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Ex aequo
versión impresa ISSN 0874-5560
Ex aequo no.27 Vila Franca de Xira 2013
Who is affraid of Pink? L'Affraire de la stature Jeanne D'Arc à Lille: Happening queer et dissidences dans les milieux LGBT francais
Who is affraid of Pink? O caso da estátua de Joana DArc em Lille: Happening queer e as dissidências dentro do contexto LGBT francês
Who is affraid of Pink? The Joan of Arc case in Lille (France). Queer Happening and dissidence in the LGBT movement in France
Marie-Emilie Lorenzi*
Université de Paris 1, França
RÉSUMÉ
A quoi reconnaît-on une action ou un happening féministe-queer? Difficile de donner une réponse simple et succincte à cette question. En prenant pour exemple l«affaire de la statue Jeanne dArc» une action qui sest déroulée début 2010 en France, à Lille exactement, il semblerait que certains signes caractéristiques ne trompent pas, notamment lutilisation de la couleur rose dans cette action. Cependant la signification de cette couleur nacquiert pas la valeur dune évidence partagée, au contraire, le choix du rose donne lieu à des interrogations et génère des lectures discordantes, qui sont autant de signes des divergences au sein même des mouvements LGBT en France.
Mots-clefs: queer, féminisme, activisme, rose.
RESUMO
Como podemos reconhecer um happening feminista-queer? É difícil responder simples e resumidamente a esta questão. Se considerarmos como exemplo o «caso da Joana DArc» que teve lugar em Lille (França), em 2010, parece que uma das suas características evidencia a não utilização do cor-de-rosa. De qualquer modo, nem toda a gente conhece o significado desta cor, pelo contrário, o uso do rosa gera questões e interpretações discordantes. Tudo isto evidencia conflitos e divergências dentro do movimento LGBT francês.
Palavras-chave: queer, feminismo, ativismo, cor-de-rosa.
ABSTRACT
How can we recognize a feminist-queer happening? It is hard to answer simply and briefly to this question. Taking the «Joan of Arc case» as example, a happening which took place early 2010 in Lille (France), it seems that some features evidences do not lie, especially the use of the pink. However, everyone does not share the meaning of this color, on the contrary, the use of the pink generates questions and discordant interpretations. All this indicates patently conflicts and divergences within the LGBT movements in France.
Keywords: queer, feminism, activism, pink.
Cest une statue équestre comme on en voit régulièrement dans les villes de France, discrète dans le paysage urbain. Dordinaire on ne prête guère attention à la statue de Jeanne dArc, sainte patronne de la France. Pourtant, celle de Lille va être lobjet de toutes les considérations pendant plusieurs semaines et causer des remous non seulement dans la sphère associative locale, mais aussi au niveau national en engendrant un débat assez polémique dans les milieux LGBT1.
Retour sur les faits: le 22 février 2010 à Lille, la statue équestre de Jeanne dArc déguisée de rose, est affublée dun pénis rose et couverte de pancartes sur lesquelles on peut lire «God save the Queer», «trans, butch, asexuel.le, pédée, gouine?Va savoir. Je ne suis pas la pucelle catho-fasciste, pour qui on mfait passer? ». La presse locale sintéresse à laffaire et la suit avec attention, relatant presque quotidiennement les faits. Puis cest au tour de la presse spécialisée des milieux LGBT via les sites internet, les blogs, de relayer lévénement. Dix jours passent avant que laction ne soit revendiquée par le collectif lillois Urban Porn se présentant comme un groupe d«individu.e.s féministes, queer, trans, pédés, gouines»2 dix jours pendant lesquels les auteurs et les raisons de cette action restent inconnus. Ce silence favorise lémergence dhypothèses de toutes sortes et la multiplication des prises de position en faveur ou contre cette action (de la présidente dune importante structure régionale regroupant de nombreuses associations LGBT, interviewée dans un quotidien local, aux plusieurs centaines de commentaires postés à la suite darticles parus sur les sites internet de revues spécialisées LGBT, sans parler des réactions scandalisées des droites nationales et radicales et autres ligues de vertu, etc.).
Durant la dizaine de jours qui séparent laction de la revendication, lenquête journalistique progresse et les hypothèses concernant lidentité des auteurs de ce rhabillage sont pour le moins disparates: sont-ce des militants LGBT radicaux, proches de lextrême gauche, des étudiants farceurs, ou des manipulateurs dextrême droite qui tenteraient de discréditer les militants LGBT par une action jugée trop provocante? Lattribution de ce happening est incertaine, ce qui semble indiquer un problème quant à sa lisibilité. Ces quelques jours ont suffit pour que se distinguent nettement les différents acteurs de cette affaire Jeanne dArc: les médias régionaux qui se veulent les justes transcripteurs de lacte, les associations homosexuelles lilloises qui le réprouvent, celles qui au contraire le salue, les mouvements issus des droites nationales et radicales qui le conspuent et enfin les auteurs du rhabillage toujours inconnus à cette date. Des opposants et des partisans qui tous défendent publiquement leurs prises de position, par lintermédiaire de communiqués de presse ou via des blogs et des sites internet.
