Sous l’Ancien Régime, c’est-à-dire la monarchie de type absolutiste qui dirige la France jusqu’en 1789, les cérémonies auxquelles donne lieu la mise en scène de l’information officielle jouent un rôle très important. Destinées à une population largement analphabète, ces propagandes visent à renforcer la puissance étatique, à la peindre en majesté, dans une posture qui en impose aux foules. Avec le renversement des institutions lié à la Révolution française, la presse accroît sa puissance et, dès le mois de novembre 1789, un journal est lancé au sein même de l’Assemblée nationale, la Gazette nationale ou Moniteur universel, devenu quotidien en 1791. En 1799, ce périodique sera le véritable journal officiel de la France, quel qu’en soit le régime, République, Empire ou monarchie. À la fin du second Empire, mécontent de la trop grande liberté dont jouit le Moniteur universel, le gouvernement donnera naissance au Journal officiel qui paraît désormais de façon continue, et tous les jours, de 1868 à aujourd’hui. Lorsqu’il y aura dualité des pouvoirs, par exemple pendant la Commune de Paris, de mars à mai 1871, deux JO seront publiés, celui du gouvernement provisoire de la Commune et celui de la République, provisoirement installée à Versailles. De même, pendant la Deuxième Guerre mondiale, un JO sera publié à Vichy, sous l’égide du maréchal Pétain, chef de «l’Etat français», ce régime qui a succédé à la Troisième République en juillet 1940, et, parallèlement, le général de Gaulle fera paraître un Journal officiel de la France Libre, imprimé à Londres de 1940 à 1944.
À la Libération, la France nationalise l’Agence Française de Presse (AFP), jusque-là entreprise de droit privé, mais déjà subventionnée par les gouvernements depuis le début des années 1930. Cette décision tient compte de la mutation des esprits et du rejet des citoyens envers toute forme de propagande, désormais nettement distinguée de l’information jugée un droit fondamental du citoyen. Placée sous la tutelle du chef du gouvernement depuis 1936, le ministère de l’Information verra ses fonctions se multiplier jusqu’aux années 1990 qui verront l’État liquider son «Imprimerie nationale» puis réduire le périmètre de sa «Documentation française», un département ministériel créé en 1945 et chargé de publier brochures, livres et photographies considérés comme essentiels à l’information des citoyens. D’une certaine manière, on peut considérer que, des années 1770 à la fin des années 1970, on a assisté, en France, au renforcement des propagandes étatiques, mais qu’avec le démantèlement de l’ORTF (Office de la radio-Télévision Française) et l’apparition des radios «libres» puis des chaînes de télévision privées, en 1981-1986, l’État a cédé une grande partie de ses prérogatives au marché, tout puissant à l’heure d’internet, des GAFA (Google, Amazon, Facebook et Apple) et des réseaux sociaux du type Instagram ou WhatsApp.
Des cérémonies de l’information au Moniteur universel
Avant 1789, la monarchie française s’était intéressée de très près au développement des premiers journaux et, pendant les guerres de religion, les années 1560-1610, puis sous la Fronde, les années 1648-1653, le pouvoir avait tenté d’intervenir dans les débats en faisant rédiger, imprimer puis diffuser des pamphlets qui répondaient aux attaques de ses adversaires en essayant de les ridiculiser (AAVV, 2016, pp. 257-274). Répandus par centaines de milliers d’exemplaires, les Mazarinades - du nom du cardinal de Mazarin, chef du gouvernement qui a cherché à orienter cette propagande (JOUHAUD, 1985; CARRIER, 1989; AAVV, 2016, pp. 9-393) - ces petits livres ont acclimaté la caricature politique en France et ajouté l’illustration à la rhétorique et aux discours favorables à une cause ou au monarque. Lorsque les premiers journaux d’annonces seront mis en vente, telle La Gazette de Théophraste Renaudot en 1631 (HAFFEMAYER, 2002), le pouvoir interviendra pour la contrôler. La création de l’Académie française au même moment illustre cette volonté de surveiller étroitement la circulation de l’imprimé, et celle des idées. La France a d’ailleurs inventé le Dépôt légal, en 1537, pour obliger les imprimeurs à faire connaître leurs productions, et elle a renforcé cette première forme de contrôle de l’écrit par la création d’un corps de censeurs royaux chargés de lire les manuscrits avant la délivrance d’un privilège ou d’une permission tacite (MOLLIER, 2015).
