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Sociologia, Problemas e Práticas
versión impresa ISSN 0873-6529
Sociologia, Problemas e Práticas n.50 Oeiras ene. 2006
O humanitário como terreno de pesquisa
Michel Agier, entrevistado por Susana Durão
Michel Agier, antropólogo urbano francês, é directeur détudes na École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS, Paris) e directeur de recherches no Institut de Recherche pour le Développement (IRD, Paris). Dirige actualmente o Centre dÉtudes Africaines (EHESS-CNRS). Esta entrevista foi realizada na Maison des Sciences de lHomme, em Paris, no dia 14 Março de 2005.
Susana Durão: Jaimerais commencer par parler de votre histoire personnelle avec lanthropologie. Quel a été lunivers intellectuel dans lequel vous avez fait vos études? Vous avez été élève danthropologues comme Georges Balandier
Michel Agier: Mes deux enseignants les plus proches ont sans aucun doute été Marc Augé et Gérard Althabe. Georges Balandier aussi, mais moins proche. En licence jai eu deux enseignants qui mont influencé dans la découverte de lanthropologie. Le premier était un ethnographe très révolutionnaire. Il avait fait des recherches dans les années soixante sur lanti-psychiatrie. Il avait fait des études ethnographiques dans les hôpitaux psychiatriques, etc. Il était très politisé, un trotskiste engagé. Il y avait autour de lui une ambiance très sympathique, bien que polémique. Le second était Gilbert Durand, qui est un peu une figure de lanthropologie du symbolique. Il a été important pour ma formation, et il ma beaucoup soutenu. Avec Durand, jai eu une très bonne relation. Pas tellement personnelle, comme jai pu lavoir après avec Augé ou Althabe. Ma relation avec Durand était académique, bien quassez forte. Ça a été important pour moi quil mencourage à poursuivre. Javais commencé avec lui à faire des enquêtes, des réflexions, des textes sur limaginaire, sur lanthropologie de limaginaire, sur les fonctions symboliques, limaginaire social dans la vie quotidienne. Durand était lié à Balandier, parce que lunivers intellectuel est aussi un univers social. De façon que ma formation anthropologique a été beaucoup moins dans la tradition de lethnographie africaniste et beaucoup plus dans une espèce danthropologie symbolique, anthropologie de limaginaire, où la littérature joue un rôle très important.
Ensuite il y a eu aussi, sur le plan personnel, des ruptures et des changements. Je suis venu à Paris, jai voulu faire des choses hors de France, jai voulu mener des recherches en Afrique. Pour lambiance, cétait aussi la toute fin des années soixante-dix. Cest-à-dire, une période où lon commençait à revoir les certitudes antérieures et notamment ces affaires de tiers-mondisme. Cétait un peu ça lidée que javais autour du tiers-mondisme ou de la critique du tiers-mondisme. Je me disais: il faut aller voir de plus près comment ça marche. Comme tous les étudiants de ce moment-là, jétais très influencé par Louis Althusser, le néo-marxisme, Jacques Rancière, Étienne Balibar, enfin, tous ces philosophes de lépoque. Jai commencé par avoir une formation en philosophie et après jai bifurqué vers la sociologie et lethnologie. Après, mon inscription, disons intellectuelle, dans lanthropologie sest faite par cette filiation-là. Cest-à-dire, effectivement Balandier en général et, plus directement, Augé et Althabe, avec qui jai entretenu des relations plus régulières et personnelles. Et puis ma formation sest poursuivie avec des collègues qui étaient à lépoque de jeunes chercheurs, comme Jean Copans. Il y avait également Claude Meillassoux. Quand jai commencé à envisager de faire de la recherche en Afrique, jai lu entre autres le Femmes, Greniers et Capitaux de Meillassoux, qui était le summum de ce quon pouvait faire à lépoque. Et puis il y avait Emmanuel Terray, auteur du livre Le Marxisme Devant les Sociétés Primitives. Terray, maintenant, renie ce texte. Mais tout ça faisait alors partie de lambiance et des débats. Je me souviens dun numéro de la revue, aujourdhui disparue, Dialectique qui était sur lanthropologie du contemporain. Il y avait Althabe, Augé, Maurice Godelier, Meillassoux, Terray, enfin toute la bande et cétait très critique vis-à-vis de lanthropologie en général. Jai donc grandi dans ce cadre-là, cest-à-dire, déjà dans le post. On ne va pas dire le post-structuralisme mais, enfin, je nai pas été vraiment formé par Lévi-Strauss, ni par lethnographie française de Marcel Griaule, de cette tradition-là. Jai commencé dans la critique de cela, cest-à-dire, avec une partie danthropologie de limaginaire de Durand et danthropologie politique, danthropologie symbolique, danthropologie urbaine de Augé, Althabe et Balandier.
Quelques-uns de votre bande ont, je pense, une particularité qui nest pas, disons, très française, qui est de suivre les traditions anglo-saxonnes, comme celles de lécole de Manchester notament avec la notion de situation et de lécole de Chicago, qui a inventé lanthropologie urbaine.
Oui, encore que cest un peu polémique cette question. Par exemple, pour Terray ou Augé, ce nest pas si important que ça. Pour Althabe ou pour Balandier, oui, cest important. Donc, vous voyez, il y a des nuances. Mais si vous regardez (jai retravaillé là-dessus récemment) la manière dont Balandier introduit le concept de situation coloniale, cest intéressant. Cest exactement dans les années cinquante où commence à se former une espèce de critique de toute pensée structurale, dans tous les domaines. Et la notion de situation émerge partout à ce moment-là, aussi bien dans lanthropologie britannique que dans lanthropologie française. Mais aussi dans la philosophie, avec les réflexions de Jean-Paul Sartre, par exemple, autour de la valorisation de lexistence et du sujet par opposition à lobjet et à la structure. Ou bien dans la politique et lurbanisme, cest le moment où apparaissent les situationnistes.
Les situationnistes ont donné lieu à des courants politiques qui sont très différents. Mais lidée était de créer des évènements, de créer des choses éphémères contre toute perception structurale et définitive de la réalité urbaine ou de la réalité sociale. Toutes les idées autour de lévénement urbain, des installations urbaines, des détournements des normes, qui sont dans lesprit de la philosophie et de la politique situationnistes, sont nées à ce moment-là, dans les années cinquante. Et il y a eu lapproche situationnelle dans lanthropologie.
Pour revenir à ce que vous dites, Balandier a construit sa notion de situation coloniale autant, je crois, par référence à Sartre, quen regardant dans les débats de lanthropologie britannique. Sachant que, pour lui, le point de départ cétait la critique de lethnologie griaulienne comme on disait (à la Griaule), cest-à-dire de lethnologie qui ne tient pas compte des contextes, qui regarde les ethnies, les cultures, en soit, dans labsolu. Et une critique, mais plus difficile, vis-à-vis du structuralisme et de la construction structurale.
