Introduction
A l’instar de son homologue polonaise, la production historiographique de la Hongrie médiévale fait la part belle au latin: la quasi-totalité des chroniques rédigées dans ce pays au Moyen Age sont ainsi écrites dans cette langue alors qu’il n’existe aucune chronique médiévale en langue hongroise et que les deux seuls textes en langue vernaculaire appartenant à la tradition historique hongroise médiévale sont composés en moyen haut allemand. La plus ancienne de ces deux œuvres est la Chronique en langue allemande du minnesanger Henri de Mügeln, qui date du second tiers du 14e siècle1, mais il convient de souligner que les recherches les plus récentes sur cette chronique suggèrent qu’elle constituait en réalité un travail préparatoire pour la chronique latine rimée du même auteur, laquelle était peut-être destinée au Roi des Romains Charles IV2 mais est demeurée inachevée: cette œuvre, rédigée en allemand par un auteur non hongrois, ne semble pas avoir eu d’influence notable sur l’historiographie hongroise. Il en va différemment de la seconde œuvre, qui date de la seconde moitié du 15e siècle et porte le nom de Chronique de Spišská Sobota, en raison de son lieu de conservation3: en effet, cette chronique assez brève, qui relate l’histoire des communautés urbaines germanophones installées dans le Spiš4, eut une grande influence sur les chroniques rédigées en langue allemande dans cette région à l’époque moderne5.
Connue par un seul manuscrit conservé, cette chronique n’a fait l’objet que de deux éditions6 et demeure moins étudiée que d’autres chroniques hongroises; sa genèse, en particulier, demeure relativement mal connue et la présente communication se veut une contribution à cette question. Dans un premier temps, nous proposerons une brève présentation de la Chronique de Spišská Sobota, puis, dans une seconde partie, nous examinerons le manuscrit contenant cette chronique avant de tenter de préciser la date de rédaction de cette œuvre, mais aussi son lieu de composition et l’identité de son auteur.
La Chronique de Spišská Sobota
De longueur assez modeste, (un peu plus de cinq feuillets dans l’unique manuscrit conservé), la Chronique de Spišská Sobota possède une structure de type chronistico-annalistique et relate l’histoire du royaume de Hongrie de 997 à 1457 avec un éclairage particulier sur le passé des communautés urbaines germanophones du Spiš. Le principal trait particulier de cette chronique est la grande attention qu’elle accorde aux circonstances de l’arrivée des populations originaires du Saint Empire et à leur rôle dans l’histoire du pays, puisque l’auteur de ce texte rappelle notamment leur loyauté envers les rois de Hongrie. Le chroniqueur souligne aussi l’origine allemande de certaines épouses royales et affirme également que la majorité des aristocrates du pays sont également originaires du Saint Empire7; comme plusieurs autres chroniques hongroises, cette œuvre attribue d’ailleurs à tort une origine allemande au second roi, Pierre Orseolo, qui est vénitien8. De fait, il convient de souligner que si la Chronique de Spišská Sobota contient de nombreuses informations sur l’histoire des rois de Hongrie, elle n’est pas toujours extrêmement fiable puisque l’on y trouve notamment des erreurs de généalogie -la chronique affirme ainsi, à l’instar de nombreuses autres chroniques hongroises, que Pierre Orseolo était le frère de Gisèle, l’épouse d’Etienne I, ce qui est faux9-, mais aussi de datation, comme en témoigne l’usage de la date de 1040 pour la mort du roi Etienne I, alors que cet évènement survint en 103810, ou de calcul, comme dans le cas de l’affirmation selon laquelle Béla II règna douze ans, alors que son règne, ainsi que cela est mentionné dans la chronique, débuta en 1131 et s’acheva en 114111.