Malgré l’augmentation massive du nombre des censeurs, près de deux cents en 1789, un arsenal judiciaire important (DARNTON, 2014), et une volonté bien affirmée, sous Louis XIV, de contrôler toute la chaîne de l’information, en organisant des «entrées royales» impressionnantes ou en faisant claironner les informations par des officiers municipaux (FOGEL, 1989), l’opinion publique n’a cessé de se développer au XVIIIe siècle, au point de se dresser comme une sorte de contre-pouvoir au temps des philosophes des Lumières (HABERMAS, 1988). Même s’il convient de ne pas commettre d’anachronisme et de ne pas considérer Voltaire ou Rousseau comme des précurseurs conscients et volontaristes de la Révolution française, ce qui sera la thèse des contre-révolutionnaires dès 1792-17951, une opinion publique s’est formée en ces années où l’on s’arrache les volumes de l’Encyclopédie, le Dictionnaire philosophique de Voltaire et Le Contrat social de Rousseau (FARGE, 1992).
Conscient de ces évolutions qu’il ne parvenait ni ne souhaitait vraiment contrarier, le pouvoir a préféré louvoyer, et il s’est contenté de renforcer la centralisation administrative, en installant les censeurs à Versailles, ce qui favorisait les libraires parisiens au détriment de ceux de province, et de négocier avec les plus puissants d’entre eux. C’est ainsi que l’archétype de l’éditeur français, Charles-Joseph Panckoucke (1736-1798) (TUCOO-CHALA, 1977; DARNTON, 1982), repreneur des cuivres et du privilège de l’Encyclopédie, mais aussi bâtisseur du premier empire de presse français de l’histoire, est devenu, à la veille de la Révolution, le ministre officieux de l’Information. Propriétaire de toutes les gazettes et journaux disponibles sur le marché, il versait au ministre de la Maison du Roi, Vergennes, une grosse rente annuelle qui lui garantissait la bienveillance officielle d’une monarchie absolue qui préférait négocier, avec le représentant le plus influent du marché, une sorte de compromis libéral permettant à chaque camp de croire qu’il l’emportait sur l’autre. En affichant sa prospérité et sa puissance dans son magnifique hôtel parisien ou en allant à Versailles dans un cabriolet à ses armes, Panckoucke pouvait penser qu’il était le maître du jeu de l’information, mais il savait jusqu’où il ne pouvait aller trop loin s’il ne voulait pas perdre son privilège. Quant aux ministres et à l’entourage de Louis XVI, ils avaient compris que le temps n’était plus à l’affirmation du ‘bon plaisir’ royal.
Dès le mois de mai 1789, Charles-Joseph Panckoucke s’est installé à Versailles où s’écrit désormais l’Histoire. Avec la transformation des États Généraux du royaume en Assemblée nationale, le siège du pouvoir bascule de la Cour à cet embryon de parlement, et Panckoucke propose aussitôt à ce dernier de publier une feuille de comptes rendus qui serait un véritable journal officiel de la vie des assemblées. Retardée au mois de novembre 1789, la naissance de la Gazette nationale ou Moniteur universel traduit cette bascule du pouvoir et, tout naturellement, Panckoucke obtient le privilège d’imprimer ce journal à proximité de la nouvelle Assemblée nationale devenue une Assemblée Constituante, et d’annexer à cette feuille d’informations officielles le Bulletin de l’Assemblée nationale qui paraissait depuis le mois de juillet. Compte tenu de la violence des événements révolutionnaires qui vont se dérouler de 1789 à 1799, de la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789, au coup d’État du général Bonaparte du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799) à Saint-Cloud, le Moniteur universel s’est vu opposer d’autres formes de propagande étatique, par exemple les correspondances directes des clubs jacobins entre eux au moment où Robespierre domine la Convention (1793-1794).
Toutefois, il a traversé tous les orages et le gendre de Charles-Joseph Panckoucke, le libraire Henry Agasse, lui a succédé quand le général Bonaparte décide, aussitôt sa prise de pouvoir réussie, de faire de ce quotidien le journal officiel de la France. Quand il sera devenu empereur, qu’il aura réduit le nombre des quotidiens à une douzaine et que son ministre de la Police et lui en contrôleront entièrement le contenu, il ne supprimera pas le Moniteur universel, considéré désormais comme une institution liée au pouvoir.
