CIDADES, Comunidades e Territórios
ISSN 2182-3030
https://doi.org/10.7749/citiescommunitiesterritories.jun2015.030.art04
ARTIGO ORIGINAL
« Nous étions en ville, nous sommes maintenant en brousse ! » : lexpérience du déguerpissement dune femme âgée à Ouagadougou (Burkina Faso)
"Nós estávamos na cidade, agora estamos no mato!": A experiência do despejo de uma mulher idosa em Ouagadougou (Burkina Faso).
George RouambaI
[I]Université de Bordeaux, France. e-mail: rouambageorge@hotmail.com.
RÉSUMÉ
Lespace urbain est lobjet de multiples modifications, occasionnant des mobilités intra-urbaines. Le déguerpissement, en tant que forme de délogement forcé et subi sinstitutionnalise dans les politiques urbaines depuis la révolution de Sankara. Une étude de cas concret dune femme âgée, déguerpie de Zangouettin à la « Trame dAccueil 2000 » a permis de saisir lexpérience du déguerpissement. Les noms des lieux et des édifices structurant les mémoires de lancien quartier sinscrivent dans une histoire individuelle et collective de la ville. Linstallation dans le nouveau quartier entraine dune part le passage de la famille lignagère à la famille conjugale et dautre part à lémergence dune nouvelle forme de pauvreté qui fait appel à lélaboration de multiples initiatives personnelles pour réinventer une nouvelle identité.
Mots clés: déguerpissement, femme âgée, identité, territoire, ville, famille.
Cet article vise à discuter de la relation entre la mobilité résidentielle subie, imposée et la reconstruction identitaire. Comment le déguerpissement est vécu par une femme âgée sans pension de retraite ? Que pense-t-elle du changement subi de domicile ? Comment fait-elle pour sadapter à la nouvelle vie ? Cest à ces questions que je me propose de répondre à partir des données collectées à des périodes différentes pendant quatre années au cours de plusieurs entretiens et observations dans une famille. Cette ethnographie de la famille vise à rendre compte la trajectoire individuelle après un changement de résidence. Cest moins pour témoigner de son originalité que pour souligner lexemplarité du déguerpissement : exemplarité de désaffiliation sociale, dappauvrissement mais surtout lexemplarité de la réinvention dune nouvelle identité à la vieillesse. Exemplarité quillustre à cet égard pleinement le cas de Sarata, une veuve de 67 ans délocalisée dans un nouveau quartier me permet de questionner le bien être et lêtre au territoire. Le déguerpissement dont je vais évoquer ici, doit être replacé dans un contexte dune politique urbaine du territoire dont la révolution de Sankara (1983-1987) est porteuse.
1. La politique urbaine de la révolution : changer limage de la capitale
Les grandes lignes de la politique urbaine dont je décris quelques aspects visent à montrer la permanence du déguerpissement (Jaglin, 1995a, 1995b; Biehler, 2006) dans les modalités de gestion du territoire. Porteuse dune ambition de modernisation de la capitale, la révolution procède à une disqualification politique des anciens quartiers historiques et centraux. A ce titre, elle demeure dans la mémoire collective, une période de radicalisation des formes dopposition, parfois brutales et ouvertes autour de la gestion foncière entre une jeunesse fougueuse (révolutionnaires) et les anciens (chefferie traditionnelles), propriétaires fonciers.
1.1 La rupture avec lordre ancien dans la gestion du territoire
La révolution survient après une succession de crises politiques. De 1980 à 1983, trois coups détat militaire rythment la vie politique nationale. Après le comité militaire pour le redressement national (CMPRN) de 1980 à 1982 présidé par le colonel Saye Zerbo, suivi du conseil national pour le salut du peuple (CSP) de 1982 à 1983, dirigé par le médecin commandant Jean-Baptiste Ouédraogo, la révolution du capitaine Sankara survient dans la nuit du 4 Août 1983. Les nouveaux dirigeants se caractérisent par leur jeunesse (30 ans dâge moyen), leur volontarisme politique qui se manifeste par de nombreux « mots dordre ». Lespace politique brille durant cet intermède de la vie collective par labsence despace de contestation politique (Guissou, 1995). La volonté de rupture davec lordre ancien se manifeste non seulement par le changement de nom du pays (la Haute-volta devient le Burkina Faso) mais aussi par une option claire et précise dune politique de décentralisation qui consacre lorganisation du territoire en quatre catégories de collectivités : le village, la commune, le département et la province (Ouattara, 2007). Chaque collectivité territoriale est dotée dinstance et dorganes élus : le comité de défense de la révolution (CDR) chargé respectivement de collecter les besoins des populations, de résoudre au niveau local les problèmes liés à laccès aux services sociaux de base ; le tribunal populaire de réconciliation (TPR) soccupe de juger les délits mineurs (Fournet, et al, 2008). Les indicateurs de développement connaissent une nette progression dans les domaines de la santé, de léducation, et de léconomie (Sissoko et al, 1999). Cependant, la cohésion sociale prend un coup avec la conflictualisation quasi permanente des rapports sociaux entre les cadets (révolutionnaires) et les ainés (les anciens dignitaires et les chefs traditionnels). Les nouveaux organes de gestion se substituent aux ainés et aux chefs traditionnels en matière de résolution des conflits familiaux. Les chefs traditionnels sont qualifiés « ( ) de simples camarades ( ) de forces rétrogrades, tenues pour responsables de la situation darriération économique et culturelle » (Beucher, 2010 :44). Les ainés sociaux, incarnés dans la bourgeoisie, la chefferie coutumière, les syndicats et les partis politiques sont qualifiés des ennemis de la révolution (Marie, 1999).
