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Cadernos de Estudos Africanos
versión impresa ISSN 1645-3794
Cadernos de Estudos Africanos no.37 Lisboa jun. 2019
DOSSIER
Le Non-retour des Étudiants Boursiers : Un cas inédit de limmigration malienne en France
O não retorno dos estudantes bolseiros: Um caso inédito da imigração maliana em França
Fodié Tandjigora
Université de Bamako, Department of Anthropology, B.P. E3637 Bamako, Mali, tandjigoraf@yahoo.fr
RÉSUMÉ
Cet article vise à définir les contours de lémigration des diplômés maliens de lenseignement supérieur. Il se concentre sur létude des titulaires dun master ou dun doctorat, nés au Mali, y ayant effectué une partie de leur cursus, et aujourdhui en activité en France comme avocats, médecins, responsables associatifs, ingénieurs ou professeurs. À travers nos enquêtes menées auprès de 85 diplômés maliens de France, nous démontrons lexistence dune figure nouvelle de lémigration malienne connue jusque-là sous sa forme ouvrière. Déconstruisant le paradigme dominant de fuite de cerveaux des jeunes africains, larticle montre que les raisons pour le non-retour de beaucoup de diplômés maliens sont plus complexes et ne pas seulement économiques comme lapproche fuite de cerveaux nous veut faire croire.
Mots clés : migration qualifiée, fuite des cerveaux, insertion professionnelle, déclassement professionnel, enseignement supérieur, Mali
RESUMO
Este artigo visa definir os contornos da emigração de diplomados malianos do ensino superior. Centra-se no estudo de titulares de um mestrado ou de um doutoramento, nascidos no Mali, tendo aqui realizado uma parte dos seus estudos, e a trabalhar atualmente em França como advogados, médicos, responsáveis associativos, engenheiros ou professores. Através dos nossos inquéritos junto de 85 licenciados malianos de França, demonstramos a existência de uma nova figura da emigração maliana que, até agora, tem sido conhecida sob a sua forma operária. Desconstruindo o paradigma dominante de fuga de cérebros dos jovens africanos, o artigo mostra que as razões para o não retorno de muitos diplomados malianos são mais complexas e não apenas económicas como a abordagem fuga de cérebros nos faz acreditar.
Palavras-chave: migração qualificada, fuga de cérebros, inserção profissional, desclassificação profissional, ensino superior, Mali
Dans cet article, nous traitons du cas des Maliens diplômés de lenseignement supérieur en France. Il prend en compte leur trajectoire migratoire, les processus dinsertion sur le marché de lemploi en France ainsi que les obstacles au retour après formation. En outre, ce travail sattache à donner à limmigration malienne une nouvelle figure différente de limmigration ouvrière. Nous nous intéresserons au motif de non-retour mais aussi aux politiques dimmigration choisie prônées par la France.
Au Mali, on assiste à une nouvelle forme démigration chez les lauréats des bourses dexcellence destinées à former du personnel spécialisé dont le Mali a besoin. Chaque année, ils sont nombreux à partir en France pour suivre une spécialisation. Les bourses dexcellence sont décernées par la Direction nationale de lenseignement supérieur aux meilleurs élèves admis au baccalauréat de lannée en cours. Selon la Direction nationale de lenseignement supérieur, en 2016, quinze bourses dexcellence furent attribuées aux nouveaux bacheliers pour suivre une formation en France dans toutes sortes de disciplines, que ce soit linformatique, le génie civil, la prospective, etc. Dautres bourses attribuées en grande quantité durant lannée 2016 concernent le Maghreb avec lAlgérie (124 bourses), le Maroc (100 bourses) ou la Tunisie (11 bourses). La démarche que nous avons employée pour conduire les entretiens semi-directifs est essentiellement qualitative. Ces entretiens retracent les typologies des vagues migratoires arrivées en France depuis les indépendances ainsi que les principales filières détudes.
Menés entre 2013 et 2014, ces entretiens ont été réalisés sur un échantillon de 85 diplômés maliens de niveau master et doctorat en activité en France. Le choix de cet échantillon est fondé sur les critères suivants : être né au Mali et avoir quitté le Mali après le baccalauréat ; être toujours de nationalité malienne au moment des enquêtes.
De générations différentes, ces diplômés arrivés en France pour un stage ou une formation universitaire dans des domaines variés ont été répartis pour les besoins de lenquête en trois catégories : les étudiants-stagiaires, les étudiants boursiers et les étudiants arrivés à titre personnel[1] en France pour leur formation. Ces trois catégories nont pas la même trajectoire socioprofessionnelle. Les entretiens réalisés abordent les parcours, linsertion en France, les difficultés de promotion en tant que cadre dorigine étrangère, les obstacles de retour au Mali après la formation. En 2014, une seconde enquête a été menée auprès des acteurs institutionnels maliens en charge de la formation des étudiants étrangers dans le but de comprendre les cas de non-retour.
Lobjectif de cette enquête est de mettre en évidence un profil de migrants maliens qualifiés. Les immigrés maliens de France ont été longtemps présentés dans lopinion publique en France comme des ruraux analphabètes. Ce recours à lemploi étranger plus récente fait naître des grands débats dans la littérature scientifique mais aussi dans des émissions de télévision et de radio (Kouvibidila, 2008). Cet article ambitionne de faire évoluer ce paradigme.