Du Moniteur universel au Journal officiel, un renforcement du contrôle étatique
Les deux rois qui se succèdent en France de 1815 à 1830, Louis XVIII et Charles X, tous les deux frères de Louis XVI, se gardent bien de modifier cette situation qui aboutit à confier à un éditeur privé puissant, le clan Panckoucke, l’organe censé faire connaître les décisions du pouvoir. Renforcé par l’intégration d’un brillant juriste, Désiré Dalloz (1795-1869), qui va ajouter à l’empire du Moniteur un recueil juridique, la Jurisprudence générale du Royaume qui étendra ses tentacules à l’ensemble du monde du droit (DE RAVEL D’ESCLAPON, 2019), ce clan est devenu une dynastie d’éditeurs puisqu’à Charles-Joseph Panckoucke a succédé son fils, Charles-Louis-Fleury Panckoucke (1780-1844), qui se partage le travail avec son parent, Désiré Dalloz, député sous la monarchie de Juillet (1830-1848) et dont le fils, Paul Dalloz (1829-1887), sera député sous le second Empire (1852-1870). C’est précisément le renforcement de la puissance du Moniteur universel et des journaux qui gravitent autour de lui qui a commencé à irriter les secteurs les plus conservateurs du pouvoir. Dans un premier temps, les Panckoucke et les Dalloz ont applaudi au coup d’État du neveu de Napoléon Ier, le 2 décembre 1851, et au rétablissement de l’Empire qui fait accéder au Palais des Tuileries préféré au palais de l’Élysée2 le neveu du grand Empereur. L’interdiction de publier les comptes rendus des assemblées législatives, Corps législatif et Sénat, a limité, de fait, la capacité du Moniteur universel à demeurer la voix de la France, mais il continue à publier in extenso les communiqués du gouvernement, et Paul Dalloz, député bonapartiste, a l’oreille des ministres, ce qui lui permet de conserver une sorte de monopole de l’information officielle.
Face à ce quotidien bien informé dans lequel écrivent des journalistes et des écrivains réputés, comme Sainte-Beuve, par ailleurs sénateur, ou Théophile Gautier, l’opposition ne peut compter que sur le Journal des Débats demeuré orléaniste, puis sur les journaux qui se créent après 1860. Toutefois, compte tenu de la dureté du système judiciaire qui interdit un journal dès qu’il a été ‘averti’ une première fois, c’est la presse populaire non politique, celle qui traite essentiellement des faits divers, et se vautre dans les crimes les plus sordides, qui tire son épingle du jeu. En 1867-1868, quand le pouvoir se libéralise, et que Paul Dalloz a ajouté un Moniteur du soir au Moniteur universel qui paraît le matin, le ministre Eugène Rouher lui retire son privilège, et il crée aussitôt le Journal officiel désormais rattaché aux services du président du Conseil, le premier ministre, comme on l’appellera après 1958. En deux années d’existence, de 1868 à 1870, et alors que les républicains ne cessent de se renforcer et de gagner toutes les élections, le JO n’est pas parvenu pas à contrebalancer le pouvoir des nouveaux médias apparus dans ce contexte, qu’il s’agisse de La Lanterne de Rochefort, de La Rue de Jules Vallès, de La Marseillaise et de bien d’autres journaux hostiles au césarisme. Même l’agence Havas, prudente et soucieuse d’éviter un conflit avec le gouvernement dont elle a besoin pour son développement et sa crédibilité de grande agence nationale d’information, commence à prendre ses distances avec un régime affaibli par les revers à partir de l’échec de la campagne du Mexique (LEFÉBURE, 1992; MARTIN, 1992).
