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Cadernos de Estudos Africanos
versión impresa ISSN 1645-3794
Cadernos de Estudos Africanos no.26 Lisboa jul./dic. 2013
Tourisme sportif et identités: Les pratiquants de canoë en Zambie
Turismo desportivo e identidades: Os praticantes de canoagem na Zâmbia
Antoine Marsac*
*Université de Bourgogne, Faculté des Sciences du Sport, Laboratoire Socio-psychologie et Management du sport, Campus Universitaire de Montmuzard, 21 078 Dijon, France
RÉSUMÉ
Cet article repose sur une enquête sur les usages sociaux du canoë en Zambie. Il a pour objectif de décrire les caractéristiques des relations sociales qui se nouent entre étrangers et « populations locales ». Si lorganisation de lactivité recouvre une visée touristique pour nombre de pays africains, touristes et habitants entrent peu en interaction en dehors de la pratique des loisirs. Pour étudier lidentité, il sagit de caractériser la genèse du tour en canoë afin de saisir lémergence de modes dappréhension de lAutre dans le cadre du loisir en Zambie. La singularité des relations sociales entre populations occidentales et africaines pose la question de la différence culturelle, au moment où la globalisation introduit à la fois une homogénéisation des pratiques et une fragmentation dans les modes de vie. Larticle proposera une réflexion critique car les modes de structuration du canoë constituent un révélateur des rapports toujours ambivalents entre pays occidentaux et africains.
Mots-clés : tourisme sportif, interactions, guides, identité, canoë, Zambie
ABSTRACT
From a survey of the social uses of canoeing in Zambia, this article analyzes the social relationships established between foreigners and "local people". If the organization of the business covers a tourist sight for African countries, tourists and locals come little interaction outside the recreational enjoyment. To investigate the identity, it is to characterize the genesis of the development of sport in order to capture the emergence of modes of apprehension of the Other in the territory. The singularity of social relations between Western and African populations raises the question of cultural difference. The article will provide a critical reflection as methods of structuring the canoe market is indicative of a still ambivalent relationship between North and South.
Keywords: identity, canoeing, sport tourism, cultural difference, market, Zambia
RESUMO
Este artigo é baseado em uma pesquisa sobre os usos sociais da canoagem na Zâmbia. Tem como objectivo descrever as características das relações sociais estabelecidas entre os estrangeiros e as populações locais. Se a organização da actividade integra uma estratégia turística presente em numerosos países africanos, turistas e habitantes interagem pouco fora das práticas de lazer. De forma a estudar a identidade desta actividade necessitamos caracterizar a génese dos passeios de canoa e apreender o surgimento dos modos de apreensão do Outro nas actividades de lazer na Zâmbia. A singularidade das relações sociais entre as populações ocidentais e africanas levanta a questão da diferença cultural, em que a globalização introduziu uma padronização de práticas e uma fragmentação nos estilos de vida. O artigo irá fornecer uma reflexão crítica pois os métodos de estruturação da canoagem são reveladores das ambivalências sempre presentes nas relações entre os países ocidentais e os países africanos.
Palavras-chave: turismo desportivo, interacções, guias, identidade, canoa, Zâmbia
En Afrique australe, le sport et le tourisme tendent à devenir des secteurs dactivités prospères comme en témoignent la création dentreprises dans ce secteur. Ces activités récréatives correspondent à de véritables besoins des populations. Les professionnels spécialisés dans ce domaine cherchent à « capter » les fractions aisées des occidentaux par des activités de loisirs (safaris, sports daventure ). Il ne sagit plus seulement dallier vacances et dépaysement. Il faut que le séjour devienne un moment démotions partagées et vécu sur un mode intense, au prisme de la différence culturelle. Lexploration en canoë[1] sinscrirait dans cette recherche de communion avec lAutre, où le contact avec la nature, les populations locales et la découverte de paysages des pays du Sud transcenderaient le voyage. A la fois sport, loisir sportif et moyen de déplacement utilitaire dans les zones défavorisées des pays du Sud, le canoë est désormais une pratique présente sur tous les continents. Quels sont les enjeux culturels du développement du canoë ? Comment cette forme de loisir sest-elle diffusée en Occident et quelle est son retentissement au niveau des identités locales ? Comment des liens sociaux se créent-ils dans ce sport entre les pays du Nord et ceux du Sud ?
Lenquête ethnographique[2] menée sest déroulée en avril 2006 dans la vallée du Zambèze, à la hauteur des chutes Victoria. Des infrastructures y ont été aménagées pour accueillir les touristes étrangers qui contemplent les chutes Victoria, en leur proposant des descentes du cours deau. Le lieu denquête, Livingstone, représente la capitale économique du pays, située à cinq kilomètres des chutes Victoria. En période touristique, cette localité double sa population.
Lenquête a consisté à observer les guides de tourisme sportif et leurs clients en Afrique australe en avril 2006 dans la vallée du Zambèze. Ce haut-lieu jouit dune renommée mondiale[3] dans le secteur du tourisme sportif car ce cours deau est le quatrième fleuve africain. Il sépare le Zimbabwe de la Zambie. Le second cité est un État dAfrique australe enclavé peuplé dun peu moins de dix millions dhabitants. Il est composé de groupes Bantous divisés en chefferies jusquà larrivée des Européens au XIXe siècle. Puis, le pays est colonisé par les Britanniques de 1924 à 1964 sous le nom de Rhodésie du Nord et devient un lieu de villégiature pour la bourgeoisie sud-africaine. Sil surbanise depuis les années 1930 (Hannertz, 1983, p. 56), son économie est aujourdhui tournée principalement vers lagriculture et lextraction de minerais. Depuis trente ans, le tourisme se développe également dans les villes (à Lusaka, la capitale). Des infrastructures hôtelières y ont été aménagées par les Britanniques pour accueillir les touristes étrangers et leur proposer des descentes en canoë en amont des chutes Victoria, lun des sites les plus visités au monde.