De louvrier au diplômé : un nouveau paradigme migratoire malien
Les premiers travaux menés sur les immigrés maliens en France renvoient à une catégorie de population déqualifiée en quête de moyens de subsistance pour leurs villages dorigine (Daum, 1998 ; Quiminal, 1991 ; Timera, 1996). Entre 1945 et 1973[2], léconomie française eut massivement recours à une main duvre non qualifié pour des travaux publics. Laccès au territoire pour les étrangers non qualifiés avait été facilité par la législation entre la France et ses anciennes colonies. Dès 1960, la France signe avec ses anciennes colonies du Mali, de la Mauritanie et du Sénégal une convention permettant aux ressortissants de ces pays de rentrer librement sur le territoire français (Gubert, 1999). Comment ces immigrés tant sollicités par la demande économique sont-ils devenus des « parias » et considérés comme une population à problème ? La France connut entre 1945 et 1973[3] une grande prospérité économique appelée les trente glorieuses. Celles-ci nécessitèrent une main duvre conséquente pour répondre à la demande économique et cest dans ce contexte européen dindustrialisation de laprès-guerre que les premiers migrants maliens arrivèrent en France. Il sest principalement agi de ressortissants du bassin du fleuve Sénégal constitués essentiellement de Soninké et de Harpular. Dans un premier temps, la migration soninké du Mali était le fait dhommes isolés. Un parent travaillant dans la marine aidait un frère à venir en France par exemple. Il sagissait dune migration temporaire à but économique et à durée limitée. Celle-ci a été facilitée par la possibilité démigrer en France avec une simple carte didentité offerte aux citoyens des anciennes colonies françaises jusquen 1964.
La crise pétrolière de 1973 fait émerger une nouvelle politique migratoire en France. La circulaire de juillet 1974 suspend limmigration des travailleurs et des familles extracommunautaires. Cette mesure intervient à une période où la demande démigrer est très forte au Sahel à cause de la sécheresse. Les aides au retour volontaire sont ainsi expérimentées auprès des immigrés qui souhaitent rentrer définitivement au Mali. Au fil des années, la demande économique sadresse moins aux immigrés maliens non qualifiés quaux travailleurs qualifiés.
Lavènement du marché de lemploi qualifié
Lune des principales caractéristiques de léconomie des vingt dernières années est la dépendance de plus en plus forte à légard de la production et de lutilisation des nouvelles technologies de connaissance. Le rapport du CNUCED (2003) indique que la part des produits considérés comme relevant de la haute technologie dans le commerce est passée de 8% en 1976 à 23% en 2000. Les économies en développement sont devenues de plus en plus dépendantes de ces produits nécessitant lemploi de personnel qualifié. Lavènement dune économie de connaissance produit une forte demande de main duvre qualifiée nécessitant le recrutement de personnel qualifié provenant de létranger. Par exemple, environ un tiers du personnel technique et scientifique aux États-Unis, titulaire dun master ou dun doctorat, est dorigine étrangère (Harfi & Mathieu, 2006, pp. 28-42). La main duvre qualifiée devient une « marchandise » sur le marché de travail qui semble répondre à la loi de loffre et de la demande. La mondialisation impose une compétition entre les économies, doù la nécessité de recourir à une main duvre permettant de réaliser le maximum dintérêt. Dans cette logique, toute personne possédant une certaine qualification est recherchée sur le marché de lemploi. Lexpression « exode des compétences », très fréquente dans le monde de la presse[4], serait donc un effet combiné doffre et de demande qui est une loi fondamentale du marché de travail. Le XXIe siècle est marqué par un changement radical dans la sphère même du travail. Ce changement est consacré par le rapprochement de la science et de la production de sorte que la science est devenue un facteur indispensable de la production économique. Le rôle des travailleurs hautement qualifiés devient alors prépondérant et leur cas dimmigration soulève des enjeux économiques et stratégiques.
Limmigration choisie en France
Pour attirer de la main duvre en fonction des besoins de son marché, la France a mis en place une série de mesures. Depuis 2006, une nouvelle politique migratoire cible les migrants qualifiés, sappuyant sur le concept « dimmigration choisie » définie dans la loi du 24 juillet 2006. Cette loi facilite lentrée et le séjour de travailleurs hautement qualifiés en fonction des besoins des entreprises françaises. Cest ainsi que plusieurs dispositifs ont été mis en uvre afin de faciliter limmigration professionnelle, et plus précisément, lentrée et le séjour des ressortissants des pays en développement qui ont une qualification recherchée. La France est le premier État de lUnion Européenne à transposer la directive de lUnion 2009/50/CE du 25 mai 2009 baptisée « Carte bleu européenne » par la loi du 16 juin 2011 relative à limmigration, lintégration et la nationalité (REM, 2013, p. 8).
Malgré les innombrables efforts de la France, limmigration professionnelle qualifiée reste faible, environ 9% des 193.000 titres de séjour délivrés en 2012 (REM, 2013, p. 8). Il est alors légitime de se demander si la politique dimmigration choisie est réaliste au regard de la composition des vagues migratoires. De nombreuses analyses évoquent les difficultés de mise en uvre dune politique « dimmigration choisie[5] » dans le contexte français. Opposer « limmigration choisie » à « limmigration subie » revient systématiquement à trier les migrants en « bons » et « mauvais ». Or, la finalité de limmigration ouvrière ou celle de limmigration qualifiée demeure le travail. En substance, la politique « dimmigration choisie » sadresse à ceux qui possèdent une qualification requise comme les ingénieurs, les médecins, les enseignants et les chercheurs. Cest pourquoi cette politique migratoire entre dans le cadre de notre problématique en tant que dimension politique de limmigration des diplômés maliens. « Limmigration choisie » va se traduire, sur le plan empirique, par la mise en place dune procédure de récupération des talents étrangers (facilités daccès à lenseignement supérieur français, puis changement de statut détudiant à celui de travailleur). Limmigration des diplômés maliens doit être perçue comme une des conséquences de la demande de main duvre sur le marché mais aussi comme étant une stratégie de promotion sociale pour les acteurs eux-mêmes. On pourrait affirmer, sans ambages, que la migration qualifiée est une nouvelle donne de limmigration malienne en France. Aujourdhui limmigration malienne nest pas quouvrière mais elle est aussi constituée de diplômés en quête de meilleures formations. Lancien paradigme d « émigré-ouvrier » doit évoluer compte tenu de la composition des nouvelles vagues migratoires subsahariennes.
