L’humanité i.e. la bonté ou encore la bienveillance de l’homme pour ses semblables a-t-elle sa place en mer et plus particulièrement à bord des navires ? Le questionnement peut surprendre. Nombreux sont les récits qui rapportent cette bienveillance et valorisent l’assistance et le secours aux naufragés (Caille, 2004). Le droit n’est pas en reste. L’obligation de porter assistance aux naufragés est l’objet d’une réglementation internationale1 qui puise ses racines dans le Moyen-âge (Marc, 2014).
En revanche, le questionnement prend tout son sens si l’on s’attache au statut des gens de mer, en leur seule qualité de travailleur. L’approche historique des conditions de vie et de travail à bord des navires de commerce informe d’un environnement inhumain. Le régime disciplinaire et pénal de la marine marchande du 18ème siècle autorisait les châtiments corporels, au nom du bon ordre et de la sécurité du navire (Renaut, 2004) tandis que les conditions de travail étaient la cause d’une mortalité importante : « La mort en mer ne relève pas de la légende. Mais le premier fléau, c’est d’abord la mort à bord ou aux escales. Ce sont les conditions de vie et de travail à bord, l’entassement, la promiscuité, la qualité dégradée de l’eau et des vivres qui constituent les principales causes de décès » (Coindet & Le Bouedec, 2007).
La situation a bien évidemment évolué (Piniella, Silos & Bernal, 2015). Mais s’est-elle transformée au point de considérer que les navires de commerce sont pour les gens de mer des lieux indiscutables d’humanité ? Tout dépend du point d’observation. Du côté de la réglementation, la transformation est certaine. Les châtiments corporels ont disparu du droit disciplinaire et pénal de la marine marchande. La convention du travail maritime (MLC) s’appuie sur les droits fondamentaux au travail2, le travail décent3 et le bien-être des gens de mer4. Dans cet ensemble, le travail décent et le bien-être des gens de mer en tant que travailleur (condition de travail, santé, hygiène, sécurité, etc.) et personne (confort à bord, lien avec la famille, salaire décent, escale et accueil des marins) (Charbonneau, 2006) semblent constituer un point d’ancrage transversal du droit du travail maritime5. La prise en compte du travail décent et du bien-être des gens par la MLC traduit ainsi l’aspiration humaniste de cette dernière. En revanche, la question du bien-être de l'équipage est « généralement absente ou indirectement abordée dans la plupart» des conventions de l’organisation maritime internationale (Progoulaki, Katradi & Theotokas, 2013), alors même que l’équipage, composante de la collectivité du bord, est centrale.
Du côté des pratiques, le constat est différent. La traite des gens de mer est encore une réalité quel que soit le type de navigation : commerce, pêche ou plaisance (Surtees, 2013). Les témoignages des marins au commerce relatifs aux conditions de vie et de travail à bord des navires indiquent également des comportements portant atteinte à leur intégrité corporelle et psychique. Enfin, il existe des écarts entre les attentes que la MLC a fait naître chez les gens de mer, notamment en Indonésie, et les résultats concrets dans le domaine des soins de santé, la sécurité sociale et le bien-être à bord (Abila & Tang, 2020). La situation des pêcheurs est encore plus catastrophique. Une étude sur le secteur de la pêche au Royaume-Uni réalisée par le Rights Lab de l'université de Nottingham conclue que les lacunes de la règlementation en matière d'immigration au Royaume-Uni permettent à l'industrie de la pêche d'exploiter les pêcheurs migrants. Les pêcheurs déclarent être victimes de violences physiques et sexuelles, d'abus raciaux ; être payés 3,51 livres sterling de l'heure au lien des 9,50 en vigueur (Decker Sparks, 2022).
L’internationalisation des équipages, l’optimisation fiscale et sociale de la gestion des navires qui conduit à l’abandon des gens de mer (Aubert, 2002), les rythmes de travail, les modes de management sont la cause de cette souffrance concrète au travail (Piniella, Silos & Bernal, 2013). Ces éléments ne font qu’accentuer les difficultés d’un travail par nature physiquement et psychologiquement épuisant (Mantoju, 2021). Des mesures relatives au bien-être sont cependant mises en place pour améliorer le travail et la vie à bord (Sampson & Ellis, 2013).
Cette continuité des comportements confrontée aux principes fondateurs de la MLC (droits fondamentaux au travail, travail décent, bien-être) interroge doublement. Elle questionne en premier lieu sur la façon dont le droit peut contribuer à faire disparaître des décisions, des situations et/ou attitudes porteuses d’inhumanité. Elle questionne en second lieu sur la façon dont les différents acteurs (gens de mer, organisation professionnelle, administration maritime, législateur, magistrat, etc.) s’emparent de la réglementation et la mettent en oeuvre.
