Introduction
À partir des années 2000, un discours est porté par une technocratie internationale de gestion de l’immigration1 agissant avec ou pour les États occidentaux et par quelques auteurs universitaires. Ce discours vante la circulation des produits et des personnes et voit en la mobilité l’expression de la capacité humaine de changer de statut et d’espace et la démonstration de l’artificialité des frontières. Il voit en la migration un fait humain historique, naturel, accéléré par la mondialisation des transports et de l’information et la disparité de niveaux de vie entre le Nord et le Sud. Le migrant, interne ou international, qu’il qualifie d’exceptional people (Goldin, Cameron et Balajaran, 2011), est un individu rationnel, libre et optimiste qui veille à ses intérêts et maximalise ses atouts. Pour l’Organisation Internationale pour les Migrations (2017), les migrations sont inévitables, notamment à cause de facteurs démographiques, économiques et environnementaux. Les migrations sont nécessaires pour répondre aux demandes de main d’œuvre et garantir la disponibilité des compétences ainsi que la vitalité des économies et des sociétés. Les migrations sont souhaitables pour les migrants comme pour les populations d’accueil - dès lors qu’elles sont gérées avec humanité et équité comme un moyen de réalisation du potentiel humain.
La migration est ainsi considérée utile aux migrants et pays d’émigration et d’immigration, et une source de richesses selon des auteurs clés de cette conception (Goldin, Cameron et Balajaran, 2011; Fernández-Huertas Moraga et Rapoport, 2011). Aussi, ne saurait-on l’entraver mais plutôt l’organiser. Cette vision tronque la réalité, car elle ignore deux réalités vécues par les migrants, les conditions de départ et d’accès à un établissement dans un autre pays.
Les conditions de départ
En 2019, on compte 272 millions d’immigrés, dont 82 en Europe, 51 aux États-Unis et 49 au Maghreb, Moyen Orient et Afghanistan. Ils composent un très faible pourcentage de la population mondiale (3,5%), dont 96,5% réside dans son pays natal. Ce sont à 52% des hommes et à aux deux tiers (164 millions) des actifs sur les marchés du travail. L’Inde est leur premier pays d’origine (17,5 millions), suivie du Mexique (11,8 millions) et de la Chine (10,7 millions) (United Nations, 2019).
Plusieurs courants de pensée expliquent ces déplacements de millions de personnes. Certains proposent des analyses systémiques, encore influentes. I. Wallerstein avance en 1974 le world system framework, liant la migration internationale à l’extension dans des sociétés du Sud de modes de développement qui impulsent une dévalorisation des productions locales, vivrières et autres, et l’exode des populations paysannes vers d’autres activités (agriculture industrielle, manufactures). En 1979 M. J. Piore lie l’émigration au besoin en main d’œuvre à bas coût des économies occidentales. Une segmentation des marchés du travail de ces économies, fruit de rapports de force internes, permet aux natifs de monopoliser les emplois les mieux rémunérés et protégés et d’assigner aux immigrants les emplois précaires, peu rémunérateurs, pénibles.
D’autres auteurs cherchent à comprendre comment, face aux effets négatifs des facteurs structurels, des individus décident d’émigrer. Suivant Lewis (1954), ils voient en la décision d’émigrer un calcul de coûts et bénéfices par un individu cherchant des conditions de travail et de vie meilleures. Todaro (1969) et Harris et Todaro (1968, 1970) étudiant des cas africains concluent que les différences de salaire entre zones agricoles et urbaines motivent les migrants ruraux à quitter leurs terres en dépit d’un haut risque de chômage. Suite à une enquête à la frontière mexico-américaine, Todaro et Maruszko (1987: 102-103)2 décrivent le calcul du coût de deux risques par des migrants illégaux (la déportation et de faibles salaires vu la discrimination des sans-papiers).