Larrivée des étudiants étrangers maliens en France
Larrivée des diplômés maliens en France sest effectuée de manière successive et à différentes époques. Ainsi que nos enquêtes nous lont montré, on peut distinguer plusieurs générations avec des idéaux parfois très contrastés et des parcours spécifiques. Certains sont arrivés à une époque où la formation des futures élites maliennes était une priorité pour assurer la relève après les indépendances. Cest pourquoi parmi cette ancienne génération on y trouve des stagiaires dont la finalité migratoire devait être le retour en vue de capitaliser les acquis du stage. Cest le cas de Oulématou Sissoko et de Bandjougou Diakité, tous deux venus pour un stage de 36 mois aux termes desquels ils ont dû rentrer au Mali et servir leur pays. Pour ce faire, lÉtat malien a fait signer un engagement de retour pour servir le pays durant dix ans sans avoir droit à la disponibilité. Cet engagement décennal nétait pas suivi dun effet dissuasif de manière à faire respecter le principe du retour dans le pays dorigine. Pour ces deux exemples précités, on remarque que les raisons de non-retour sont strictement personnelles. Monsieur Bandjougou Diakité témoigne :
Normalement je devais retourner, mais le gouvernement malien avait fermé les écoles entre 80 et 81 à cause de la contestation sociale. Jen sais quelque chose puisse que jai été syndicaliste. En tant que tel, lÉtat avait un il sur mon cas. Dautres sont retournés et se sont vu jetés en bagne ; et je ne voulais pas ça (Bandjougou Diakité, enseignant au collège).
Après louverture des frontières aux élites africaines post-indépendance, la France a accueilli une frange importante détudiants maliens. Selon Guimont, le contexte de la guerre froide a provoqué un climat de convoitise entre les deux blocs (Est/Ouest), chaque bloc tentant dattirer les futures élites africaines afin de les former selon leur propre système. Cependant, comme le montre larticle de Ichaka Camara (2018) :
Mais, avec la fin de lEmpire soviétique et le début de la Russie, la région a connu dès 1990 une forte réduction du taux des étudiants étrangers, y compris des Africains. En peu de temps, le nombre total de ceux-ci en Russie a diminué de deux à trois fois, soit est passé de 126 500 personnes en 1990 à 39 300 personnes en 1991.
On observe également une raison objective : le taux de scolarisation était très faible (environ 16% en AOF) et il était nécessaire de pallier ce problème. Les chiffres de lépoque attestent que le nombre détudiants africains était en constante augmentation. Ils étaient 2000 en 1950, 4000 en 1952, et 8000 en 1960 (Guimont, 1997).
La formation des cadres maliens à létranger constitue une pratique ancienne qui remonterait depuis les périodes dindépendance. Cependant, il existe aussi des cas de non-retour des cadres formés à létranger dû à plusieurs facteurs : chômage, famille, projet professionnel, etc. En effet, à partir des années 2000 seront instituées des bourses dexcellence au Mali et cest la France qui est chargée daccueillir les boursiers. Cependant, des cas de non-retour sont également constatés parmi ces boursiers. Ils sont constitués de bacheliers ayant obtenu une bonne mention au baccalauréat et ainsi sélectionnés. Si à ses débuts, en 2000, le programme a compté 300 jeunes, aujourdhui il compte à peine une dizaine de boursiers[6] en raison dun désengagement continu des bailleurs. En 2016, la catégorie des boursiers dexcellence était en nombre restreint (15 seulement). La seule université daccueil pour les boursiers dexcellence maliens demeure luniversité Joseph Fourier (Grenoble-I) de Valence, près de Grenoble. Les formations proposées sont assez modernes et axées sur la biologie moléculaire-immunologie, la télécommunication et linformatique, et la bio-informatique. Ces boursiers soigneusement choisis sont censés suivre une formation afin dexercer une profession ou une fonction dont le pays a besoin pour son économie. Si le projet de formation, en soi, est à saluer, des cas de non-retour après la formation effectuée à létranger sont à déplorer. En outre, les offres de formation sont en décalage avec les besoins de léconomie malienne. Monsieur A. D., chargé du programme bourse à la Direction nationale de lenseignement supérieur, estime que le plus important est doffrir des opportunités de formation aux élèves plutôt que de refuser ces bourses que les pays amis octroient au Mali :
Nous avons très souvent des offres de formation qui trouvent difficilement des débouchées au Mali. Cest le cas des études de prospectives qui englobent à la fois lintelligence économique, lingénierie des systèmes dinformations, etc. Mais nous les acceptions car il sagit aussi de permettre aux intéressés de trouver leur avenir propre (Monsieur A. D., entretien réalisé en février 2014).
À travers ce récit, on constate quil existe des prédispositions structurelles au non-retour des boursiers maliens. À cela sajoute le contexte du marché mondial du travail. En effet, le recours à lemploi étranger suscite de vives discussions au sein de la littérature scientifique[7]. Relativement au contexte de relations asymétriques entre pays développés et pays pauvres, certains reconnaissent dans ce phénomène une forme de gain, tandis que dautres y voient plutôt une perte. Gaillard et Gaillard (1999) dénoncent quant à eux la dramatisation du phénomène de la fuite des cerveaux à léchelle mondiale. Selon eux, lampleur du phénomène serait exagérée par manque de chiffres réels, mais aussi par une focalisation exagérée sur les pertes alors même quil sagit dune stratégie de survie pour les acteurs concernés. Ainsi que le précise le courant internationaliste, les talents à létranger ne correspondent pas tous à des secteurs dinsertion dans le pays dorigine.