Est-ce à dire que le renvoi par la MLC dans son préambule aux droits fondamentaux au travail en général et la construction d’un socle de droits du travail et sociaux des gens de mer sur le fondement du travail décent et du bien-être sont insuffisants pour faire disparaître les actes révélant une inhumanité à bord des navires ? La réponse est assurément négative. La MLC a sans aucun doute et de manière fondamentale, voir fondatrice, « restauré » les marins dans leur droit et contribuer à améliorer leur situation.
Il se peut cependant que cela ne soit pas suffisant et que la MLC soit à cet égard une étape dans la construction des droits des gens de mer. Il a déjà été observé que « les rapports entre les droits fondamentaux au travail, tel le travail forcé, et la mise en oeuvre de la Convention du Travail Maritime » pourraient être clarifiés (Charbonneau, 2016). Peut-être convient-il, en raison de la continuité des comportements observés et du particularisme de l’activité maritime (marché mondialisé, rattachement par le libre choix du pavillon du navire au droit d’un Etat pouvant être moins disant sur le plan social, éloignement des gens de mer de leur famille, promiscuité, etc.), de poursuivre la réflexion sur le terrain des droits fondamentaux, notamment au travail.
Au demeurant, cette démarche s’inscrit dans l’objectif de la Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail, à laquelle renvoie la MLC. Il s’agit de répondre « aux défis posés par une mondialisation considérée essentiellement sur le plan économique [en arrimant] le développement économique aux progrès social [par l’établissement d’un] corps universel de droits socio-économiques » (Duplessis, 2004). Toutefois, bien que les gens de mer soient comme tous les salariés « mis en concurrence par la globalisation de l’économie », la réflexion ne peut pas ici se limiter à celle de « la construction d’un droit commun relatif aux droits sociaux fondamentaux […] seule susceptible de faire obstacle à leur marchandisation » (Bonnechère, 2007; Rambaud, 2014).
Le particularisme de l’activité maritime appelle donc des normes adaptées complémentaires du droit commun ( HYPERLINK "#mkp_ref_019" ). Il pourrait en aller ainsi de la reconnaissance au bénéfice des gens de mer d’un droit fondamental propre. Le bien-être pourrait constituer ce droit. En effet, la continuité des comportements inhumains constitue aujourd’hui un écueil dans la réalisation des droits des gens de mer (I). Le constat de ces atteintes ne peut pas être une fin en soi. Il doit conduire à nourrir une réflexion prospective sur l’appareil normatif que constitue la MLC. La reconnaissance au bénéfice des gens de mer au moyen du bien-être, marqueur caractéristique de la profession, d’un droit fondamental complèterait ainsi l’édifice de la MLC. Cette reconnaissance du fait du caractère structurant des droits fondamentaux pourrait par sa portée asseoir le message véhiculé (Pellegrini, 2005), i,e, contribuer ainsi à une meilleure humanité à bord des navires et ainsi par exemple éviter l’écueil relevé à propos des normes de l’Organisation Maritime Internationale (OMI) relatives à la sécurité (Hubilla, 2009). Dans cette perspective, il convient de s’interroger sur l’élévation du bien-être au rang de droit fondamental des gens de mer (II).
I. La difficile réalisation des droits des gens de mer
Les règles de droit ont pour but d’organiser les rapports sociaux. A ce titre, elles énoncent un ensemble de droits et obligations que les justiciables sont censés connaître et appliquer de manière uniforme. Parfois, la rencontre entre l’objectif de la règle de droit et les effets attendus est harmonieux. Parfois, la rencontre n’opère pas. La règle de droit manque alors son but et révèle son absence d’effectivité et/ou d’efficacité (Jeammaud & Serverin, 1992). Le titulaire du droit se trouve ainsi lésé dans ses droits. Les raisons de ce « dysfonctionnement » sont multiples : méconnaissance de la règle, violation et/ou contournement intentionnel, interprétation, etc. Elles ont cependant toujours pour origine le fait de l’homme, seul, où d’une organisation (administration, entreprise) dont il est membre et/ou qu’il représente. Les gens de mer souffrent quotidiennement de ces manquements à leur droit. Ces manquements sont en premier lieu observables dans la sphère professionnelle. Ils sont liés à l’éthos professionnel (1). Ces manquements peuvent aussi avoir pour origine, alors même que la MLC a mis en place des mécanismes de contrôle, les Etats parties à la convention. La réalisation des droits des gens de mer dans la sphère étatique révèle ainsi un cadre juridique pouvant évoluer dans un entre deux (2).