Dix jours plus tard, le communiqué dUrban Porn lève le voile sur les auteurs et les enjeux recherchés de cette action: à la fois politique et ludique, elle tente de pointer les dérives dun débat sur lidentité nationale, initié par lancien président de la République Nicolas Sarkozy quelques mois plus tôt. En proposant une «lecture queer de la figure de Jeanne dArc»3, il sagit pour Urban Porn dutiliser lespace public pour contrer le «débat national» en y exposant sa conception des identités de sexe, de genre, de classe et de race qui «nexistent pas par nature ou par essence mais [qui] sont construites culturellement, politiquement et socialement »4, et ainsi de construire et de maîtriser ses propres images, ses propres représentations, ses propres savoirs, à travers une stratégie de lempowerment.
Menée dans lespace public ce happening a favorisé les interventions publiques contradictoires, qui sont typiquement celles en jeu dans la définition de ce quest une «affaire». Dans son ouvrage consacré à létude de cas de rejets de lart contemporain, la sociologue Nathalie Heinich (1998) analyse la polémique et les débats qui ont entouré la construction dans la cours du Palais-Royal en 1986 de loeuvre Les Deux Plateaux de Daniel Buren, une oeuvre communément appelée Les colonnes de Buren. Un cas exemplaire selon Nathalie Heinich où lon a pu constater ladoption de prises de position publiques bien marquées et quelle examine ainsi:
[ ] lexpression publique dune opinion a souvent partie liée avec lindignation, elle-même révélatrice (plus encore sans doute que ladmiration) dun profond investissement des valeurs au nom desquelles sexprime laccord ou le désaccord. Exprimé en privé, lindignation est un puissant révélateur des valeurs dune personne; exprimée publiquement, elle indique (entre autres) la capacité de ces valeurs à être considérées comme dintérêt suffisamment général pour mériter leffort dune sortie hors de la sphère privée; exprimée publiquement et collectivement, elle signale leur degré dinvestissement par une communauté de citoyens, et non plus seulement par des individus isolés et, corrélativement, leur pouvoir de généralisation, leur capacité à fédérer un grand nombre de personnes autour dune «cause» (Heinich, 1998: 35-36).
A travers les commentaires et réactions suscités par le rhabillage de la statue Jeanne dArc, une analyse des différentes prises de position a été mise en place. Afin détudier les différents registres de valeurs des discours qui ont nourri la polémique et de comprendre ce qui a fait débat, le choix dune analyse pragmatique des discours sest imposé. Tout le matériel analysé est issu dinternet, parmi lequel une vingtaine darticle et assimilés-articles (des post sur des blogs), quelques communiqués de presse, des interviews, et presque deux cents commentaires dinternautes. Si bien quil est apparu que l«affaire Jeanne dArc» a été le théâtre d«indignations» comme le note Nathalie Heinich, mais aussi de célébrations; et ces commentaires, ces opinions, souvent des prises de position tranchées, sont autant de marqueurs propre à la définition de ce quest une affaire. Le choix de lespace public pour mettre en scène la performance a inévitablement favorisé la multiplication de commentaires. De plus le caractère polémique de l«affaire» a obligé les acteurs, à savoir les membres du collectif, les détracteurs et les partisans, à expliciter leurs points de vue et à développer leurs arguments.
Très rapidement, sont apparues des prises de position divergentes, au sein même du milieu militant homosexuel lillois, témoignant de lhétérogénéité de celui-ci et contredisant lidée souvent partagée dune cohésion du milieu. Des conceptions diverses, parfois même antagonistes, du militantisme lié aux revendications LGBT se distinguent; des divergences portant aussi bien sur les modalités daction que sur les discours qui les motivent. Cette situation conflictuelle a mis en lumière des interrogations relatives à la réception des pratiques queer, à leur lisibilité et à leur interprétation. Cette action porte vraisemblablement des signes qui ne font pas évidence, posant de fait la question du rapport à l évidence. Une attention à la dimension cognitive du processus interprétatif va permettre dinterroger ce qui est signifiant et ce qui fait signe dans cette action pour les acteurs. Quest-ce qui leur permet dinterpréter cette action comme queer? Ou au contraire, pourquoi certain.e.s ne linterprète pas comme tel?