En dépit de son caractère spécifique, la Chronique de Spišská Sobota suit assez fidèlement le schéma narratif des autres chroniques hongroises médiévales (on y retrouve ainsi plusieurs éléments caractéristiques, tels que la liste des peuples arrivés en Hongrie au temps des premiers rois ou encore une description négative du roi Coloman le bibliophile) et l’auteur fait même référence à une “chronique hongroise” dans son prologue12. L’analyse textuelle permet de prouver qu’il s’agit ici d’une œuvre dérivant de la Composition de chroniques hongroises du 14 e siècle13: ce terme désigne en réalité deux chroniques qui relatent l’histoire de la Hongrie depuis les origines, à savoir la Chronique de Buda et la Chronique illustrée, parfois aussi appelée Chronique viennoise en raison de son ancien lieu de conservation. La Chronique en langue allemande d’Henri de Mügeln est elle aussi liée à ce groupe, puisqu’elle dérive de la Chronique de Buda, et le chercheur slovaque Július Sopko considère d’ailleurs que l’auteur de la Chronique de Spišská Sobota a pu s’inspirer de l’œuvre de son prédécesseur germanophone14, mais la comparaison des listes de peuples arrivés en Hongrie du temps du prince Géza et d’Etienne I démontre cependant une plus grande parenté avec celle contenue dans la Chronique illustrée, rédigée vers 1358. Béla Pukánszky, éditeur de la chronique dans les Scriptores Rerum Hungaricarum, affirme ainsi que la Chronique Illustrée est la source principale de la Chronique de Spišská Sobota pour les évènements survenus avant 133015. Par ailleurs, l’auteur de cette chronique a également utilisé la Chronique des papes et des empereurs de Martin de Troppau, qu’il cite comme “dy cronica […] Martiniana”16 dans son récit sur la famine provoquée par l’invasion mongole en Hongrie17. En dehors de ces deux références, l’auteur ne donne pas d’autres informations sur les sources qu’il a utilisées et il est probable qu’une partie d’entre elles ait été de nature orale, voire même que le chroniqueur ait été lui-même témoin de certaines informations: ainsi que l’avait déjà constaté Béla Pukánszky, il convient en effet de souligner les notes concernant la période 1403-1457 sont nettement plus nombreuses que celles pour la période 1330-140118.
Le manuscrit de la Chronique de Spišská Sobota
Bien qu’il n’existe actuellement qu’un seul manuscrit conservé contenant la Chronique de Spišská Sobota, il semble qu’au moins un second exemplaire ait été réalisé: l’analyse menée par Kálmán Demkó démontre en effet l’existence de certaines divergences entre le texte du manuscrit connu et les fragments de la chronique cités par les historiographes germanophones du Spiš à la période moderne19. Le premier éditeur de la chronique attribue ces divergences à l’usage d’un second manuscrit, mais il convient de souligner qu’il considère également que cette copie avait été sans doute été réalisée à partir du premier manuscrit20.
Actuellement conservé au sein de l’antenne de Poprad des Archives d’Etat de Prešov, dans le quartier de Spišská Sobota, ce manuscrit a fait l’objet d’un certain nombre de mentions dans la littérature spécialisée21. Lors de la première description codicologique et de la première édition par Kálmán Demkó à la fin du 19e siècle, ce manuscrit comportait 25 feuillets et se composait de deux parties différentes22 assemblées a une date inconnue, mais peut-être dès le 15e siècle; par la suite, ces deux parties ont été séparées et sont actuellement conservées sous deux cotes distinctes23.
La première partie comporte 13 feuillets d’assez grandes dimensions (395mm par 325mm)24 mais les trois premiers feuillets sont fortement endommagés, puisque la moitié extérieure dans le sens de la longueur est manquante. Cette partie est entièrement occupée par le Zipser Willkür25, un texte légal rédigé à partir du Sachsenspiegel et octroyé en 1370 par le roi Louis d’Anjou aux communautés urbaines germanophones du Spiš. Il convient cependant de souligner que si les articles 1 à 75 (folios 1r à 11v.) ont été copiés lors de la création du manuscrit durant la seconde moitié du 15e siècle, ce qui en fait la plus ancienne copie connue de ce document, les articles 76 à 90 (folios 12r à 13v.) ont été ajoutés ultérieurement, soit au 16e siècle26, soit au 17e siècle27.