1. La réalisation des droits dans la sphère professionnelle : De la continuité des comportements dégradants à l’émergence de charte de bonne conduite
Il a été observé depuis longtemps que la cause première des violences physiques et morales à bord des navires tient à la dureté du travail, au risque permanent du péril de mer et aux tensions qui naissent du fait de la promiscuité de l’espace de travail, de l’éloignement de la terre (Cabantous, 1995). L’imbrication des conditions de vie et de travail associée à la promiscuité et au risque de mer ont rendu nécessaire des règles relatives à la «la collectivité du bord», organisant la police intérieure et la discipline à bord du navire (Chaumette, 2021). La construction progressive du droit disciplinaire des marins, si elle a contribué à « humaniser » la vie à bord en interdisant les châtiments corporels (Renaut, 2002), n’a cependant pas fait disparaître les comportements humiliants et dégradants. Le navire reste toujours un lieu de promiscuité, sujet à des tensions qui paraissent inévitables.
Ces tensions sont en premier lieu liées à « l’ethos professionnel des marins (…) historiquement construit autour d’un modèle de virilité constitué de trois valeurs essentielles : force physique, courage, puissance sexuelle » (Grövel, Stevanovic & Maruani, 2017, p. 148). Le recours à la violence physique continu ainsi à être «considéré comme un mode de régulation des rapports sociaux» à bord des navires (Grövel et al., 2017, p. 148). Cette violence s’étend aux femmes marins qui subissent un harcèlement sexuel (Proutière-Maulion, 2009 ; Carballo Pineiro & Kitada, 2020).
Elles résultent en second lieu de l’optimisation de la gestion sociale des navires (Mercoli, 2016). Cela conduit à une internationalisation des équipages et conséquemment à un éclatement des statuts sociaux des marins. Les droits sociaux des marins, notamment le salaire, la protection sociale, varient alors selon les nationalités alors même que les qualifications et les fonctions sont identiques. Cela entraine également des rythmes de travail de plus en plus intenses et des exigences managériales de plus en plus lourdes. Les marins sont placés dans des situations intenables : accéder à un emploi et travailler à bord de navires rattachés, au moyen du pavillon, à une législation sociale moins protectrice. Cette recherche de l’optimisation est une source de fatigue et de stress qui se traduit par des propos dégradants (Mercoli, 2016; Grövel et al., 2017, p. 128 ; Jørgen, Zhao & Van Leeuwen, 2015).
Des évolutions méritent toutefois d’être relevées. Une étude menée par le Centre de Recherche International des Marins indique que « les marins et certains employeurs préconisent des mesures proactives pour améliorer l'infrastructure de communication à bord des navires et les installations de loisirs disponibles, les conditions de travail et la santé physique [des gens de mer] afin d'améliorer leur santé mentale et le bien-être à bord ». Ces mesures, souligne l’étude, « sont susceptibles d'être plus efficaces pour améliorer le bonheur, la santé mentale et le bien-être à bord que les stratégies réactives actuelles (par exemple, l'offre de conseils aux marins) et les stratégies d'entraide destinées aux marins » (Sampson & Ellis, 2019). Ces mesures se traduisent également par la rédaction dans les compagnies de chartes de bonne conduite destinées à lutter contre le harcèlement sexuel (European Community Shipowners’ Associations, European Transport Workers’ Federation, 2013). Les gens de mer peuvent enfin s’appuyer sur le réseau international de bien-être et d'assistance aux marins (ISWAN). Il s’agit d’une « organisation caritative maritime internationale qui s'efforce d'améliorer la vie des marins et de leurs familles grâce à des services, des ressources, des stratégies et des actions de sensibilisation » (https://www.seafarerswelfare.org/). Cette organisation produit ainsi un ensemble de documents sur le bien-être et la santé mentale des gens de mer à destination des gens de mer et des compagnies.
On devine ici que la pleine application de la norme sociale maritime ne résulte pas de sa seule existence et de son caractère contraignant. Il y a aussi tout un travail d’acculturation professionnelle aux bonnes pratiques en matière de bien-être. Le développement des chartes de bonne conduite, l’action des associations et organisations caritatives traduisent de ce point de vue une évolution importante. Encore faut-il que les Etats eux-mêmes élaborent, comme les y invite la MLC, un droit qui tirent le statut des gens de mer vers le haut. Or il convient de constater que les Etats tout en construisant un droit social plus protecteur prennent aussi des mesures qui peuvent directement ou non entrainer des traitements différenciés.
2. La réalisation des droits dans la sphère étatique : un cadre juridique dans un entre deux
La MLC constitue un socle minimal et universel de droits du travail communs aux gens de mer. Afin de promouvoir son application, la MLC a mis en place des mécanismes protecteurs précis et innovants (Charbonneau, 2016). Toutefois, les Etats parties, bien qu’ils respectent globalement la MLC, élaborent des réglementations qui, à la lumière de la question de l’humanité à bord des navires, interrogent.