Avec loption de la décentralisation, Ouagadougou, la capitale connait un statut particulier avec lavènement de la révolution. La nouvelle réorganisation du territoire urbain en cinq arrondissements (aujourdhui en douze) regroupe non seulement les trente secteurs mais aussi les dix sept villages périphériques. Les limites de la commune et celles de la province du Kadiogo se confondent au point de supprimer de fait la ville de Ouagadougou. Dès lors, la ville se caractérise par une grande hétérogénéité du territoire urbain, composé de quartiers centraux et historiques, de quartiers commerciaux, de nouveaux quartiers résidentiels et des zones non loties en périphérie. Certains quartiers vont se voir être mis en marge dans le cadre de la politique urbaine.
1.2 La disqualification politique des quartiers centraux et historiques
La politique doffre de lhabitat social est lancée pour améliorer les conditions matérielles de logement des ouagalais et particulièrement des fonctionnaires. Les slogans « une famille, un toit » et « un ménage, un logement » furent les thèmes fondateurs de la politique urbaine de la révolution (Jaglin, 1995a). Pour ce faire, quelques faits importants structurant le processus de disqualification politique des lieux de résidence méritent dêtre rappelés.
La construction de logements « sociaux » pour permettre à chaque burkinabè davoir un logement décent et agréable (Marie, 1999) car les conditions dinsalubrité des quartiers centraux ne sont guère satisfaisantes en matière de bien être (Biehler, 2006). Les dispositifs de confort (eau, électricité, WC) sont presque inexistants : 28% des logements sont en matériaux durables, ou mixtes (banco [2] et ciments) équipés deau et/ou délectricité ; la majorité des logements (72%) faits en matériaux précaires nest pas équipé en eau, ni en électricité et parfois est sans une toilette (16%) (Compaoré, 1993). Les rues sont étroites. Linsuffisance de canaux dévacuation des eaux usées amènent les résidents à jeter les eaux usagées dans la rue. Cest également dans la rue que lon vanne le maïs ou le sorgho pour fabriquer la farine de tô [3]. Dans ces conditions, la circulation dans les rues devient difficile. Pendant les saisons de pluie, les marigots et les caniveaux saturés et/ou obstrués renferment de la boue noirâtre et nauséabonde et se transforment en véritables nids de vecteurs de maladies comme le paludisme, les filarioses, la bilharziose. Cependant, ce sont les quartiers « ambiancés de Ouagadougou » (Fourchard, 2000 :210) et ils constituent également zones commerciales historiques (Fourchard, 2000). Ces quartiers requalifiés comme des zones hors normes ne cadrent plus avec le discours politique emprunt de modernité, de progrès et de développement de la capitale (Biheler, 2006).
Lembellissement de lespace urbain est lancé à travers le slogan « opération ville propre ». Dans chaque quartier des travaux dintérêt communs (nettoyage des lieux publics, cuvage des canaux obstrués) sont organisés par les résidents sous la supervision des CDR. Les murs des habitations sont peints en peinture blanche, donnant une couleur blanche à la ville, très vite salie par lharmattan chargé de la poussière pendant la saison sèche.
La rénovation du centre ville se déroule en trois étapes. Dabord la construction des cités An II, An III, An IVA et les 1200 logements est organisée au profit de la petite et moyenne bourgeoise, peu favorables à la révolution (Marie, 1999; Biehler et Le Bris, 2010). Pour ce faire, quelques 30.000 personnes sont déguerpies de façon spectaculaire des vieux quartiers populeux et commerciaux du centre ville : Peuloghin, Zogona, Ipelse, Baoghin et Bilbambili (loti en 1932 près de la gare). Les déguerpis sont installés sur des parcelles de 250-300 m2 vers des trames daccueil (secteur 28, Signoghin) (Fournet et al, 2008)
Puis, la construction du marché central « Rood Wooko » débute en 1987. Les commerçants sont déguerpis à laide des bulldozers sans concerter la chefferie traditionnelle (Guissou, 1995), propriétaire légitime du marché.
Pour terminer, le projet Zaca, signifiant en langue locale moore la concession, la maisonnée est un ambitieux projet dont lobjectif vise à transformer la « vieille ville » en un centre commercial et administratif moderne afin de renforcer le pouvoir politique de la capitale (Marie, 1999). Pour ce faire, au nom de lutilité publique, quelques 12.500 individus occupant les 1.600 parcelles (Biehler, 2006) des vieux quartiers de Kiedpalogo, Zangouettin, une partie de Koulouba et de Kamsaoghin (Biehler, Le Bris, 2010) sont déguerpis pour être installés définitivement dans un site daccueil nommé « trame daccueil Ouaga 2000 ». Lopération de déguerpissement commence en septembre 2003 et se termine en janvier 2004. En guise de dédommagement, lEtat rachète les terrains en 25.000 F cfa (40) à 50.000 F cfa (80) le mètre carré. Les parcelles qui sont au bord dune grande rue ont plus de valeur que celles se trouvant à lintérieur du quartier. Le montant équivalent à la valeur de la parcelle est versé dans le compte bancaire du propriétaire direct ou dun représentant de la famille. Les règles de partage entre les ayant-droits ou la définition dun commun accord de lutilisation de largent incombent à celui qui reçoit le chèque. Parallèlement, les habitants des anciens villages de Lanoaga yiri et de Kosyam sont à leur tour déguerpis et installés sur des parcelles nues dans le village de Balkoui. La plupart des déguerpis sont des autochtones ou des néo-citadins (fonctionnaires de ladministration, commerçants) installés dans cette zone au lendemain de lindépendance de 1960. Sur des parcelles de grandes superficies, la cour familiale regroupe plusieurs générations de pères et de fils et sert de tombeaux familiaux des générations précédentes, et de «zan boko [4]» (litt. trous du placenta) de la descendance. Dans ce contexte, le changement forcé de domicile pour une personne âgée a des effets sur les nouvelles conditions concrètes dexistence. Avant de présenter la femme âgée, je vais décrire le nouveau quartier daccueil dans lequel une expérience singulière de vieillir se déploie.