La seconde partie du manuscrit (12 feuillets) possède des dimensions légèrement différentes (410mm de haut et 310 mm de large28) et Julius Sopko précise que les filigranes présents sur le papier de chacune des deux parties divergent également29; l’état de conservation est bon, sauf en ce qui concerne les deux derniers feuillets, pour lesquels seul un fragment de la partie supérieure a été conservée. Le corps du texte date de la seconde moitié du 15e siècle, mais il convient de souligner que les marges recèlent quelques ajouts, qui semblent avoir été réalisés à une époque ultérieure. Cette partie contient une charte de confirmation de privilèges octroyée par le roi Sigismond aux villes du Spiš en 1433, dont la longueur est de 4 feuillets et demi; la fin de cette seconde partie est quant à elle occupée par la Chronique de Spišská Sobota, à l’exception du dernier feuillet, qui semble être resté vide30.
La plupart des spécialistes s’accordent à dire qu’à l’exception des derniers articles du Zipser Willkür et de quelques gloses marginales, les trois textes mentionnés ci-dessus ont été copiés durant la seconde moitié du 15e siècle par une seule main31: il est donc possible que le copiste du manuscrit soit aussi l’auteur de la chronique mais cette supposition, bien que plausible, demeure impossible à confirmer en l’état actuel de nos connaissances. Il convient cependant de souligner que dans le cas où l’auteur de la chronique et celui de l’unique copie conservée seraient effectivement une seule et même personne, le manuscrit contenant cette copie devient une source potentielle d’informations sur la genèse de cette chronique.
Le contenu du manuscrit semble en effet suggérer que son but était sans doute de rassembler les documents légaux les plus importants concernant les communautés urbaines germanophones du Spiš, peut-être afin de constituer un outil de chancellerie32. L’apparition d’une chronique dans un tel contexte n’est cependant pas exceptionnelle et les cas de récits historiographiques contenus dans des manuscrits à caractère légal ou administratif ne sont pas rares: pour l’Europe Centrale, on peut ainsi citer les annales ainsi que les listes de souverains contenues dans le Formularium de Somogyvár33 ou encore les Memorabilia de Kežmarok34. L’analyse du texte de la Chronique de Spišská Sobota fait en outre apparaître l’existence de plusieurs éléments semblant témoigner de la volonté du chroniqueur de souligner et de justifier le statut particulier accordé aux communautés urbaines germanophones du Spiš. Son insistance sur la loyauté des villes du Spiš vis à vis des rois de Hongrie, notamment durant le règne de Charles d’Anjou35, et sa mention des libéralités octroyées aux villes du Spiš par ce souverain ainsi que par son fils36 sont évidemment à interpréter dans ce sens. L’attention accordée au sort des anciennes chartes du Spiš lors du premier incendie de Levoča au 14e siècle37 n’est également pas anodine et elle doit être mise en rapport avec le but premier du manuscrit, à savoir compiler les preuves documentaires du statut privilégié des villes de la région.
Il n’est d’ailleurs pas inutile de préciser que dès le tournant des 13e et 14e siècles, les villes germanophones du Spiš s’étaient constituées en ligue: celle-ci comptait originellement 24 localités et avait son siège à Levoča38 mais en 1412, treize villes de la ligue furent cédées en hypothèque à la Pologne par le roi de Hongrie Sigismond de Luxembourg et elles ne furent réintégrées à la Hongrie qu’en 1772 par les Habsbourgs; la ligue, dont le siège se trouvait alors à Spišský Štvrtok39, continua de fonctionner avec les onze villes restantes jusqu’en 1465, après quoi les onze villes furent dirigées par le comte du comitat de Szepes, qui avait son siège dans le château du Spiš, à environ 15 kilomètres à l’Est de Levoča40. La réalisation d’un manuscrit recueillant les différents textes prouvant les droits accordés aux villes saxonnes du Spiš semble donc pouvoir refléter les intérêts de cette ligue, qui a peut-être joué un rôle dans la composition du manuscrit des Archives de Poprad contenant la Chronique de Spišská Sobota, voire dans la création de la chronique elle-même.
La date de rédaction de la Chronique de Spišská Sobota
L’établissement de la date de rédaction de cette œuvre est assez complexe, car la fin du manuscrit contenant le texte est endommagée: si la dernière note concerne l’année 1457, il n’est pas exclu que le texte ait pu continuer jusqu’au début des années 146041. Ainsi que le souligne le premier éditeur de la chronique, la rédaction de cette œuvre fut vraisemblablement contemporaine des derniers éléments relatés: ce constat suggère donc une composition de cette œuvre au tournant des années 1450 et 1460 et une telle datation serait compatible avec l’hypothèse d’une composition à l’initiative de la Ligue des villes du Spiš, qui fonctionna jusqu’en 1465.