Balandier sest donc intéressé aux débats qui existaient dans lanthropologie britannique. Dans ce chapitre de Sociologie actuelle de lAfrique Noire, quand il construit la notion de situation coloniale, il se réfère à un débat entre Max Gluckman et Bronislaw Malinowski, sur la notion de culture et sur la dynamique culturelle. Il y a un texte où Gluckman critique Malinowski quand celui-ci parle des contacts de cultures comme si cétaient des réalités abstraites et absolues, hors contexte. Gluckman dit quil faut examiner les situations dans lesquelles de la culture existe, quelle soit ancienne ou nouvelle, mais il faut partir des situations. Balandier reprend ça, en essayant de préciser comment on aborde et comment on construit la situation du point de vue de lanalyse de lanthropologue. Il introduit des choses qui sont présentes encore aujourdhui: la dimension historique quelle histoire, quel processus particulier ont construit telle situation et puis la question des différents acteurs qui sont dans la situation, les conflits. Sintéresser aux conflits et non pas aux consensus.
Après je pense quil y a eu un creux, enfin, un temps mort. Parce que cette anthropologie française est notamment composée de gens qui sont issus de ce que Balandier a créé autant sur le plan institutionnel quintellectuel. Tous ces gens-là sont beaucoup partis du côté de lanthropologie marxiste, lanthropologie économique, etc. Cétait une autre manière de durcir encore et de revenir à des points de vue plus structuraux. Althabe la critiqué. Il y a un entretien très intéressant dAlthabe dans la revue Urbanisme où il critique ce durcissement de lanthropologie dans la phase de lanthropologie marxiste et où lui-même revient à des choses qui sont plus proches de lanthropologie britannique.
Mais cest vrai quà ce moment-là, je crois que ce type danthropologie ne sest pas intéressée à la dimension épistémologique de lanthropologie britannique, notamment à ce que pouvait vouloir dire le fait de travailler sur des situations et non pas sur des structures. La discussion a connu un temps mort assez long. Althabe la ranimée par ses réflexions quand il a commencé à travailler en France. Jétais alors étudiant avec Althabe et il organisait des discussions avec les étudiants sur les situations denquête dans des contextes très contemporains, très actuels, modernes: les entreprises, les HLM, les supermarchés, tout un tas de choses sur lesquelles maintenant on travaille assez facilement. Mais à ce moment-là cétait nouveau et ça demandait une réflexion épistémologique et méthodologique intéressante. Aujourdhui on reprend un peu la discussion sur la notion de situation. Ça fait un moment que jai ce projet de traduire un ensemble de textes de lécole de Manchester. On devrait y arriver avec Jean Copans. Cest quelque chose qui avance, puisque lui a une connaissance de lanthropologie britannique assez personnelle et assez longue. On est en train dessayer de mettre ça au point.
Et dun autre côté lécole de Chicago aussi, non?
Oui. Mais cest plus lié à la part proprement urbaine. Là cest une autre partie. En France, ce sont des gens qui sont plus liés à Isaac Joseph. Cest plus la micro sociologie, à laquelle je me suis intéressé aussi, évidemment, parce que la frontière est très poreuse, comme on dit. Cest vrai que dans ce quon appelle la première école de Chicago, cest-à-dire, celle de la fin des années quinze, des années vingt et trente, autour de Robert Park, de Louis Wirth, de Redfield, et dautres, il existe toute une série de monographies, détudes urbaines, les premières à être systématiques: les études de gangs, les études de ghettos, les études de quartiers séparés. Dans les années trente et quarante, il y a encore eu une microsociologie américaine qui est en fait une espèce danthropologie urbaine.
Mais si vous voulez, ce qui est important cest le rôle de passeur qua joué Ulf Hannertz en disant: voilà, ceci forme lanthropologie urbaine, ça cest un des fondements de lanthropologie urbaine, bien que les sociologues sy intéressent aussi. À ce moment-là, qui est sociologue, qui est anthropologue, ce nest pas très important. Mais cest vrai que pour constituer le background de lanthropologie urbaine, cette référence est déterminante.
Par contre, je suis beaucoup plus critique sur la période postérieure, celle des années cinquante, quon appelle la deuxième école de Chicago, où vous avez des gens comme Erwin Goffman, par exemple. Dans les années cinquante, il y a eu cette forte domination de lapproche structurale et, dune manière un peu contestataire, tout ce qui se faisait autour de lidée de situation en philosophie, en art et urbanisme, en politique et dans le domaine de lanthropologie. Mais il y a eu aussi lapproche situationnelle de Goffman, les situations dinteraction, qui à mon avis était aussi une manière de répondre à cette domination de lapproche hyper-structuraliste, sans sujet Le problème cest que pour moi lapproche goffmannienne est assez séduisante comme ça, pour créer des petits concepts de description dont on peut avoir besoin un peu ici et là, mais elle ne dit rien de lanalyse ou de linterprétation quon peut faire, parce que cest toujours lauteur qui crée sa métaphore théâtrale et même éthologique. Cest-à-dire: les individus se comportent pratiquement comme des animaux, ils nont pas de pensée, ils nont pas de culture, etc. Ça a tiré vers ça. Même Isaac Joseph a commencé à tirer vers ce côté-là, puis dautres bien plus que lui. Il y a des gens qui ont beaucoup tiré vers ce côté de léthologie sociale, comme on dit, qui est une anti-ethnologie pour le coup, complètement. Et donc là il y a un revirement, enfin une posture de lapproche goffmanniènne ce quon appelle, en gros, la deuxième école de Chicago qui me semble beaucoup moins intéressante. Si ce nest effectivement les petites choses de Goffman sur tel rite dinteraction, la micro-observation des subtilités, du détail, etc.
Et Howard Becker, où est-ce que vous le placez?
Oui, Becker est actuel, cest plutôt la troisième école de Chicago. Il y a là une réflexion que je nai pas autant suivie. Becker, Anselm Strauss reprennent cette approche à partir dune réflexion plus épistémologique sur lobservation et reviennent à des objets sociologiques proprement dits. Ça ma moins concerné et moins intéressé directement, mais je pense que le prolongement est peut-être plus intéressant.
Bon, et est-ce que vous pouvez me raconter un peu lhistoire de votre objet détude, que je crois, dune façon très schématique, être les inventions des villes et les reconstructions identitaires en milieux sociaux précaires et ultra-précaires Est-ce quon pourrait refaire votre parcours?
Jai commencé sur des terrains africains dabord. Jai fait un travail sur un quartier ethnique, le quartier Haoussa. Les habitants étaient des commerçants et des migrants, des gens qui circulaient énormément. Ce qui importe nest pas tellement lidée en soi des identités, mais plutôt lidée de la dynamique des identités ou des constructions de soi, comme on dit, une dynamique liée à des situations précaires, au sens où on est en déplacement, donc des migrants, des commerçants, des réfugiés, des déplacés, etc. Depuis le début, je suis avec ce type de personnages qui ne sont jamais stables ou qui sont précaires, au sens de la précarité économique ou sociale.