La new economics of labor migration theory développe cette perspective plus avant: des candidats à l’émigration sont désignés par des familles cherchant à diversifier leurs revenus pour réduire les risques financiers (Stark et Taylor, 1991: 1177) ou pour hausser leur statut par rapport à un groupe de référence (Massey et al. 1993: 439). Des chercheurs rappellent, pour leur part, le rôle de réseaux dans ces calculs des migrants. Grâce à leurs liens avec des émigrés (network theory: Boyd, 1989; Portes, 1995; Bean et Brown, 2015: 73) et, dans le cas des sans-papiers, avec des ONGs présentes le long de leur route (Massey et al., 1993: 460-461; Goss et Lindquist, 1995), les individus évaluent les gains et risques d’un départ. Tentant une synthèse de ces courants de pensée, un collectif en 1999 (Massey et al., 1999: 281) liste quatre fondements de la migration internationale: les forces structurelles induisant le départ d’un pays3 et attirant les migrants vers une destination, les liens économiques entre les deux pays et les projets des migrants.
Pour des auteurs d’une autre approche - autonomy of migration - la décision d’émigrer ne serait pas une réponse à une situation sociale défavorisée ou jugée insatisfaisante mais une forme d’agentivité visant à éviter une forme de contrôle: “l’émigration offre de nouvelles perspectives aux migrants, elle leur permet […] de contourner les contrôles qu’ils peuvent subir” (Papadopoulos et Tsianos, 2013: 184). Tout projet de mobilité, interne ou internationale, viserait à fuir une forme de domination, guerre, violence sociétale, culturelle ou étatique, misère physique, discriminations (De Genova, Garelli et Tazzioli, 2018: 242).
En contrepoint, une littérature pointe le biais des études de la migration qui omettent l’ “immobilité” de la majorité des individus. Un individu sur sept migre (IOM, 2015, dans Schewel 2019: 331) et la “sédentarité” semble un comportement normal4 alors qu’elle est un choix conscient et calculé, traduisant une agentivité des migrants. Des auteurs invalident l’idée de la mobilité comme fait naturel et positif et veulent voir la sédentarité étudiée comme la migration, au travers des forces sociales qui la déterminent et des projets des individus (Arango, 2000: 293; Gray, 2011; Hjälm, 2014; Coulter, van Ham et Findlay 2016; Preece, 2018; Stockdale et Haartsen, 2018; Mata-Codesal, 2018; Schewel, 2019).
Aucune étude, enquête ou analyse sociologique de l’acte de migrer n’en présente une image enchantée et ne définit les migrants comme des individus entièrement libres de leur décision et mus par une impulsion naturelle de changer de vie. Elles exposent plutôt comment la migration est un moyen de faire face à une situation économique défavorisée, des aléas (mauvaise récolte, perte de terres, maladie), un manque de capital pour investir dans une activité ou l’éducation d’enfants, ou encore, dans le cas de migrants très scolarisés, pour contourner une mobilité sociale bloquée ou un contrôle social ou politique. En sus d’omettre ces facettes de l’acte de migrer et de dépolitiser le sujet de l’immigration en excluant le rôle de rapports de pouvoir, l’idée d’une liberté entière du migrant ignore la réalité d’une mobilité accrue dans le contexte de maintien de frontières nationales ou régionales et de mondialisation des productions.
L’instrumentalisation des migrants
Un fait sous-tend le discours idéalisant les migrants, le rôle de la migration a changé dans le Nord. De facteur de croissance de la population et de la main d’œuvre, elle est aussi présentement un facteur d’ajustement du marché de l’emploi qualifié ou non. Pareil rôle implique une mobilité accrue des migrants et leur contrôle. Trois modes assurent ces objectifs: sélection ciblée des migrants qualifiés, recours multiplié à des travailleurs temporaires, rejet-exploitation des sans-papiers. Le Canada est un exemple significatif des deux premiers modes. Par contre, vu la difficulté de franchir ses frontières nordique et maritimes, l’attrait historique des États-Unis, et depuis 2002 l’accord sur les pays sûrs avec ces derniers, la population des illégaux5 ne représente pas un pool de main d’œuvre conséquent au Canada.