La question du lieu de rédaction de la Chronique de Spišská Sobota
S’il ne fait aucun doute que la chronique ait été rédigée dans une des villes saxonnes du Spiš, l’identification de la ville dans laquelle elle a été composée est quelque peu plus complexe. L’examen des lieux situés dans le Spiš mentionnés par la Chronique de Spišská Sobota permet toutefois de proposer un essai de réponse à cette question.
Les deux premiers lieux du Spiš faisant l’objet d’une mention explicite dans la Chronique de Spišská Sobota apparaissent dans la description des conséquences du raid mongol en Hongrie, que l’auteur place peu après le début du règne Béla IV en 1235. Le chroniqueur rapporte ainsi le récit de Martin de Troppau selon lequel des habitants auraient mangé la terre d’une montagne42 et ajoute que ce fait a vraisemblablement eu lieu “là où se trouve le monastère des Chartreux”, car “les habitants du Spiš ont entouré cette montagne d’un mur que l’on peut encore voir aujourd’hui”43. Le monastère dont il est question est situé à environ 10 kilomètres au Sud-Ouest de Spišský Štvrtok et à une quinzaine de kilomètres au Sud-Ouest de Levoča, au Sud-Ouest du village de Letanovce44; le lieu où il se trouve porte le nom évocateur de “pierre du refuge”45, que l’on retrouve sous sa forme latine au sein d’une glose située dans la marge du manuscrit, ainsi que dans de nombreuses sources diplomatiques et sur le sceau du monastère.
Le second lieu mentionné dans le récit des conséquences de l’invasion mongole en Hongrie n’est autre que la principale ville du Spiš, à savoir Levoča, dont l’auteur affirme qu’elle fut construite après le départ des Mongols par les habitants du Spiš afin de se protéger plus efficacement de leurs ennemis46. Levoča est d’ailleurs la ville du Spiš la plus fréquemment mentionnée dans la chronique, puisqu’elle apparaît six fois dans cette œuvre. Outre la mention de sa construction après l’invasion mongole, Levoča apparaît ainsi comme le lieu de refuge du roi Charles d’Anjou dans sa lutte contre les magnats rebelles, qu’il put finalement remporter grâce à l’aide des populations germanophones du Spiš47. L’auteur relate ensuite l’incendie de la ville et ses conséquences désastreuses pour les archives du Spiš durant la fin du règne de Charles d’Anjou48, la prise de la ville par les Tchèques en 140149, puis son siège infructueux par Istvan Dobri en 140350 et enfin un second incendie le jour de Pâques 143151.
La ville suivante mentionnée dans la Chronique de Spišská Sobota est celle de Spišský Štvrtok: bien que cette localité n’y apparaisse explicitement qu’à une seule reprise, le caractère assez détaillé de cette mention mérite que l’on s’y attarde quelque peu. L’auteur rapporte en effet l’assassinat dans le Spiš d’un officier royal qui opprimait les habitants au début du règne du roi Ladislas IV le Couman et affirme que cet évènement s’est déroulé à Spišský Štrvrtok car en 1428, les habitants trouvèrent une grande quantité d’os humains et une armure lorsqu’ils ouvrirent le puits qui était comblé devant l’église ainsi que dans plusieurs caves52.
La ville suivante par ordre chronologique est celle de Kežmarok53, qui apparaît quatre fois dans la chronique. Ces mentions, qui concernent toutes des évènements survenus au 15e siècle, sont assez brèves et relatent en majorité des évènements militaires. L’auteur rapporte ainsi tout d’abord la prise de la ville par les Hongrois en 140154, puis il mentionne son invasion par les Hussites en 143355, son opposition au roi Ladislas en 144056 et enfin l’attaque qu’elle subit par Jan Jiskra en 144157.
Trois autres localités du centre et de l’Est du Spiš, à savoir Richnava58, Spišské Podhradie59 et Spišská Nová Veš60 sont également mentionnées à l’occasion du récit de la campagne militaire de Jan Jiska et de l’évêque d’Eger en 144361; enfin, la dernière localité du Spiš citée par la Chronique de Spišská Sobota est celle de Hrabušice62, dont l’auteur rapporte qu’elle fut attaquée en 145363.