Parvenus au pouvoir en septembre 1870, mais surtout après la tentative ratée de coup de force du 16 mai 1877 qui a vu le gouvernement du duc de Broglie multiplier les procès de presse pour inverser le cours de l’opinion, les républicains vont être confrontés au difficile exercice du pouvoir. Le premier président républicain de la Troisième République, Jules Grévy (1879-1887), installera même son gendre, le député Daniel Wilson, à l’Elysée d’où celui-ci dirigera son agence de presse en en faisant une sorte de deuxième agence officielle. Chassé du pouvoir par la découverte du trafic de décorations qu’orchestrait Daniel Wilson en novembre 1887 (MOLLIER, 1991), Jules Grévy avait laissé agir ses ministres qui avaient accepté de recevoir des fonds privés pour contrecarrer la campagne nationaliste du général Boulanger. Possédant pourtant, avec le Journal officiel et le monopole des dépêches télégraphiques, des moyens efficaces pour encadrer la circulation de l’information, les républicains ne savaient comment combattre une campagne de presse inspirée des campagnes présidentielles américaines.
Comme la propagande boulangiste bénéficiait de financements privés importants, eux-mêmes avaient accepté avec empressement l’argent que déversait la Compagnie Universelle du Canal Interocéanique pour obtenir un vote du Parlement en sa faveur3. Révélée à l’opinion à l’automne 1892 puis en 1893, lors des procès liés au scandale de Panama, la corruption d’une partie des élus de la nation soulignait, en creux, l’incapacité pour un gouvernement d’assurer une propagande efficace de ses idées avec les armes du passé. Un Journal officiel que peu de lecteurs autres que les autorités lisaient, et une mainmise sur la circulation des dépêches télégraphiques, grâce au monopole du ministère des Postes et Télégraphes, se révélaient relativement inefficaces, d’autant que la surveillance des dépêches cachait le plus souvent une source de bénéfices illicites pour les heureux bénéficiaires d’opportunes indiscrétions boursières4.
Ébranlés par de multiples scandales financiers qui fragilisent les institutions républicaines, au moment du scandale de Panama, des investissements en Russie avant 1914 ou de la volatilité du cours de la monnaie dans l’entre-deux guerres, les gouvernements ont œuvré dans deux directions pour renforcer leur arsenal de propagande. En faisant bénéficier le quotidien Le Temps d’informations dites officieuses en matière de politique étrangère, ils en ont fait le deuxième journal officiel du pays. De plus, en offrant, dans les années 1930, à l’Agence fondée par Charles Havas une grosse subvention annuelle destinée à équilibrer son budget, ils ont plus ou moins annexé les services de cette agence d’information censée indépendante et objective.
Face à la montée des périls, fasciste et nazi essentiellement, ils sont allés plus loin encore et ont songé à imiter le modèle que proposait le ministère de la Propagande du Troisième Reich dirigé par Joseph Goebbels. Le modèle soviétique, avec son contrôle absolu de l’information, et le modèle vatican, tout aussi rigide et centralisé, l’Osservatore romano valant, d’une certaine façon, la Pravda, quoique en s’inspirant de références évidemment opposées, venaient en renfort de l’idée désormais publiquement débattue selon laquelle les démocraties devaient renforcer leurs services de propagande afin de présenter au monde une image positive et valorisante. L’organisation des Jeux Olympiques à Berlin en 1936 ne pouvait que favoriser la prise de conscience des plus libéraux et les convaincre que la possession d’un journal ne suffisait plus et que la capacité de nuisance des radios5, s’ajoutant à celle de la presse capitaliste asservie aux intérêts de ses propriétaires6, privait les démocraties d’une partie essentielle de leur pouvoir d’information du citoyen.
La naissance de l’AFP, de l’ORTF et de la Documentation française
Même si Léon Blum et la gauche française avaient commencé à mettre en place des services de propagande liés à la présidence du Conseil - les services du premier ministre - la guerre empêcha de mener cette réflexion jusqu’au bout. C’est le renforcement considérable de la censure, à Vichy, entre 1940 et 1944, qui amena les résistants, tant à Londres et à Alger, qu’en France, dans les divers mouvements d’opposition à l’occupation allemande, à proposer une réflexion globale sur l’avenir de l’information à la Libération du pays. Trois mesures complémentaires étaient envisagées en matière de presse écrite : la création de trois entreprises nationales destinées à assurer l’approvisionnement en papier, l’impression de tous les journaux et leur diffusion sur l’ensemble du territoire du pays grâce à un service public de messageries (MOLLIER, 2018).