Migrants recherchés
Technocraties d’État, partis politiques, patronats, voire syndicats, voient en la migration un facteur de croissance des secteurs de forte plus-value (haute technologie, industries d’extraction). Vu les changements technologiques, le capital humain a un impact accru sur la croissance, la compétitivité et l’innovation, et les produits et services incluant le plus de savoir sont visés. Aussi, les employeurs recherchent-ils des travailleurs qualifiés et répondant à leurs besoins. Deux États, le Canada et l’Australie, répondent à cette demande par des programmes ciblant des migrants qualifiés.
Le ministère canadien de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté gère quelque 40 programmes d’admission de nouveaux résidents permanents. Depuis 2007, le nombre d’entrées au Canada ne cesse de croître: 236.000 en 2007, 269.000 en 2013, 296.000 en 2016, 321.000 en 2018 et 350.000 prévus en 2021. De 1967 à 1976 la résidence permanente canadienne est accordée sans référence à la qualification. Puis, la Loi sur l’immigration de 1976 crée la catégorie d’immigrant économique, lequel doit cumuler des points de capital humain (âge, scolarité, formation professionnelle, maîtrise du français ou/et de l’anglais, expérience de travail) et de capital socio-culturel (parents au Canada, capacité d’adaptation). Ce système ne différencie pas les travailleurs qualifiés ou non qualifiés et les demandes sont traitées selon le principe du “premier arrivé, premier servi” (Houle, Gayet et Emery, 2011: 90).
En 2001, la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés met l’accent sur l’admission de migrants très qualifiés (diplôme universitaire) et, depuis cette date, le Canada sélectionne par an de 150.000 à 190.000 immigrants économiques, soit 40 à 50% de son flux. La moitié de ces immigrants, 70.000 à 90.000,6 sont admis sur la base de leur capital humain, notamment leur qualification professionnelle,7 et 50% sont leurs dépendants.
De 2006 à 2015 le Parti Conservateur est au pouvoir et face à un arriéré de 640.000 demandes d’immigration, il veut ajuster les entrées de migrants aux besoins en main d’œuvre. Par la Loi d’exécution du budget de 2008, les candidats doivent, en sus de capital humain, disposer d’une offre d’emploi réservé et d’une expérience d’un an dans une de 38 professions. La loi accorde au ministre, le droit de changer les critères d’admissibilité, les niveaux d’entrées, la liste des professions8 et l’ordre de traitement des demandes. En 2013, une autre loi, Loi nº 2 sur le plan d’action économique, crée le système d’ “entrée express”, en vigueur le 1er janvier 2015. Le candidat doit faire une déclaration d’intérêt, avoir une expérience de travail qualifié d’une année dans une de 347 professions et attendre une invitation du ministère9 pour présenter une demande de résidence permanente, laquelle sera traitée dans un délai de six mois. Le migrant non invité doit abandonner sa démarche et soumettre une nouvelle demande. Un gouvernement libéral arrivé au pouvoir en 2015 maintient ce système et son caractère discrétionnaire et opaque pour les candidats. A titre d’exemple, entre janvier 2015 et septembre 2017, 72 instructions ministérielles relatives aux invitations sont publiées (Houle et Saint-Laurent, 2018: 24).
Ce système vise à recruter dans un délai court des migrants qualifiés répondant aux besoins du marché du travail. Pour ce faire l’État privatise la sélection, vu l’importance accordée à l’offre d’emploi réservé, mais ce système ne suffit pas à la demande en main d’œuvre. Des milliers de migrants temporaires qualifiés sont recrutés par les employeurs, et des milliers d’étudiants étrangers (721.000 inscrits en 2019) sont éligibles à la résidence permanente après des études au Canada.