2.1. Les mécanismes protecteurs de la MLC
Afin d’assurer la plus grande efficacité aux dispositions qu’elle contient, la MLC a développé deux mécanismes. Le premier a pour objet le contrôle de la bonne application de la MLC tandis que le second permet aux gens de mer de « contester » des comportements relatifs au non-respect de leur droit.
1°) Le contrôle de l’application de la MLC. La MLC comprend deux mécanismes de contrôle tendant à s’assurer que les Etats parties et les employeurs respectent la MLC. Le premier est effectué par l’OIT et concerne la conformité de la réglementation des Etats parties à la convention tandis que le second est réalisé par les Etats parties et a pour objet le respect de la MLC par les employeurs.
Contrôle par l’OIT. Les Etats qui ont ratifié la MLC doivent présenter tous les trois ans un rapport sur les mesures prises pour lui donner effet. Ces rapports sont transmis à la Commission d’Experts pour l'Application des Conventions et Recommandations (CEACR). La commission évalue, à partir des rapports nationaux, l’application de la MLC par les États parties et formule pour chaque Etat6 des observations publiques7. Ainsi à titre d’exemple, la CEACR a constaté que la France8 a réduit le champ d’application de la MLC. Le législateur français distingue en effet parmi les gens de mer les marins alors que la convention s’applique indistinctement à tous les gens de mer (marins ou non). Il s’ensuit dans le droit français que les personnes travaillant à bord des navires n’ont pas les mêmes droits selon qu’elles soient « simples » gens de mer ou marins.
Contrôle par les Etats. Les navires de commerce relevant du champ d’application de la MLC sont également contrôlés par les Etats parties à la convention, soit au titre du contrôle par l’Etat du pavillon9, soit au titre du contrôle par l’Etat du port10. Ces contrôles ont en commun de vérifier que les navires concernés respectent les prescriptions sociales de la MLC. Ces contrôles permettent de constater des non-conformités relatives aux questions sociales et de travail et, lorsqu’elles sont suffisamment avérées, justifient l’immobilisation des navires contrôlés (Grbić, Ivanišević & Čulin, 2015). Ainsi à titre d’exemple, en 2022, 17 289 inspections ont été effectuées au titre de l’Etat du port. Le pourcentage de détention a augmenté. Il est passé à 4,18 % alors qu’il était de 2,98 % en 2019 et 3,49 % en 2021 (Paris MoU Annual Report, 2022), informant ainsi d’une augmentation du non-respect de la MLC.
2°) La contestation. Les gens de mer peuvent également faire valoir leur droit soit en déposant une réclamation ou une plainte à bord du navire, soit en intentant un procès.
La réclamation et la plainte à bord du navire. La convention du travail maritime permet aux gens de mer de déposer des réclamations ou des plaintes à bord du navire pour faire constater un manquement aux conditions d’emploi de travail et de vie à bord (paiement des salaires, la durée de travail ou de repos, les conditions de logement, la santé et la sécurité au travail, etc.)11. Cette disposition, bien qu’essentielle, ne semble pas pleinement utilisée par les gens de mer. Ils prennent le risque d’être inscrits sur une liste noire connue des agences de manning qui ne feront pas appel à leur service. Cela a pu par exemple être le cas des marins philippins (Progoulaki & Roe, 2011). Cela vaut également dans le secteur de la pêche au Royaume Uni (Decker Sparks, 2022). Cette réticence « traditionnelle des professionnels de la mer à signaler tout problème à bord est aggravée dans le cas du harcèlement sexuel » (Carballo Pineiro & Kitada, 2020). Les échanges informels avec les représentants des syndicats indiquent que les gens de mer se plaignent rarement de manière officielle et préfèrent échanger avec les représentants syndicaux par What’s App. Le relevé des plaintes ou des infractions à bord n’est donc pas nécessairement un indicateur précis des manquements à bord au droit des gens de mer.
Le procès. Les gens de mer, avec l’aide précieuse des syndicats, font valoir leur droit en justice. Il faut alors être physiquement et psychologiquement armé, tout particulièrement dans les affaires de harcèlement moral et sexuel. Certain(e)s renoncent, en raison notamment des conséquences du procès. Un procès gagné, i.e. un rétablissement dans ses droits, ne marque pas toujours la fin de l’histoire et l’ouverture d’une nouvelle page. Il faut aussi être en mesure d’assumer le fait que l’on est celui/celle qui a osé, etc. D’autres poursuivent. Il faut alors recueillir toutes les pièces pour constituer le dossier. La constitution du dossier se complexifie à mesure que les contrats de travail s’internationalisent et que les montages juridiques diluent la figure de l’employeur. La jurisprudence, tout particulièrement dans les litiges internationaux, a fait œuvre utile. Les magistrats ont su écarter les montages juridiques rattachant « formellement » le contrat de travail à une règlementation sociale moins-disante pour, compte tenu de la « réalité concrète du travail », appliquer la législation sociale la plus favorable aux gens de mer (Proutière-Maulion. 2016; Chaumette, 2013).