Puis des gens qui sont dans des situations dune autre marginalité, cest la marginalité plus sociale, économique ce que jai étudié au Brésil et, en partie, en Colombie. Sil faut chercher la trame, il me semble quelle répond à une préoccupation, qui est aussi un engagement personnel, politique même, sur des situations qui ne correspondent pas à la structure sociale. Un peu dans la même idée, dont je parlais tout à lheure, à propos du débat épistémologique entre structure et situation. Effectivement, je me suis trouvé dès le début avec des personnes et des groupes, éventuellement des individus ou des collectifs, qui sont toujours dans une situa- tion de déplacement (commerce, migrants, réfugiés, déplacés) ou dune certaine marginalité sociale venant dune précarité économique, et donc toujours avec des gens quon ne saisit pas très bien dans une approche structurale. Doù toutes les questions autour de la méthode de lapproche situationnelle et puis les questions autour de lengagement aussi: pourquoi finalement sintéresser à ces gens-là et pourquoi pas à dautres? À quoi sert lanthropologie?
Cest ça la trame. Est-ce que cest la question de lidentité qui est importante? Cette question est importante parce que, souvent, on considère que les anthropologues sintéressent aux identités. Moi je dirais plutôt que cest le point de la réflexion où jen suis maintenant ce qui est important cest de sintéresser à la manière dont les gens répondent aux identités quon leur assigne. Ce qui mintéresse, cest le fait quils répondent. Cest un peu la résurgence du sujet, cest-à-dire, le sujet au sens élémentaire de la linguistique, de la prise de parole, le sujet qui répond à une assignation identitaire, à une exploitation économique, à une mise à lécart politique, qui répond à quelque chose qui fait partie de lordre social, de la structure et du système. La manière dont les personnes recréent une subjectivation contre la manière dont on les assigne à ceci ou à cela. Là on peut reprendre mes différents terrains. On retrouve à peu près ça.
Et linfluence de penseurs comme Hannah Arendt, cest fondamental?
Oui. De la philosophie politique en général. Je crois que, pour moi, cest important. Dans les années soixante, soixante-dix, lanthropologie sest beaucoup portée sur léconomie: lanthropologie économique ne ma pas réellement concerné, encore queffectivement la lecture de Meillassoux a été importante. Mais personnellement je nai jamais été attiré par la lecture des économistes ou dune socio-économie par exemple. Mais, par contre, la lecture des philosophes est permanente. Elle nourrit en permanence ma réflexion anthropologique. Et donc, effectivement, Hannah Arendt, tout comme Jacques Rancière, Michel Foucault, mintéressent beaucoup depuis longtemps Je me sens plus proche de Rancière, qui sintéresse davantage aux questions des espaces de subjectivation, alors que Foucault ou Agamben vont beaucoup plus encore du côté de la structure, de lordre et du pouvoir. Quand on cherche plutôt les réponses, les initiatives et les sujets, je crois quun auteur comme Rancière est plus utile. Il travaille beaucoup sur lidée du dissensus, contre le consensus. Ce sont des choses qui me parlent beaucoup plus que les systèmes foucaldiens, par exemple, qui sont très intéressants, mais qui nous laissent tout à faire. On se dit: bon, maintenant essayons de comprendre comment ça marche. Si on fait de lethnographie pour comprendre comment ça marche, dans ce cas, les concepts intéressants quon peut prendre chez les philosophes cest plutôt ceux qui sont autour de la subjectivation, des communautés de parole, de la prise de parole, des espaces de subjectivation, du dissensus, etc. Et je suis très sensible au fait quun philosophe comme Rancière explique que cest moi qui le redit à ma manière le sujet existe contre lidentité. Le sujet émerge contre les identités quon assigne, que la société ou le système assigne, et donc ça tourne autour de petites choses comme ça, de la prise de parole, de la prise dinitiative, etc.
Et ça mène au centre des pouvoirs, pas seulement avec les plus précarisés. Même au centre des pouvoirs, on peut sengager avec cette approche.
Oui. Je pense queffectivement ça doit pouvoir se faire. Alors cest vrai que jai tendance à prendre les gens qui sont victimisés dans ce système et voir comment ils se sortent de cette victimisation. Mais je crois quon peut tenter de généraliser.
Le phénomène urbain est toujours présent dans vos textes, comme dans le cas des city-camps. Cest vraiment une préoccupation constante pour construire la théorie anthropologique pour vous?
Le phénomène urbain est présent dabord parce que jy ai fait tous mes terrains. Je suis un anthropologue urbain au sens où dabord, tout simplement, mes terrains ont toujours été urbains, même au début sans midentifier à la sous-catégorie anthropologie urbaine dans lanthropologie, comme sil y avait une spécialisation. Je crois quil ny a quune anthropologie, elle peut être la même partout. Cest vrai quil y a des choses quon apprend dans lenquête urbaine quon napprend peut-être pas ailleurs, et notamment cette idée de ce qui fait la ville. Quest-ce qui fait quon est dans un espace quon peut appeler la ville? Ce nest pas tellement un espace, cest plus un espace de rencontre, ce que jappelle la ville relationnelle. Il y a ce phénomène particulier qui est davoir une agglomération importante de personnes, cest plus la densité qui est importante que le nombre. Que ce soit hétérogène, quil y ait de la diversité, quil y ait de la complexité, que ce soit même compliqué au sens où lon ne comprend rien, cest confus On ne voit pas la ville quand on est dans une ville. On regarde et on ne voit rien. Cest un problème que jai parfois avec les géographes qui disent: on va faire des coupes de circulation dans une ville et on va voir des choses. Non, on ne voit rien. Enfin, je veux dire, on ne voit rien au sens où lon a rien. Il ny a pas grand chose à comprendre quand on regarde simplement comme ça.
Il faut forcément oublier un peu toute cette armature matérielle pour rentrer dans les relations et essayer de comprendre comment les gens composent leur monde, un ensemble de petits mondes, à la différence des villages traditionnels (entre tous les guillemets). En Afrique, vous avez des villages, des maisons qui correspondent à des lignages. Il y a une correspondance entre le social et le spatial très nette. Vous avez aussi des limites de villages qui sont différentes des autres. Avec des différences linguistiques qui correspondent à du social, du spatial et du culturel. Tout cela est bien visible. Cest un peu caricatural mais, en comparaison, quand vous arrivez dans le contexte urbain, tout est compliqué et confus, et on peut se demander: quest-ce qui fait quil y a un sens et donc une identification avec cet endroit-là? Quest-ce qui fait que les gens disent on est de la même ville, on est du même quartier, on est ensemble, on forme un même monde?
Pour moi, cest ça qui donne sa place au phénomène urbain, et non pas le plan technique. Melvin Webber, dans un texte traduit en français par Françoise Choay, explique, à la suite de nombreux sociologues et économistes, que la ville a été formée pour réduire les coûts de linteraction, cest-à-dire, mettre les gens ensemble. Si on veut que les gens travaillent, on les regroupe à côté dun lieu de travail. La ville est un regroupement, ça a une fonctionnalité. Le premier point cest cette fonctionnalité. Et puis les gens se mettant ensemble, ils recréent forcément quelque chose. Ils recréent une espèce de communauté, une espèce de sociabilité, une espèce de culture, qui ne sont pas celles des villages ou des traditions ethniques. Donc il y a de la densité, de lhétérogénéité, de la complication, de linvention Le propre même de la ville est dêtre ce métissage, cest-à-dire, si on enlève toute connotation biologique, le propre de la ville est de créer des échanges qui produisent quelque chose quon na jamais vu ailleurs.