Nous sommes partis de ce questionnement : quest-ce qui caractérise lidentité dans le domaine du tourisme sportif en Zambie ? Lobjectif de cet article est de caractériser les relations sociales liées aux activités auxquelles sadonnent les touristes encadrés par des guides locaux. Nous définissons la notion didentité comme la connaissance de soi en rapport avec ce qui caractérise le lien avec lAutre. À partir de cette perspective, on interroge la diffusion du canoë de rivière par la mise en tourisme des territoires et les relations entre acteurs (Eichberg, 1998, p. 7). Dans quelle conjoncture cette activité sest-elle diffusée en Afrique ? Comment lidentité des pratiquants de canoë se construit-elle ?
Cette étude conduit à opérer un retour sur lémergence des relations entre touristes et populations locales. Nous avons choisi de nous focaliser sur le tourisme sportif en canoë plutôt que sur les pratiques communément plébiscitées par les pratiquants occidentaux (safari, rafting ) car la tradition du trip, séjour touristique, renvoie à lexploration du territoire (Knafou, 1998). Il sagit surtout de sappuyer sur une démarche ethnographique pour saisir lémergence de la relation à lAutre (Winkin, 1998), cest-à-dire à celui qui se distingue, à ces périodes et dans ces contextes, de lhomme occidental dans le cadre des descentes en canoë. Nous adoptons ici la définition du tourisme développée par Violier qui considère ce phénomène, non plus uniquement comme le produit dinstitutions le règlementant, mais comme une interaction constante entre les touristes et les lieux visités (Violier, 2011).
En considérant les changements induits par les apports de la commercialisation de ce loisir en Zambie depuis la décolonisation, on saperçoit quune enquête ethnographique savère nécessaire pour saisir les relations entre les pratiquants des activités dites de « découverte du milieu naturel » et les Tonga, groupe dont sont issus les guides. Un retour par une analyse socio-historique pose ici des jalons pour comprendre lévolution du loisir dans les rivières depuis leur introduction en Zambie jusquà leur développement dans ce pays.
Cadre danalyse
Comprendre limbrication du processus identitaire implique de situer notre étude à la fois dans une ethnographie des canoéistes mais aussi une sociologie des pratiques. Il existe un enjeu heuristique à investiguer empiriquement les relations entre guides africains et européens car cette analyse est le fruit dune étude articulant les concepts de ces deux disciplines des sciences sociales. Les présupposés théoriques et méthodologiques se focalisent sur des questions propres aux approches comparatives (Chabloz, 2010). Ce recours à deux disciplines pose des problèmes épistémologiques (du fait des exigences méthodologiques que ces approches requièrent) car anthropologues et sociologues ne partagent pas tous les mêmes critères de scientificité ni les mêmes modes dadministration de la preuve. Il faut donc préciser que larticulation entre ces disciplines interroge un même objet à des niveaux de réalité différents. Lhistoricité se combine à létude in situ de groupes sadonnant au tourisme. Lidentité est ici interrogée grâce à cette perspective de voyage et décriture (Toffin, 2008).
La première démarche consiste à sappuyer sur une définition théorique de lidentité car plusieurs acceptions de ce terme coexistent. Lidentité renvoie nécessairement aux relations avec les Autres que nous bornons ici aux guides africains, en adoptant une posture de décentrement et dempathie, caractéristiques de la discipline; il convient de rappeler que létranger et lidentité ne sont que des fictions normatives (Agier, 2011). Elles correspondent à des niveaux du réel quil convient de saisir en considérant tous les aspects de leur complexité. Le travail procède, en complément des archives, dune analyse de données menée par entretiens répétés, réalisés avec des acteurs ayant structuré le champ du canoë en Zambie. Interrogés sur leur manière dappréhender létranger, des guides ont répondu aux questions que nous leur avons posées lors dentretiens. Nous avons délimitée lidentité, au sens où celle-ci repose sur des éléments subjectifs (imaginaires, symboliques). Les discours des touristes interrogés représentent des sources complémentaires à lanalyse centrée sur lécrit. Les entretiens semi-directifs consistent à recueillir directement ces discours dacteurs par des questions préalablement formulées. Un dialogue sétablit entre le chercheur et son informateur. Le premier pose des questions précises au second, à partir dun dispositif nommé guide dentretien. En fonction des réponses, chacun ajoute des éléments significatifs. Il sagit ici dinterroger les guides zambiens sur leurs relations entretenues avec les touristes occidentaux et sur leur « cohabitation » au sein du territoire. Létude des facteurs culturels et des normes sociales sopère par le traitement des données réalisé via une analyse thématique qui repose sur un modèle explicatif des actions et des représentations. Le matériau recueilli nous permet de présenter des résultats traduisant les dynamiques identitaires des pratiquants.
Lors de lenquête ethnographique menée auprès des participants aux expéditions, le chercheur se trouve forcément impliqué dans des « dynamiques de groupes restreints ». Dans ce contexte, la démarche ethnographique accorde une place centrale au point de vue des acteurs observés. Sintéresser à ce qui fait sens aux yeux des touristes est une possibilité heuristique pour tenter déclairer lorigine des contradictions qui caractérisent aujourdhui les pratiques touristiques. La recherche toujours plus poussée dévasion hors du quotidien pousse les citadins à organiser des expéditions, mues par un ethos de conquête et la recherche de prestige social par le voyage. Dès lors, des luttes sengagent pour laccès aux différents lieux. Lobservateur demeure pris dans une confrontation avec les règles ordinaires du quotidien et les convictions des acteurs. En effet, la recherche dune méthodologie propre aux expéditions se heurte à linstallation de routines, ensemble dhabitudes propres aux acteurs... Son implication est alors soumise à la lecture du monde qui est le produit dexpériences vécues. Cette implication pose le problème du réglage de la proximité avec les acteurs (Gold, 2002).
Cette recherche sinscrit dans le domaine des études touristiques car elle sattache à montrer lorigine des interactions et des clivages de représentations des populations. Dans le sillage des travaux sociologiques, de nombreuses analyses ont retracé la genèse des imaginaires des acteurs. Ces études ont introduit la question des rapports du citadin à lespace et sa relation aux autres. Une liberté nouvelle au XXe siècle sexprime à travers les sensibilités des citadins à la nature. Pour rendre compte des interactions entre touristes et guides, il convient dappréhender les influences du traitement de lidentité sociale. De fait, la littérature spécifique insiste sur un système de normes appréhendé à travers des usages de lespace et les retentissements lors des périodes coloniales en Afrique. En ce sens, il faut revenir à lhistoire de la Zambie pour comprendre comment le canoë sest établi par le code de lindigénat et lexploration des espaces naturels (Decraene & Châtel, 1995, p. 77) car des excursionnistes ont préfiguré lavènement dusages des territoires qui fournissent aux « indigènes » les modèles et référents identitaires.