Le manque dencadrement des boursiers maliens génère des dysfonctionnements vis-à-vis des dispositions auxquelles loffre des bourses doit se conformer. Notons que la quasi-totalité des boursiers estiment quils ne sont pas suivis par lÉtat malien au cours de leur formation et lon peut déplorer labsence de méthode de suivi et dencadrement de la formation afin daugmenter les chances dinsertion. Les boursiers dexcellence signent des engagements de retour auprès dun notaire, la réalité cependant est tout autre : il savère que cet engagement na jamais eu deffet pratique. Après leur formation en France, il se pose en effet aux diplômés un sérieux dilemme : rester en France ou retourner servir le Mali malgré le risque dêtre au chômage ? Cest le cas par exemple de Bintou, arrivée en France pour une spécialisation en droit des affaires après avoir obtenu une maitrise en droit :
Jhésitais entre rentrer avec le risque de dépendre à nouveau de papa et maman, ou rester en France sachant bien que ma carte de séjour est liée aux études et que je risque de tomber dans la clandestinité si je nai pas de boulot (Bintou, conseillère juridique à la CAF en France).
Retourner ou rester ? Ainsi de la traditionnelle question qui lancine les étudiants étrangers en France à la fin de leur cycle de formation. Le retour risquerait dêtre une nouvelle aventure si non suivi dinsertion tandis que linsertion en France nest également pas garantie. Ces questionnements sont permanents chez les étudiants étrangers et le premier tremplin réel vers la vie professionnelle en France demeure le stage de fin de cycle.
Linsertion des diplômés maliens en France
Le terme « insertion » appliqué à limmigration peut renvoyer à plusieurs dimensions : linsertion sociale des immigrés en tant quétrangers, linsertion des immigrés en tant que minorité. Dans le dictionnaire encyclopédique de léducation et de la formation, Champy et Etévé (2005) définissent linsertion professionnelle comme lentrée dans la vie active des sortants du système scolaire. Il sagit dun processus conduisant à lemploi et à linsertion sociale dans une société. De ce concept, nous ne disposons daucune définition faisant consensus. Dans le cas précis de notre étude, « insertion » désigne lensemble du processus de recherche demploi à lissue dune formation universitaire. Dans le cas des diplômés maliens, nous distinguons deux types de trajectoire dinsertion :
Une trajectoire directe demploi : les diplômés ayant obtenu un emploi immédiatement après leur formation comme ce fut le cas de Méma Camara et de Gouro Ousmane, tous deux ingénieurs et anciens boursiers maliens dAlgérie. Leur trajectoire fut directe car leur filière de formation fut sanctionnée par un stage de fin de cycle en entreprise. On observe que tous ceux qui ont pu obtenir un parcours direct sont passés par des stages en entreprise. Les filières classiques comme lhistoire, la sociologie et le droit ne comportent pas de stage en entreprise pour valider la formation. Les étudiants ayant suivi ce type de cursus ont en général plus de difficultés à trouver un emploi.
Une trajectoire indirecte : les diplômés sans insertion à lissu de leur stage de formation. Ils ont généralement exercé des métiers en dessous de leur qualification tout en recherchant une insertion dans leur domaine initial de formation.
Le stage comme principal biais dinsertion
La quasi-totalité des diplômés en activité est passée par un stage de fin de cycle pour accéder au marché du travail. Labsence dune expérience professionnelle est souvent considérée comme lune des principales causes du chômage des jeunes et leur accès à lemploi nécessite une première expérience professionnelle (Vincens, 2001). Comme en témoignent nombre de nos enquêtés, les apports du stage sont multiples et permettent dêtre mieux préparé aux situations professionnelles. Il permet aussi daccéder à un réseau professionnel que la simple formation académique ne permet pas de constituer. Cest le cas de Kissima Camara, notre interlocuteur, qui est ingénieur informaticien travaillant pour une société privée spécialisée dans les jeux vidéo. Dans son cursus, le stage de fin de cycle a été constitutif de son diplôme. Cest par ce vecteur quil a été recruté comme ingénieur, ainsi que le confirme son témoignage :
En France ici, jy ai passé deux ans pour une formation de master Pro, ces deux années ont été sanctionnées par un stage. Cest donc au cours de ce stage que tout bascule. En effet, la boîte où jai fait mon stage ma proposé un contrat et un changement de statut. Évidemment jai accepté. Je ne suis pas le seul dans cette trajectoire.
Le non-retour des diplômés maliens : fuite des cerveaux ou stratégie de promotion sociale ?
Ce sous-chapitre ambitionne darticuler la politique d« immigration choisie » avec le projet professionnel des diplômés eux-mêmes. Comment cette politique a-t-elle pu être déterminante dans linsertion des diplômés maliens en France ? Sagit-il dune fuite ou dune opportunité dinsertion pour une catégorie dindividus ? Bien que lon présente les migrants qualifiés dans le débat scientifique comme étant « aspirés » par une politique fatale dattrait des talents, leur propre projet professionnel, ainsi que la promotion sociale quils recherchent, sont passés sous silence. Nous avons constaté, durant nos enquêtes, tout le contraire de ce qui prédomine dans le débat scientifique international, à savoir le « pillage » des cerveaux ou encore la fuite des cerveaux (Dia, 2005 ; Kouvibidila, 2008). Concernant les analyses de Simon Gildas (2008), elles effacent les migrants eux-mêmes qui sont les acteurs au cur du système. On parle alors dune mondialisation des flux migratoires, qui se manifesterait par lémergence dun marché international de compétences et entrainerait une migration des spécialistes dans différents domaines que Simon Gildas (1995, p. 97) qualifie de « noria mondiale des savoir-faire et des compétences ». Les analyses se sont essentiellement concentrées sur les systèmes, les dispositifs en matière de circulation des compétences, mais rarement sur les migrants en tant quindividus en quête dun lendemain meilleur. La migration qualifiée a été longtemps analysée dans un schéma bipolaire dappel et de rejet encore appelé « dynamique push-pull[8] ». Les migrants, en tant quacteurs dotés dun projet professionnel, doivent apparaître en premier plan des analyses. Or, très souvent, limmigré est perçu comme victime de rapports de force qui le dépassent. Leveau (1989, pp. 113-126) met justement en garde contre ce type danalyse qui escamote le comportement des acteurs sociaux dans le jeu politique dont les migrants et les États sont les acteurs.