Malgré un début de mise en place de ces structures prônant la nécessité d’une information libre, ne dépendant plus du bon vouloir des ‘trusts’ comme cela avait été le cas avant 1939, elles furent abandonnées en 1947, dans un climat de guerre froide et d’hystérisation du débat public, et aucun statut de la presse ne vit le jour7. Les journalistes résistants eurent conscience que l’abandon de ce statut signait l’échec de leurs rêves de régénération de l’information mais la lutte entre l’Est et l’Ouest avait eu raison de leurs espérances (FRANCESCHINI & BROYELLE, 2018).
Pour ce qui concerne la radio et la télévision dont les premières émissions commenceront en 1947, un office de la radiodiffusion nationale (ORDF) fut toutefois mis en place, transformé bientôt en ORTF, Office de la Radio-Télévision Française, tout puissant jusqu’à la fin des années 1960. L’Agence Havas, quant à elle, fut transformée en Agence France-Presse (AFP) pour ce qui dépendait de la transmission des dépêches et des informations, mais tout ce qui relevait de la publicité et rapportait beaucoup d’argent fut laissé aux actionnaires privés de l’ancienne Agence Havas.
Paradoxalement, l’Etat libéral en place pendant toute la durée de la Quatrième République (1946-1958) contrôlait étroitement l’information radiotélévisée, mais abandonnait au secteur privé, notamment au trust Hachette propriétaire de France-Soir, Paris-Presse, Elle, Marie-Claire, Paris-Match et de bien d’autres titres, le soin de commenter l’actualité et les décisions des pouvoirs publics. Face à un quotidien tel que France-Soir qui tire à plus d’un million d’exemplaires, l’audience du JO paraît dérisoire, même s’il possède le monopole des comptes rendus des débats à l’Assemblée nationale et au Sénat (alors Conseil de la République) et l’obligation de publier tous les textes officiels. C’est donc par la nomination d’un P-DG de l’ORTF aux ordres du pouvoir que s’opère la mainmise de l’État sur l’information, les «transistors», comme l’on dit dans les années 1960, c’est-à-dire les postes de radio portatifs, jouant un rôle de plus en plus décisif en matière d’information politique. On notera cependant que les stations de radio dites «périphériques», RTL (Radio-Télé Luxembourg), Europe n° 1 et RMC (Radio Monte-Carlo) diffusent à partir de puissants émetteurs situés hors du territoire national sans que l’État ait cherché à les empêcher de réduire la portée de leurs ondes.
L’ORTF a donc laissé s’installer des concurrents de plus en plus dangereux parce que ces stations appartiennent à de grandes entreprises capables d’assurer un lobbying efficace auprès des gouvernements et des assemblées. Pour ne citer que deux exemples probants, Jacques Chaban-Delmas, député radical et gaulliste, est considéré comme un « député d’Hachette», et cette accusation, par ailleurs vérifiée, le poursuivra pendant toute sa carrière de président de l’Assemblée nationale puis de premier ministre sous la Ve République, de même que François Mitterrand qui, en 1981, se refusera à nationaliser les Messageries Hachette parce qu’elles avaient largement subventionné ses campagnes électorales depuis 1947 (MOLLIER, 2018). Le retour du général de Gaulle au pouvoir, en juin 1958, devait se traduire par un renforcement considérable de la puissance publique, un ministère de l’Information tout puissant étant chargé de faire appliquer les consignes gouvernementales. Désormais, l’ORTF sera considérée par Le canard enchaîné, le journal satirique, comme «la voix de son maître» - un détournement amusant d’un slogan publicitaire concernant la firme Pathé-Marconi - et les étudiants de Mai 1968 montreront sur leurs affiches l’information ‘enchaînée’ par le régime gaulliste et défendue fermement par ses CRS (compagnies républicaines de sécurité), les forces de l’ordre casquées et bottées (CHAMBARLHAC, HAGE & TILLIER, 2018). Les conférences de presse du chef de l’État officialisaient cette dictature de l’information gouvernementale, les journalistes devant obligatoirement poser leurs questions par écrit pour être autorisés à intervenir oralement face aux caméras.