Migration temporaire
La migration temporaire est plus fréquente depuis les années 1990. Elle est appréciée des États et patronats, car elle permet d’amortir les baisses d’activité économique ou de pourvoir au besoin de main d’œuvre, de faire pression sur les salaires, de réduire les coûts sociaux du travail et de tester les migrants avant leur réemploi et leur éventuel accès à la résidence permanente. De plus, quand dirigée vers des emplois ne pouvant être automatisés (soins aux personnes, services non qualifiés), délocalisés (vente au détail, construction, tourisme, services publics) ou très concurrencés (agriculture), elle permet de rentabiliser ces sous-secteurs. En Espagne, en Italie, au Danemark, au Royaume Uni, aux États-Unis, l’agro-alimentaire est rentable grâce aux migrants temporaires payés au salaire minimum (portugais, baltes, polonais, roumains, bulgares, antillais, latino-américains) et le Canada est, grâce à quelque 200.000 ouvriers agricoles saisonniers étrangers, un exportateur de fruits et légumes.
Le Canada recourt massivement à la main d’œuvre temporaire, qualifiée et non qualifiée.10 Le nombre de travailleurs étrangers temporaires (TET) double entre 1990 et 1999 et est multiplié par six entre 2000 et 2018, passant de 66.600 à 429.000 (Hou, Crossman et Picot, 2020). Le nombre de nouveaux permis accordés s’établit en 2015 à 310.000, en 2017 à 340.000, en 2018 à 390.000 et en 2019 à 470.000 (Lu et Hou, 2019). Rappelons que le nombre de nouveaux résidents permanents admis par an est de 320.000 à 350.000.
Les TET représentent 3% de la main d’œuvre canadienne (1% dans les industries d’extraction et les services de santé et sociaux, 1,7% dans le secteur manufacturier, 7,2% dans l’alimentaire et le tourisme, 15% dans l’agriculture, la foresterie et les pêcheries, 3,8% dans les services professionnels, scientifiques et techniques et 3,8% dans les industries culturelles). Les TET composent un quart ou plus de la main d’oeuvre agricole (en 2017, 27,4% pour le Canada, 41,6% en Ontario, 30% au Québec, en Colombie Britannique et en Nouvelle Écosse) (Lu et Hou, 2019). Les TET sont directement recrutés par les employeurs au travers du Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET) qui vise à répondre aux pénuries de main-d’œuvre à court terme.
Un tiers est assujetti à l’obtention d’un Avis relatif au marché du travail (AMT) qui atteste que leur emploi aura un effet positif ou neutre sur le marché du travail, et leur permis de travail est lié à un employeur donné. Leurs statuts et droits diffèrent selon la qualification (professions spécialisées,11 peu spécialisées,12 agriculture primaire et saisonniers, aides familiaux), la province d’emploi et le pays d’origine. Les TET qualifiés ont le droit de changer d’employeur et de devenir résidents permanents. Les TET non qualifiés, notamment ceux émargeant au Programme pilote relatif aux professions exigeant un niveau réduit de formation et au Programme des travailleurs agricoles saisonniers, ont un statut légal quasi servile: le renouvellement de leur contrat dépend de la volonté d’un employeur (Depatie-Pelletier, 2018). L’accès à la résidence permanente des aides familiaux, 2000 à 3000 par an, dépend de la connaissance d’une langue officielle et d’un cumul de deux ans d’expérience professionnelle.
Deux tiers des TET entrent dans le cadre du Programme de mobilité internationale basé sur des conventions internationales.13 Spécialisés,14 souvent très qualifiés, issus de pays développés, exerçant des emplois “servant les intérêts économiques et culturels du Canada” (EDSC, 2014), ils ne requièrent pas d’étude d’impact sur le marché du travail (AMT) et leurs permis de travail sont ouverts (liberté de circulation et de choix de l’employeur). Ils sont recrutés par les employeurs et présents dans les services professionnels, financiers, administratifs, scientifiques et techniques. Depuis la fin des années 1990, au travers de programmes particuliers, un nombre croissant est admis comme immigrants économiques, i.e. résidents permanents sélectionnés selon le capital humain. Ainsi, ils comptent pour 12% des immigrants économiques admis comme demandeurs principaux en 2000 et 59% en 2018. Ce mode de sélection en deux étapes permet “une correspondance étroite entre les compétences des immigrants et la demande du marché de l’emploi” (Hou, Crossman et Picot 2020: 1-2).