Limmigration des diplômés est dabord un projet personnel et professionnel
Si les théories sur limmigration qualifiée permettent de schématiser le phénomène, elles demeurent par ailleurs insuffisantes pour rendre compte de la complexité du fait social migratoire. Dans de nombreux entretiens apparait le besoin de « réalisation de soi ». Linsertion en France sinscrit dans une réelle stratégie de promotion sociale dans la mesure où les migrants sont en quête dun lendemain meilleur. Si les théories sur les migrations qualifiées sont nombreuses, elles ne suffisent pourtant pas à expliquer toutes les raisons du phénomène. La migration, fut-il celle des diplômés, est la résultante des facteurs géographiques, écologiques, politiques et économiques auxquels les migrants sadaptent au moyen de comportements individuels. Or, ces comportements sont loin dêtre homogènes car ils obéissent à des dynamiques personnelles inscrites dans un contexte social global. La compréhension de cette dynamique est déterminante pour appréhender le reste du comportement chez les migrants. Cest pourquoi : « Expliquer un phénomène social, cest toujours en faire la conséquence dactions individuelles » (Boudon, 1979). Autrement dit, le non-retour comme phénomène social serait la conséquence de plusieurs facteurs sociologiques, économiques, politiques et individuels. Ainsi, les facteurs de non-retour doivent être analysés comme un tout. En effet, pour Boudon, une action sociale est la somme des actions individuelles, ce qui fait que la question de la fuite des cerveaux doit être analysée à léchelle individuelle des acteurs et non selon des théories dominantes.
Ce type dinterprétation de phénomènes sociaux comme limmigration qualifiée permet daboutir aux logiques individuelles qui animent laction collective. Ainsi comme le souligne Julia Boger (2007), les retours sont souvent confrontés à des difficultés professionnelles. Par exemple, certains diplômés rencontrés lors des entretiens savaient déjà quils nallaient pas rentrer au Mali compte tenu de la nature même de leur formation :
Certains étudiants ont bénéficié de bourses détude dans des domaines qui ne trouvent pas dinsertion au Mali. Cest mon cas avec une formation en génie industriel, notamment en robotique, comment pouvais-je trouver une insertion au Mali où lon manque terriblement dentreprises. Depuis mon stage au Mali, je me suis rendu compte que mon secteur trouvait difficilement de débouchés car les moyens même de mon stage nexistaient pas (Gouro Ousmane, ingénieur en robotique industrielle).
Notre interlocuteur est un ancien boursier dAlgérie qui avait effectué un stage au Mali lors de son année de licence en Algérie. Cest lors de ce stage quil sest rendu compte de labsence de structure de stage adéquate pouvant laccueillir et par conséquent de limpossibilité de trouver un secteur dinsertion professionnelle au Mali. Dès lors, il sest inscrit dans une stratégie individuelle de promotion visant à son insertion en France. Il existe tout un ensemble de motivations individuelles tout comme il existe des contextes sociopolitiques qui vont faciliter linsertion. À travers son parcours, on comprend quil sagit dun espoir de mobilité social car le choix de continuer dans certains cursus résulte de lintention dune émigration future. Un diplôme dingénieur dans le domaine de la robotique industrielle ouvre la voie à une immigration en France qui, dailleurs, pourrait se justifier par labsence de débouchés au Mali. Il existe une corrélation étroite entre le choix personnel et les déterminants du marché du travail, de telle sorte que les politiques migratoires offrent aux migrants les moyens de réaliser leur projet. Même dans les entretiens menés auprès des générations précédentes, constituées essentiellement de stagiaires, linstallation en France apparaît comme un moyen daccomplir leur réussite sociale personnelle et celle de leur famille qui en profiterait au Mali. Pour saisir la logique des comportements, selon Boudon, il faut accéder au raisonnement qui fonde ces comportements. Si lidée dune rationalité utilitariste est un préalable chez Boudon, elle reste insuffisante, cest pourquoi il préfère le terme d « actionnisme » à celui dindividualisme méthodologique. Boudon démontre que beaucoup de comportements humains considérés comme « irrationnels » peuvent sexpliquer par leurs mobiles. Cest pourquoi lorsque lon parle de fuite des cerveaux ou dimmigration qualifiée, il faut mettre en relation ce phénomène avec la logique des acteurs eux-mêmes. La théorie de lacteur, longuement développée en sociologie, est une catégorie susceptible dinterpréter des actions sociales. Si la vision durkheimienne avait prévalu (à savoir que les actions des individus sont généralement le résultat de forces sociales qui le dépassent), il sen suit quelle ne rend pas suffisamment compte des réalités que nous avons observées. Le concept dacteur que Michel Crozier introduit vise à rompre avec le déterminisme absolu théorisant les individus comme les « jouets » de forces obscures et non comme des sujets agissant par eux-mêmes. Si la notion dacteur est essentielle pour expliquer limmigration des diplômés maliens, il ne sagit pas de nier lexistence des systèmes politiques et économiques auxquels les migrants sont soumis. Par exemple, lorsquun Malien diplômé décide de rester en France et de sinsérer, il évolue dans un univers de contraintes liées à son travail ou à son origine sociale et auxquelles il doit se soumettre.