La presse écrite conservait certes une réelle capacité à contester le pouvoir et le général de Gaulle qualifiait le journal Le Monde «d’immonde», tant ses propos lui déplaisaient, mais L’Humanité communiste, France-Observateur et L’Express, hebdomadaires plus centristes, furent souvent saisis et «caviardés» pendant la durée de la guerre d’Algérie (1954-1962). En 1966, un film, La Religieuse, était encore interdit de projection et le magazine satirique Hara-Kiri deux fois sanctionné, en 1961 et 1966, avant d’être interdit en 1970, ce qui ne l’empêcha d’ailleurs pas de renaître aussitôt sous le nom de Charlie-Hebdo8. Face à cet arsenal de mesures destinées à museler l’opposition, le rôle du Journal Officiel était évidemment devenu secondaire, et les services de La Documentation française, apparus également en 1945-1947, et confiés au premier ministre, étaient de moins en moins sollicités. Dans le cas de La Documentation française, il s’agissait, pour l’essentiel, de publications de qualité, dont les études, commandées à des spécialistes, souvent universitaires, étaient très utilisées par les professeurs d’histoire et de géographie dans l’enseignement secondaire. Les «Dossiers» de la Documentation française, des pochettes contenant des photographies commentées, étaient particulièrement appréciés, de même que les livres de synthèse sur les sujets les plus divers.
De nouveau, et de façon paradoxale, un service public dépendant du premier ministre, donc très contrôlé, s’était transformé, dans les faits, en maison d’édition reconnue, rarement dénoncée pour sa partialité, et, au contraire, louée presque unanimement pour sa capacité à confier ses enquêtes à des chercheurs rigoureux et impartiaux. L’aménagement du territoire, les matières premières, les départements et territoires d’outre-mer furent l’objet d’études approfondies, sans que nul, ou presque, ne trouve à y redire. On vit même, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, un haut fonctionnaire rédiger un excellent dossier sur l’immigration démontrant, à contre-courant du débat politique, les effets bénéfiques de l’immigration et l’apport essentiel des travailleurs étrangers à l’économie du pays (LE PORS, 1976). Confiée à un haut fonctionnaire connu pour sa proximité avec le PCF, l’enquête fit du bruit, mais elle confirmait l’indépendance réelle d’un service public capable de se placer ‘au service du public’, et non de servir les intérêts momentanés d’un gouvernement ou d’un parti politique. Profitant de son faible impact politique, la Documentation française avait véritablement assumé les fonctions qui lui avaient été assignées à la Libération et, à aucun moment, elle ne fut victime d’une campagne de stigmatisation, à la différence de la radio et, surtout, de la télévision nationale.
Vers la fin d’une information officielle
La libéralisation des ondes, avec l’autorisation des radios dites «libres» en 1981-1982, puis la création de chaînes privées de télévision, en 1986, mirent fin au monopole de l’ORTF. Les radios ‘périphériques’ purent émettre, elles aussi, à partir du territoire national, Europe nº 1 devenant alors Europe 1, la station du groupe Lagardère, tandis que le groupe Bouygues, spécialisé dans la construction et les grands travaux, s’emparait de TF1, et Vivendi de «Canal Plus». Avec le recul de la presse écrite, de plus en plus concurrencée par les journaux gratuits puis par les médias alternatifs et les réseaux sociaux, la question des services d’information dépendant de l’État fut publiquement posée sous la présidence de Jacques Chirac. Son premier ministre de 2002 à 2005, Jean-Pierre Raffarin, devait théoriser la disparition programmée de l’État9, et commencer à réduire son intervention dans tous les domaines où les groupes privés pouvaient intervenir. Il avait cependant été précédé dans cette voie par un premier ministre socialiste, Lionel Jospin, qui avait signé la circulaire du 20 mars 1998 relative à l’activité éditoriale des établissements publics à qui on interdisait désormais toute concurrence avec le secteur privé (SEILER-JUILLERET, 2019, pp. 32-48). Ainsi l’édition universitaire et La Documentation française furent-elles invitées à diminuer considérablement le nombre de leurs publications, ce qui devait entraîner la disparition progressive de La Documentation française, rattachée, en 2010, à une Direction de l’information légale et administrative (DILA) qui résulte de la fusion entre les «Journaux officiels» et La Documentation française. Au moment où la France vendait son imprimerie nationale, qui remontait à 1538, dans l’indifférence à peu près complète du public10, on allait bientôt «pilonner», c’est-à-dire détruire, 80 000 volumes qui constituaient le fonds de La Documentation française condamnée à abandonner ses locaux du quai Voltaire et de la rue Dufour et à se replier sur un siège beaucoup plus modeste.