2.2. La réglementation : effet antisocial des réglementations concurrentielles
Bien que la MLC soit parvenue à imposer un socle social minimum universel applicable aux gens de mer, des différences importantes subsistent encore entre les Etats parties à la convention. La première raison tient au fait que les Etats parties, dans le respect de la MLC, n’offrent pas en raison de leur niveau de développement économique et social, le même niveau de protection à leur citoyen. La MLC ne pouvait, comme elle l’a fait, qu’imposer un socle social minimum. Ainsi certaine législation nationale bien que mettant en œuvre la MLC n’atteigne pas les objectifs de protection du bien-être des marins en mer : « de nombreux pays de l'UE, sont loin d'offrir aux gens de mer une protection sociale complète, au moins équivalente à celle offerte aux travailleurs à terre. D'autres problèmes découlent de l'absence de coordination efficace des systèmes de sécurité sociale malgré la législation et les traités de l'UE » (European Commission, Directorate-General for Mobility and Transport, 2020, p. 13; Carballo Piñeiro, 2022). Il en va par exemple de l’Etat partie qui ne dispose pas d’un système de sécurité sociale permettant une prise en charge médicale gratuite. Les marins sont contraints de s’adresser à des médecins privés ; ce qui impacte de manière conséquente leur revenu alors même qu’ils perçoivent un salaire conforme au standard de la MLC (Zhang et al., 2020).
La seconde raison a son siège dans la concurrence maritime internationale. Les Etats parties disposant d’une flotte de navire de commerce et proposant un niveau de protection sociale élevé, ont créé des registres internationaux (ou registres bis) en complément des registres nationaux (ou premiers registres). Cette création répond dans un contexte de forte concurrence commerciale à la double nécessité de conserver une flotte commerciale internationale concurrentielle et de maintenir les emplois correspondants. Le moyen retenu a consisté, dans le respect de la MLC, à rendre attractif ces registres en allégeant la fiscalité et en permettant l'embauche d'équipages étrangers soumis à des salaires et une protection sociale différente. Ces registres permettent ainsi en toute légalité de composer des équipages avec des marins ressortissants européens et des marins non européens et de traiter de manière différente les marins européens et non européens.
Il s’ensuit que les gens de mer non européens peuvent ne pas percevoir le même salaire et ne pas bénéficier d’une couverture sociale identique. Cette différence de traitement a été observée au niveau européen : « les salaires sont soumis à la loi applicable au contrat de travail. Pour déterminer cette loi, les règles de conflit de lois nationales ont recours à différents facteurs de rattachement tels que le choix de la loi par les parties au contrat, le lieu de travail habituel, l'entreprise qui a engagé le marin, ou une loi plus proche de la relation de travail que celle applicable par ailleurs. Le pays vers lequel ces facteurs pointent dépend des circonstances de l'EES, de sorte que chaque marin à bord peut être soumis à un droit du travail différent. Cela affecte également les relations collectives de travail à bord dans la mesure où ils ne partagent pas toujours les mêmes intérêts, notamment en matière de salaires » (European Commission, Directorate-General for Mobility and Transport, 2020, p. 13).
La raison, de ce qui ressemble à un dumping social, est économique. Il s’agit de rendre la flotte nationale plus concurrentielle en composant des équipages moins couteux. Ce système toutefois questionne. En effet, tout en étant conforme à la MLC pour les gens de mer non européens, il conduit à distinguer, voire discriminer, les marins en fonction de leur nationalité alors même qu’ils appartiennent à la même collectivité de bord et réalisent le même métier. Ces atteintes continuelles au droit des gens de mer appellent une réflexion sur le terrain des droits fondamentaux.