La question du retour
Dans la littérature sociologique sur les migrations qualifiées, la question du retour apparaît seulement dans les années 1990 avec des publications dédiées à la problématique des études à létranger, considérées désormais comme principal vecteur démigration qualifiée (Gaillard & Gaillard, 1999). Des spécialistes comme Gildas (1995) et Wagner (1998) ont ainsi commencé à reconnaître dans ce phénomène la fuite des cerveaux. Les travaux de Jeannett Martin (2005) analysent également la question du retour des migrants ghanéens dans leur pays natal avec une approche biographique.
Linsertion professionnelle devient, même pour les diplômés étrangers, une question de réseau ou de capital social comme le disait Emmanuel Amougou :
À la fin de leurs études en France, ces étudiants qui rejoignent leur pays ont souvent du travail à la clé comme on le dit. Ceci est sans nul doute le résultat dune stratégie de mobilisation familiale ou ethnique (1997, p. 129).
Si lémigration des diplômés est une réalité en Afrique, comment faire pour rapatrier ceux-ci ? Le retour nest pas le même pour un informaticien que pour un physicien de haut niveau dont lenvironnement scientifique nécessite des équipements de pointe. Cest pourquoi le retour est lié à des spécificités de formation, à la trajectoire et au projet migratoire. Les pays dAsie du Sud-Est (Corée du Sud, Taïwan) ont par exemple mis en place un dispositif de récupération de leurs compatriotes qualifiés. Lefficacité de ces politiques (à moyen et long terme) reste limitée selon Gaillard et Gaillard (1999). Les dispositifs de rapatriement comportaient de nombreux avantages pour le migrant qualifié et sa famille mais lexpérience a montré quil fallait plutôt chercher à améliorer les conditions de la pratique de la recherche, impliquant lamélioration des infrastructures et la connexion au réseau mondial de la science. Lexemple des pays dAsie du Sud-Est illustre bien le fait que le retour des élites scientifiques est largement tributaire du développement de la science et de la technique dans les pays dorigine.
Le retour fait partie de la problématique de lémigration qualifiée dautant plus que les différentes positions se forgent autour du retour et du non-retour. On ne peut donc passer sous silence la question du retour des diplômés ainsi que les mécanismes institutionnels qui soutiennent ce retour. Au Mali, les premières générations de diplômés signaient un engagement décennal de retour qui les obligeait à rentrer après leurs études. Mais aujourdhui, avec la prospérité économique, la nouvelle configuration du marché de travail ainsi que les conditions attrayantes, les diplômés sont plus enclins à rester dans les pays daccueil. Lélan de retour des années 1950 et 1960 du temps des FEANF et de la West African Students Union (WASU) sinscrivait dans une idéologie indépendantiste. Ces mouvements ont été brusquement ralentis par la crise économique et les programmes dajustement structurel imposés dans les années 1990 par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Leurs effets immédiats ont été des mises en retraite anticipée et le gel du recrutement de diplômés. Organiser le retour des diplômés suppose une volonté politique à long terme et un effort financier considérable pour reproduire dans les pays de départ les conditions de travail des pays daccueil. Il faudrait améliorer les conditions dexercice des métiers scientifiques et académiques par léquipement des laboratoires, la transparence des conditions de recrutement et la définition claire dun plan de travail et de carrière. Ces moyens permettront de récupérer linvestissement dans la formation des compétences en vue de les utiliser dans un contexte national.
Pour Gaillard et Gaillard (1999), la mise en place dun programme de retour des étudiants ne peut être efficace que si les autorités nationales font des efforts considérables pour reconnecter leurs élites avec les pays dorigine dans les réseaux scientifiques et techniques. Pour mettre en marche le processus de retour, une reconnaissance des compétences africaines avec des rémunérations adéquates est nécessaire. Il faut de surcroit mettre en place des espaces de rencontre entre chercheurs comme cest le cas au Sénégal où des universitaires, des banquiers et des industriels se rencontrent périodiquement. Les cadres diplômés maliens, toutes trajectoires confondues (anciens boursiers ou non), témoignent du non suivi des talents maliens par lÉtat. Quant aux étudiants étrangers en fin de cycle, ils nont pas connu de difficulté dinsertion de retour jusquen 1980 où les accords de coopération réglementaient le parcours des étudiants étrangers. Si le retour des élites africaines est célébré dans les discours officiels en Afrique, ne faudrait-il pas que nos États sattèlent dabord à la mise en place de conditions de retour viables comme ce fut le cas de la Corée du Sud et de Taïwan ? Dautres obstacles au retour sajoutent, ce dont les entretiens rendent bien compte, notamment concernant la pression que la famille au Mali exerce sur leurs enfants pour quil restent en France. Certaines familles voient déjà dans le départ en France pour les études une voie de réussite ; par conséquent, le retour au Mali est perçu comme une « défaite ». Cest ce que révèle le parcours de Dolo, boursière dexcellence qui avait pris la décision de rentrer au Mali :
Tous ceux qui connaissent la société malienne savent que si tu retournes de la France, il est inadmissible de tomber bas [ ] Quand je finissais mon master avant même de minscrire en thèse, jai été faire un tour au Mali. Et je me suis présentée à la « cellule 300 jeunes » qui soccupe des boursiers dexcellence. Tout ce quon a pu me faire, cest de me remettre les adresses des lieux de stage mais comme vous le savez tout sobtient au Mali par affinité. Puis mes parents ont fini par me conseiller de retourner en France où selon eux les manuvres mêmes gagnent leur vie (Dolo, ingénieure, entretien mené en mai 2013, Grenoble).
