais pendant les premiers confinements, nous n’avons pas du tout testé des choses en ligne car on se demandait jusqu’où cela irait : qu’est-ce qui arrêtera les publics et les programmateurs à ne plus se déplacer ensuite ? Donc, oui, nous avons fait des rendez-vous et des réunions en visio mais pas de transfert direct de nos activités de médiation vers ce canal de diffusion.»
La communication numérique des structures culturelles, limitée aux sites Internet et réseaux sociaux les plus courants, tend à réduire outils et dispositifs à de simples supports pour informer sur les spectacles et augmenter la fréquentation des lieux et l’accessibilité à l’offre. Ceci est par ailleurs confirmé par une analyse fine des sites Internet de théâtre nationaux qui s’adressent « à différentes figures des publics de théâtre où un potentiel acheteur se superpose à un potentiel spectateur » (Pérez Lagos, 2019). Le numérique, pensé comme un tout bien loin de la diversité des supports et des pratiques, est par conséquent perçu par les médiateurs comme un «outil de communication, pas de médiation» car, explique Fabienne «la priorité, c’est le lien direct». De fait, l’espace numérique, et notamment les sites Internet, s’adressent en priorité à « différentes figures des publics de théâtre où un potentiel acheteur se superpose à un potentiel spectateur » et n’ont pas vocation à d’adresser à des « non-publics », c’est-à-dire aux personnes absentes des consciences des professionnels de ces structures (Azam, 2004, tome 2 : 68). On constate ainsi qu’au sein des organisations, les pratiques numériques demeurent la chasse gardée du service de communication qui verrouille l’accès à ces espaces et en cadre l’usage : «parfois ça génère de la frustration chez nous, même si on comprend que c’est la programmation qui prime et donc la médiation n’a pas trop sa place dans cette dimension-là» insiste Chloé lorsque nous la questionnons sur ses usages professionnels des réseaux sociaux. Les médiateurs, rarement associés à la réflexion sur la stratégie de communication, sont avant tout des fournisseurs de contenus pour alimenter les supports (site Internet et RSN) animés par les chargés de communication qui valorisent alors des «traces» des actions menées par Laurène par exemple. Ce terme de « trace », à l’acception complexe, est par ailleurs repris par de nombreuses médiatrices sans être véritablement normalisé, que ce soit par Léa, qui travaille dans une scène de musiques actuelles (SMAC), ou encore par Agathe qui donnent à voir des traces de projets réalisés sur le site Internet de sa structure .
À côté de cette fonction conservatrice et valorisatrice que peut recouvrir le recours aux captations numériques, pour certains professionnels, ce numérique peut constituer une menace à l’expérience sensible et présentielle si chère au spectacle vivant : la technologie présente pour eux le risque de se substituer à la relation d’interaction directe. Si Internet devient un lieu de médiation et de monstration, qu’est-ce qui incitera les publics à revenir sur site s’interroge, comme nous le signalons ci-dessus, Mathilde. Face à ce qui est perçu par les médiateurs comme un envahissement de la sphère physique par la sphère numérique, la médiation in situ s’affirme dès lors comme un moyen de créer et de défendre des espaces d’interaction véritable et, pour un temps au moins, déconnectés des bulles de filtre qui enferment les publics les plus jeunes : «Ça sort de leur quotidien, sortir du numérique, sortir du côté captif du réseau social» (Lina). Dans la continuité de ces remarques, le numérique renvoie pour d’autres professionnels à un univers régi par des règles et des logiques au fonctionnement obscur. La menace des algorithmes qui formatent goûts et pratiques leur semble confirmer l’idée que la médiation culturelle n’a pas sa place dans cet univers où les acteurs des industries créatives ont imposé leur modèle informationnel de captation de l’attention (Cardon, 2019; Citton, 2014). La médiation culturelle du spectacle vivant aurait ainsi d’ores et déjà perdu la bataille du numérique, terrain d’expression réservé à de puissants acteurs économiques, et aurait plus intérêt et vocation à occuper celui de la relation et du lien direct. Léa relate quant à elle, une expérience de harcèlement en ligne vécue par une collégienne suite à la circulation sur les smartphones des autres élèves de l’établissement d’une vidéo réalisée dans le cadre du projet d’éducation artistique et culturelle et transformée par ces jeunes publics aux compétences littéraciques parfois bien supérieures à celles des professionnels de terrain : «depuis on ne fait plus des clips, si on leur donne la vidéo ils peuvent faire des montages, harceler leurs camarades… et de toutes façon ils ont déjà beaucoup trop d’images dans leurs téléphones !».