1.3 La trame daccueil Ouaga 2000
En ce vendredi 2011, je marche dans le quartier, dénommé « trame daccueil Ouaga 2000 » et je me souviens quil ny a pas longtemps, ce lieu sappelait « Lanoaga-Yiri », un village comme tant dautres situé à la périphérie de la capitale. Localisé dans la zone C de quartier Ouaga 2000 (subdivisé en trois zones en fonction du standing de construction : zone A, zone B et zone C), la trame daccueil de Ouaga 2000 est située à moins de cinq kilomètres de la présidence du Faso. Aujourdhui, dans ce quartier la plupart des chefs de ménages sont des personnes âgées, ayant occupées de fonction administrative (première génération de fonctionnaire) ou les anciens notables, commerçants du centre ville. Dans la journée, les rues sont silencieuses puisque les jeunes qui habitent toujours avec leurs parents vont travailler au centre ville. Les terrains inoccupés et destinés à des infrastructures publiques (réserves), sont spontanément occupés par des mosquées et des églises évangéliques. Certaines maisons dhabitation sont transformées en temples. Le marché du quartier sest installé progressivement au milieu du quartier. Un centre de santé et de promotion sociale est également érigé pour la prise en charge sanitaire des habitants depuis le 27 février 2006. Sur le plan de la localisation géographique, deux rues principales encadrent le quartier au Nord et lEst (la nationale 5 et la rue 15). Sur le long de la rue 15 conduisant vers lAmbassade des Etats-Unis à Ouagadougou, se dressent des immeubles de quatre étages servant de services privés. Sur la même rue, se trouve le légendaire bar « le lido bar » qui accueille une clientèle de toute catégorie sociale. Ce bar fondé en 1964 par un vendeur de glace était une simple buvette appelée « Sougrinooma ». En 1972, la buvette est transformée en bar du nom de « lido bar », un des premiers bars de la capitale et jadis localisé en centre ville. A gauche de la route nationale n.º5 communément appelée « route de Pô », se trouve le village Guinsa, aujourdhui devenu un bidonville. Les maisons en ruine rappellent linondation du 1er septembre 2009, dont les citadins se souviennent. Une forte animation règne les jours de marché du village. Les cabarets de dolo (bière locale), les étalages de condiments, les restaurants de fortune, le son des tamtams et des balafons donnent limage dune fête foraine à la localité. Une bâtisse en construction depuis plus de trente ans, est transformée en bar, où lon trouve du porc au four, un mets très prisé des ouagalais. Un peu plus à lintérieur de la zone non lotie, lécole du village qui a résisté à linondation accueille des bambins venant de tous les coins. Cette partie de la « trame daccueil » présente laspect dun village. Cet espace social contraste avec les grands bâtis de la « trame daccueil ». La boulangerie, le bar « la capitale » souvrent sur de grandes villas et des habitats de différents standing. Le centre de formation des aveugles et mal voyants « nongtaaba litt. Aimons nous les uns les autres) est le seul vestige de lancien village de Lanoaga-Yiri. Dailleurs celui-ci est transformé en une auberge moderne dotée dune connexion Wifi pour Internet, une salle de formation, une piscine qui reçoit les enfants de la nouvelle classe des riches de Ouagadougou les après midi de jeudi et les jours non ouvrables (samedi et dimanche). Cest dans ce nouveau quartier que je fais la connaissance de Sarata, une veuve née en 1944, déguerpie après 60 ans de vie passée dans le quartier Zangouettin.
1.4 La rencontre avec une femme âgée déguerpie de Zangouettin.
De taille moyenne, de corpulence normale, elle porte les scarifications qui lidentifient au groupe ethnique « moose ». Elle shabille habituellement en (boubou) communément appelé « soutra fani » (litt. en langue locale dioula, un habit qui cache la honte) et qui descend jusquaux chevilles ; un foulard sur sa tête marque son adhésion à la religion musulmane.