Ce nest pas juxtaposer des cultures, même si des gens croient quils reproduisent. Les migrants, par exemple, arrivent quelque part et considèrent quils reproduisent la culture de leur Auvergne dorigine ou de leur Maghreb dorigine. En fait, petit à petit, ils sont dans des situations dinteraction qui font quils parlent leur langue différemment. Ils influencent la langue locale avec leur propre apport. Ils shabillent différemment, ils pensent différemment. Ils ont un imaginaire différent, bien quils croient quils reproduisent. Et cest ça qui est propre peut-être à ce qui fait la ville. Cest ce qui, au bout du compte, émerge de cet assemblage bizarre, hétérogène, qui ne se reproduit jamais exactement ailleurs. Cest précisément une invention culturelle inédite, ce qui fait quaucune ville ne ressemble à aucune autre, et que chacun peut sidentifier à certaines villes quil ne va pas retrouver ailleurs. On est effectivement dans une invention qui nest pas à partir de rien, évidemment. Elle se fait à partir de cette complication, de ces échanges, de ces mélanges.
Et dans ce cas, vous différenciez lanthropologie de la ville de lanthropologie dans la ville. Et ça nous fait penser à des questions de méthode. Lethnographie dans la ville pour faire lanthropologie de la ville. Quels sont les bénéfices de lethnographie?
Exactement, là on est dans ce que je vous disais à linstant. On est précisément dans lanthropologie de la ville. Mais cette anthropologie de la ville, on ne peut la faire que si on dispose dassez dinformations qui ne peuvent venir que de lethnographie. Vraiment, pour moi cest clair, il ny a pas danthropologie sans ethnographie. Le problème, cest que léchelle est différente. Alors la question est: comment passe-t-on dune échelle à lautre? Je crois quil y a toutes ces méthodes qui font le lien entre lobservation et le contexte qui nous y aident. Effectivement, on ne peut pas observer toute la ville, ce nest pas possible. En même temps, quest-ce que cest que toute la ville? On peut toujours critiquer cette définition de la ville, moi je nen sais rien ce que cest que la ville. Est-ce quil faut prendre les limites administratives? Dans ce cas, vous entrez dans le discours administratif. Si vous prenez les limites des cartes, vous rentrez dans le discours des cartographes. Tout le monde à un discours Là, pour le coup, il faut être foucaldien. On est toujours dans un certain ordre du discours, donc le problème est de construire ou de déconstruire les ordres du discours sur la ville. Et en loccurrence, pourquoi lethnologue naurait-il pas son propre ordre du discours sur la ville, aussi réaliste ou pas moins réaliste que celui de ladministrateur, de lurbaniste ou du géographe?
À partir de là, la question est beaucoup plus de lordre de: quest-ce qui fait la ville au sens de la culture de la ville? Observer des situations dans leur contexte, comprendre ce qui fait que, à un moment donné, on se trouve dans des espaces ou dans des types dobservation qui nous permettent de voir fonctionner la ville.
Je pense au travail de Michelle de la Pradèle sur les marchés, par exemple. Le marché, effectivement, cest quelque chose où on voit bien la diversité, la pluralité des situations, les entreprises, la vie dans lentreprise avec sa diversité, les éventuels conflits, mais aussi toute lobservation des mobilités dans la ville. Évidemment, on peut observer la rue. Il ny a pas forcément des objets empiriques qui sont plus parlants que dautres, je crois que tous sont parlants. Mais il faut à chaque fois sinterroger sur ce qui se passe de plus dans ces évènements-là, dans ces situations ou dans ces espaces. Quest-ce qui se passe de plus qui ne se passe pas ailleurs, dans dautres contextes, dans un village? Quest-ce quil y a de particulier qui est produit là dans ce que jobserve? Et cest à ce niveau que lanalyse contextuelle, situationnelle, peut faire entrer justement ces éléments dinnovation sociale, de complexité sociale, de complexité culturelle, qui font que lon est dans une production urbaine, dans une logique urbaine.
Cest un peu lapproche au-delà des monographies
Cest cela, oui. Tout en passant par lethnographie. Il faut tenir les deux. Le problème de la monographie, cest le problème de la monologie, cest-à-dire, le discours fermé sur la monographie et donc sur un espace, une culture. Effectivement, pendant longtemps, les ethnologues ont reproduit en ville limage quils avaient de ce que devait être lethnologie en village, le village dans la ville, le quartier ethnique, la parenté dans la ville, etc. Effectivement, ce sont des objets par lesquels lanthropologie sest reproduite elle-même. Cétait beaucoup plus la défense de lanthropologie dans la ville que la compréhension de la ville par lanthropologie. Il faut défendre lanthropologie, donc on fait des monographies ethniques, on fait des monographies de quartier, on fait des études de communautés, on fait des études de parenté. Comme si cétait ça qui devait garantir la permanence de lethnologie et de lanthropologie. Hors, ce ne sont pas des objets empiriques qui seraient propres à lanthropologie.
Retournons à deux de vos ouvrages. Dans le livre LInvention de la Ville, vous montrez que dans un monde où les tendances à la violence et à lexclusion ne cessent pas, la créativité des sujets est toujours possible, aussi bien que le respect et linventivité des vies et des villes. Mais, au contraire, dans Aux Bords du Monde et Between War and City, vous êtes plus pessimiste. Il y a une espèce déquilibre dans votre critique.
Cest-à-dire que dans LInvention de la Ville, ma conclusion nest pas uniquement optimiste. Disons quil y a deux voies de réflexion. En fait, LInvention de la Ville était une synthèse de plusieurs enquêtes faites dans différents contextes urbains, pour finalement essayer de sinterroger sur différents points: est-ce quil y a une culture de la ville? Est-ce quil y a un mode de vie de la ville? Quest-ce qui fait exister lidentification à la ville? Ça débouchait sur deux questions. Une était très pessimiste: comment le monde va vers de plus en plus de ségrégation, denfermement, et comment les logiques denfermement se développent, se peaufinent
Même une espèce dobjectification des sujets parfois.
Oui, oui. Et cest quelque chose qui est très inquiétant, comment faire? Que faire face à ça? Et donc, je disais à ce moment là: cest un terrain pour les ethnologues, il faut y aller, il faut essayer de comprendre ce qui se passe et, notamment, comment les gens réussissent à vivre dans ces contextes. Pour moi cest toujours la même question: comment on réussit à vivre dans tel ou tel contexte? Et donc là cétait: comment réussissent-ils à vivre dans ce cadre-là? Cest ce qui a donné effectivement ce travail sur les réfugiés.