L’analyse de la localisation géographique des villes du Spiš dans la Chronique de Spišská Sobota fait clairement apparaitre une nette concentration des mentions dans la région de Levoča et de Spišský Štvrtok, tandis que le Nord et l’Ouest du Spiš sont représentés par la seule ville de Kežmarok. La région de conservation de la chronique, à savoir la zone de Poprad et de Spišská Sobota, deux villes qui furent cédées à la Pologne en 1412, n’est quant à elle absolument pas évoquée dans ce texte, ce qui selon nous plaide clairement contre l’hypothèse d’une rédaction de la chronique dans l’une de ces deux localités64.
La place importante accordée à la zone de Levoča et de Spišský Štvrtok dans la Chronique de Spišská Sobota tend en revanche à suggérer que ce texte y a très probablement été rédigé, mais il est difficile de déterminer laquelle de ces deux villes constitue le lieu de naissance de la chronique. La ville de Levoča, localité centrale de la région en raison de son double statut de prospère ville royale et de siège originel de la Ligue des villes saxonnes du Spiš, mais aussi lieu le plus fréquemment mentionné, constitue naturellement une candidate particulièrement plausible; le chercheur hongrois spécialiste des chroniques du Spiš András Péter Szabó affirme ainsi que le contenu de la Chronique de Spišská Sobota suggère qu’elle a été rédigée à Levoča65 et sa grande influence sur la production historiographique de cette ville à l’époque moderne constitue un argument supplémentaire dans ce sens. Par ailleurs, l’hypothèse de rédaction de la chronique dans cette localité n’est pas nécessairement incompatible avec le caractère relativement détaillé de la description du paysage urbain de Spišský Štvrtok et de ses proches alentours, comme le monastère chartreux de la Lapis Refugii, puisque ces lieux sont assez proches de Levoča et pouvaient être atteints en seulement quelques heures de marche depuis cette ville. La confrontation de ces différents éléments semble donc indiquer que la Chronique de Spišská Sobota a vraisemblablement été composée à Levoča et le titre donné à cette œuvre dans les Scriptores Rerum Hungaricarum, à savoir “Chronique conservée à Spišská Sobota” (Chronicon, quod in Monte Georgii conservatur) reflète avec davantage de précision la nature exacte du lien entre cette œuvre et Spišská Sobota.
L’auteur de la chronique
Bien que l’auteur de la Chronique de Spišská Sobota soit demeuré anonyme, l’examen de cette œuvre permet de cerner d’un peu plus près le chroniqueur. Ainsi, dès la première lecture de ce texte, il apparaît clairement que son auteur est lui-même très certainement membre d’une des communautés urbaines germanophones du Spiš: cette opinion est également partagée par Kalmán Demkó ainsi que par l’éditeur de la chronique dans les Scriptores Rerum Hungaricarum et par les auteurs de la réédition de cette collection, qui soulignent également la bonne formation intellectuelle de ce chroniqueur et considèrent qu’il s’agissait vraisemblablement d’un laïc66.
Le constat selon lequel l’auteur de la Chronique de Spišská Sobota serait un laïc lettré et le fait que cette œuvre avait visiblement pour fonction de contribuer à justifier les droits des habitants des communautés urbaines germanophones du Spiš, ainsi qu’en témoigne la présence de l’unique version conservée dans un manuscrit contenant des documents d’octroi de droits, semblent suggérer une appartenance du chroniqueur au milieu juridique et une connaissance des pratiques de chancellerie, ce dernier point étant notamment corroboré par sa remarque sur le devenir des archives du Spiš durant l’incendie de Levoča au 14e siècle. Le lieu de rédaction le plus vraisemblable de la chronique étant la ville de Levoča, il est donc probable que l’auteur du texte ait appartenu au personnel de chancellerie de cette localité, ou bien qu’il en ait été juge ou membre du conseil municipal, et il convient de constater que la quasi-totalité des chroniqueurs du Spiš aux 16e et 17e siècles ont exercé une ou plusieurs de ces fonctions67.