Les débuts du tourisme en canoë : lapanage de notables
Il sagit, dès à présent, dexposer les enjeux contextuels sur lesquels les premiers pratiquants ont établi leur domination. Depuis les grandes conquêtes coloniales, le canoë repose sur les préceptes du « grand partage » anthropologique entre les sociétés dites « modernes » et les autres. Cette dichotomie aurait profondément marqué la structuration de lactivité dans ses dimensions culturelles. Pour ce faire, nous devons dabord décrire la diffusion des normes sur lesquelles reposent les sensibilités à la nature en fonction des périodes dexploration du Canoë Club dans la première moitié du XXe siècle en Europe puis en Rhodésie du Nord pour comprendre les pratiques contemporaines des guides de tourisme à lorigine des relations avec les touristes occidentaux.
Le canoë a longtemps été considéré par les nobles comme une forme de revitalisme dune pratique ancienne révélée à la faveur de la société victorienne et de lEmpire. Une élite britannique va investir des territoires inconnus grâce à son temps libéré. A la fin du XIXe siècle, lEcossais McGregor, venu en Europe en 1867 pour naviguer en « autonomie » sur les fleuves annonçait les prémices de la rencontre avec les riverains. Rétablis dans des dimensions diachroniques, ces faits entrent dans la problématique de la construction de lidentité en canoë. On y retrouve les normes de « lexcursionnisme cultivé », terme recouvrant lexercice du pratiquant et décrivant les qualités du canoéiste dans cette citation :
mystérieux à souhait, il a ce regard lointain que donne lexamen des problèmes ardus et lhabitude des responsabilités, il connaît les cartes et les rivières par cur. Conquérant des eaux vierges, il fend avec son étrave la vigueur des torrents inconnus. Une mission sacrée lappelle vers des pays creusés de canyons sans soleil où vivent des indigènes datant de lenfance du monde [4].
Cet extrait démontre que, dans le rituel décriture auquel sadonnent les membres du Canoë Club, lidentité occupe une place centrale lors des périodes coloniales.
Lintrusion dans lespace de la littérature de sensibilités liées à lexploration et à la domination des citadins sur les populations rurales rappelle que nous nous situons en période coloniale. Le terme « indigène », utilisé pour désigner les habitants, est devenu une catégorie de perception de lAutre. Il apparaît dès les premières années du Canoë Club dans ces « contrés inconnues peuplées dindigènes »[5]. Les auteurs visent ceux qui ne possèdent pas les modes de mobilité dont jouissent les canoéistes, en majorité citadins. Le vocable « Indigènes » lié à la domination urbaine se généralise dans les récits de croisière. Bien que la terminologie permettant de qualifier les populations locales ait évolué au fil du temps, il sagit dune extension du terme signifiant ici « habitants des vallées ». Jusquaux années 1940, les discours des promoteurs de lexcursion restent marqués par un certain paternalisme envers les populations rencontrées. Le marquage social de lexcursionnisme senracine dans une sensibilité à la différence de lAutre. Il subsiste dans les récits une partition entre « eux » et « nous ». Cette désignation des populations constitue un marqueur de lappartenance sociale et est, par conséquent, lélément à prendre en compte dans lidentité. Les archives de la revue La Rivière décrivent des populations rurales rencontrées au gré des descentes de cours deau. Le canoë constitue en cela un révélateur des lignes de fractures entre les promoteurs dune exploration des espaces « vierges » et la pratique des compétiteurs qui apparaît au XXe siècle. Deux raisons expliquent ce clivage. Dabord, le récit des « Premières », sur le modèle de lalpinisme, met en avant une nature « immaculée » peuplée « dIndigènes » (extrait de récit).
Ensuite, la mission « civilisatrice » des excursionnistes dans les provinces françaises préfigure les expéditions lointaines. Les sensibilités des membres du club se diffusent dans des publications portant sur le tourisme : imaginaire du retour à la terre, conquête du pays et liens avec lAutre. En effet, lexcursionnisme repose sur un besoin dévasion, des visées pédagogistes et fonde un imaginaire des grands espaces hérité de la culture anglaise, des épopées canadienne et des explorations de sociétés savantes. Les représentations quont les guides de la naturalité incluent les représentations de ces territoires ruraux. Ce groupe met en uvre une rationalisation de lexploration des sites. Le développement de la pratique repose ainsi sur une construction précise de lidentité. Pour les auteurs des récits du Canoë Club, « lIndigène » fait partie intégrante de la nature. Ce contexte influence les visées exploratrices des anciens administrateurs coloniaux créant de nouveaux besoins.
Lidentité en miroir : Canoéistes vs. « Indigènes »
Pour les peuples colonisés, les notables explorant leur territoire sont des figures identificatoires. Le jeu perpétuel de tensions entre colons et colonisés se rejoue constamment. Les Zambiens sont contraints dévoluer avec les murs dominantes, notamment avec la présence de diverses générations auxquelles le mode dorganisation et de fonctionnement doit sajuster. La présence dadolescents, par exemple, atteste de cette volonté dévoluer avec la société. En étudiant spécifiquement la période coloniale, le tourisme en canoë cherche à se distinguer des autres sociétés nautiques (en voile ou aviron) en prônant la découverte de lAutre dans un torrent perçue comme « vierge » sans se limiter aux voies navigables (fleuves, canaux). Ses membres fondent une éthique liée à la lenteur du séjour touristique qui se démarque de la sensibilité de lépoque exprimée par une recherche toujours accrue de vitesse.