Ainsi pionnière en Europe par la création du Dépôt légal et d’une Imprimerie nationale en 1537-1538, puis d’un journal officiel qui apparaît en 1789 sous la forme de la Gazette nationale ou Moniteur universel, le terme de moniteur signifiant guide ou mentor, à l’instar du Mentor de L’Odyssée d’Homère, la France a décidé de se débarrasser de ses oripeaux du passé en rompant avec les nationalisations et l’État providence à partir du milieu des années 1980. Le Journal officiel de la République française, son nom complet, existe toujours, sous une forme dématérialisée depuis 2016, et il a conservé sa fonction principale consistant à publier lois, décrets, ordonnances ou règlements pour qu’ils soient aussitôt mis en application. Mais cette fonction régalienne est pratiquement la seule qui lui reste puisque l’ORTF a été démantelée, que l’AFP ne joue plus aucun rôle depuis que les chaînes d’information en continu ont pris le relais des téléscripteurs, et que l’Imprimerie nationale puis la Documentation française ont été réduites à l’état de squelette. Si cette rupture avec le passé est nette dès 1986, et encore davantage, en 1998-2005, on a noté que, dès 1789, le marché avait interféré constamment avec la puissance étatique pour lui contester une part de son pouvoir de contrôle de l’information.
Même dans un pays réputé «jacobin» et aussi centralisateur que la France, l’État s’est révélé incapable d’asservir les grands moyens d’information comme ce fut le cas dans l’Italie fasciste, l’Allemagne nazie, l’URSS stalinienne ou l’Espagne franquiste et le Portugal salazariste. Seul l’Empire napoléonien fut en mesure d’exercer une véritable dictature sur l’opinion en limitant à une douzaine le nombre de quotidiens nationaux et en transformant le Bulletin de la Grande Armée en caisse de résonnance des victoires du «Grand Empereur». Son neveu tenta de l’imiter, sans y parvenir, quoique le cautionnement des journaux - le dépôt d’une grosse somme d’argent - et l’avertissement fussent des mesures liberticides très efficaces11.
Les autres régimes durent s’entendre avec le marché pour empêcher les contestations trop violentes, et l’on a vu que celui-ci sut pratiquer ce que nous appelons le lobbying bien avant que l’usage de ce terme ne se répande. Bonapartiste à sa manière, le général de Gaulle essaya, lui aussi, de contrôler l’information en verrouillant la télévision, mais il ne chercha jamais à empêcher Le Monde et Le canard enchaîné de paraître, ni même L’Humanité, l’organe du Comité central du PCF, alors très puissant, et tirant à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Les radios ‘périphériques’ battaient en brèche le monopole de l’ORTF et, si leurs propriétaires étaient tout sauf des gauchistes ou des révolutionnaires, ils pouvaient entrer en opposition avec le pouvoir central quand ils croyaient utile de le faire. Dans cet environnement médiatique où la presse écrite domine le débat d’idées, jusqu’en 1958, puis la radio, dans les années 1960, et la télévision, dans la décennie suivante, la capacité d’un journal officiel à intervenir en pesant sur l’opinion était faible, pour ne pas dire nulle.
Abandonnée dès 1868 avec la création du vrai JO de l’Empire puis de la République, l’option qui consistait à accorder à un journal officiellement indépendant du pouvoir une partie non négligeable de l’information gouvernementale fut discrètement reprise par la suite. Avec les subventions accordées au Temps par le Quai d’Orsay, le ministère des Affaires étrangères, dans les années 1920, puis la prolongation de cette politique avec l’Agence Havas dans la décennie suivante, l’État acceptait de développer une propagande offensive envers l’extérieur, pratique qu’il avait expérimentée pendant la Première Guerre mondiale en créant le Service des œuvres françaises à l’étranger, le SOFE, qui annonce les politiques volontaristes de l’entre-deux-guerres. Avec l’Alliance française née en 1883 et la Mission laïque de 1902, il avait commencé à définir des politiques culturelles de plus en plus ciblées et la guerre de 1914-1918 devait le convaincre d’aller plus loin en ce sens. Un ministère de la propagande se mit tardivement en place dans le contexte de l’avant-Deuxième Guerre mondiale, mais il agit essentiellement pour contrôler la radio et les dépêches, le JO ne jouant qu’un faible rôle dans cet effort de rationalisation de la propagande officielle (MOLLIER, 2018).