Il ressort plusieurs problématiques dans cet entretien, notamment le non accompagnement des boursiers dexcellence de retour, le poids de la famille, et le spectre du chômage au Mali. En effet, de nombreux étudiants sont incités par leur famille à rester compte tenu de laide quils apportent en famille. Ensuite le chômage est un argument longuement évoqué pour justifier le non-retour au Mali. Dans les paragraphes qui suivent, nous allons développer les différentes formes dobstacles au retour des diplômés maliens.
Retour et non-retour : discours et réalités sur les obstacles au retour
« Mon objectif nétait pas de minstaller en France » Cette phrase, presque rituelle, revient régulièrement dans les entretiens comme pour repousser un poids moral et jeter la responsabilité sur les conjonctures politico-sociales. Il est régulièrement fait référence à des contraintes que nous évoquerons lesquelles auraient détourné un projet initial pour certains, et pour dautres auraient abouti à la réalisation du projet initial. Comme précédemment évoqué, beaucoup détudiants ont fait leur entrée dans le marché du travail par le biais de stage de fin de cycle. Ce faisant, un nombre considérable détudiants avaient commencé à travailler dans la branche professionnelle de leur formation. Dans notre échantillon, cest le cas de ceux qui sont ingénieurs et informaticiens où lessentiel du secteur demploi demeure le privé. Ibrahim est ingénieur et travaille chez EDF (Électricité de France). Cest déjà dans cette entreprise quil avait réalisé son stage de fin détudes :
Mon parcours sest constitué au gré des opportunités car après mon stage de fin de cycle ingénieur, on ma directement proposé un CDI. Avoir directement un CDI était loccasion qui me permettait davoir une expérience de travail ici en France. Je sais aussi que cette expérience pouvait me permettre de faire des économies avant un retour éventuel. Ainsi, je me suis dit : OK je vais faire une année sinon trois tout au plus dans le but davoir une expérience de travail avant mon retour au Mali. Mais là je suis déjà à ma quatrième année mais je compte quand même retourner mais pas forcément au Mali, ça peut être un autre pays dAfrique car je participe à beaucoup de forums sur lemploi en Afrique.
Lespoir de retour revient dans tous les discours mais ce retour, comme chez les autres migrants, reste en état de projet pour période longue. Les contraintes de la vie de couple ou des prêts bancaires à rembourser peuvent constituer des entraves au retour dun cadre par exemple. Car si le retour est simple pour un célibataire, il savère plus compliqué pour un couple avec des enfants scolarisés. Le cas de Hawa, docteure en médecine, est assez illustratif. Venue rejoindre son mari à Grenoble, elle a été professionnellement déqualifiée comme de nombreux médecins. Mais le retour est pratiquement impossible pour elle, compte tenu de la situation de ses enfants scolarisés. Il faut souligner que nombre de migrants craignent que le retour soit une nouvelle émigration avec des contraintes et des difficultés nouvelles :
Bon ! Si jai accepté cette situation, cest parce que de toute façon je suis venue rejoindre mon mari, et en plus il était également dans une situation précaire avec un statut détudiant. Cétait donc compliqué pour moi. Lheure nétait pas de réfléchir si je dois accepter ou pas ce statut de précaire. Et puis de toutes les façons, le retour est de plus en plus compliqué avec mes enfants de 6 ans et 3 ans. Puis, est-ce que jai la garantie de pouvoir faire également mon insertion au Mali ? Vous savez cest compliqué tout ça.
Les choix dinstallation sont tributaires des parcours et des projets de vie que les diplômés se donnent tandis que le débat scientifique sur la « fuite des cerveaux » semble effacer les choix personnels des migrants. En effet, certains migrants qualifiés sont en quête dun lendemain meilleur ; au-delà des débats, il y a des individus avec des choix et des projets de vie quils cherchent à réaliser.
Les facteurs de non-retour/fuite des cerveaux maliens
Le non-retour est-il une fuite ou une opportunité dinsertion pour le migrant qualifié ?
Le Mali, malgré son émigration essentiellement ouvrière, néchappe pas à ce phénomène qui prend une ampleur sans précédent et très inquiétante. Ainsi, une grande partie des étudiants formés en France par le biais des bourses, choisissent de rester à cause de nombreux facteurs comme le chômage, le poids de la famille, linadaptation de la formation au marché du travail, etc. Pareillement, ceux qui ont gagné en expérience dans les entreprises maliennes et qui partent pour une spécialisation ne reviennent plus. Ces situations entraînent des pertes aussi bien en termes de coûts financiers, quen termes dexpériences et de performances des entreprises et des administrations.
Aujourdhui, il faut être cependant beaucoup plus nuancé quand on parle de « fuite de cerveaux » à travers le prisme de perte ou de gain. Pour faire face à lavancée de la science et de la technologie, le Mali est obligé, comme les autres pays en voie de développement, denvoyer ou de laisser partir ses étudiants et ses intellectuels étudier ou se former à létranger, en particulier dans les pays développés. Il est urgent de repenser la façon dont la fuite des compétences est analysée et perçue, autrement dit, dabandonner le concept négatif de « fuite » pour parler de « circulation des cerveaux ». Car, jusquen 1990, cette expression de « fuite des cerveaux » évoquait lidée dune migration définitive et à sens unique de personnes hautement qualifiées, venant du monde en voie de développement vers les pays industrialisés. Or, de nos jours, ce type de migration nest plus un déplacement définitif dans un seul sens, les effets positifs de la migration sur le progrès économique et social et culturel ont fini par faire comprendre que la circulation des compétences et de la main duvre pouvait être un catalyseur du développement.