La représentation des torrents comme espace de jeu semble être communément partagée. Les canoéistes attachés à lexploration des « sauvages » dans la nature, bénéficient ici dune légitimité parmi les cercles mondains de la capitale. Ce terme « sauvage » est issu dun ensemble de représentations autour du mythe des rivières « sauvages » et du wilderness. La figure de « lIndigène » est revivifiée par les nécessités commerciales du tourisme sportif. Cet emploi sémantique traduit lethnocentrisme qui pose la question du recrutement social des adeptes de tourisme sportif. Le renvoi à lailleurs perdure dans la modernité réflexive des citadins adeptes du trip en Zambie (Martin, 2005, p. 175). La figure de « lIndigène » y occupe une place centrale car elle est immortalisée par les récits. Dans ces descriptions, laventure est synonyme de découverte de nouveaux paysages, de rencontres avec les « Indigènes ». Le terme « Indigènes » est ici usité au pluriel car il indique autant un rapport au voyage, au territoire exploré, effectué loin de la civilisation et au contact dinconnus, quun rapport aux populations quil sagit de questionner dans le but de les renseigner : « il y a eu de nombreux interviews que nous dûmes avoir nous-mêmes avec les Indigènes, interviews souvent contradictoires et parfois dangereux » (récit de croisière). Ces « Indigènes » communiquent aux auteurs des informations « utiles » sur la région touristique dans laquelle coule le cours deau, la superficie de son bassin versant, la longueur parcourue de sa source au confluent et son débit. Cette sensibilité à la nature liée à la domination des Parisiens sur ces populations rurales rappelle que les élites jouissent dune mobilité et possèdent une culture héritée des sociétés coloniales. Ainsi, le terme « Indigènes », usité pour désigner les riverains qui contribuent, grâce à leur aide, à lexploration, au déroulement de lexcursion, se généralise.
Si des formes plurielles de sensibilités à la nature ont pu éclore cest quil y a des tensions à propos de la définition de la pratique entre le tourisme et la compétition. Il y a cette propension des élites à rechercher une nature peu peuplée pour la modeler en cherchant à développer les pratiques entre sport, opportunités et idéologie de lescapisme[6]. A la « pureté de la nature » sopposerait « la dégénérescence de la vie urbaine »[7] qui est associée à celle de la compétition à laquelle sopposent les membres du club jusquà la Seconde Guerre mondiale.
A partir de la moitié du XXe siècle, la descente touristique des torrents associée à la « vie sauvage »[8] est relayée par la propagande du tourisme par le Canoë Club. Dès lors, lactivité renvoie aux représentations des espaces dits « vierges ». En répondant à la question posée par le rapport des pratiquants au milieu naturel, on avancera que lexploration des rivières sest transformée par linfluence de mécanismes sociaux de perception de lespace dit « sauvage » à partir de lhéritage des excursionnistes. La pratique du canoë dans les torrents renvoie à un imaginaire des grands espaces inscrits dans lhistoire du continent américain et des grandes épopées. Cet espace de représentations pousse des occidentaux à entreprendre des périples de plusieurs mois dans des pays aux « antipodes de la vieille Europe » (Nil, Zambèze). En fait, les expéditions lointaines ont succédé aux croisières en Outre-Mer. Une frange de pratiquants refusant les aménagements des rives se tourne vers les voyages lointains comme les descentes du Zambèze. Le contexte des années 1950 est à la libre circulation sur ces cours deau fondée sur un imaginaire de la nature, sur le modèle du canoeing et des épopées. Lethos de « conquête » des membres du Canoë Club se déploie à travers cette opération de fuite vers la nature. Son fondement puise sa légitimité dans la détestation de ce que ses membres, pour la plupart notables, nomment « la civilisation des villes »[9]. Ces derniers instaurent une norme de mobilité rendue possible grâce au progrès des modes de déplacement en train et à la villégiature. Il sagit dexplorer la nature par le voyage et décrire un récit des descentes réalisées en autonomie sur plusieurs jours. Cependant, cet engouement des membres du Canoë Club dure jusquà laprès-guerre. La plasticité des besoins identifiée par Halbwachs (1970) peut être rapprochée de la situation contemporaine. Cette frontière exotisme/urbanité pousse les citadins à réappréhender ce quils perçoivent comme « moderne ». Nous montrerons, dans la partie suivante, comment cette incursion dans les torrents lointains a prolongé lexploration de la Zambie en canoë.
Le fleuve africain comme territoire dexplorations
Ce nest donc pas seulement une simple logique daffichage qui conditionnerait le dépaysement mais un processus dappropriation des lieux dans une région identifiée par les tour-opérateurs spécialisés dans le canoë comme étant à « vocation touristique ».
Lexploration des territoires à des fins touristiques conduit à analyser les conditions de pratique des premiers guides travaillant dans le canoë. En effet, ces professionnels du secteur touristique « captent » les fractions aisées des occidentaux (Cousin & Réau, 2009, p. 36).
À partir de la fin des années 1950, les explorateurs promeuvent litinérance au long cours dans des torrents africains. Cette démarche renforcée par lallongement de la durée des congés, constitue une alternative aux croisières dans les cours deau les plus touchés par la sécheresse. Pour comprendre lengagement vers des voyages en Rhodésie du Nord, il paraît indispensable den connaître la structure et les changements à travers son histoire. Les membres du Canoë Club partent en Afrique australe, sur le Zambèze en 1950, à la hauteur des chutes Victoria. Le Zambèze, dans ce pôle dattractivité touristique, fait partie de ces haut-lieux qui jouissent également dune renommée mondiale. Dès son indépendance en 1964, lÉtat zambien manifeste son intérêt pour lactivité physique, dabord en fonction de priorités sanitaires puis dans le cadre du développement touristique. Cette jeune nation présente des régions à fort contraste de développement[10]. La Province du Sud où sont situées Livingstone et les chutes Victoria est lune des moins pauvres avec Lusaka, capitale administrative, plus prospère. Lactivité canoë y est particulièrement développée. Des infrastructures y ont été aménagées pour accueillir les touristes qui contemplent les chutes Victoria en leur proposant des descentes dans les eaux plus calmes du fleuve. Pour le voyageur pressé, il sagit dune activité essentiellement dévolue aux occidentaux permettant dagrémenter leur séjour. Mais dans la mesure où lactivité est organisée par des guides locaux[11], des interactions plus poussées peuvent se créer entre canoéistes et Zambiens. Lorsque ce territoire correspondait à lancienne Rhodésie du Nord, des guides organisant le séjour y ont été formés par les Anglais pour accueillir les touristes. Madoré, ancien directeur de la Fédération Française de Canoë-Kayak revient sur cette exploitation des torrents comme une tradition relayée par une propagande au travers des films réalisés ; une « tradition de plein air ». Pour lui, les canoéistes promeuvent une forme dexotisme dans lactivité à travers la découverte de nouveaux territoires comme le Zambèze :
Les pratiques dAprès-guerre à lépoque du C.C.F., cétait les classes dominantes qui se sont regroupées dans les années 50-60 au Grand-Rex avec des photos, des premières. Ils sétaient regroupés en sociétés savantes et fédéraient les loisirs deau vive en canoë. Ils ont utilisé le chemin de fer. Cette tradition de plein air sest interrompue dans les années 70[12].