Lhabitation de Sarata présente laspect dune cour toujours en construction sur deux parcelles contigües. Les murs ne sont pas encore enduits de ciment et laissent voir les briques en parpaing. Une retenue deau construite en briques pour les travaux de maçonnerie est toujours visible dans un coin de la cour. Un peu plus loin, quelques pieds de maïs, de gombo et doseille occupent la partie nue de la parcelle où une première entrée principale est fermée par un empilement de briques. Dans la partie construite, plusieurs bâtiments forment une habitation collective. La deuxième entrée principale est munie dun portail de couleur rougeâtre. A lintérieur, à droite se trouve un tas de foin pour les animaux. A gauche, se trouve la maison du fils ainé, âgé de 52 ans, un cadre de ladministration publique qui travaille dans une autre ville. La maison occupe une grande superficie, laissant présager deux ou trois chambres à lintérieur. Dès le portail, le visiteur aperçoit les fauteuils rembourrés, qui sont dans le salon. Un peu plus avant, se trouve une maison de dix <i>tô</i>les qui sert de magasin. Au moment de lenquête, elle est transformée en maison daccueil pour un jeune sans domicile. Juste au dos de cette petite maison, se trouve lenclos des brebis. Un espace libre servant de cuisine jouxte ce dernier. Un peu plus vers lavant de la cour, se trouve un bâtiment, où est logé un couple de locataires. Une vieille voiture, de marque Toyota qui semble ne plus être en état de marche est déposée dans une partie de la cour. A droite de ces bâtiments, se tient la maison de Sarata. Avant daccéder à lintérieur de la maison, le visiteur traverse une terrasse entourée dun petit muret en ciment. Cet aménagement a été fait après le retour de la Mecque pour une cérémonie daction de grâce à Dieu, appelée le Doua. Elle constitue un moment de grande fête pour « remercier Dieu de lassistance durant le pèlerinage » et aussi pour communier avec les parents. Elle est également une mise en scène publique dune nouvelle nomination de la personne qui change de statut social. Sarata est appelée désormais dans la communauté « Adja Sarata » et elle est vue comme une « personne sage ». Une grande porte métallique souvre dans le salon doù lon voit les rideaux blancs aux deux entrées des chambres. Pas déquipement spécial : une photo de Sarata est fixée au milieu du mur, des nattes enroulées et déposées dans un coin et une vieille table sur laquelle sont disposés des plats empilés.
Sarata vit avec ses deux belles-filles. La première belle-fille, Kaditiatou, 23 ans a interrompu ses études en classe de quatrième. Elle soccupe aujourdhui des travaux de ménage. Mariée au troisième garçon de Sarata, le couple a une fille de deux ans. La seconde belle-fille, Samira, âgée de 22 ans a été déscolarisée dès le cours moyen. Elle gagne sa vie en vendant des habits de nourrisson. Elle est mariée au quatrième garçon de Sarata, un commerçant de vêtements au grand marché de Ouagadougou. Ce couple a un garçon de trois ans. Deux petits-enfants de son défunt fils, âgés de onze ans et quatorze ans sont respectivement en cours moyen et au collège. Le fils cadet, issu du second mariage de Sarata (après le décès de son mari) que je rencontre rarement à la maison vient déchouer au baccalauréat. Un garçon denviron vingt cinq ans que Sarata présente comme un sans-abri quelle a accueilli complète les membres de la cour.
Sarata tient un commerce de charbon. Elle élève des moutons et pendant la saison hivernale, elle cultive un champ de mil et darachide derrière la Présidence du Faso. Dans la journée, elle passe son temps devant létalage de charbon, assis sous lombre de larbre implanté devant le portail. Et là, elle me raconte lhistoire du quartier de Zangouettin qui permet dappréhender son parcours de vie.
La description de ma rencontre avec cette femme âgée va sarticuler autour de deux parties principales. La première partie retrace les mémoires du quartier dans lesquelles sinscrivent les différentes étapes du parcours de vie. Dans la seconde partie je vais discuter des effets du déguerpissement sur lexpérience de vieillir.
2. Mémoires du quartier Zangouettin
La mémoire du quartier Zangouettin (ancien lieu de résidence) est récitée au travers de lévocation des bâtiments de lépoque. Les récits sur le « vieux marché central », la « mosquée » mettent à jour les formes dappropriation et didentification au territoire.
2.1 Les formes dappropriation et didentification au territoire
Le « vieux marché » évoque pour elle son statut socio-économique de femme prospère. Elle a un commerce au marché de Zangouettin dont la rentabilité lui permet de mener une vie décente. Elle raconte quelle sest spécialisée dans la vente des condiments des ibos « ethnie nigériane ». Elle compare les régimes alimentaires entre le passé et le présent pour décrire sa situation économique actuelle. Elle parle des nouveaux assaisonnements comme les « cubes maggi » qui provoqueraient les « nouvelles maladies ». Elle donne un exemple de mode de préparation dun mets du passé : elle utilise de la viande, du soumbala (assaisonnement parfumé et riche en sels minéraux fait à base des graines de néré) et une grande quantité de légumes. Quelques fois, pour rendre la sauce plus appétissante elle ajoute de la poudre de graines de coton. Les graines sont dabord lavées, pilées, filtrées avant son introduction dans la sauce. Puis, elle ajoute du beurre de karité et du piment. La qualité du repas dont Sarata décrit laisse percevoir un statut social de privilégié. Cest pourquoi la description détaillée de la préparation des aliments apparait dans le discours de la femme comme une matrice dinterprétation actuelle de la pauvreté vécue au quotidien. Lincapacité de se nourrir, convenablement renvoie à une faible possession sociale minimale, qui est constitutive dune certaine forme de précarité (Le Blanc, 2007). Cette perception de la condition sociale ne peut être dissociée du contexte familial dans lequel sinscrit une forme de production dun type de femme dont la mosquée symbolise léducation à la vie familiale et religieuse, le mariage et le rôle de son père.