Les effets non-dits de la “mobilité”
Ce mode de gestion de la migration exerce des pressions à la baisse sur les salaires, accroît le pool de main d’œuvre qualifiée, abaisse les coûts de la migration pour l’État et répond aux discours anti-immigration. Il accorde un rôle accru des patronats et a des effets importants sur certains secteurs et catégories sociales. La migration peu qualifiée, en rentabilisant des sous-secteurs peu rémunérateurs, déplace la main d’œuvre locale alors que la migration hautement qualifiée abaisse le niveau de rémunération des travailleurs locaux qualifiés (Sweetman, 2004). Vu la disponibilité de main d’œuvre qu’elle crée, cette gestion induit également un moindre taux d’investissement pour hausser la productivité et des programmes déficients de formation en dépit de hauts taux de chômage des jeunes non qualifiés. Et elle crée des conditions défavorables d’émigration pour certains migrants.
Une moindre admission de réfugiés
Le discours voyant en la migration une mobilité naturelle et utile ne mentionne guère la migration forcée des personnes 15 qui fuient guerres, calamités naturelles, désertification, terrorisme, génocides et dictatures.16 En 2018 on compte 25,9 millions de réfugiés dans le monde, dont 1% admis par des pays du Nord. Environ 70% proviennent de la Syrie, de l’Afghanistan, du Soudan du Sud, du Myanmar et de la Somalie; 3,7 millions vivent en Turquie, 1,4 million au Pakistan, 1,2 million en Uganda et 1,1 million au Soudan (UNHCR, 2018). On trouve un million de réfugiés en Allemagne, 368.000 en France, 190.000 en Italie, 114.000 au Canada et 313.000 aux États-Unis (UNHCR, 2018: 65-67). La même année 2018, des 81.300 demandes de réinstallation par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, 28.100 sont acceptées par le Canada, 22.900 par les États-Unis, 12.700 par l’Australie, 5.800 par le Royaume Uni et 5.600 par la France (UNHCR, 2018).
Le Canada est un cas illustratif du faible nombre de réfugiés admis en comparaison du nombre croissant de demandeurs d’asile dans le monde, ainsi que de tentatives pour réduire leur venue. Entre 2007 et 2012, il accepte par an quelque 30% des demandes d’asile, soit 10.000. Une réforme en 201217 provoque une baisse des demandes, de 80% en 2012-2013 (Immigration, Refugee and Citizenship Canada, 2014) mais en 2017 la situation change et en trois ans 50.000 personnes demandent asile à la frontière avec les États-Unis, la plupart avec succès. Le taux d’acceptation croît à 63% en 2017, 55% en 2018 et 58% en 2019 quand sont admises 25.000 demandes. Par ailleurs, la réinstallation chaque année de quelque 20.000 réfugiés est prise en charge par des particuliers ou organismes privés (34.000 Syriens en 2015-2020) et de quelque 10.000 autres par le gouvernement. En 2019, existe un arriéré de 90.000 demandes d’asile (Immigration and Refugee Board of Canada, 2020) et les niveaux d’admission pour 2020 sont de 17.500 à 23.000, pour 2021 de 18.500 à 23.500 et pour 2022 de 19.500 à 24.000 (Gouvernement du Canada, 2020a). Cependant, le Canada tente de réduire son attraction. Il déporte et incarcère de plus en plus de déboutés du droit d’asile, environ 10.000 par an18 (Atak, Hudson et Nakache, 2019; Atak et Simeon, 2018) et intervient à l’étranger pour bloquer des flux d’émigration (Amnesty International, 2019). Et une mesure le 21 juin 2019 prescrit le refoulement des personnes ayant fait une demande d’asile en Australie, Nouvelle-Zélande, au Royaume Uni et aux Etats-Unis.19
Au prorata de sa population, le Canada accepte plus de demandeurs d’asile et réinstalle plus de réfugiés que tout autre pays occidental, pour plusieurs raisons: un long passé de terre d’immigration, des frontières guère franchissables, des opinions publiques ouvertes à l’accueil de réfugiés, la longévité du Parti Libéral du Canada au pouvoir et aussi l’indépendance des commissaires examinant les demandes, l’activisme d’ONGs et le rôle des tribunaux dans la défense des droits de la personne. Aussi, la violence envers les sans-papiers n’atteint-elle pas le niveau connu dans d’autres pays de l’OCDE.