Et puis, il y a lautre versant. On est effectivement dans un monde de plus en plus ségrégé, avec de plus en plus dindividualisme, négatif et positif. Comme dit Robert Castel, il y a le bon individualisme, nous on laime bien notre individualisme, et puis il y a lindividualisme négatif, qui est celui de labandon, du dénuement, du désuvrement. Dans un monde comme ça, comment fait-on pour vivre heureux? Et donc, là effectivement il y a cette réflexion qui est plus sur les usages du rituel, de la fête, de la distance au monde social dans le rituel et de la distance de lindividu par rapport aux rituels, pour ne jamais être pris dans des logiques identitaires, des logiques dassignation. Cest une réflexion plus générale. Mais les deux versants sont importants à mes yeux. À un moment donné, ils peuvent peut-être se rejoindre.
Et vous êtes plus pessimiste ou optimiste après tout ça?
Aujourdhui, je suis très pessimiste, en voyant tout le perfectionnement des méthodes et des politiques denfermement et de mise à lécart des gens. En Europe, toutes les affaires autour des frontières européennes, de la formation des camps, des rétentions des étrangers, cette obsession sécuritaire qui se développe Quelle que soit la motivation dune obsession sécuritaire, ce nest pas bon. Ce nest pas bon dempêcher léchange, dempêcher le contact. Le propre de la logique humaine, cest dêtre dans léchange et dans la communication. Si on enlève léchange et la communication, on nest plus exactement dans de lhumain. On est dans quelque chose dautre, et ça je trouve que cest très dangereux. Quelles que soient les questions politiques ou économiques, on sait très bien aussi que tous les discours actuels sur les invasions barbares de tous les migrants sont faux. Il y a moins de migrants maintenant quil y a vingt ans.
On nest pas du tout envahi, ce nest pas vrai. Ce sont vraiment des constructions politiques. Mais le résultat qui est profond, qui est durable, cest quon crée de plus en plus de murs, de frontières, de barrières, denfermement. Le poids des logiques et des systèmes denfermement me paraît être une chose très préoccupante. En ce moment, jaurais plutôt tendance à être pessimiste mais, bon, il faut toujours chercher. Cest une nécessité permanente daller chercher, si vous voulez. Cest un peu le sens du travail que je fais à propos des espaces et des camps de réfugiés. Des fois on me dit: quand même, les réfugiés ne sont pas toujours en train de manifester. Je dis: non, bien sûr, ils ne sont pas toujours en train de manifester, mais jessaye daller voir des choses qui existent pour voir comment, même dans les logiques denfermement, de mise à distance, de victimisation, de biopouvoir, comme on dit à la façon de Foucault, même dans ces situations-là, les gens réussissent à reprendre la parole, à reprendre de linitiative. Même si, effectivement, ce nest pas du tout majoritaire. Mais je ne dis pas que cest majoritaire, je dis que ce sont des choses qui arrivent.
Et vous navez aucun intérêt pour les villes et les phénomènes urbains en Europe? Vous avez déjà pensé à faire des terrains dans le vieux monde?
Je nai pas da priori intellectuel, évidemment. Au contraire. Mon idée est quon est dans un monde très unifié, donc je crois que lanthropologie, lethnologie, lenquête ethnographique peut se faire absolument sur tous les terrains sans aucune frontière, sans aucune réserve. Mais bon, il faut reconstruire une recherche à chaque fois et je me dis que jaurais besoin autant en France, quen Afrique ou en Amérique Latine de me reformer Vous savez, quand on commence un nouveau terrain, on dit quil faut apprendre la langue Là cest presque pareil, enfin, ce nest pas apprendre la langue mais cest apprendre tout ce qui serait très spécifique dabord, pour arriver ensuite à savoir ce qui est commun. Il faut toujours passer par ce qui est très spécifique. Alors, effectivement on nétudierait peut-être pas la langue. Encore que, dans les banlieues, on nest pas sûr de tout comprendre ce qui se dit, avec le parler des banlieusards. Ce serait pour moi un nouveau terrain, et ce serait énorme. Comme jai déjà fait ce passage de lAfrique à lAmérique Latine, qui était un très gros investissement en fait, là ce serait un autre investissement sur lEurope.
Je nai pas da priori intellectuel, non. Pour moi il y a le goût des voyages. Il y a le goût de lexploration Même si on dit, je lai dit aussi, que lon peut voyager sans aller très loin. Mais cest vrai que pour moi le goût des voyages est toujours associé à un départ, à une rupture, on part quelque part, on laisse quelque chose, cest pour ça que je suis contre les portables et le mail dans les voyages, encore que maintenant ça simpose Quand on part à létranger, il faut vraiment partir à létranger. Sinon, si on ne peut pas se couper complètement, ça ne vaut pas le coup. Il faut faire cette rupture à un moment donné, pour revenir après Cest important, dans la démarche, de sextraire de soi pour aller se rendre disponible pour une découverte ailleurs. Donc, aller loin, cest important pour moi. Ce nest pas théorique, disons que cest plus personnel. Le fait daller loin, ça vous aide à faire cette rupture forte qui vous met dans létat de disponibilité pour découvrir les autres et se mettre à comprendre de lintérieur.
Et même comme directeur de recherches vous continuez à faire ce type de travail de terrain ethnographique?
Jessaye, jessaye Là je suis sur un projet depuis deux ans, qui porte sur les espaces humanitaires du conflit de la Mano River: Guinée, Sierra Léone, Libéria, Côte dIvoire tout cet espace-là. Jai commencé en 2003, jy suis retourné en 2004, et je dois y retourner en juillet 2005 pour essayer de changer déchelle. Ce nest pas seulement le terrain des camps. On peut faire une ethnographie ou une monographie qui ne soit pas enfermée. On peut faire létude localisée dun camp, dun espace Alors ça cest déjà important. Ça nexistait pas, ça a été important pour lethnographie et pour comprendre le monde des réfugiés. Cétait important de le faire dans un premier moment.
Les gens circulent. Les réfugiés, les déplacés, ils ont été déplacés, justement. Ils ont fait tout un itinéraire de déplacement, et souvent, les gens sont passés dun point à un autre, dun camp de réfugiés à un autre camp de réfugiés. Ils ont été déplacés, après ils ont été clandestins et ils ont été réfugiés. Jessaye de reconstituer ce parcours. On peut le reconstituer par les trajectoires des gens, on raconte les trajectoires, mais ce sont aussi des espaces. Il y a un réseau de lieux. Le réseau de lieux, lié au conflit de la Mano River, ce sont des camps, des quartiers de réfugiés à Conakry, des quartiers de réfugiés à Freetown, des quartiers de réfugiés à Monrovia, des camps de déplacés autour de Monrovia, des camps de déplacés dans le centre du Libéria, tout un groupe de dix camps de réfugiés qui sont au centre de la Sierra Léone, et en Guinée forestière où il y a beaucoup de camps de réfugiés Les gens qui sont originaires de cette zone de conflit ont circulé. Cest ça que jessaye de reconstituer. Lespace de référence nest pas un seul camp, cest un réseau de lieux, un ensemble. Cest un espace où les gens ont vécu, en gros, pendant les quinze années du conflit de la Mano River.