Progressivement se dessinent une diversité des registres interprétatifs, qui ont partie liée avec des valeurs, des croyances, de habitudes, et qui, suite au dévoilement des auteurs du rhabillage de la statue, se font plus marqués, plus convaincants, conduisant à des prises de positions hétérogènes renvoyant chacune à des frontières cognitives. Le concept de «communauté interprétative» développé par Stanley Fish, éclaircit la dimension résolument collective dans la production de sens lors dune lecture dun objet ou dun événement. Selon Fish, ces «manières de voir partagées», ou ce quil nomme encore «unanimité interprétative » sorganisent à lintérieur du «présupposé» puisquétablit quasiment inconsciemment dun contexte. Il soutient qu«être dans une situation (celle-ci ou une autre), cest voir avec les yeux des intérêts, des objectifs, des pratiques bien comprises, des valeurs et des normes liées à la situation» (Fish, 2007/1980: 72). Au caractère normatif des actes interprétatifs, enchâssés dans des structures institutionnelles, sajoute la dimension intentionnelle: «[ ] tous les types dinterprétation sont intentionnels [ ]. Lintentionnalisme nest pas une méthode interprétative mais un fait sur linterprétation [ ]» (Fish, 2007/1980: 103).
Pour ce qui regarde les questions relatives aux différentes interprétations du rhabillage de la statue Jeanne dArc, le concept de «communauté interprétative» emprunté à Fish, a le mérite dexpliciter les dissensions des différentes prises de position, les renvoyant alors à des désaccords interprétatifs. «Les lecteurs opérant à lintérieur des présupposés spécifiques à une communauté ont tendance à voir le même texte» explique Fish et il poursuit à propos des désaccords: «les membres de communautés interprétatives différentes voient et, dans un sens très affaibli, font des textes différents» (Fish, 2007/1980: 130). Cest également ce à quoi Nathalie Heinich fait référence à propos de certains cas de rejets de lart contemporain. «[Aux] désaccords fondamentaux sur les valeurs en jeu sajoutent les malentendus quant à ce qui est vu: malentendus nés du décalage entre le référent mobilisé [ ]». Elle conclut en admettant quil sagit dès lors: «dun problème de catégories cognitives ou de socles interprétatifs, entrainant des différends entre des catégories de public désormais disjointes, hétérogènes» (Heinich, 1998: 208). En ce qui concerne «laffaire de la statue Jeanne dArc», le caractère hermétique des diverses prises de positions a mis à jour de profondes lignes de fracture dans le militantisme LGBT, résultant à la fois dune mécompréhension des valeurs défendues par chaque camp et du recours à des cadres référentiels dissemblables. A travers lanalyse de cette affaire, des clivages manifestes ont été mis à jour entre un activisme queer et des formes plus «traditionnelles» de pratiques militantes LGBT, dont lagenda, surreprésenté dans la sphère médiatique, monopolise la scène des revendications (qui sont bien souvent réduites à la réclamation de «légalité des droits» mais qui se résume bien souvent au seul droit au mariage et/ou droit à la parenté ainsi quà la lutte contre lhomophobie et contre les discriminations).
Cette «affaire de la statue Jeanne dArc» va ainsi faire émerger des questions dordre général, qui remuent la sphère du militantisme LGBT: celle de larticulation du discours politique et des pratiques militantes, celle des rapports entre pratiques artistiques et politique, et celle de la séparation entre la sphère privée et la sphère publique, et de lirrésoluble débat de la visibilité/invisibilité, et différence/ indifférence, pierre dachoppement entre les diverses positions. Car bien plus quune simple mésentente ou divergence sur la manière dagir, il semblerait quon ait plutôt affaire à un profond désaccord, voire à un différend, comme lentend Jean-François Lyotard (1983), sur la forme, cest certain, mais sur le fond également. Ainsi se dessinent les contours définitionnels dun happening ou dune performance féministe-queer en France au début des années 2010. Au cours de lanalyse de cette affaire, quelques caractéristiques propres à une action queer émergent: la dimension ludique et humoristique (et sans dégradation) de laction, la réinterprétation de lHistoire ou dun mythe (en loccurrence celui de Jeanne dArc) à travers des lunettes queer, lattitude provocatrice susceptible de marquer les esprits et dencourager le débat, et le choix de la couleur rose.