Ces guides ont développé lorganisation dexpéditions, perfectionnent les techniques dapproche du cours deau et font évoluer le matériel de canoë.
Le marché de loutdoor, terme couvrant ces activités en milieu naturel est particulièrement représenté dans le secteur du tourisme sportif. Cette catégorie dusage est usitée par des tour-opérateurs détenteurs dune licence voyage qui sappuient sur lattractivité locale dans le secteur du tourisme. Au-delà des formules de courts séjours, les sociétés proposent des trips durant lesquels les clients issus des pays occidentaux dEurope – Anglais, Français – dAmérique du Nord ou dAfrique du Sud sadonnent au canoë (Mounet & Chifflet, 1996, p. 245) guidés par des Zambiens. Les destinations des pays du Sud sont aussi recherchées comme alternative à la surfréquentation des vallées française (Ardèche). Sur le Zambèze, la découverte des cultures locales (celles de lethnie Tonga, vivant près de la frontière entre Zambie et Zimbabwe au nord des chutes Victoria) est aujourdhui la première raison qui pousse les jeunes pratiquants à voyager. La composition de la population canoéiste constitue un indicateur précis dans la manière dappréhender lidentité. Le caractère élitiste de ces pratiquants et leur hégémonie sur les riverains du Zambèze marquent ces séjours.
Les deux groupes se retrouvent propulsés dans des interactions qui favorisent des débats sur les façons dorganiser lactivité, les manières de naviguer, lutilisation du matériel. Cette destination revient à de très nombreuses reprises dans les entretiens comme la référence en matière de trips pour les canoéistes occidentaux au même titre que lEverest pour les alpinistes. Pour les touristes se rendant en Zambie, il ne sagit plus dallier vacances et dépaysement. Dans leurs discours, le séjour occupe une place centrale. Dans cette perspective, le voyage devient un moment démotions partagées et vécu avec les populations locales, les Tonga, sur un mode intense, au prisme de la différence culturelle (Wieviorka & Ohana, 2001, p. 9).
La description du cas zambien soulève des questions quant aux modes de relation des individus des pays du Nord avec les individus des pays du Sud. Quelle est la forme didentité marquée dans le cas du tourisme sportif ? Quels sont les enjeux sociaux sous-tendus lors des descentes du Zambèze en canoë ? En Afrique, les canoéistes trouvent des lieux propices à lexploration de la nature au contact des populations du Zambèze : « Une sorte de retour aux origines de lactivité, dans lequel chacun redécouvre les joies et la rusticité de la rivière : langoisse qui saisit le canoë au moment dembarquer, la reconnaissance des difficultés aux abords des passages délicats avec les locaux ». La quête dune villégiature de qualité (camps au bord de leau, ambiance des berges, liens avec les riverains) et la recherche dun entre-soi sont parmi les raisons pour lesquelles ces canoéistes parcourent des milliers de kilomètres pour explorer le torrent. A linstar des travaux traitant de lattractivité des sites touristiques (Gagnon, 2007, p. 9), étudions aussi les nouvelles explorations aventureuses en identifiant la ressource sur laquelle se réalisent ces pratiques liées aux représentations de lespace local.
La quête de lailleurs dans le territoire zambien
Il sagit maintenant de décrire les modes de diffusion de loffre en analysant lorganisation de laventure en Zambie. Pour les guides locaux, ils encadrent les touristes dans les eaux tumultueuses de « leur » fleuve. La circulation et lexpérience des migrations pendulaires des travailleurs de ce secteur attestent de la précarité de leur situation. Ce contexte fragile demeure accentué depuis la crise qui sévit au Zimbabwe (le Président Robert Mugabe est à la tête du pays depuis lIndépendance). Si la réforme agraire a condamné les gérants de compagnies à lexil, des guides zimbabwéens continuent de franchir le Pont des Chutes Victoria afin dassurer, tous les jours, la sécurité des touristes embarqués sur le Zambèze. Si les Africains, dans leur majorité, se caractérisent par une faible mobilité, les travailleurs du secteur du tourisme sont fortement mobiles (Stock, 2005) et se déplacent entre 2 à 5 fois par semaine hors du Zimbabwe. Laspect économique apparaît dès lors comme une variable déterminante de la mobilité des guides créant des inégalités dans le secteur touristique.
Or pour les clients, la pratique est choisie et non utilitaire car son déroulement sinscrit dans une temporalité calquée sur le modèle libéral de la prestation de service. Ces canoéistes consomment un trip dune semaine sur le Zambèze. Le malentendu avec les guides zambiens est à ce titre éloquent. Les clients qui sadonnent aux activités deau vive en dehors des circuits des tour-opérateurs restent dans une faible proportion. Ces pagayeurs naviguent depuis plus de vingt ans sur le fleuve. Mais dans la majorité des cas, il sagit dun circuit spécialement conçu, « sur mesure ».
Les guides travaillant sur ce territoire pointent même une désaffectation des sites locaux au profit des destinations étrangères. À ce titre, le Zambèze est devenu un « haut-lieu » du tourisme sportif comme en témoignent les produits proposés par les tour-opérateurs dans lesquels lexotisme domine. La figure du guide perçu comme nonchalant et désinvolte est une réminiscence de la condition de « lindigène » dans le secteur du tourisme. Dans les brochures, les Africains sont montrés dans une posture accueillante, confinés dans leur communauté. Lexploration en canoë sinscrirait dans cette recherche de communion avec lAutre. Le contact entre populations et la découverte de paysages des sites visités transcenderaient le voyage. La réciprocité du lien est ici soulignée : « Ce contact avec les touristes, ça a ouvert lesprit des guides locaux » (entretien avec un touriste français, 45 ans).