II. Pour une élévation du bien être au rang des principes et droits fondamentaux au travail des gens de mer
La continuité des atteintes au droit des gens de mer a fait émerger la question des principes et droits fondamentaux des gens de mer. Cette question n’est pas absente de la MLC. Le préambule et les articles y font référence mais la MLC ne semble pas reconnaître un droit fondamental propre aux gens de mer. Or cette reconnaissance, du fait même de la continuité des atteintes, semble essentielle en raison du caractère structurant des droits fondamentaux. Il faut pour en saisir la portée évoquer le principe de dignité de la personne humaine. La «dignité de la personne humaine n’est pas seulement un droit fondamental en soi, mais constitue la base même des droits fondamentaux (…). Le principe de dignité pose ainsi la primauté de l’être humain sur tout autre intérêt » (Fabre-Magnan, 2007). C’est la raison pour laquelle ce principe ouvre dès le premier considérant la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme : «la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ». Le concept de dignité de la personne humaine constitue ainsi «l’axiome de base au fondement du système juridique » (Fabre-Magnan, 2007). Il s’agit non pas de la dignité de chaque personne que l’on retrouve pour le marin à propos du bien-être mais de la « dignité en chaque personne ».
Dès lors, en raison de son caractère structurant, qui dépasse l’ensemble des acteurs, « l’invocation d’un droit fondamental conduit toujours, dans les conditions concrètes, locales, relatives à tel ou tel conflit entre droits où il se présente, à assurer sa prévalence effective sur toute autre considération » (Pellegrini, 2005). De ce point de vue, la reconnaissance d’un droit fondamental doit pousser l’ensemble des acteurs à adopter des comportements et élaborer des règles respectueuses de la personne.
La MLC semble se situer dans un entre deux. Si la MLC renvoi effectivement vers les autres instruments juridiques relatifs aux droits et libertés fondamentaux, suggérant une articulation des droits des gens de mer avec les dits droits et libertés fondamentaux reconnus à tout travailleur, elle ne porte pas au rang de droits et libertés fondamentaux des droits propres aux gens de mer caractéristiques de leur activité. Ainsi le renvoi aux « droits fondamentaux communs » des travailleurs a semblé suffire (1.) aux parties à la convention. On peut toutefois s’interroger sur la portée de ce renvoi (Meyrat, 2002). La permanence des atteintes aux droits des gens de mer suggère de la dépasser et d’affirmer que le bien-être constitue sinon le droit fondamental des gens de mer, un droit fondamental, et ce d’autant plus qu’il est en germe dans la MLC (2.) (Hubilla, 2009).
1. Le renvoi aux droits fondamentaux « communs »
Le préambule et les articles I, III et IV de la MLC renvoient à un ensemble de principes et droits fondamentaux (Charbonneau, 2011). Il s’agit en premier lieu du travail décent. Le préambule fait référence aux conditions de travail décent tandis que l’article I évoque le « droit des gens de mer à un emploi décent ». Il s’agit en second lieu des droits fondamentaux. Le préambule situe la MLC dans la continuité de la déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail (BIT, 1998) tandis que l’article III intitulé « Droits et principes fondamentaux » les rappelle. Ces droits sont la liberté d’association et la reconnaissance effective du droit de négociation collective ; l’élimination de toute forme de travail forcé ou obligatoire ; l’abolition effective du travail des enfants et l’élimination de la discrimination en matière d’emploi et de profession.
Le préambule souligne également que les gens de mer « doivent jouir des libertés et droits fondamentaux reconnus à toutes les personnes ». On pense à la charte internationale des droits de l’homme, laquelle comprend la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH), le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC). On pense également à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) ainsi qu’à la Charte sociale européenne. Il s’agit en troisième et dernier lieu de l’article 4 intitulé « droits en matière d’emploi et droits sociaux ». Cet article dresse une série de quatre « droits à ». Ce sont les droits de tous les gens de mer « à un lieu de travail sûr et sans danger où les normes de sécurité sont respectées (…), à des conditions d’emploi équitables (…), à des conditions de travail et de vie décentes à bord des navires (…) et à la protection de la santé, aux soins médicaux, à des mesures de bien-être et aux autres formes de protection sociale ».
La MLC ne qualifie pas ces « droits à » de droits fondamentaux alors même qu’ils entretiennent un lien étroit avec la DUDH et le PIDESC. Ces droits, si l’on se réfère à la DUDH, semblent relever de la catégorie des droits économiques et sociaux fondés sur le concept d’égalité et de justice sociale (Rambaud, 2014; Bonnechère, 2007). Par ailleurs, l’article 7 du PIDESC prévoit que les Etats parties au Pacte « reconnaissent le droit qu’a toute personne de jouir de conditions de travail justes et favorables, qui assurent notamment : (…) Un salaire équitable et une rémunération égale pour un travail de valeur égale sans distinction aucune; en particulier, les femmes doivent avoir la garantie que les conditions de travail qui leur sont accordées ne sont pas inférieures à celles dont bénéficient les hommes et recevoir la même rémunération qu'eux pour un même travail; (…). Une existence décente pour eux et leur famille conformément aux dispositions du présent Pacte; (…) La sécurité et l'hygiène du travail ».