Cette action a rendu visible de nombreuses lignes de fractures entre un militantisme queer et un militantisme plus «traditionnel» LGBT, même sil sagit là dun partage problématique et quelque peu arbitraire, tant il existe un complexe enchevêtrement des forces mobilisatrices. Cependant, la crispation autour de la couleur rose semble être symptomatique des incompréhensions, des malaises, des désaccords et des conflits parfois latents ou clairement affichés entre ces deux conceptions du militantisme. Cet article va être loccasion de revenir sur ce point particulier de l«affaire Jeanne dArc»: le choix de la couleur rose pour le rhabillage queer de Jeanne dArc qui a donné matière à réflexion pour les internautes. Il a été établi dans un premier temps de l«affaire» que le silence autour de la divulgation des auteurs du rhabillage de la statue va non seulement entretenir lambiguïté du message de laction, mais surtout favoriser les processus herméneutiques. Une absence de signature certes, mais cela ne signifie en rien illisibilité de laction. Afin de rendre compte des divergences interprétatives à propos de la signification de la couleur rose dans la communauté LGBT, lanalyse ne portera que sur les commentaires des internautes recueillis sur les sites des revues spécialisées LGBT, et se restreint au dix premiers jours de l«affaire», durant ce laps de temps, le mystère entourait encore cette action et ni les auteurs, ni le message nétaient encore révélé.
La couleur rose et lhomosexualité
Avant dentreprendre lanalyse, il est intéressant dentreprendre un rapide historique de lassociation de la couleur rose à lhomosexualité. Lhistorienne Florence Tamagne constate que le rose est «lune des couleurs les plus fréquemment revendiquée par les homosexuels» (Tamagne, 2003: 406), mais son usage nest pas sans soulever des interrogations, en témoigne ce rhabillage en rose de la statue Jeanne dArc qui donner lieu à de nombreux commentaires. Le choix du rose, une couleur qui dans le sens commun garde une connotation plutôt péjorative, donne matière à discussion. Ce détour par lhistoire et lusage du rose est nécessaire pour saisir au mieux les multiples facettes de cette couleur, provocant à la fois attraction et répulsion et se caractérisant par une grande ambiguïté. «Lun des aspects intéressant du rose cest son ambivalence intrinsèque» observe Barbara Nemitz (2006) dans un ouvrage consacré uniquement à cette couleur5. Laversion dont elle est la victime semble sexpliquer par le fait que longtemps, elle ne fut pas considérée comme une «vraie couleur», et dont les tonalités étaient difficilement reproductibles par la main de lhomme. Lhistorien Michel Pastoureau, spécialiste de la symbolique des couleurs, a pu observer que «longtemps en Occident le rose ne fut considéré que comme une nuance de rouge; une nuance claire, peu saturée et guère appréciée. Il est vrai que ni en teinture ni en peinture, on ne savait fabriquer de beaux tons de rose, francs et lumineux, à limage de ceux que produisait la nature» (Pastoureau, 2007: 140). Une couleur à qui lon reproche son aspect évanescent et sur laquelle on ne peut se fier voici une indication supplémentaire éclairant lorigine de cette répulsion, ainsi comme nous lapprend Annie Mollard-Desfour (Mollard-Desfour, 2002: 19): «le rose nest pas une couleur qui dure cest une couleur fragile et éphémère, comme celle des fleurs, une couleur trompeuse qui passe vite. Une couleur indécise, incertaine, diffuse, insidieuse dans ses variations, une couleur qui se dérobe et saltère [ ]». Lapparition et le développement des couleurs de synthèse au cours du XXe siècle ont largement favorisé la diffusion et lutilisation du rose, et selon Michel Pastoureau cette situation aurait vraisemblablement conduit à une répugnance partagée envers cette couleur. «Cest peut-être pour cette raison que tous les roses fabriqués par lhomme semblent aujourd'hui compter parmi les couleurs les plus artificielles, très éloignées des roses de la nature. Doù une fréquente aversion pour le rose, couleur vulgaire, chimique, désagréable à loeil» (Pastoureau: 2007: 140). Par ailleurs, le rose est aussi la couleur fréquemment associé au féminin, et en cela conforme au tempérament que lon prête généralement aux femmes: douceur, délicatesse, fragilité, voire mièvrerie, sentimentalisme, etc. Quant à la bicatégorisation rose pour les filles et bleu pour les garçons, elle semble intervenir au courant du XIXe siècle. Cette sexualisation des couleurs sopère dans un système genré différentialiste.