Toute interaction entre guide et ethnotouriste possède des résonances post-colonialistes car lidentité sapparente aux idéologies de la conquête du monde (Denis & Pociello, 2000, p. 14). Cette activité perçue comme vertueuse par ses promoteurs comporte une teneur utilitariste en arrière-plan. Le canoë autorise ce rappel des symboles du colon. La navigation sur les rivières rejoue en quelque sorte, lexpansionnisme des empires coloniaux. Elle sest constituée autour des pratiques et dans limaginaire collectif de laventure. Des sites sont aménagés dans les lodges pour les groupes. Cet élargissement des lieux de tourisme demeure inséparable des transformations de lespace conditionné par la mise en place dun réseau dacteurs (guides, agences de voyage) qui diffusent des produits daventure. Alors quune partie des jeunes du pays soccidentalise, leur rapport au fleuve demeure dicté par des préceptes religieux (communion avec les esprits). Les Tonga organisent des cérémonies en faveur des esprits du fleuve, rite perpétué sur les rives du Zambèze. Dans le même temps, le cours deau perd les fonctions séculières qui lui étaient assignées (transports, lavages des hommes et des animaux) au profit de la production électrique[13] et de lessor des produits daventure. Or le tourisme sportif senracine dans le processus de différenciation des groupes en Zambie. Ces mutations laissent supposer que le pays a connu une évolution par une autonomie symbolique (Bayart, 2006, p. 7). Dans ce contexte, le tourisme perturberait la culture Tonga de tradition orale. Le retour de formes dethnotourisme, sous des modes éclatés et réinventés interroge la validité dun tel modèle pour penser le tourisme sportif dans les pays dAfrique où le sport génère des inégalités. Au-delà des difficultés que rencontrent les sociologues lorsquil sagit den proposer une définition, force est de constater que nombreux sont les éléments constitutifs de ce pan de lhistoire encore ignorés à ce jour.
Le rôle de la globalisation culturelle dans la construction identitaire
Dans ce souci dappropriation de lailleurs, ou plutôt des nombreux ailleurs possibles, il sagit de considérer laventure comme un ensemble de transformations sous linfluence de la culture occidentale du canoë. Dune part, la vocation de ces descentes de fleuve passe de lexcursionnisme à lethnotourisme et au sport dit « extrême ». De nouveaux loisirs sportifs (4x4, saut à lélastique, safaris) senracinent dans le défi lancé à lhédonisme. Dautre part, lémergence de nouvelles territorialités induit une adaptation des touristes aux courants du monde entier. On peut émettre lhypothèse que ce changement est dû à la globalisation des produits touristiques et à la mobilité des occidentaux (Stock, 2005) qui induit des inégalités.
Les guides africains seraient enclins à vendre dautres prestations pour se distinguer de loffre locale. De fait, les habitants des vallées traversées exercent une méfiance face à tout ce qui pourrait évoquer ou reproduire le processus de domination coloniale. Cette ambivalence dans la perception que les populations locales ont des activités importées par les citadins a été rappelée à légard du tourisme et de la production dune certaine forme de « colonisation » de la région induite par lémergence et lessor du secteur du loisir au tournant du XXIe siècle. Ce problème se situe à mi-chemin entre une vision du loisir sur laquelle des projections coloniales peuvent être opérées et un imaginaire dans lequel sagrègent des représentations et des jugements négatifs à légard de la valeur économique du fleuve. En témoignent les descentes du Zambèze en rafting et les safaris, pratiques réinscrites dans loffre des tour-opérateurs. Mais le dégoût suscité par le tourisme chez une partie des Zambiens se manifeste voire se théâtralise lors de manifestations comme la promotion des produits daventure par les tour-opérateurs. Les guides entrent en conflit avec les riverains à cause de la mise en scène des coutumes Tonga. Ces tensions révèlent les clivages avec les acteurs locaux. La commercialisation des produits de canoë distingue les guides qui maîtrisent lusage technique et les enjeux économiques, des Tonga qui entretiennent dautres rapports à la nature. En Zambie, le tourisme sarticule autour de deux pôles : la visite des parcs naturels et le tourisme sportif promu par des citadins. Dans le prolongement des missions colonisatrices dans les pratiques touristiques, les marques culturelles laissées par les traditions anglo-saxonnes (coutumes, appropriations des sports) se perpétuent. Le développement des sports anglais peut dès lors être considéré comme une forme dimpérialisme dans les aires culturelles considérées. La diffusion des activités devient un révélateur des fractures des sociétés (apartheid, ségrégations ethniques, inégalités ). Dans ce contexte, chaque discipline sportive devient un vecteur de diffusion didéologies impérialistes. Lun des guides zambiens décrit les touristes anglais comme des « nostalgiques de la Rhodésie qui se croient encore chez eux ». Il ajoute que « lors des passages aux frontières, ils payent cher leur visa, signe quil ne sont pas toujours les bienvenues chez nous ». A contrario, un guide français pense que le « canoë et sa commercialisation sur le Zambèze a peu enrichi les populations Tonga » quil juge « pauvres sur tous les plans ». En effet, si les guides sont locaux, les gérants sont tous étrangers. De ce fait, ce rapport de subordination renforce de fait les inégalités sociales.
Ce rapport ambivalent à lordre local peut être questionné par les catégories de la globalisation culturelle (Bayart, 2006, p. 11). La globalisation désigne ici les caractéristiques de la période qui succède à la décolonisation. Elle est un facteur dinternalisation sur la scène de relations interpersonnelles qui est le domaine dexercice de toute investigation ethnologique. Cela renvoie tant aux différentes pratiques quaux comportements sy afférant tels que les manières daccoster, de se parler dans laccès au site dembarquement, lengagement dans une pratique risquée[14]. Ladoption de modes de se tenir se répercute sur la construction de lidentité dans le mesure où le global imprime sa marque sur la conception légitime des pratiques de ces étrangers. Lors des trips, on retrouve la même relation de condescendance de la part des guides européens qui jugent leur manière de pratiquer lactivité comme étant la seule légitime[15]. Les touristes, se rendant en Zambie, se munissent de cartes géographiques de la région traversée. Car leffort pour un Zambien de sinscrire comme acteur est constant et les clivages que nous avons pu mettre en évidence à travers le développement des descentes commerciales de canoë ne sont pas nouveaux mais leur perpétuation au sein de la population constitue une forme de ségrégation.