Mon hypothèse est que cest un puissant espace de changement culturel et social. Les gens, au bout de ces quinze années, ne sont plus du tout les mêmes que ce quils étaient avant, et même sils retournent finalement (ce qui nest pas toujours le cas) dans leur lieu dorigine, comme on dit, ils ne retournent pas vraiment. On ne retourne pas en arrière. Ils deviennent des personnes autres, ils ont une autre vie, ils ont appris dautres choses. Ils ont appris à parler anglais avec les grosses organisations humanitaires, ils ont appris à traiter avec largent dune autre manière. Ils ont appris à négocier, à parler avec des gens quils nauraient jamais rencontrés sils étaient restés sur place. Ils ont appris à vivre dans la guerre, aussi, à se cacher, à être des esclaves, des soldats Enfin, tout cela crée une espèce de culture qui est associée à un espace bien plus grand quun seul camp de réfugiés. Ça cest le terrain que je fais en ce moment.
Je voudrais retourner à Conakry. À Conakry, il y a des quartiers de réfugiés qui ne sont pas des camps. Ce sont des gens qui sont plus ou moins clandestins et cest encore une autre configuration. Cest-à-dire, des gens qui ne veulent pas se déclarer au HCR (Haut Commissariat aux Réfugiés) parce quils ne veulent pas quon les envoie dans les camps. Ils veulent rester clandestins pour pouvoir travailler à Conakry, trouver un peu dargent, travailler dune manière ou dune autre, et surtout ne pas être envoyés dans les camps, parce que dans les camps, ils ne peuvent plus rien faire. Ils ont laide alimentaire, entre autres, mais ils sont obligés de rester là. Et donc voilà, là il y a un élément qui est important, qui est à Conakry, qui est à Monrovia aussi, des gens qui ne veulent pas se faire enregistrer et qui ne veulent pas être mis dans les camps. Et parfois, en Guinée forestière, dans les camps du HCR, jai rencontré des gens qui avaient été enregistrés par le HCR et forcés daller dans les camps. On leur disait quils seraient sinon des illégaux et des clandestins. Et ils nétaient pas contents, cétait précisément une logique denfermement.
Dans cette logique denfermements, les institutions ont des difficultés avec lhétérogénéité des situations et des personnes. Et elles ne comprennent peut-être pas très bien ce qui se passe. Jessaie de voir lautre côté aussi
Cest-à-dire le côté des politiques, des organisateurs, des organisations Oui, elles sont toujours face à un problème de contrôle, de réussir à contrôler le système. Il y a en permanence une obsession du contrôle. Les gens nentrent pas dans le moule de lacceptation parfaite de ce qui est installé. Il y a des gens qui échappent à ça. Il y a des doubles inscriptions, donc des faux réfugiés ou des réfugiés qui ont des cartes et qui revendent les cartes Pour moi ça fait partie de la vie. Du point de vue des organisations, cest scandaleux, cest une perte de contrôle sur les gens. Et le problème cest toujours la perte de contrôle sur les gens. Et quand vous dites mais ce sont des questions de policiers , on vous répond non, cest humanitaire, on veut sauver les gens, mais pas des faux. Et sils veulent quon les aide, il faut quils viennent ici parce que sils sont là-bas, et bien, on ne peut plus les contrôler. Donc, la logique du contrôle est complètement inhérente au fonctionnement du système humanitaire, qui est à la fois une gestion de vulnérables et dindésirables. On dit: ils sont vulnérables, les pauvres, ce sont des victimes, ils ont besoin de nous. Donc on les prend, mais on les contrôle aussi. Les gens sont vus comme pouvant être éventuellement dangereux, pouvant créer des problèmes. Ils peuvent être des clandestins dont on ne sait pas quoi faire. On les garde, on les contrôle. Je conclus que dans les camps on est face à une population que le discours humanitaire traite à la fois comme victime et comme une population dangereuse ou en tout cas, indésirable.
Et vous avez des réactions à vos études? Dans notre monde contemporain, les personnes nous lisent. Vous avez déjà des réponses?
Sur ces études sur les réfugiés jai une très bonne expérience avec lONG Médecins sans Frontières (MSF). Eux étaient a priori intéressés. Ce qui nétait pas le cas pour dautres. Avec le HCR il y a eu des réactions négatives, mais dautres personnes reconnaissent que ce que je dis dans Aux Bords du Monde est exact. Ils connaissent des articles et des rapports. Jai fait des rapports pour MSF. Là ils sont naturellement plus ouverts, cest une organisation que je dirais humanitaire critique, cest-à-dire quils sont dans laction humanitaire tout en étant en permanence très critiques. Ils sont en permanence dans la réflexion et dans la critique de lhumanitaire. Donc ils sont très intéressés par toutes ces réflexions, à tel point que jai participé à la dernière publication de MSF, Populations en Danger. Cest un ouvrage quils refont tous les trois-quatre ans. Jai fait un travail sur les camps et notamment sur le pouvoir dexception qui existe au sein des camps dans les organisations humanitaires. Alors on la fait ensemble, avec une juriste de Médecins sans Frontières, Françoise Bouchet-Saulnier, pour essayer de voir à la fois le point de vue ethnographique, anthropologique et le point de vue juridique. Quels sont les droits des réfugiés? Ce nétait pas facile, mais on a essayé de joindre le point de vue général de la description et de la critique des situations des camps et des pouvoirs dexception, avec une réflexion sur les outils juridiques qui existent pour contester les abus de pouvoir, par exemple les abus sexuels, les abus de toutes sortes qui existent dans les camps.
Je suis au conseil dadministration de MSF. Cest un engagement très important pour moi, toujours dans la mesure où on me garantit, et même on me demande, un point de vue critique sur Médecins sans Frontières. À MSF, les gens sont toujours beaucoup dans lautocritique. Je me reconnais tout à fait dans ça, et jusquà présent je nai pas de problème. Le jour où je ne mentendrai plus, je dirai: voilà, on ne sentend plus. Mais là ce nest pas le cas Médecins sans Frontières a créé un centre de recherches sur la géopolitique, lhumanitaire, les conflits, les guerres, etc. Ce centre est très demandeur de travaux universitaires, de travaux de chercheurs. Ils accueillent des doctorants qui font des recherches sur ces sujets ou sur lintervention humanitaire en général. Pour moi cest très bien tout ça, tant quon est daccord, allons-y! Cest ça aussi lengagement.
Cest très bien aussi davoir une liaison effective entre la recherche et la pratique.
Parce que je ne vois pas pourquoi je me cantonnerais en disant: non, je suis chercheur, je ne dois pas agir Est-ce quil y a une posture de Médecins sans Frontières avec laquelle je ne suis pas daccord? Non. En plus, comme les autres administrateurs, je participe à lélaboration des positions et, de mon point de vue, cest toujours très critique. Alors cest vrai que, du point de vue de lactivité de Médecins sans Frontières, ce sont des recherches avec une visée opérationnelle. Je nen fais pas mon objet personnel de recherche, mais ce nest pas contradictoire avec ce que je fais.