La mosquée rappelle son éducation religieuse et familiale. A la petite enfance, elle est confiée à la coépouse de sa mère qui est la (bipul kasga litt. la fille-ainée) du Moogho Naaba-Koom, roi du royaume de Ouagadougou pour son éducation. A cette époque léducation de la fille aux dires de Sarata se concentre sur lapprentissage des travaux domestiques dans la journée, et la lecture du Coran dans la nuit jusquà lâge de dix ans. La phase dadolescence et lâge du mariage se confondent. Ainsi elle na pas connu beaucoup de choses du monde « douni yeela » (litt. Problème du monde) en évoquant la sexualité hors mariage. Le mariage « précoce » était une pratique valorisée de lépoque et elle dit ceci : « si tu as quatorze ou quinze ans, on te donne en mariage ». Effectivement, elle est mariée à lâge de quatorze ans à un commerçant de son quartier avec lequel elle a quatre enfants. Parallèlement à son rôle de mère, Sarata exerce une activité commerciale florissante au marché central dans la pure tradition familiale.
Son mari souffrant de drépanocytose (kam werse en langue moore) meurt au bout de quelques années. Après le décès de celui-ci, elle est donnée en mariage au petit frère de son mari. Avec ce dernier, elle a trois enfants, mais au bout de quelques années, le couple est disloqué parce quelle estime que ce dernier ne laide pas dans léducation de ses enfants. Elle ironise en disant quelle ne « fait que accoucher des enfants ». Cette prise de liberté a un coût social. Les aides dont elle est en droit dattendre de la famille conjugale pour léducation de ses enfants se tarissent et elle est obligée davoir recours à laide de son père pour supporter les charges familiales.
Le récit sur les édifices collectifs met en lumière non seulement la dimension mémorielle du territoire mais aussi son caractère habitable. En effet, un espace habitable est un lieu ouvert qui permet des issus, des moyens de sortir et de rentrer (Certeau (de), 1990). Le souvenir agréable avec lequel, Sarata évoque chacun de ces édifices symbolise la mobilité à lintérieur du quartier où au cours de son déplacement quotidien, elle rencontre des « mitba » (litt. connaissances). Les « mitba » ne se réduisent pas seulement sa famille composée dune quarantaine de personnes, mais aussi au voisinage, aux camarades du marché, à ses amis denfance. Aussi, le déguerpissement engendre une rupture de linsertion urbaine relationnelle et une recomposition du patrimoine foncier. Cette situation de mobilité résidentielle imposée génère actuellement une douleur qui ravive celle du passé.
Les souvenirs douloureux trouvent leurs sources dans les multiples conflits familiaux et des décès des proches. Le partage de lhéritage à la suite du décès de son mari a été un motif de tension et de conflits entre les frères consanguins. Aussi se plaint-elle que ses enfants nont pas eu dhéritage car le fils-ainé (enfant de sa coépouse) aurait accaparé tout largent de son défunt mari. Ce conflit qui date dune vingtaine dannées est toujours vivace dans la mémoire familiale puisquelle raconte ce fils-ainé ressentirait toujours la honte au point quil vient rarement lui rendre visite. Cest à demi-mot que Sarata associe le décès de son fils à lépouse de lainé. Celle-ci est une « gourounsi de Pô » (elle insiste sur le mot), perçue comme une étrangère pour son ethnie. En plus du décès de son mari, elle perd en 2002 un de ses garçons, âgé de vingt cinq ans. Elle donne une description de létat de la maladie de son enfant en ces termes :
« Il avait maigri, il faisait la diarrhée, il était devenu (silence, elle secoue la tête) . les autres enfants ne voulaient pas que je le vois. Et un jour, jai pris la décision et je me suis rendu à lhôpital. Quand je lai vu, Ouh ! Je me suis évanouie » (Entretien, novembre 2011)
La mort de ce fils se situe avant lintroduction du traitement antirétroviral dans la prise en charge du sida au Burkina. La description de la maladie évoque le sida. Pourtant, en aucun moment de nos entretiens, Sarata névoque cette maladie. La profondeur de la douleur est toujours vivace (de longs silences ponctuent nos échanges) au point de remettre en surface les querelles familiales.
2.2 Zangouettin : un quartier habitable
Au travers les mémoires du quartier, la notion desthétique du territoire devient une catégorie politique. La disqualification du territoire par le pouvoir public est justifiée par le fait que la zone serait devenue un milieu insalubre, peu propice à une qualité de vie. Limage politique de la ville est alors ternie, doù la nécessité de la reconstruire. Dans cette posture, un territoire esthétique renvoie aux conditions matérielles de logement, au niveau de la qualité des infrastructures. Pourtant le silence observé par la femme sur ces conditions matérielles au cours de nos entretiens, rappelle que lexpérience vécue du territoire se réfère plus aux liens sociaux tissés sur une longue durée, à lancrage dans une communauté. Pour cette femme âgée, la dimension esthétique du territoire met la primauté de lexistence de liens sociaux durablement tissés au niveau local que sur le cadre physique dans lequel les relations humaines se construisent. Cest au prisme de cette identification au territoire, quil faut interpréter la fierté de Sarata de dire quelle « est née et grandie à Zangouettin ». Elle revendique par ces mots son appartenance à un territoire qui signifie quelle connait et elle est connue du milieu non seulement par certains habitants mais aussi par le pouvoir politique traditionnel. Na-t-elle pas été confiée à son enfance à la fille ainée du « Moogho Naaba »? Lhabitabilité dun territoire renferme alors loffre « des possibilités suffisantes de création et dadaptation aux individus pour se lapproprier » (Blanc, 2010: 170).