Lethnographie se déplaçant dans les communautés zambiennes, lobservation in situ permet danalyser les interactions entre touristes et locaux. Pour ces derniers, lassujettissement à des choix qui ne sont pas personnels est lourdement connoté négativement. Ces Zambiens reprochent aux touristes de polluer les sites, de détériorer les rives ou encore dexclure les pêcheurs et de favoriser la spéculation immobilière. Le canoë, à travers le tourisme dans les parcs naturels, se réalise dans le cadre dactivités liées à des situations de grande permissivité. Les canoéistes sont considérés par les Tonga comme des symboles du colon du fait de la pauvreté des populations exclues des profits générés par le tourisme[16]. Une dimension des pratiques occidentales attribue aux caractéristiques des ethnotouristes des composantes leur permettant de distinguer les guides des locaux. La construction de lidentité devient une dimension classante pour les clients des trips. Pour linterpréter, analysons les catégories didentité comme un facteur central du développement du tourisme liées aux effets de la globalisation.
Lidentité : une composante centrale des acteurs du tourisme sportif
La situation contemporaine peut être maintenant réappréhendée à partir dune lecture par le conflit. Le recours au concept de globalisation pour interpréter les problèmes persistants didentité qui se traduisent par des conflits nous conduit à analyser cette relation complexe entre le rapport à lAutre et au territoire hôte. Partant de ce contexte, on peut se demander dans quelles mesures la globalisation culturelle impacte-t-elle le secteur du tourisme sportif ?
Dun côté, les réactions des groupes locaux au processus de globalisation sinscrivent dans un système de relations sociales et dinterdépendances où la contrainte collective fait que toute conduite hérétique contraire aux normes dominantes du tourisme sportif est disqualifiée. Mais la majorité de la population zambienne demeure spectatrice de la commercialisation de cette activité à laquelle les touristes sadonnent. Depuis la décolonisation, la communauté cède la place à la société, la tradition à la rationalité stratégique déterminée par les contraintes dun système libéral. Ce développement profite donc partiellement à la population zambienne.
Dun autre côté, que ce soit dans le tourisme sportif ou dans le secteur minier, lexpérience du travail des Tonga, au lieu denrichir, consacre la discrimination ethnique. Ce qui aujourdhui fonde le « désir dailleurs » se pose dans les interactions déséquilibrées entre touristes et guides locaux car cest toujours la culture occidentale qui domine dans la relation à lAutre (Latouche, 1989, p. 67). Cest elle qui fixe ses normes, y compris lorsque les locaux sapproprient la pratique. Le canoë demeure une activité marquée par les normes occidentales. Certes, elle renvoie à limaginaire des grands espaces mais lactivité provient de la naissance du besoin de sévader des villes par lexotisme et de découvrir une population aujourdhui dominée par léconomie libérale et survivant près des rives du fleuve.
En assurant la promotion des safaris, le vocabulaire utilisé par les tour-opérateurs en Zambie présente des similitudes avec la rhétorique des anciens administrateurs coloniaux. La mise en scène des coutumes locales serait vécue comme un moment charnier dans les liens tissés entre Zambiens et occidentaux. Les Tonga jusque-là rétifs à lemploi de pseudonymes se sont convertis à cette manière de se nommer sous leffet du tourisme. En Zambie, le partage dun ordre global avec les guides locaux se heurte à des réticences dans la mesure où les règles du canoë sont celles de quelques guides promoteurs qui appartiennent aux classes dominantes. Comme les premiers guides de rivière sont des occidentaux, les infrastructures du tourisme sportif zambien liées aux tour-opérateurs reproduisent les fonctions de diffusion de ces sports initiés par les Britanniques. Mais la relation didentité demeure confinée dans un déséquilibre social et culturel entre populations, à cause notamment des inégalités en termes de richesse. Lopposition utilité/inutilité du canoë structure les discours autour de lhégémonie occidentale caractérisée par les formes de capacité à être mobile. A la mobilité subie sopposerait la mobilité choisie. Cest dans cette dernière que sinscrit la séquence des touristes en partance pour un trip en Zambie. Ses conditions présentent les capacités des touristes à saffranchir dune existence quils perçoivent comme « aseptisée ». Dans le cas de laventure, le client compose avec la dimension du dépaysement opposé au localisme de sorte que lidentité sentremêle dans lexpérience globale des guides.
De plus, Marc Boyer pointe le déséquilibre de la relation entre lethnotourisme et les populations locales à travers le fantasme du « sauvage » et sa survivance. Il décrit ce quil nomme « le contact avec les groupes humains sauvages ». Il montre que les « ethnotouristes veulent voir ces peuples dont lallure, les coutumes, les pratiques sont objet à la fois dattirance et de répulsion » (Boyer, 1996, p. 25). Les jeunes pour qui cest le premier voyage en Afrique, accolent ce terme « sauvage » issu dun ensemble de représentations autour du mythe des rivières « sauvage » et du wilderness aux populations Tonga. La figure de « lindigène » est revivifiée par les nécessités commerciales de lethnotourisme et de laventure. Ce modèle de tourisme légitime une culture touristique dans le sport. Le tourisme apparaît paternaliste et dominateur (Chamborédon, 1985, p. 124) car il émane des conceptions de la bourgeoisie cultivée et dune idéologie du développement des vallées par des canoéistes explorateurs. Les fractions de classes aisées des canoéistes iront jusquà parler, à linstar des exploits des alpinistes, de « conquête du torrent » en qualifiant le fleuve et sa population riveraine. Parmi ces citadins, nombre dentre eux sexilent vers une vie en contact avec les Zambiens et le milieu naturel puis deviennent guides à leur tour. Leur démarche consiste à créer des liens avec dautres guides fréquentés dans les vallées et les villes. Cet apprentissage de lidentité des guides en raison de leur expérience, tout en étant dominé socialement, permet aujourdhui dapprendre à situer des positions sociales dont les fondements se retrouveraient dans les rapports à la vie citadine antérieure. De tels rapports dacculturation postcoloniale et leur extension dans des sociétés locales posent le problème de la cohabitation de groupes avec les valeurs dominantes. Ce sont de telles dynamiques qui se dégagent de la mise en scène des rapports entre guides et clients. Ce mouvement nexiste quen relation avec lexpérience des inégalités et la profonde domination quexerce le tourisme sportif dans une démarche consumériste. Le statut dun touriste le conduit nécessairement à endosser des rôles variés faisant émerger cette multiplicité des matrices identitaires. Le tourisme sportif favorise des formes dagrégations sociales autour dune pluralité observée des processus didentifications à lAutre, au groupe et à lactivité. La fonction identitaire assignée au territoire renvoie à lappartenance des ethnotouristes à une « communauté éphémère ». Le voyage sinscrit dans une dimension identitaire du groupe liée à ces effets de la globalisation car lopposition entre clients et locaux ne fait plus sens dans la connaissance de la vallée. Les citadins occidentaux passent du temps avec les « safety kayakers ».