Puis par association stigmatisante et dépréciative, on a fait du rose la couleur des homosexuels masculins. Ceci dit, elle nintervient que tardivement, «elle est inconnue avant la 1e Guerre Mondiale et semble avoir été interprétée comme une déclinaison du rouge, couleur de la femme et de la féminité (par opposition au bleu, couleur de lhomme)» (Pastoureau, 2007: 140). Cette association rose/homosexuel apparaît clairement dans un contexte dhomophobie systémique, et cest dans le système concentrationnaire nazi quelle a connu ces heures les plus sombres. Annie Mollard-Desfour date aux années 1930 lemploi du rose stigmatisant: «Dans les années 1930, le rose est ainsi devenu le rose fascinant de lhomophobie et de loppression: couleur de la féminité, il a été imposé par les nazis, aux détenus homosexuels des camps, des étoiles et triangles roses comme signe de reconnaissance, pour les différencier des autres détenus [ ]» (Mollard- Desfour, 2002: 32-33). Au début des années 1970, avec lémergence des mouvements de lutte pour les droits des homosexuels, on a pu assisté à une réappropriation du triangle rose. De nombreux militants arboraient fièrement ce symbole dans une volonté de commémoration, de souvenir et de protestation contre les discriminations subies passées et actuelles (Jensen, 2002; voir aussi Schlagdenhauffen, 2011). Selon Eric N. Jensen, la prise de conscience de la persécution des homosexuel.le.s pendant lAllemagne du IIIe Reich et de leur déportation concentrationnaire, coïnciderait avec la parution de louvrage de Heinz Heger, un survivant des camps de concentration nazis. Effectivement, en 1972, Joseph Kohout sous le pseudonyme de Heinz Heger publia ses mémoires Die Männer mit dem rosa Winkel (Des hommes au triangle rose) (Heger, 1981/1972), un recueil qui favorisa largement cette prise de conscience et qui marqua profondément la communauté gay.
Au cours de la décennie suivante, lutilisation du triangle rose pris une résonnance nouvelle avec lapparition de lépidémie du sida. Afin de répondre à cette situation tragique, le collectif new-yorkais SILENCE=DEATH, établissant une analogie entre les morts des camps de concentration et ceux de lépidémie actuelle, se réappropria le symbole dont il inversa le sens, c'est-à-dire pointe vers le haut (alors que le triangle discriminant des camps de concentration nazis était pointe vers le bas). Issus des rangs dAct Up (AIDS Coalition To Unleash Power), un groupe de militants New-Yorkais fraichement formé, le SILENCE=DEATH était un collectif dartistes et dactivistes qui réalisa ce projet éponyme en 1987: au logo du triangle rose était ajouté léquation silence=mort, en référence à limmobilisme des pouvoirs publics face à la crise du sida6. Ce signe compte désormais parmi les principaux emblèmes de la lutte contre le sida.
Conjointement à cette réappropriation du stigmate du triangle rose, au cours des années 1980, les mouvements homosexuels en prise avec lépidémie du sida feront du rose la couleur de laffirmation identitaire, sans toutefois faire disparaître définitivement le caractère discriminatoire du rose. Effectivement, au premier temps de lépidémie, na-t-on pas appelé le sida la «peste rose», alors que le virus touchait en grande partie les populations homosexuelles masculines? Néanmoins, cette dynamique de réappropriation du rose, couleur du stigmate, du préjugé (de lhomosexuel efféminé, puisque le rose demeure inévitablement la couleur du féminin) témoigne de ce désir de subvertir les codes normatifs associés au genre masculin. Tout comme la revendication du terme queer, lusage du rose pose problème dans la mesure où il joue sur des stéréotypes dépréciatifs, mais auxquels les activistes donnent des significations nouvelles, multiples et complexes, à lopposé dune compréhension statique et figée de ces traits discriminatoires7.
La pomme de la discorde: la Jeanne dArc rose
Les interrogations face au choix de cette couleur rose pour le rhabillage de la statue Jeanne dArc doivent être comprises à laune de toutes ces considérations. Si bien que certain.e.s internautes auraient jugé plus judicieux de troqué le rose pour le rainbow flag (drapeau arc-en-ciel), symbole de diversité, de tolérance et despoir, et aux capacités intégratrices. Voici certains commentaires dinternautes laissés sur le site Têtu.com8, qui soulignent les interrogations face au choix du rose. «Si la couleur aurait été le rainbow flag encore mieux !!»; «pas en rose mais avec le Rainbow Flag et un texte du genre A jeanne dArc, sainte patronne des lesbiennes»; «Mais surtout, pourquoi le ROSE??? Pourquoi pas arc-en-ciel? Cest plus joli non?»9. Le rainbow flag est lun des principaux emblèmes de la communauté LGBT. Il fut réalisé par lartiste et activiste étatsunien Gilbert Backer en 1978 à loccasion de la Gay Pride. Ce drapeau à huit bandes horizontales présentait initialement la couleur rose (qui symbolisait la libération sexuelle, chaque couleur représentant une valeur bien particulière); une couleur qui a disparu lorsque létendard a été réduit à six bandes. Le caractère profondément dépréciatif et stigmatisant associé à cette couleur semble être lexplication la plus probable de son éviction. Désormais, le rainbow flag semble être le symbole le plus significatif pour une grande majorité de la communauté LGBT, il lest également pour les personnes extérieures à cette communauté. Incontournable dans les manifestations, marche des fiertés en tête, ce symbole est aussi un marqueur des lieux dans la ville: le drapeau apposé sur les vitrines signifie soit lappartenance à la communauté, soit la position gay friendly de létablissement (bars, commerces, etc.) (Blidon, 2006). Si bien que face truisme de lutilisation du rainbow flag, la couleur rose semble poser encore quelques interrogations.