La mémoire du quartier de Zangouettin a permis dappréhender le parcours de vie de cette femme âgée. Parcours de vie structurée autour de des récits de son enfance, de sa brève adolescence, de sa période dadulte difficile pour éduquer seule ses enfants et de sa vieillesse. Le bien-être et de lêtre au territoire se construisent autour de ses activités commerciales, de lhistoire de sa famille et de ses réseaux de sociabilités. Cette construction imaginaire et symbolique du territoire participe à la fabrique dune localité habitable dont le déguerpissement vient remettre en cause. Lhabitabilité du territoire englobe alors lensemble des espaces dinteraction quotidienne qui favorisent la pleine reconnaissance des individus. Cette reconnaissance sélabore et se maintient par le biais dune corde à trois nuds : le sujet (reconnaissance de soi), laltérité (reconnaissance de lautre-ancêtres et les vivants-), et la citoyenneté (reconnaissance du pouvoir politique par loctroi des droits).
La mémoire du quartier permet en fine de comparer les conditions actuelles à celles du passé. Elle révèle lévolution du statut socio-économique dont je me propose de discuter dans les lignes suivantes.
3. Lexpérience de lappauvrissement et la multiplication des initiatives de survie
Lexpérience de lappauvrissement apparait tout au long de nos entretiens. Sarata compare son niveau socio-économique actuel à celui de Zangouettin. Elle se définit désormais comme une « talga » (pauvre) que les riches (rakanré) ont exproprié de sa terre. Les termes « rakangre (litt. Homme qui rassemble), ligdisoaba (litt. propriétaire de largent) » sont des formes de désignation de la grandeur, la richesse, des dominants. Par opposition les mots « nongo (souffrance), talga » sont utilisés pour caractériser une situation de manque, dinfériorité, des dominés. Pour montrer sa nouvelle condition socio-économique, elle compare la qualité de son repas en ces mots :
« Je vendais de la farine, du gari [5], de la potasse, des oignons, des choux, de lhuile de palme, beaucoup de choses . du poisson fumé ; javais une grande table de commerce. Avant je mangeais ce que je voulais, ce que je mangeais, je ne peux plus avoir cela. Un enfant ne peut pas me donner, moi je ne peux moffrir cela, je nai pas lappétit : je ne veux pas le tô ; tu sais que le tô est bon si la sauce est bonne. Si tu sais que le riz est bon si la sauce est bonne. Comme je ne peux manger, alors je préfère boire ça (fuura [6]) pour que ma vie soit meilleure » (Sarata, 67, Novembre 2011)
Cet extrait sur le repas révèle une forme de souffrance qui accompagne une nouvelle expérience de la pauvreté. La délocalisation provoque un effondrement de ses activités commerciales après celui vécu lors de la construction du marché central en 1987. Lapparition de nombreuses contraintes financières fait naitre en elle, un sentiment de régression de sa position sociale au point quelle se qualifie de « talga ». Cet auto-classement de Sarata en pauvre, fait dire à Kessel qui a conduit ses travaux en Argentine sur les individus appartenant à la classe moyenne que la différence dans la perception de la sévérité de la pauvreté se construit :
« Entre ce quon avait et ce quon na plus aujourdhui, entre les lieux que lon fréquentait auparavant et ceux que lon fréquente aujourdhui, entre la qualité dun produit dans le passé et celle dun autre produit à lheure actuelle » (Kessel, 1999 :87).
Cette expérience sociale de lappauvrissement a conduit à la multiplication de nouvelles initiatives pour sadapter. Lincertitude sur les moyens demeure car lorsquil sagit de couvrir les besoins insatisfaits, les ressources sociales ne se reconvertissent pas facilement (Kessel, 1999). Pour faire face aux contraintes économiques liées au changement, elle modifie les habitudes directement ou indirectement liées au pouvoir financier. Elle commence dabord par modifier ses habitudes alimentaires. Puis, bien quelle nait pas auparavant cultivé, elle obtient un terrain derrière la présidence du Faso pour la culture de céréales et de légumes. Ensuite, elle met en place un élevage familial de mouton et de volaille. Enfin, elle sengage dans un commerce de charbon de chauffe. Ces stratégies dautonomisation financière participent à la quête du pouvoir dagir sur son environnement (Rouamba, 2010) dans un contexte où tous les individus ne sont pas bénéficiaires dune allocation de vieillesse.
En effet lindexation de la pension de vieillesse au salariat (par contribution) explique pourquoi Sarata ne perçoit pas une pension de retraite. Les ouagalais identifient deux types de travail en langue locale moore: dun côté, le « nassare tuma » (litt. Le travail du blanc) renvoie à un emploi qui donne droit à un salaire et plus tard à une pension de retraite. Les fonctionnaires et les employés des entreprises privées font partie de cette catégorie. De lautre côté, le « tumd mingué » (litt. travail pour soi-même) désigne lauto-emploi qui ne garantit systématique pas une pension de retraite. Dailleurs, Sarata définit son travail comme « un travail sans retraite » quelle va exercer « jusquà ce quil nait plus de force de travail ». Fort de sa longue expérience dans le commerce, Sarata pense que le déclin de ses activités commerciales serait imputable à la qualité du territoire. Elle se demande comment développer une activité génératrice de revenu rentable dans une situation où « tout le monde est parti, cest quelle femme qui est ici pour payer le charbon ? » Cette interrogation de « quelle femme ? » porte aussi sur sa propre place dans la catégorie sociale des femmes. Les femmes deviennent celles qui sont capables de se rendre au centre ville, et qui y sont parties. Celles-ci seulement appartiennent au groupe du « monde », qui a un statut socio-économique enviable. Quant à elle, elle ne fait plus partie de ce « tout le monde » puisquelle sexclut du « monde ». En effet, elle a le sentiment davoir vécu une mobilité sociale descendante. Elle, la fille éduquée par la fille-ainée du défunt Moogho Naaba, se retrouve réduite à cultiver pour satisfaire ses besoins de base. Ce ressenti renvoie à ce que Kessel (1999) a nommé « lauto-classement social » dans lexpérience sociale de lappauvrissement. Pour lauteur dans les conditions de paupérisation, les individus ont tendance à se classer dans une catégorie sociale donnée. Il définit lauto-classement comme « une localisation imaginaire dans la structure sociale et un positionnement par rapport aux autres groupes qui constituent le monde social » (Kessel, 1999: 85).