Conclusion
Si lorigine du canoë en Afrique est liée aux conquêtes coloniales, le développement de cette activité a parti lié avec les besoins occidentaux de retour à la nature « sauvage ». Cette démarche correspond également à un besoin daffirmation identitaire des notables. Danciens administrateurs coloniaux ont agi en promoteurs là où les Zambiens nont fait quimiter leur pratique. En devenant de véritables figures identificatoires, ils ont introduit les premières formes de croisières sur le fleuve Zambèze. Les populations zambiennes ont pu attribuer à leur tour létiquette dexplorateur aux canoéistes. Ils ne font que poursuivre un mouvement amorcé au cours des grandes expéditions coloniales du XIXe siècle par ces renvois aux cultures occidentales. Laffranchissement de la visée civilisatrice des descentes en canoë ne sest produit quavec le nouveau rapport au territoire zambien marqué par lhédonisme dès lIndépendance du pays en 1964 et toujours en vigueur aujourdhui. Libérés du joug du colon britannique, les pratiquants ont pu se construire une identité forgée par les interactions avec les touristes étrangers venus visiter les chutes Victoria.
Le canoë peut désormais être perçu à la lueur dune offre dactivités récréatives plus large (sports daventure ). Ainsi les loisirs en Zambie se sont considérablement diversifiés et recouvrent aujourdhui des usages normés. Des conflits, des adaptations, des rénovations ont traversé leur pratique légitime. Puis, le rafting et le safari bien quassez anciens sont apparus il y a trente ans dans ce pays à la faveur de lutilisation dengins de loisir par les occidentaux. Nous validons donc lhypothèse de limpact de la globalisation sur les relations touristiques, valorisant lexploration des territoires sur lesquels sorganise le tourisme sportif. Lactivité est liée aux représentations de lespace global. Mais les processus identitaires sentremêlent. Les relations sociales quinstaurent les acteurs locaux déterminent léclosion de conflits avec de jeunes occidentaux car les riverains se sentent dépossédés de leur territoire.
Ainsi, se confirme la place de la négociation identitaire par les pratiquants. La déterritorialisation des codes du tourisme sportif simpose aujourdhui comme lune des caractéristiques du monde occidental contemporain. Elle est aussi lune des principales forces de cet univers mondialisé car elle permet, dans le cas de populations déplacées, de susciter une distance face à la culture dorigine. Néanmoins, la globalisation culturelle nourrit lidéologie libérale qui consiste à mettre en scène une partie de la population zambienne tout en lexploitant. Aussi, le séjour présente les caractéristiques de lutopie : il sagit dun instant vécu dans un espace où vit lAutre par lexploration dune nature urbanisée. Animée par lidéal de commercialiser des produits daventure, les guides traduisent un réenchantement du monde dans le sens où ils éloignent les touristes des conflits et de la relation déséquilibrée qui sinstaure entre les tour-opérateurs et les locaux. Le partage avec les Européens pourrait être perçu comme un moment de convivialité. Or, au final, la démarche des touristes repose sur un « ethos de conquête » fondé sur des rapports didentité qui senracinent dans ce phénomène global dindustrie touristique en Afrique et qui tendent à exclure les plus pauvres.
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Recebido 15 de novembro de 2012; Aceite 8 de outubro de 2013
NOTAS
[1] Le terme canoë est utilisé ici dans son sens générique, cest-à-dire quil désigne les loisirs sportifs pratiqués en rivière. Le but est la découverte des cours deau. Le canoë se distingue des autres sports deau vive (rafting et nage en eau vive) en ce quil recouvre traditionnellement une dimension dexploration des territoires rivulaires. Il recouvre la pirogue ou le canoë canadien utilisé en rivière sur tous les continents.
[2] Les données sont issues dune thèse de doctorat soutenue le 8 décembre 2008 à lUniversité de Paris intitulée « Canoë-kayak, des torrents au Stade deau vive, sociologie des pratiques et ethnographie des apprentissages ».
[3] Lun des sites les plus visités du monde avec un million de touristes par an.
[4] La Rivière, numéro spécial de 1943 en hommage à A. Glandaz, p. 5.
[5] Bulletin Mensuel du Canoë Club, 1910, n° 51 (rubrique carnet du canoéiste, « sur le Loir »).
[6] Mouvement de rejet de la ville.
[7] Extrait de récit de croisière, 1935.
[8] La Rivière, numéro spécial de 1954, p. 66.
[9] Extrait dun récit de croisière, 1935.
[10] Une enquête de lAgence française de développement (2012) montre un faible revenu du pays en dépit dune aide publique au développement assez conséquente utilisée notamment pour investir dans le secteur touristique.
[11] Ce terme est employé en référence aux notions usitées par les acteurs. Il signifie ici « populations locales ».
[12] Entretien avec Hervé Madoré, Inspecteur principal de la Jeunesse et des Sports, Paris, 15 février 2005.
[13] Située dans la région de la Copperbelt, principal site économique du pays.
[14] Le canoë zambien enregistre une accidentologie nulle par rapport aux accidents de saut à lélastique et de rafting recensés en 2012 par la Direction du Tourisme de Zambie (Bureaux de Lusaka et de Livingstone).
[15] Ayant suivi quatre kayakistes et les safety kayakers (chargés de la sécurité) ayant participé à un trip sur le Zambèze, nous nous sommes imprégnés de la mise en scène touristique de la pratique au contact des guides.
[16] Le revenu médian par personne majeure (15 ans et plus) est de 50 000 kwachas soit à peine 20 $US par jour.