A lopposé des réaction dincompréhension de certain.e.s internautes, le choix de cette couleur pour le rhabillage de la statue Jeanne dArc suscite pour dautres un véritable enthousiasme, et ces commentaires accréditent une interprétation queer de laction: «Et le rose parce quon est queer, quon aime le rose, quon est des pédales radicales !». Linternaute établit ici une analogie directe entre le rose et le «queer», une association fonctionnant dans les deux sens: cest parce quon aime le rose quon est queer et cest parce quon est queer quon aime le rose. Notons au passage lusage pour sauto-nominer de linsulte «pédales» et qui pourrait être une des traduction du terme «queer» en français. «Après la Jeanne dArc républicaine, la Jeanne dArc catho, la Pink Jeanne dArk est en route pour faire tomber la citadelle des conformismes hétéronormés youpi !»10 Même de façon moins explicite dans ce commentaire, le choix du rose pour cette action est perçu comme un outil pour contrer l«hétéronormativité », accréditant conséquemment la dimension queer de laction.
Pour répondre aux allégations de lEgide (une structure régionale regroupant des associations LBGT) qui voit dans cette action un coup de lextrême droite, un autre commentaire donne une toute autre version de la signification du rose: «alors rose, cest pink, cest Lille socialiste mais surement pas lepéniste [ ]». Il sagit dune allusion au rose socialiste, celui utilisé par le parti socialiste français depuis la fin des années 196011. Il est vrai que Lille est traditionnellement ancrée à gauche et que la mairie de la ville est dirigée depuis la seconde moitié du XXe siècle par le parti socialiste (et par Martine Aubry depuis 2001), alors, de là a y voir une relation Une méprise selon une autre internaute, qui ny voit nullement le signe dune quelconque adhésion au parti socialiste: «certainement pas socialiste plutôt anarcha féministe» et poursuit au sujet de la proposition dintervertir le rose au profit du rainbow flag: «Ah oui et le rainbow flag non merci, vive lappel au consumérisme GAY dans toute sa splendeur !!». De nouveau, lemploi du rose valide la dimension «anarcha féministe» de laction, autrement dit, proche dune compréhension queer de ce rhabillage. De même, ce commentaire met en lumière lopposition rose/rainbow flag, ce dernier interprété comme une adhésion au «consumérisme GAY», un emblème détourné de ces objectifs dorigine, notamment lesprit unificateur, pour achever par se perdre définitivement dans des fins commerciales. Quant à la prétention du rainbow flag à représenter les diversités au sein du mouvement LGBT, il semblerait pour cette internaute quil ait échoué, souffrant dune surreprésentation de la communauté gay masculine, si ce nest de ne se résumer bien souvent quà elle seule. Lopposition rose/rainbow flag, loin dêtre anodine, soulève des divergences entre deux manières de concevoir le militantisme avec dun côté des formes plus «traditionnelles », relevant dune volonté plus intégrationniste, en ayant recourt à un symbole qui fait signe immédiatement pour une grande majorité des militants LGBT. A lopposé, le militantisme féministe-queer se démarque vivement dune politique assimilationniste, travaillant plutôt autour de lidée dune politique de lidentité postidentitaire12. Cette réflexion autour du concept postmoderne didentité des groupes minoritaires a été développée notamment par Judith Butler autour de la question de la construction dun sujet politique pour le féminisme, le «Nous femmes», un sujet politique quelle conçoit nécessairement ouvert, à la fois unificateur et favorisant les coalitions (Butler, 2005/1990)13.