C’est donc en prolongement de ces stratégies de défense d’un modèle libéral de démocratie que l’ORTF et l’AFP furent créées en 1945, la centralisation apparaissant comme un gage d’efficacité. Toutefois, l’échec des politiques de nationalisation des supports de l’information laissa au marché l’essentiel de ses prérogatives et, si le gaullisme tenta de revenir en arrière, il ne fut qu’une parenthèse dans cette lutte pour le contrôle de l’information. Comme on l’a vu dans ce rapide panorama bi-séculaire, de grandes figures d’hommes de presse ont marqué leur époque : Charles-Joseph Panckoucke et ses successeurs, Jean Prouvost dans l’entre-deux-guerres, la Librairie Hachette et ses alliés après 1945, Francis Bouygues, Jean-Luc Lagardère, Marcel puis Serge Dassault, Robert Hersant. Tous disent à leur manière leur refus d’une information officielle entièrement contrôlée par l’État et leur volonté d’être des partenaires loyaux à condition que l’État et ses appareils ne viennent pas se mettre en travers de leur route.
En juin 1958, quand le grand quotidien France-Soir, dirigé par Pierre Lazareff, mais propriété de la Librairie Hachette, appelle de façon tonitruante à soutenir le général de Gaulle dans son désir de balayer la Quatrième République et de lui substituer un autre régime, plus présidentiel que le précédent, il joue clairement le rôle dévolu à la Pravda en URSS. Toutefois, il le fait en lieu et place du Journal officiel, donnant ainsi l’illusion aux lecteurs que ce n’est pas l’État qui parle, mais un journaliste ou un patron de presse conservant sa liberté de jugement. Il en sera de même quand Francis Bouygues, ami personnel de Jacques Chirac et bailleur de fonds de son parti, le RPR, sera choisi pour diriger TF1, en 1986, la voix des journalistes de cette chaîne paraissant d’autant plus libre qu’ils exprimaient la volonté du gouvernement de remplacer l’État par le marché. C’était confirmer par avance l’orientation prise en 1998 et consistant à redonner au secteur privé l’essentiel des positions prises par l’État en matière d’information depuis 1945.
Ainsi l’histoire des journaux officiels de la France ne peut-elle s’écrire ni s’envisager indépendamment des luttes qui ont opposé en permanence l’État et le marché depuis le début des années 1770. La force de celui-ci réside dans sa capacité à apparaître comme neutre, indépendant de toute pression ou de toute lutte de position pour le dominer. Panckoucke avait déjà choisi la voie du quasi-monopole, ce que l’on appellera plus tard un oligopole dans lequel l’État s’appuie sur un petit nombre d’acteurs fortement concentrés pour faire passer ses volontés, en échange d’un traitement de faveur envers ses obligés. Dans le jeu subtil qui les rapproche ou, parfois, les oppose, chacun pense tirer le maximum de profits, mais, sauf en période de dictature policière ou militaire, c’est le marché qui sort gagnant de ces échanges, ce qu’il serait aisé de démontrer en analysant la situation actuelle.
A l’heure des GAFA ou GAFAM si l’on ajoute Microsoft à Google, Amazon, Facebook et Apple, la capacité d’un journal officiel à faire bouger l’opinion est à peu près aussi forte que celle de Sisyphe à se débarrasser de son rocher quand il le fait rouler au pied de la montagne à laquelle il est enchaîné. N’ayant jamais été autorisé à traiter d’autre chose que des lois et des décrets, le JO français ne pouvait qu’apparaître comme totalement étranger à la mission d’information dont s’enorgueillit la presse généraliste, alors même que le premier devoir de la République consiste à informer le citoyen sur ses droits et sur ses devoirs. Faute d’avoir su trouver un espace comparable à celui qu’occupa Le Moniteur universel pendant un temps, le Journal Officiel de la République française était condamné à demeurer marginal dans le débat démocratique, ce qui n’est pas le moindre paradoxe de l’histoire de l’information en France pendant les deux siècles écoulés.