La violence envers les sans-papiers
Afin de réduire le nombre de migrants non sélectionnés économiquement (illégaux, réfugiés humanitaires, demandeurs d’asile), la coopération internationale de contrôle des frontières et la brutalité envers les sans-papiers se sont accrues depuis 1990 (Mountz, 2010; Jones, 2016; Dauvergne, 2016; Maillet et al., 2018; Migreurop, 2018; Vives, 2020), du fait aussi des attentats de 2001. Le contrôle prend diverses formes: murs physiques et murs intelligents (Paik, 2020; Vallet, 2017; Topak et Vives, 2018); Entente des Tiers Pays Sûrs USA/Canada, 2002; surveillance aérienne et maritime SIVE/Espagne, 2002 (Vives, 2017);20 Règlement de Dublin III (nº 604/2013, Parlement Européen et Conseil) sur l’examen des demandes d’asile (Scherrer, Guittet et Bigo, 2010; Withol de Wenden, 2013: 9); externalisation de la surveillance des frontières, des routes de migration et des zones de transit; expulsions (Atak, 2011; Hiemstra, 2019) et détentions en camp ou prison (Loyd et Mountz, 2018; Conlon et al., 2017; Migreurop, 2016).
Le phénomène des migrants irréguliers, i.e. des personnes n’ayant aucun droit de résider sur le sol canadien, que ce soit comme immigrant économique, demandeur d’asile ou réfugié en attente de statut permanent, est peu abordé dans le contexte canadien, et les données officielles sur le sujet sont rares. La situation géographique du Canada explique cette réalité. Une frontière est infranchissable (mer Arctique), les deux façades maritimes du pays sont périlleuses d’accès et aisées à surveiller et les deux tentatives d’entrées massives depuis les années 1980 ont été fortement réprimées et publicisées. Quant à la frontière terrestre avec les États-Unis, elle est en majeure partie sous surveillance électronique et les points d’entrée faciles d’accès sont contrôlés. De plus, depuis deux siècles, des flux de migrants quittent en nombre le Canada et gagnent les États-Unis, et il faut des circonstances très particulières, comme les mesures anti-immigration du régime Trump, pour voir cette situation se renverser. Aussi, la population d’illégaux est-elle constituée de personnes dont les visas de tourisme ou de travail ont expiré, et de personnes recourant à des réseaux de trafic de main d’œuvre. On estime à 500.000 le nombre maximal de migrants irréguliers vivant au Canada (Ellis, 2015).