Le choix de la couleur rose na pas été la seule source dinterrogations entourant cette action, avoir pris pour cible la figure de Jeanne dArc a également occasionné de nombreux commentaires. Comme annoncé plus tard dans leur communiqué de presse, il sagissait pour les auteurs du happening, le collectif Urban Porn, de proposer une lecture queer de Jeanne dArc, un symbole associé à lhistoire de la nation française, permettant dentériner les racines chrétiennes de celle-ci. Le collectif précise que lobjectif était dinterroger la pertinence du débat sur lidentité nationale voulu par Nicolas Sarkozy et de dénoncer les modes de représentations du discours dominant concernant les conceptions de lidentité. Cette intervention dans lespace public a permis de détourner cette figure, fortement investie de valeurs, des instrumentalisations nationalistes et intégristes religieuses, et de laisser ouvert les interprétations sur son identité. Certain.e.s nont dailleurs pas manqué dobserver ambiguïté sexuelle du personnage de Jeanne dArc, allant même jusquà y voir une icône LGBT avant lheure
Cette action Jeanne dArc pose la question de lefficacité des techniques de lutte et il est indispensable de la replacer dans lhistoire du militantisme féministe et de lactivisme homosexuel dont les faits darmes ont jalonné la seconde partie du XXe siècle. Ce happening doit se comprendre à la lumière des premières actions menées par le MLF (Mouvement de Libération des Femmes), des coups déclats du FHAR (Front Homosexuel dAction Révolutionnaire), des techniques de stratégies médiatiques mises en place par Act Up, etc. Un héritage manifeste ici, dans lutilisation de lespace public et dun symbole afin de déjouer les représentations dominantes et pour construire ses propres images, ses propres représentations. Pour preuve de cette filiation, certain.e.s internautes ont établi un parallèle entre cette action Jeanne dArc et des actions connues de tous, notamment lencapotage de lobélisque, place de la Concorde à Paris, par Act Up Paris le 1er décembre 1993 lors de la journée mondiale de lutte contre le sida14. Lencapotage de lobélisque demeure une action qui est restée dans les mémoires et qui symbolise le succès du militantisme homosexuel, même sil sagit dun activisme spécifique à la lutte contre le sida. La comparaison est valorisante si lon en croit la postérité de laction dAct Up Paris et elle donne toute sa légitimité au happening dUrban Porn.
Pour conclure
Alors que pour certain.e.s internautes, la couleur rose génère des interrogations, elle est bien pour dautres, la signature évidente dune action féministequeer. Effectivement, avec une logique dempowerment, et celle du retournement du stigmate, les mouvements féministes-queer ont fait du rose infamant leur couleur de prédilection. En Amérique du Nord, en Europe, nombreux sont collectifs et les militant.e.s à sêtre réappropriés cette couleur si fortement connotée et souffrant dune image relativement négative. Et ce nest pas un hasard si pendant des manifestations ou rassemblements anticapitalistes internationaux, on a vu apparaître les Pink Blocs, basés sur le modèle des Blacks Blocs (Bisticas-Cocoves). Elaborés sur le principe de démocratie directe et sur la possibilité pour chacun.e de participer, les Pink Blocs se différencient des Black Blocs dans les techniques de lutte, utilisant plutôt les codes des performances de rue et des happening, jouant sur le côté ludique et proposant des formes carnavalesques et de dérision. Ces formes de militantisme sont proches de celles développées par des collectifs comme Reclaim the Streets, cependant les Pink Blocs ont pour objectif principal la déconstruction des normes de genres, ou pour le dire plus crûment le «genderfuck ». La récente actualité en France nous en donne une illustration parfaite; au cours de chacune des manifestations du 16 décembre 2012 et du 27 janvier 2013 pour la défense de la loi dite du «mariage pour tous», un Pink Bloc sest formé.
Comme précisé dans lappel à la manifestation, lintérêt du Pink Bloc est la mise en place dun espace provisoire, une zone autonome temporaire pour reprendre le concept développé par Hakim Bey (1998/1991), où des individu.e.s vont former «un collectif informel et autonome de queers et de freaks en touS genreS, radicaLEs et féministes organiséEs [ ] lors d'actions militantes et de manifestations»15. Le Pink Bloc a pour principe fondamental larticulation du queer et du féminisme. Bien sûr, est-il besoin de le préciser, la participation aux manifestations sest faite non pas à travers les revendications à laccession à une institution le mariage perçue comme une réaffirmation et un renforcement des inégalités envers celles et ceux ne se soumettant pas au modèle hégémonique hétéronormatif. La participation au Pink Bloc était plutôt une manière de répondre aux attaques homophobes exprimées sans retenue par les opposants à cette loi, autant quune manière daffirmer leurs différences via une stratégie de visibilisation. Dailleurs, il sagissait bien de se différencier du reste du cortège, à la fois visuellement, dans la forme même du Pink Bloc, délimité par un périmètre de banderoles et par ladoption du code couleur rose par une grande majorité des participant.e.s, mais se démarquer également politiquement avec des slogans et des mots dordre, «nous sommes la mauvaise image de lhomosexualité» par exemple, détonnant quelque peu de ceux du reste du cortège.
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Artigo recebido em 22 de outubro de 2012 e aceite para publicação em 15 de fevereiro de 2013.