Il ressort ainsi du préambule et des articles de la MLC qu’elle n’affirme pas expressément des droits et libertés fondamentaux propres aux gens de mer et, lorsque les droits et libertés fondamentaux sont abordés, la MLC les cloisonne dans une double coque. D’une part, la MLC suit un ordre logique allant du général au particulier. Elle commence par évoquer le travail décent, puis les droits fondamentaux au travail, les libertés et droits fondamentaux reconnus à toutes les personnes et enfin les « droits en matière d’emploi et droits sociaux ». D’autre part, s’agissant du travail décent et des droits fondamentaux au travail, la MLC fait peser sur les Etats la responsabilité de respecter ces droits. Ils doivent ainsi « donner plein effet » à la MLC dans le respect de l’article IV pour garantir le droit de tous les gens de mer à un emploi décent. Ils doivent également s’assurer que leur législation respecte « dans le contexte de la convention les droits et principes fondamentaux au travail » (Art. III).
L’énonciation dans le préambule et les articles I, III, IV du travail décent et des principes fondamentaux paraît devoir être compris comme un cadre général dans lequel prennent place les dispositions de la MLC relatives au droit du travail des gens de mer et pour lesquelles les Etats parties s’engagent à donner plein effet. Dans ce cadre, les gens de mer sont considérés comme des travailleurs « ordinaires » et sont à ce titres titulaires des droits fondamentaux au travail communs à l’ensemble des travailleurs. Compte tenu du particularisme de l’activité maritime et de la continuité des atteintes, ce renvoi peut sembler insuffisant. Comment en effet garantir aux gens de mer le respect de leur droit propres dès lors que ces droits ne sont pas « couverts » par un droit fondamental distinctif de leur activité ?
2. L’affirmation du bien être comme droit fondamental
Le contenu de la MLC suggère d’élever au rang de droit fondamental des gens de mer le bien-être. En premier lieu, la MLC est « traversée » par des références au bien-être. Il peut de prime abord ne pas sembler pertinent d’accorder autant d’importance au bien-être. Le bien-être n’est pas aisé à saisir juridiquement. Au sens large, le bien être évoque une attitude, un sentiment, une perception individuelle positive ou négative d’une situation. Or cette perception n’est pas a priori au cœur de la relation de travail, laquelle est appréhendée sous l’angle de la douleur et de la réalisation d’obligations précises. Du point de vue du droit du travail, le bien-être renvoi d’abord aux conditions dans lesquelles la prestation de travail est fournie ie les exigences de sécurité et de protection de la santé physique mais aussi mentale des travailleurs (Héas, 2010 ; Torre-Schaub, 2016).
Toutefois le bien-être renvoi au travail décent (Bonnechère, 2007) et plus largement au concept de dignité. La Conférence de Philadelphie de 1944 qui redéfinit les buts et objectif de l’OIT affirme dans cette perspective que « tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales » (Art. II, Déclaration concernant les buts et objectifs de l'Organisation Internationale du Travail, Déclaration de Philadelphie, 1944).
A ce titre, il a été relevé que « le concept de travail décent [définit] depuis 1999 comme « but fondamental » [pour l’action de l’OIT] exprime la dignité de la personne au travail et sous-entend une éthique du travail (…). L’optique du travail décent se situe dans le prolongement de la déclaration de Philadelphie (1944) affirmant une valeur fondatrice du droit du travail : « le travail n’est pas une marchandise ». Le travail décent est celui qui permet une vie décente : la recherche de ses critères nécessite pour cela une approche globale, donnant un contenu concret au principe d’indivisibilité des droits de l’Homme dans la lutte contre la pauvreté et la précarité » (Bonnechère, 2007).
La fondamentalisation du bien-être pourrait ainsi constituer une étape dans la construction des droits des gens de mer. Et, il semble à reprendre l’histoire et le contenu de la MLC que le bien-être est un trait distinctif de la profession de gens de mer. En effet, parmi l’ensemble des avancées apportées par la MLC, deux retiennent plus particulièrement l’attention, en ce qu’elles traduisent la dynamique progressiste et humaniste de cette dernière. La première concerne « l’appareil normatif » que constitue la MLC. La MLC consolide en un seul texte des conventions antérieures. Elle a également une portée universelle puisqu’elle peut, sous certaines conditions, s’appliquer aux navires d’un Etat qui n’est pas partie à la convention. La seconde est liée au décloisonnement du bien-être opéré par la MLC ; lequel a contribué à rendre ses dispositions plus effectives. Avec la MLC, le bien-être « cesse d’être traité comme un aspect isolé de la relation de travail maritime, centré sur le confort pour imbriquer le confort dans un dispositif (…) relatif aux conditions effectives de navigation et d’escale » (Charbonneau, 2006).