Cependant, ce sentiment de déclassement socio-économique se doit dêtre nuancé car elle bénéficie de multiples aides provenant des solidarités familiales. Elle raconte quelle reçoit de laide de ses enfants qui lui auraient interdit de cultiver. Son voisin, un cadre de ladministration publique qui lappelle affectueusement « ma mère » lui donne de temps en temps, cinq cents francs CFA pour « sa cola ». Au cours de lannée 2013, un de ses neveux lui paie son pèlerinage à la Mecque. En dépit des soutiens sociaux dont elle bénéfice, son discours sur sa situation met à jour la perte « du respect de soi » (Kessel, 1999 :84) et de lestime de soi car elle est passée dun statut daidante à un statut daidée. Le passage dune position sociale supérieure à un statut inférieur engendre une forme de mélancolie, dont Certeau (de) décrit comme « une expérience spéculative du monde, des choses qui vous quittent (et que lon est) surpris par leur éphémère » (Certeau (de), 1990 :89). Le discours idéalisant la vie dans lancien quartier révèle la difficulté de faire le deuil de sa maison, de ses amis et son quartier.
4. Une double désaffiliation sociale et territoriale
Le déguerpissement consacre la dislocation des liens sociaux et la séparation à son territoire. Cette situation renvoie à une forme de désaffiliation sociale qui recouvre deux niveaux : le premier niveau renvoie à une cassure des liens sociaux entre les individus entre eux et le second niveau se réfère à un éloignement physique non seulement de son ancien territoire de vie, mais aussi des services publics.
Le déguerpissement a été une occasion pour les jeunes enfants de saffranchir de la tutelle des parents. Cela a engendré une nouvelle configuration de la famille. Dune famille de plus de quarante individus, elle compte aujourdhui une dizaine de membres constitués des proches. Ainsi comme le raconte Sarata en ses termes :
« Nous ne sommes pas ensembles. Comme ce nest pas facile (sin ka naana) ; chacun se cherche (nèd fan ka na zoé baon minga) rires ! Dautres sont dans les non loties, mariés mais ils nont pas encore eu les parcelles si on ne se sépare pas, ça va être difficile (ed san pa welgue taaba, ka na wumdo) » (Sarata, 67 ans)
A travers cet extrait, Sarata évoque les séparations des ménages consécutives de la délocalisation. Le montant de la parcelle est reversé par lEtat aux propriétaires directs ou à un représentant qui se charge de déterminer les modalités de son usage. Du jour au lendemain la cour familiale qui est un bien collectif se transforme en un bien privé sous la forme monétaire. Certains résidents réalisent leur nouveau statut de « sans un logement ». Certes Sarata névoque pas les conflits de partage de la compensation financière, mais dautres témoignages rendent compte de laccaparement du prix de la parcelle par un seul membre dune famille. Des disputes, des querelles autour du partage de cet argent engendrent des déchirements familiaux. Dans notre cas, avec le montant obtenu, des parcelles sont achetées dans différentes localités de la ville au nom de chaque chef de ménage. Les enfants ayant un statut économique favorable sachètent des parcelles en leur nom personnel pour installer leur famille conjugale. Sarata parle dun fils de sa coépouse qui a construit une maison en étage comme son nouveau habitat. Ceux qui ont un statut socio-économique faible sinstallent dans des zones non loties avec lespoir de bénéficier un jour dune parcelle lotie. Cest le cas de ses deux fils qui habitent la zone non lotie de Taabtinga. Cest pourquoi, le déguerpissement à la base de la dislocation familiale est perçu comme un bouleversement des modèles traditionnels de vie, générant ainsi une souffrance sociale dont elle continue de chercher les origines.
Lorigine de cette souffrance nest pas le fait des hommes mais celle de Dieu :
« Cest Dieu qui a amené cela. Dans le Coran des musulmans ; il a été dit quà lapproche de la fin du monde, ceux qui vivent en brousse viendront à la maison et ceux qui sont à la maison iront en brousse. Cest comparable à notre situation. Nous étions en centre ville, nous sommes maintenant en brousse, ceux qui sont en brousse, sils ont largent, ils occupent la ville; dans le coran, il est écrit ainsi. Je rends grâce à Dieu et je sais que cest la volonté de Dieu, cest lui qui a amené ce problème Personne nest responsable. Cest Dieu seul » (Sarata, 67 ans)
La qualification du déguerpissement comme un prélude à « la fin du monde » nest pas seulement mise en relation avec sa situation personnelle mais aussi avec le monde qui lentoure. Elle ne trouve pas de réponses dans les expériences collectives de la cité, encore moins dans son histoire familiale. Le changement de lhabitat apparait comme une forme de remise en cause de la propriété foncière (Bresse et al, 2010) qui remet en cause la représentation de « chez-soi ».