Plus récemment vous avez écrit un petit livre de réflexion méthodologique. Quels sont vos conseils aux jeunes chercheurs en anthropologie?
Pour dire vraiment lessentiel, il y a deux choses: la question de laltérité et la question du terrain. La question de laltérité ce serait de navoir aucun préjugé. Quelle est cette histoire de laltérité? Cest quelque chose de très fort. Reconnaître les différences sans jamais les construire en altérités incompréhensibles ou absolues. Je suis convaincu que le travail de lethnologue consiste toujours à déconstruire laltérité, et non pas à la valoriser, tout en reconnaissant les différences. Mais à partir du moment où on va chez les autres et où on fait le travail de lethnologue, on déconstruit laltérité, cest-à-dire quon la comprend et on la rapproche en même temps. Cette compréhension-là est une compréhension de lintérieur, de la familiarité, de lempathie, etc. Tout ça, cest le propre de lapport de lethnologue à cette affaire des différences et de laltérité. Les différences existent. Mais par notre pratique de compréhension, dempathie, dobservation participante, on déconstruit laltérité et on rapproche les gens.
La deuxième chose cest ce qui fait le point fort de lethnologie et de lethnologue: lexercice du terrain comme une expérience personnelle. Parce que si ce nest pas cette expérience personnelle, on est dans les discours des uns et des autres, comme tout le monde, on a rien de plus à dire, enfin, on a la même chose au même niveau que les autres. Alors que ce que lethnologue et là jemploie le terme ethnologue, pas lethnologie au sens de lethnologie classique, mais lethnologue au sens où il fonde sa connaissance sur le terrain ce quil a à dire cest son expérience personnelle du terrain. Et ça prend du temps! Ça ne peut que prendre du temps, ça ne peut pas être en cinq minutes, ça ne peut que prendre du temps pour sen incorporer. Après, le résultat cest que le discours de lethnologue est unique, parce quil se réfère toujours à un monde de connaissance qui est un monde de lexpérience. Cest ça son apport. Cest la familiarité quil a eu avec des gens, des personnes dont il a saisi, un petit peu, la logique des comportements. Quon dise après que cest une logique ethnique, une logique sociale, une logique ceci, une logique cela, cest une autre question. Limportant est davoir fait le terrain comme un exercice personnel, davoir des relations avec les autres et de recueillir de la connaissance à partir de ces relations. Ça cest lexpérience unique de lethnologue, très riche, et donc, en cela, très utile.
Il faut aller aux autres
Il faut y aller pour de bon. Il faut vraiment y aller. Je mets ça dans le livre: où que ce soit, que ce soit en Amazonie, en Afrique ou dans une banlieue européenne, il faut y aller, il faut faire leffort de sortir de soi et de son propre monde pour aller vers quelque chose qui est un peu inconnu au début et quaprès on découvre et on comprend.
Quand vous avez fait un cours à Lisbonne dans le Programme Doctoral dAnthropologie Urbaine (ISCTE) lannée dernier, je vous ai entendu dire que pour faire de lanthropologie on doit plutôt plonger les mains et la tête dans le journal de terrain, dans les notes En relation à cette dimension de la technique de lethnographie dans les villes, vous avez sûrement découvert des choses. Vous avez des trucs à vous?
Enfin, si javais un truc en particulier, au sens de la méthodologie Jai eu pendant assez longtemps des discussions avec des collègues sur les récits de vie, les histoires de vie. Pourquoi? Je pense que cest parce quon travaille sur des terrains urbains. On peut évidemment être ethnologue sur tous les terrains et notamment sur des terrains urbains très modernes, contemporains. Mais cest vrai que ça pose des problèmes méthodologiques et, comme je disais tout à lheure, dabord on circule et on ne voit rien Ça pose quelques problèmes méthodologiques, notamment du fait quon a toujours des relations avec des individus et pas nécessairement avec des groupes. Il y a cette réflexion sur le fait que les groupes ne sont pas visibles ou pas forcément existants.
La société est individualisée. La tendance est très forte à faire toujours des histoires de vie, des récits personnels, individuels, et de reconstruire à partir de ça des choses. Et souvent, les étudiants en particulier, terminent par des choses qui sont beaucoup dans le discours et dans la représentation, et en ayant du mal à savoir ce que lon observe exactement. Moi jétais arrivé petit à petit à dire que nous, ethnologues, ne somme parfois pas loin de lenquêteur de police. Le bon enquêteur, pas le mauvais, un peut comme linspecteur Colombo, qui a toujours des énigmes à résoudre. Et alors le matériau ce nest pas que des paroles, des histoires de vie, cest produire des dossiers. Il faut faire des dossiers sur les gens, tout en ayant une enquête individualisée, parce que lenquête est individuelle. On ne va pas nier que lenquête urbaine est individuelle, on a affaire à des individus, mais à partir de lindividu on compose des dossiers, même matériellement, des dossiers. Et au départ on part dun individu et puis, petit à petit, ça grossit parce quon découvre sa famille, donc on rajoute des choses dans le dossier sur la cousine, la grand-mère, etc. Comme ça on compose le dossier de la personne et ce dossier en général nous parle de sa socialisation, de ses groupes secondaires, des associations dans lesquelles il vit, de son monde du travail, de son monde local, de son monde familial, etc. Avec ça on a en gros quelque chose qui exprime toute la dimension sociale de lindividu. On saperçoit quil a une vie en réseau et cest cette vie en réseau qui peut tenir dans un dossier. Composer des dossiers avec tout ce quon peut savoir sur la personne: lhistoire de vie, mais bien dautres choses, tous les gens quil y a autour, avec des réseaux, des réseaux en étoiles
Et il y a une autre technique dont je parle dans le petit livre de la sagesse, qui est lappréhension dune ville dans son ensemble, cest laffaire des régions morales, qui pour moi est importante. Cest vrai que quand on découvre soi-même une ville, on la découvre par lintermédiaire des enquêtes quon fait, et puis par lintermédiaire de tout ce quon vit soi-même et de ce quon lit, de ce quon fréquente comme espaces. Et donc javais fait à Salvador da Bahia une espèce de carte avec des inscriptions sur tout ce qui me permettait de donner un sens aux espaces de la ville. Mais cétait très hétérogène, cétait un peu tout ce qui me semblait marquant: létat de propreté ou de saleté des rues, la richesse apparente ou la pauvreté des maisons, les principales églises, où elles se situent, ou bien les principaux temples de Candomblé, etc. Petit à petit, javais une image de la ville avec des repères. Et jétais arrivé à lidée que lon forme, comme ça, une représentation de la ville totale. On a quand même une représentation de la ville dans son ensemble: on a dit assez que la carte de Paris pour les gens cest la carte du métro. Cest une image, mais on a aussi des pôles. À Paris, il y a des hauts lieux, comme on dit, et puis il y a les profondeurs. Donc voilà, faire cet exercice pour soi-même, en supposant que tout le monde construit un peu son hologramme de la ville, cest-à-dire, une totalité décomposée, avec ses différents éléments.