Dans le cas où la Ligue des villes du Spiš aurait effectivement joué un rôle dans la création de l’unique manuscrit conservé de cette œuvre ainsi que dans la naissance de la chronique, il nous semble plus plausible que les dirigeants de cette ligue aient commissionné un membre du personnel de chancellerie plutôt qu’un représentant des élites de Levoča. Dans ce contexte, il convient de constater que l’existence d’un notaire urbain (Stadtnotar, Stadtschreiber) à Levoča est attestée dès 144768, date pour laquelle deux documents rédigés par l’occupant de cette fonction, Jorg Stock, sont conservés69. Bien que cela ne puisse être prouvé avec certitude dans l’état actuel de nos connaissances, il est possible que Jorg Stock ou bien l’un de ses successeurs, par exemple le Stadtschreiber Martinus, connu notamment par un document rédigé en 147270, ait été l’auteur de la Chronique de Spišská Sobota: il nous semble toutefois opportun de souligner qu’une telle identification est extrêmement hypothétique et que des analyses plus approfondies, notamment dans les domaines de la prosopographie et de la paléographie, doivent être menées afin de confirmer ou d’infirmer cette possibilité.
Conclusion
Bien que l’essai de reconstitution de la genèse de la Chronique de Spišská Sobota proposé ci-dessus possède nécessairement un caractère partiellement hypothétique et incomplet, il contient également quelques enseignements dignes d’intérêt. Ainsi, l’analyse de l’unique manuscrit conservé de la chronique démontre sans peine que ce texte possédait clairement une fonction de légitimation des droits des habitants du Spiš, ce qui tend à suggérer une possible implication de la Ligue des villes du Spiš dans sa création. L’examen du manuscrit semble également indiquer une composition de la chronique au tournant des années 1450 et 1460, soit quelques années seulement avant la perte d’autonomie des villes du Spiš en 1465 et il n’est pas interdit de penser que la perspective de cet évènement a pu être un des facteurs concourant à la création de la chronique. L’analyse des mentions de localités du Spiš dans cette œuvre plaide quant à elle clairement pour une rédaction à Levoča par un lettré laïc de la ville visiblement impliqué dans l’administration de celle-ci. La Chronique de Spišská Sobota peut donc être considérée comme un bon exemple d’ouvrage historique “de bureau”, selon la typologie définie par Bernard Guénée71, mais elle constitue également le premier monument marquant de la florissante production chronistique de la ville de Levoča72.
Bibliographical references
Sources
Manuscript sources
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Bardejov, Štátny archív v Prešove, pracovisko Archív Bardejov, Magistrat Mesta Bardejov, cote 489 [ancienne cote: 480].
Bardejov, Štátny archív v Prešove, pracovisko Archív Bardejov, Magistrat Mesta Bardejov, cote 1851 [ancienne cote: 1849].
Poprad-Spišská Sobota, Štátny archív v Prešove, pracovisko Archív Poprad, Magistrat Mesta Spišská Sobota, Sign. 10034.
Poprad-Spišská Sobota, Štátny archív v Prešove, pracovisko Archív Poprad, Magistrat Mesta Spišská Sobota, Sign. 10035.
Printed sources
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“Inscriptiones templi principis Leutschoviae”. Ed. Carl Ferdinand Wagner. Analecta Scepusii sacri et profani, volume II, pp. 346-348. Vienne: Trattner, 1774.
Kroniki stredovekého Slovenska. Stredoveké Slovensko očamí kralovských a mestských kronikaróv (Chroniques de la Slovaquie médiévale. La Slovaquie médiévale vu par les yeux des chroniqueurs royaux et urbains). Ed. Július SOPKO, Bratislava: Vydavatels̕tvo RAK, 1995.
MÜGELN, Henri de, “Chronicon Henrici de Mügeln germanice conscripto”. Ed. Jenő Travnik. Scriptores Rerum Hungaricarum, volume II, pp. 87-223. Budapest: Nap Kiadó, 1999 (Réédition; première édition: Budapest, 1938).
“Urbis Kesmarkiensis ab anno MCDXXXIII ad MDXLVII memorabilia a scribis publicis ejusdem urbis adnotata”. Ed. Carl Ferdinand Wagner, Analecta Scepusii sacri et profani, volume 2, Vienne: Trattner, 1774, pp. 104-113