Les diplômés maliens en activité évoquent souvent la question du chômage au Mali comme un obstacle au retour. Leur inquiétude est légitime, dautant plus que ces derniers prennent en charge toute une famille et des proches parents. Léventualité dun recrutement par lÉtat malien est faible, car la fonction publique au Mali nembauche généralement pas sur la base dune évaluation des besoins. Dans ces conditions, les jeunes diplômés restent en marge de la société car ils ne possèdent pas les moyens sociaux et financiers leur permettant dintégrer la fonction publique ou de sinstaller à leur propre compte. Il faut en outre rappeler que les jeunes constituent environ 60% de la population malienne (RGPH, 2009).
Les couples mixtes : un retour compliqué
Parmi les individus maliens de notre échantillon, les couples mixtes, cest-à-dire des Maliens mariés à des Français dorigine, rencontrent également des problèmes. Leur retour soulève des questions notamment liées à lintégration du partenaire étranger dans la nouvelle société. Le retour des couples mixtes maliens au Mali pose la problématique de linsertion professionnelle du conjoint français, mais aussi celle de la scolarisation des enfants. Le retour du diplômé malien au Mali sera pour lui une réinsertion dans son pays dorigine, tandis que son partenaire devra sinsérer dans une société nouvelle. Le retour du couple mixte constitue un renversement de situation : celui qui était étranger revient chez lui tandis que celui qui était chez lui devient étranger à la nouvelle société daccueil. Si ce renversement de situation relève davantage du plan juridique[9] (les procédures dinstallation), il présente également quelques effets psychologiques qui résultent du contact avec la culture malienne et lassimilation des normes sociétales. Ce retour pourrait être davantage compromis lorsque le couple possède des enfants scolarisés. Selon M. Sow, « cest tout simplement une aventure si lon doit retourner refaire une nouvelle vie au Mali. Linsertion de ma femme, les rapports quelle doit tisser avec sa belle-famille, tout cela est à apprendre. »
M. Sow est marié avec Véronique depuis six ans et le couple a deux enfants de 4 ans et 2 ans. Lors de notre entretien au domicile conjugal en présence de son épouse qui est assistante sociale, M. Sow explique que pour sa part la principale difficulté demeure le lien avec la grande famille, et surtout pour sa femme : « Au Mali, elle va devoir tout apprendre, la plaisanterie avec mes jeunes frères, le respect absolu envers mes parents et tous ceux de leur âge et elle va voir que mes grandes surs décident souvent à sa place. »
La question du retour va au-delà de la fuite des cerveaux tant évoquée. Cest une question complexe impliquant des dimensions sociopolitiques et économiques. À trop vouloir généraliser la situation des migrants qualifiés dont les trajectoires sont variées et les projets de vie très contrastés, on manque lobjectif dune description pertinente du phénomène.
Conclusion
Aux termes de ce travail, nous disons quil existe une nouvelle figure de limmigration malienne en France. Une catégorie de migrants qui ne retournent à cause de plusieurs facteurs, notamment le chômage, ainsi que lenvironnement familial du Mali. Cependant, si nos enquêtes montrent quun nouveau profil migratoire des Maliens en France apparaît, celui-ci reste absent du discours politique sur les immigrés maliens. Cette situation nouvelle est le produit de la formation des futures élites maliennes après lindépendance. En outre, linternationalisation de lenseignement supérieur a uniformisé les formations en provoquant une certaine mobilité estudiantine. Malgré cette réalité migratoire, les médias français présentent encore les émigrés maliens comme des ruraux analphabètes moins intégrés à la société française. Bien que présents en France, les émigrés maliens qualifiés ne jouissaient jusque-là daucune visibilité dans la société française. Les populations étrangères qualifiées en France sont rarement mentionnées dans les études sur les immigrés, tandis que les discours sur les problèmes sociaux liés à lémigration se construisent sur les catégories défavorisées de limmigration. Afin de comprendre ce phénomène, il est important de rappeler que lhistoire de limmigration en France sinscrit dans celle de la classe ouvrière, surtout durant les périodes de croissance. La genèse même de la catégorie dimmigré en France met en lumière, de façon récurrente, une immigration ouvrière destinée à pallier la pénurie de main duvre nationale. À linstar de toute émigration, celle des diplômés peut être considérée comme la quête dune promotion sociale. Au-delà de tous les débats sur la mondialisation migratoire ou sur la fuite des cerveaux, lémigration des diplômés maliens sinsère dans une stratégie personnelle de promotion sociale. Pour finir, rappelons néanmoins que dans certains cas, ce sont les familles dorigine qui incitent à rester en France tout en brandissant le spectre du chômage.
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Recebido: 29 de julho de 2018
Aceite: 14 de maio de 2019
Notes
[1] Cest-à-dire qui nont pas de soutien financier de la part de lÉtat ou dun organisme.
[2] À ce sujet, voire Pessis, Topçu, & Bonneuil (2013).
[3] En réalité la période fait 28 ans mais elle est appelée trente glorieuses.
[4] Voir le site www.jeunesafrique.com où plusieurs numéros y sont consacrés.
[5] Voir linterview de Patric Weil dans Le Monde du 9 mai 2006 ; ainsi que louvrage de Bertossi, Stefanini et Wihtol de Wenden (2008).
[6] Direction nationale de lenseignement supérieur, rapport de 2014.
[7] A ce sujet, voir larticle de Ibrahima Amadou Dia (2005).
[8] Autrement dit, les facteurs qui poussent à sortir et ceux qui attirent dans les pays daccueil.
[9] Autrement dit, quil sagit tout simplement dun renversement de situation où le conjoint français devient étranger au Mali, donc une question davantage dabord juridique avec un changement de territoire. Mais ce renversement de situation est aussi psychologique avec le code culturel du Mali quil faut connaître dans ses rapports avec la belle-famille, etc.