Et vous pensez que, dans les choix des terrains, il y a des raisons subjectives? Par exemple, dans votre parcours, il y a eu des raisons subjectives ?
Sûrement oui. Bien sûr, je pense quil y a des raisons subjectives. Alors, soyons concrets. Mon premier terrain de thèse, ce nétait pas du tout une raison subjective, parce que ce nétait pas ça qui était prévu, cétait vraiment une opportunité. Je devais partir en Côte dIvoire, et puis ça ne sest pas fait. Après on ma dit que jaurais une autorisation de recherche pour aller au Togo. Je nai eu que cinq ou six mois pour préparer mon terrain. Le quartier des étrangers Haoussa de Lomé avait été rasé, expulsé en dehors de la ville, donc cétait déjà une affaire de déplacement On ma dit: il y a ce sujet là qui est intéressant si tu veux faire des études danthropologie urbaine. Donc je me suis mis sur cette affaire.
Mais je pense queffectivement, il y a eu une dimension subjective en général. Celle dont je parlais au début, cest-à-dire, sintéresser aux marginalités, quelles soient des marginalités circulantes, de personnes qui se déplacent, ou des marginalités sociales, de personnes qui ne sont pas exactement insérées dans le monde social. Cest peut-être une subjectivité politique en général, un itinéraire personnel. Moi-même je nai jamais eu de lieu très fixe et donc je minterroge toujours sur comment font les gens pour sidentifier à un endroit particulier. Je nai pas du tout cette chose-là dans ma vie, qui consiste à dire: cet endroit cest chez moi, par exemple. Moi cest un petit peu partout. Jai toujours circulé partout, dans les pays, dans les villes. Ce que signifie quavoir un lieu propre est toujours un mystère pour moi. Un lieu unique auquel on sidentifie. Cest quelque chose qui nest pas évident.
Et quand vous allez au Brésil, cétait un choix, une opportunité?
Cest assez amusant, mais il y a eu une opportunité. Jétais chercheur à l Institut de Recherche pour le Développement (Paris), et à ce moment-là, au milieu des années quatre-vingt, il y a eu une grande ouverture de lIRD pour lancer des programmes en Amérique Latine. Jétais alors au Togo, pour faire cette deuxième enquête sur lethnographie des espaces de travail. Mais je me suis passionné pour la lecture de Pierre Verger sur le culte des Orishas. Le titre est magnifique, Notes sur le Culte des Orishas entre la Côte des Esclaves en Afrique et la Baie de Tous les Saints au Brésil. Cest une ethnologie très classique où il y avait un répertoire des différents Orishas, des différentes divinités, Yoruba et Afro-brésiliennes; Yoruba, au Nigeria, au Bénin, et Afro-Brésiliennes à Bahia. Pierre Verger les mettait en relation les unes avec les autres. Cétait très culturaliste: le modèle, la transformation Mais jai trouvé ça fascinant. Cétait fascinant à lire et puis jaimais les descriptions des Orishas. Il y a une esthétique de tout ça qui est très fascinante. Comme je lisais ça au Togo, cest-à-dire sur la Côte des Esclaves, et que je voyais le tracé qui allait à Bahia, jai voulu aller à Bahia. Et donc voilà, jy suis allé. Par la suite, je me suis confronté aux débats autour de la question de la modernité brésilienne. Jai tra- vaillé sur la culture noire mais dans la modernité, pas dun point de vue dinventaire ou culturaliste. Mais cest vrai quau début cest ça qui ma motivé.
À votre avis, quelles sont les grandes problématiques du monde daujourdhui? Quelles sont les choses qui vous inquiètent le plus?
Je dirais quil y en a une, cest banal mais elle est très puissante, cest celle du processus de la mondialisation. Le dire comme ça paraît banal, disons-le de deux manières. Processus de la mondialisation, principalement par le fait quil ny a plus quun système et que ce système cest peut-être un empire, comme le dit Toni Negri. Cest quelque chose qui fonctionne dune manière politique de plus en plus unifiée et pas tellement comme espace politique, mais comme espace policier. Cest-à-dire que ce qui domine là-dedans, cest effectivement aujourdhui sous contrôle de ladministration américaine, si on veut, mais ça pourrait être un jour dune autre administration et ce nest pas ce qui, dans le fond, caractérise le système un système mondial qui sunifie et qui sunifie plus sur un mode militaire et policier que sur le mode de la grande démocratie politique dont on pourrait toujours rêver (comment? cest une autre histoire). Mais donc ça cest le point important.
Les effets sont lautre aspect du processus de la mondialisation tel quil est vécu, avec à la fois ces petits conflits, qui sont beaucoup plus des conflits locaux, des contrôles locaux, sur lIrak, maintenant sur lIran, après sur la Corée du Nord, après sur le Soudan, après sur la Colombie. Les conflits à chaque fois provoquent des drames personnels, régionaux, nationaux, des centaines de milliers de personnes que lon déplace, un peu comme sil y avait une espèce de grand Deus ex machina qui organisait ça et qui disait: là, il y a des dizaines de milliers ou des centaines de milliers de gens, mettez-y un peu dhumanitaire et puis cest bon. On se rend compte que tout ça se traduit par quelque chose de très pessimiste, des logiques de déplacement, denfermement, de ségrégation La même chose produit aussi ces logiques de protection, de sécurité, de pensée sécuritaire où lon senferme aussi. Nous arrivons à une situation où tout le monde senferme, que ce soit dans les gated communities, les villes privées, ou dans les camps, les centres de transit, où des gens sont déplacés dun lieu à un autre. Tout ça dans un système où tout est sous contrôle. On va effectivement vers quelque chose où, ce qui est le propre de lhumain, cest-à-dire la communication et léchange, tend à diminuer et à disparaître. Donc ça cest problématique, et ça pousse au pessimisme. Après, la question qui nous est posée est de trouver les formes de compréhension, de critique et de contestation de cet ordre-là. Cest le travail des sciences sociales en général.
Et pour terminer, actuellement vous êtes le directeur du centre détudes africaines. Quelles sont les politiques de recherche dans le centre, les activités Vous avez lambition de faire des liaisons entre lEurope, lAfrique et lAmérique Latine
On a deux principaux programmes dans le centre. Lun est un programme, justement, sur les espaces de la guerre, de lhumanitaire, de lexil. Il y a là des études sur les migrants clandestins, les réfugiés, les guerres, les conflits. Lautre programme porte sur la formation et la circulation des savoirs et des cultures africaines. Évidemment ça concerne aussi des terrains européens. Il y a des gens qui travaillent sur limmigration clandestine, par exemple, au passage du Maroc, ou bien sur les migrants africains qui travaillent, les réfugiés, sur les clandestins dans le sud de lItalie, sur les demandeurs dasile en France.
Jessaye maintenant de monter un programme sur les sociétés et les cultures issues de lesclavage, qui inclurait les mondes caraïbes et les mondes créoles, quils soient français, francophones, hispanophones ou lusophones.
[Revisão técnica e literária de Frédéric Vidal]