Le « glissement » ainsi observé du fait de l’adoption de la MLC doit être poursuivi en envisageant de porter le bien-être au rang de droit fondamental. En matière maritime tout procède et tout converge vers le bien-être. Il est en effet possible d’isoler dans la MLC un ensemble de droits qui caractérisent le bien-être. L’article IV de la MLC intitulé « Droits en matière d’emploi et droits sociaux des gens de mer » prévoit que tous les gens de mer ont « droit à (…) un lieu de travail sûr et sans danger où les normes de sécurité sont respectées, à des conditions d’emploi équitables, des conditions de travail et de vie décentes à bord des navires, à la protection de la santé, aux soins médicaux, des mesures de bien-être et aux autres formes de protection sociale ».
La convention comprend ensuite cinq titres qui déclinent le contenu de ces droits : « Titre 1. Conditions minimales requises pour le travail des gens de mer à bord d’un navire ; Titre 2. Conditions d’emploi ; Titre 3. Logement, loisirs, alimentation et service de table ; Titre 4. Protection de la santé, soins médicaux, bien-être et protection en matière de sécurité sociale12; Titre 5. Conformité et mise en application des dispositions. A titre d’exemple, le titre 4 dont l’objet est d’assurer aux gens de mer qui travaillent à bord d’un navire l’accès à des installations et services à terre afin d’assurer leur santé et leur bien-être énonce sous la Règle 4.4 - Accès à des installations de bien-être à terre le principe directeur suivant : « 6. Il devrait y avoir des hôtels ou foyers adaptés aux besoins des gens de mer, là où cela est nécessaire. Ils devraient offrir des services équivalant à ceux d’un hôtel de bonne classe et devraient, autant que possible, être bien situés et ne pas se trouver à proximité immédiate des installations portuaires. Ces hôtels ou foyers devraient être soumis à un contrôle approprié, les prix devraient être raisonnables et, lorsque cela est nécessaire et réalisable, des dispositions devraient être prises pour permettre de loger les familles des gens de mer. 7. Ces installations devraient être ouvertes à tous les gens de mer sans distinction de nationalité, de race, de couleur, de sexe, de religion, d’opinion politique ou d’origine sociale et quel que soit l’Etat du pavillon du navire à bord duquel ils sont employés ou engagés ou travaillent. Sans contrevenir de quelque manière que ce soit à ce principe, il pourrait être nécessaire, dans certains ports, de prévoir plusieurs types d’installations d’un niveau comparable mais adaptées aux coutumes et aux besoins des différents groupes de gens de mer » (« Principe directeur B4.4.2 - Installations et services de bien-être dans les ports »).
Le bien être des gens de mer doit être pensé dans un cadre individuel et collectif. Il ne se réduit pas à la réalisation des obligations individuelles issues de la relation de travail. Précisément parce que le navire est un lieu où s’enchevêtrent vie privée et vie professionnelle, parce que les marins au long cours débarquent dans des ports où ils sont accueillis et parce qu’ils sont éloignés de leur famille, la perception individuelle de leur vie à bord des navires, doit, au-delà des obligations professionnelles, être juridiquement prise en compte. Le bien-être des gens de mer doit également intégrer la dimension collective, caractérisée par l’entreprise et les syndicats mais aussi par la collectivité du bord. La collectivité du bord est en effet porteuse d’une culture maritime, qui suppose d’incorporer des savoirs faire et des savoirs être permettant le vivre ensemble dans un espace clos, le navire, soumis au risque et péril de mer.
Conclusion
Le bien-être pourrait ainsi permettre d’appréhender de manière globale les droits des gens de mer en leur qualité de membre d’une collectivité - celle des gens de mer, de travailleurs salariés et de personnes. L’idée d’élever le bien-être au rang de droit fondamental pourra sembler perfectible, voire illusoire. Cette idée n’est cependant pas novatrice. On la retrouve dans le droit à un environnement sain (Steichen, 2016). Il est vrai également qu’il n’est jamais simple de « garantir » l’application (Encinas De Munagorri, 2005) ou encore l’effectivité des droits fondamentaux et ce, d’autant plus qu’il faut à propos des droits des gens de mer, au-delà des atteintes observées, tenir compte de la liberté d’entreprendre (Linden, 2011, Mandin, 2021). En même temps, les droits fondamentaux en raison de leur caractère fondateur produisent « des effets symboliques, différés ou médiats » qui leur confèrent une certaine effectivité (Leroy, 2011). L’élévation du droit au bien être des gens de mer au rang de droit fondamental pourrait ainsi utilement contribuer au caractère progressiste et humaniste de la MLC.