L’absence de statut d’immigration est liée à l’isolement social, de difficiles conditions de travail et de vie et des problèmes de santé mentale et physique (Hudson et al., 2017), et des villes comme Toronto, Montréal, Hamilton, Vancouver ont été proclamées “villes sanctuaires” et offrent des services sociaux et médicaux aux irréguliers sans risque pour ces derniers d’arrestation, de détention ou d’expulsion (Atak, 2018). Néanmoins, ces formes de brutalité envers les sans-papiers ont cours au Canada. Alors qu’entrer illégalement au Canada avec l’intention de demander protection ne constitue pas une infraction pénale, des milliers de migrants illégaux sont détenus en vertu de mesures administratives. De surcroît, le Canada est l’un des seuls pays occidentaux à ne pas avoir fixé de limite de temps à la détention de migrants illégaux, celle-ci pouvant durer plusieurs années avant un renvoi. Pendant l’exercice 2019-2020, 8825 personnes ont été détenues, un nombre similaire aux années précédentes. La majorité de ces personnes ont été détenues dans les Centres de surveillance de l’immigration à Toronto, Laval et Surrey et 19% l’ont été dans des prisons provinciales (Agence des Services Frontaliers du Canada, 2020).
L’Agence des Services Frontaliers du Canada, en charge des renvois, s’est fixé l’objectif de 10.000 renvois en 2018-2019 et de 15.500 en 2022. Mais, en 2019, on comptait 34.700 renvois exécutoires de migrants dont on avait perdu la trace et 15.300 de migrants localisables par l’Agence. Cet inventaire ne pourra qu’augmenter, vu que le Canada connaît une hausse constante de demandes d’asile (Vérificateur Général du Canada, 2020).
La situation n’est pas plus favorable dans d’autres pays. Quelque cent camps de détention d’illégaux’ sont actuellement ouverts en Europe et à sa périphérie, et des accords avec des pays de transit (Maroc, Libye, Thaïlande, Turquie) visent le refoulement de migrants ou les instrumentalisent. En décembre 2013, la Turquie accepte de reprendre les migrants transitant par son territoire pour gagner l’Union Européenne, laquelle facilite l’obtention de visas de tourisme par les Turcs. S’ensuit une multiplication de passages clandestins et de trafic humain vers la Grèce, l’Espagne, l’Italie, Malte, Ceuta et Melilla (The New York Times, 2014: 6). En mars 2016 la Turquie signe un accord semblable contre un soutien financier (6 milliards Euros), des concessions sur les visas et de nouvelles négociations d’adhésion à l’Union (European Council, 2016). Au début de 2020 la même situation se répète21 et des gardes-frontières grecs refoulent avec brutalité des centaines de migrants. La Commission européenne remercie la Grèce d’être le bouclier européen alors qu’en 2015 elle critiquait la Hongrie pour l’érection de clôtures à sa frontière sud. Autre facette de la violence, de 2013 à 2019, quelque 19.000 migrants sont morts ou ont disparu en Méditerranée (Fondazione ISMU, 2019) et les opérations de sauvetage en Méditerranée par des ONGs sont criminalisées au fil des années 2010 (Cusumano, 2017a, 2017b).
L’Australie est un autre exemple connu de la violence envers les migrants non choisis. Depuis juillet 2013, elle refuse toute demande de résidence permanente aux personnes arrivant par bateau ou sans visa. Elle délocalise le traitement des demandes d’asile vers des camps en Papouasie-Nouvelle-Guinée et à Nauru. Le 6 janvier 2014, la marine australienne fournit gilets de sauvetage et matériel de communication à 45 originaires d’Afrique et du Moyen Orient dérivant près des côtes australiennes et les renvoie en Indonésie. Elle avait fait de même mi-décembre 2013 avec 47 clandestins somaliens et saoudiens (Folliot, 2014). Et ce n’est que sous fortes pressions internationales qu’entre 2009 et 2018 elle réinstalle 180.790 réfugiés dont 23.000 Syriens et Irakiens (Refugee Council Australia, 2020).