La distinction des urbains en « ceux de la brousse » et « ceux de la maison » renvoie en réalité aux notions de létranger et de lautochtone. Pour saisir le discours de classification de Sarata, je convoque les travaux de Jaglin sur le peuplement de la capitale. Lauteur distingue les autochtones installés au cur de la ville près des cercles de pouvoir politique et les ruraux, attirés par la ville « nouvelle » qui à défaut du centre se sont installés dans la périphérie, espaces naguère « méprisés » (Jaglin, 1995a). Leur venue des villages en ville remonte aux années 1960-1970 à un moment donné où le contexte économique était propice. Bien que nayant pas été scolarisé, elles ont su au prix dun travail laborieux acquérir un revenu suffisant pour se construire une maison, fonder un foyer (Roth, 2010) en ville. Dans ce contexte, Sarata perçoit son installation à la périphérie comme une dépréciation de son statut social. A ce titre, le déguerpissement en remet en cause lautochtonie, c'est-à-dire lappartenance à un territoire et à une communauté locale (Bresse et al, 2010).
Au fur et à mesure que le temps passe, Sarata sinterroge sur le rôle de la mairie de sa nouvelle condition de vie. La commune de Bogodogo devient la cible des critiques au cours de nos entretiens. En effet, la mairie avait prévu la construction dun marché dans le quartier. Une dizaine dannées après leur installation, le marché nest pas toujours mis en place. Aussi après avoir payé les taxes doccupation dun hangar, elle pense que la mairie les a oubliés. Dès lors, elle se rend plusieurs fois à la mairie pour demander la suite à donner au projet de construction du marché. Des sentiments de rébellion et de colère laniment au point quelle me répète que « la mairie ne sait pas quelle existe et que par conséquent, elle ne veut plus participer aux activités politiques quand elle est invitée ». Elle traite du reste, les politiciens de « menteurs parce quils ne tiennent pas leurs promesses ». Finalement, en 2013 le marché devient une réalité. Elle gère un étalage de condiments au marché du quartier.
Cette critique de laction communale renforce le sentiment dêtre relégué au statut détranger, à une forme dinvisibilité sociale. Par conséquent, elle a limpression de ne pas être pris en compte, de ne pas être « reconnue » dans sa singularité du simple fait dhabiter la périphérie. Cest dans ce sens social et politique, que la périphérie renvoie au sentiment pour certaines populations dêtre oubliées par les pouvoirs politiques (Augé, 2012).
Cette perception défavorable de la périphérie est renforcée par le fait quelle ne peut plus se déplacer vers le centre ville sans une aide. Le risque de la solitude des individus relocalisés se renforce quand les capacités de mobilité de la personne vieillissante samenuisent. Aussi, elle raconte quelle va rarement au centre ville car le déplacement occasionne des coûts financiers et humains. Il lui faut le prix du taxi ou bien trouver une personne qui va la déposer en motocyclette. Elle raconte quelle peut passer un mois sans se rendre « en ville » et dautant plus quelle commence à ressentir des douleurs au niveau de la cheville droite qui loblige à une automédication.
La désaffiliation sociale ne se réduit pas donc seulement aux liens construits avec la filiation (agnatique ou utérine) et au sein de réseaux de sociabilité mais aussi à la relation à lenvironnement chargé de toute une vie. Des sentiments de nostalgie et parfois de colère sont éprouvés aux premiers moments du déguerpissement. Au fil du temps, les individus shabituent, sadaptent et se réinventent une nouvelle identité. Cette capacité dinvention dépendra des ressources ultérieures cumulées, mobilisables de la part des solidarités familiales et parfois de la solidarité collective.
Conclusion
Lexpérience du déguerpissement repose sur des données objectives et sur le regard subjectif dune femme âgée sur ses conditions de vie. En tant que mode daménagement du territoire urbain, le déguerpissement a façonné la trajectoire de la famille de Sarata qui passe dun état de « vivre ensemble » à un autre de « vivre séparé » à un moment du parcours de vie. Changer de domicile à un âge avancé contre son gré est susceptible dengendrer des phénomènes de paupérisation, tout en soulevant la question de comment faire famille à distance. En plus, jai montré que ces phénomènes de désaffiliation sociale et « territoriale » entrainent une crise de lhabitabilité du nouveau territoire. Loin de la ville avec ses centres commerciaux, loin de certains de ses enfants, le fait de déguerpir, de perdre son statut social participent de la transformation dune identité sociale. Le territoire au cours du vieillissement dans une situation de changement de logement pose non seulement la question du rapport de la personne vieillissante à lespace ancien et nouveau mais aussi à la conquête dune nouvelle identité sociale. Conquête pour trouver une activité, pour se construire un nouveau réseau social et pour finalement circuler vers le centre ville. Lhabitat et le quartier ne sont donc pas seulement un logis, un espace physique, mais ils sont chargés dune histoire, dune valeur, dun symbole participent au bien-être dans le territoire. La mobilité urbaine met à jour lambigüité de la nature de la ville, comme lieu des opportunités et des menaces (Simone, 2004) et appelle alors à repenser la politique urbaine.
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Notas
[2] Matériau de construction traditionnel, constitué de latérite, signe de pauvreté en milieu urbain..
[3] Pâte faite à base de farine de maïs, de sorgho ou de petit mil et qui se mange avec une sauce. Cest le plat le plus populaire dans lart culinaire du Burkina Faso.
[4] Le placenta du nouveau né est enterré par les vieilles femmes dans un trou creusé derrière la maison du père pour marquer la paternité et lidentification à la résidence.
[5] Couscous de manioc.
[6] Boulettes de farine délayées à leau.