Notes:
*Est doctorante en études culturelles à luniversité Paris 1 Panthéon- Sorbonne (Institut ACTE: Art, Créations, Théories, Esthétiques. UMR 8218). Ses recherches portent sur les pratiques culturelles et artistiques féministes-queer dans le contexte français. E-mail: marie.emilie.lorenzi@gmail.com
1Lutilisation de lacronyme LGBT pose évidemment de nombreux problèmes. Si au départ lemploi de ce terme naît de la volonté dune politique de coalition, il semble quil y échoue malheureusement. Effectivement, les mouvements LGBT peinent à mettre en place une véritable mobilisation égalitaire efficace. Il est à craindre que le caractère politiquement correcte, et finalement dépolitisant de cette formule additive ne fasse du tord aux mobilisations politiques, puisquen mettant sur un même niveau des réalités hétérogènes, elle se rend aveugle aux différences (en particuliers économiques et raciales) et aux inégalités de celles et ceux quelle est censée représenter. De même, on peut se poser la question de la pertinence de mettre sur un même plan la question des orientations sexuelles (LGB) avec celle des identités de genres (T).
2Issu du communiqué de presse disponible sur le site du collectif Urban Porn http://erelevilstyle.free.fr/wordpress/?m=201003 (consulté le 10/04/2012).
3Ibid.
4Ibid.
5«Les qualités que lon associe à la couleur rose sont assez diverses. Celles quon lui accorde vont de la sensibilité, la tendresse, la jeunesse, à lartificiel, au factice, en passant par lexcentrique, le mignon, la vulnérabilité, et ce qui est plaisant et agréable. On retrouve lutilisation de cette couleur aussi bien dans la haute culture et dans la culture populaire [ ]. Le rose peut être perçu comme une couleur déplaisante, parfois même embarrassante, ou au contraire attrayante et amusante.» (p. 26). Traduction personnelle.
6«Silence=death proclame que le silence sur loppression et lextermination, quelles soient passées ou actuelles, des gays et des lesbiennes doit être brisé, cest une question de survie.» (Crimp et Rolston, 1990: 14). Traduction personnelle.
7Ce processus a été développé par Erwing Goffman (1975/1963) dans son analyse du stigmate.
8Le site Têtu.com est le pendant numérique de la revue papier Têtu, un magazine a destination de la communauté gay et lesbienne (dans une moindre mesure ).
9Sauf mention, tous les commentaires font suite à larticle «Qui a drapé de rose la statue Jeanne dArc de Lille» publié le 27/02/2010 sur le site Têtu.com à ladresse suivante: http://www.tetu. com/actualites/france/qui-a-drape-de-rose-la-jeanne-darc-de-lille-16626/ (consulté le 14/05/2012).
10Ce commentaire est une réponse à larticle paru sur site Yagg.com «Lille: la statue Jeanne dArc habillée de rose» du 26/02/2010 et disponible sur: http://www.yagg.com/2010/02 /26/lillela- statue-de-jeanne-darc-habillee-de-rose-la-voix-du-nord-les-flamands-roses/ (consulté le 15/05/2012).
11Le cas du rose socialiste est intéressant, il semblerait quil y ait eu un glissement sémantique entre le symbole de la fleur rose adopté par le parti socialiste à la couleur rose, bien que la fleur soit rouge à lorigine. Voir Agulhon, 1990: 391-398.
12«Les politiques de lidentité visent à réhabiliter lidentité de groupes sociaux jusque-là discriminés en raison de la perception négative dont ils font lobjet. Les politiques de lidentité ont deux caractéristiques importantes. La première est quelles concernent des minorités qui sassument comme telles, c'est-à-dire qui nont pas vocation à se transformer en majorité. [ ] Elle vise à mettre un terme à la stigmatisation des personnes concernées. La seconde caractéristique de lidentité ainsi conçue est quelle nest pas une instance (uniquement) économique. Elle comporte une dimension culturelle décisive.» (Keucheyan, 2010: 29-30). Voir également (Bourcier, 2006).
13Cependant, Elsa Dorlin précise à ce sujet que cette conception du sujet politique nest pas nouvelle, elle se retrouve dans lidée marxiste de praxis révolutionnaire: la construction du sujet nest pas antérieur à la lutte mais elle se réalise simultanément et collectivement dans la lutte (Dorlin, 2009).
14Cest avec laide financière et logistique de Benetton, la marque de vêtement italienne, à la sulfureuse réputation, du moins en ce qui concerne les stratégies de communication et publicitaires, quAct Up Paris a orchestré cette action coup de poing, dont elle seule a le secret, dans le but dalerter sur la situation de la propagation du virus du sida. Ce fut un formidable coup de pub, aux retombées médiatiques inespérées, puisque limage de lobélisque encapotée de rose a fait le tour du monde et est restée dans les mémoires militantes. Pour le détail du déroulement de cette action, voir le récit quen fait Emmanuelle Cosse, disponible sur internet: http://www.civismemoria.fr/contribution/?module=contrib&contrib=862 (consulté le 20/05/2012).
15Ces informations sont disponibles sur le groupe du réseau social facebook créé pour loccasion: https://www.facebook.com/pink.bloc.paris/info