En guise de conclusion
On le voit à la lecture de ces premiers témoignages, les confinements, la crise sanitaire mais aussi les changements à venir liés au réchauffement climatique interrogent les médiateurs et médiatrices de terrain dans leurs pratiques quotidiennes de création de lien. Notion évolutive, la médiation se caractérise sur le terrain par de multiples ajustements qui ne sont pas exempts de promesses, conformément à l’injonction à la démocratisation culturelle qui marque toutes les politiques culturelles françaises depuis la seconde moitié du 20ème siècle. On constate toutefois un net recul des discours prophétiques qui ont accompagné l’introduction du numérique dans le secteur muséal et patrimonial et qui pariaient notamment sur une émancipation culturelle des individus par ce nouvel écosystème (Pagès, 2020). De fait, si ces discours restent prégnants dans les discours de promotion des sociétés productrices de dispositifs numériques culturels, les professionnels des établissements publics se montrent plus nuancés sur leurs attentes quant à l’introduction de ces outils (Sandri, 2020).
Plus nuancés sur la question des « fantasmagories » , les médiateurs et médiatrices interrogés perçoivent dans l’écosystème numérique un potentiel, bien que celui-ci puisse encore leur apparaître de façon confuse. Tout comme les artistes et producteurs de spectacles vivants qui intègrent de plus en plus souvent des dispositifs numériques dans leurs créations (Gonzalez et Landau, 2022), les médiateurs et médiatrices s’interrogent sur la façon dont les outils numériques pourraient constituer des supports complémentaires à leurs actions. Se saisir du numérique comme «espace d’expression» pour leurs publics et prolonger en ligne la communauté de projet née dans l’enceinte du lieu culturel «pour rassembler de manière numérique» (Lina) sont des pistes évoquées, des envies qui pourraient sans aucun doute s’inspirer des communautés patrimoniales numériques qui participent à divers projets de valorisation via des plateformes développées ad hoc ou des outils disponibles en ligne (Facebook, Wikipédia, OpenStreetMap, etc.) (Istasse, 2020). Travaillant notamment avec des publics scolaires, les médiateurs et médiatrices s’interrogent plus particulièrement sur les réseaux sociaux utilisés par cette tranche d’âge et sur l’opportunité, ou pas de s’en saisir (Snapchat, Tiktok), sans toutefois en maîtriser les codes et les systèmes algorithmiques.
Enfin, la question de la visibilité de la médiation, nous l’avons vu constitue un enjeu et une préoccupation constante des médiateurs qui peinent à identifier les moyens adéquats pour montrer leur action et ses effets. Le numérique laisse ici entrevoir des opportunités pour pallier le manque d’outils et d’espaces de mise en visibilité. La pratique de médiation, souvent réduite à « l’ici et maintenant » de l’activité in situ peut ainsi de se donner à voir, par diverses « traces » en ligne, pratique éditoriale qu’il conviendrait toutefois de définir. Face à ces défis, il semble urgent d’imaginer des formations professionnelles afin d’irriguer cette filière en retour d’expérience et esprit critique sur cette culture numérique. Ceci afin d’imaginer des propositions qui correspondent non pas aux représentations que ces médiatrices et médiatrices ont de leur public mais plutôt des véritables usages et pratiques créatives de ces derniers.