Aux États-Unis, à la longue histoire de déportation (Loyd et Mountz, 2018; Goodman, 2020), le nombre d’illégaux est estimé à 10 millions (Krogstad, Passel et Cohn, 2019). En 2005, le gouvernement de G. W. Bush lance Operation Streamline, faisant du passage clandestin de la frontière Mexique-États-Unis un acte criminel sanctionné d’un à six mois de prison et de deux ans si récidive, et depuis 2008 les expulsions connaissent des records, dont deux millions durant les mandats de Barack Obama. En 2017, le gouvernement de D. Trump met fin au droit de résidence temporaire des ressortissants de pays ayant subi une catastrophe naturelle (Salvadoriens, Honduriens, Haïtiens). Des recours judiciaires prolongent la validité des permis temporaires jusqu’en 2021 (Cohn, Passel et Bialik, 2019) mais devant l’incertitude de leur sort, des milliers de personnes traversent illégalement la frontière canadienne pour demander l’asile.
Les clandestins constituent un pool de main d’œuvre corvéable. Les barrières aux frontières sont, autant en Europe qu’aux États-Unis, des leurres (Guiraudon, 2008; Brown, 2010: 9) ou des scènes de théâtre où réaffirmer la souveraineté nationale pour attirer des votes (Mountz, 2010; Maillet, Mountz et Williams, 2018; Migreurop, 2018; Williams et Mountz, 2018). La Méditerranée, le Golfe du Bengale et la frontière mexicaine demeurent franchis à des coûts financier et humain élevés et variables selon la capacité d’absorption des marchés d’emploi du Nord et les “troubles” dans des pays du Sud.
Les “illégaux” font partie intégrante des marchés du travail du Nord. Chaque année, un million entre aux États-Unis où 15 états leur donnent accès au permis de conduire, où des banques leur prêtent des fonds et où la Ville de New York leur octroie une carte d’identité municipale depuis 2015. Selon l’inspecteur général de Social Security Administration, les contributions des travailleurs étrangers illégaux s’élèvent à 11 milliards en 2014 (Nemeth, 2008). En Europe, les clandestins sont nombreux dans les services peu qualifiés, la construction et l’agriculture alors même que les patronats disposent d’un pool de main d’œuvre à l’Est pour flexibiliser les marchés du travail (Favell et Hansen, 2002).
Conclusion
Le phénomène dit “mobilité” n’est nullement nouveau. La première mondialisation moderne généra la migration forcée de 50 millions d’Africains, de deux millions de travailleurs sous contrat Européens, Chinois, Indiens, et l’émigration de millions d’Européens pauvres (Torpey, 2000; Samaddar, 2014; Yang, 2020; Nasaw, 2020). Un recrutement massif de main d’œuvre parmi les populations déplacées lors de la Seconde Guerre Mondiale (Allemands, Karéliens, Polonais, Baltes, Ukrainiens - Gatrell, 2019) servit la reconstruction de l’Europe occidentale. Ces vagues d’émigration et leur apport économique ne furent cependant pas vantés mais liés à la misère et aux conflits politiques.
Le présent enchantement de la mobilité, un buzz word empreint de positivité depuis les années 2000, vante les migrants comme des acteurs économiques individuels prenant des risques et usant à leur avantage l’accélération et le moindre coût des techniques de communication (transports, électronique, informatique). Les départs contraints, forcés, de nombre de migrants de l’époque actuelle sont ignorés et les acquis des migrants les plus qualifiés22 recouvrent la misère de ceux fuyant pauvreté et violence politique ou migrant quelques mois par an pour survivre dans leur pays d’origine.
Dans leur volonté de voir s’établir sur leur sol des travailleurs migrants qualifiés et de limiter, voire nier, le droit de résidence permanente aux moins qualifiés, les États de l’OCDE ont accru le contrôle des flux migratoires. Le Canada est un exemple emblématique de cette gestion de la main d’oeuvre migrante; il illustre les quatre tendances des politiques migratoires actuelles: une sélection selon l’expertise professionnelle, un recours conséquent à la main d’œuvre migrante temporaire, des oscillations selon les conjonctures internationales, de fermeture accrue et de ré-ouverture des frontières pour les réfugiés et les illégaux (Ambrosini, 2018; 2014; Mezzadra et Neilson, 2013) et une gestion accrue par voie administrative.