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Etnográfica
versão impressa ISSN 0873-6561
Etnográfica v.14 n.2 Lisboa jun. 2010
Transgression et désordre dans le genre : les explorateurs français aux prises avec les berdaches amérindiens
Laurence Hérault
Université dAix-Marseille, Idemec, France, herault@mmsh.univ-aix.fr
A partir des textes des explorateurs français décrivant les berdaches , larticle essaie de comprendre la manière dont les cultures européennes ont conçu les expériences transgenres amérindiennes. Il montre notamment que létiquetage européen de la transgenrité amérindienne (sodomite / hermaphrodite) tient moins à une confusion face à une figure inconnue (un troisième sexe non répertoriée dans les cultures européennes), quà la reconnaissance du caractère transgressif dune expérience qui renverse la hiérarchie des genres. Les berdaches posaient problème moins parce quils contrevenaient à la bi-partition des genres ou encore à lhétérosexualité naturelle comme peuvent nous le faire penser les textes au premier abord, mais bien plus parce quils opéraient un retournement de prestige et de pouvoir culturellement inacceptable.
MOTS-CLÉS: berdache, transgenre, two-spirit, travestissement, homosexualité.
Gender disorder and transgression: french explorers wrestling with american berdaches
From the texts of the French explorers describing berdaches, the paper tries to understand the way European cultures have conceived the native American transgender experiences. It shows, in particular, that the European labeling of these experiences (sodomite / hermaphrodite) is less due to a confusion in front of an unknown figure in the European cultures (a third gender), than to the recognition of the transgressive character of berdaches, which reverse the hierarchy of gender. The American transgenders confronted Europeans with a problem less because they contravened the gender bi-partition or the natural heterosexuality but much more because they operated a reversal of prestige and power which was culturally unacceptable.
KEYWORDS: berdache, transgender, two-spirit, gender role, transvestism, homosexuality.
La découverte de lAmérique a été pour les européens, on le sait, une rencontre essentielle avec une altérité conçue comme radicale : le contact avec ces peuples aux étranges murs, via la constitution de la figure du sauvage , a bouleversé et a permis dinterroger nombre de conceptions occidentales. Parmi toutes les bizarreries aperçues alors dans les nations autochtones de lAmérique du Nord, la rencontre de ceux quon a appelé berdaches semble avoir marqué les esprits et jeté un certain trouble parmi les observateurs. Ce trouble, éprouvé très tôt par les premiers explorateurs et colonisateurs, a concerné presque tous ceux qui les ont suivis quels que soient leur nationalité et leur statut. Au fil des siècles, nombreux sont ceux qui, au gré de leur contact avec les populations amérindiennes, ont rapporté leur désarroi dans leurs écrits, tel Edwin Denig, ce commerçant en fourrure qui note au milieu du 19ème siècle son étonnement devant cette pratique quil rencontre chez les Crow : strange country this, where the males assume the dress and perform the duties of females, while women turn men and mate with their own sex ! (Denig 1961: 187). Ces réactions européennes aux transgenres amérindiens sont dailleurs loin dêtre toutes aussi civilement irritées que celle de Denig. Lire les récits des voyageurs, cest être confronté, comme le signale Will Roscoe, non seulement à la stupéfaction, mais plus souvent encore à la consternation, à la répugnance et au dégoût le plus profond des auteurs. A légale de lanthropophagie, à laquelle elle est dailleurs souvent associée dans les textes des conquistadores espagnols, la berdachité se donne comme une limite où se joue lacceptabilité de lAutre et apparaît aussi conjointement comme un outil très performant de justification du projet colonial et de la violence quil suppose.[1]
Devant ces réactions désapprobatrices et parfois violentes, on nest guère étonné de constater que les anthropologues contemporains qui sintéressent aux transgenres amérindiens jugent sévèrement les écrits des premiers voyageurs soulignant, comme Sabine Lang, par exemple, que ces textes, même lorsquils ne mettent pas au premier plan les relations homoérotiques honnies, ont tendance à éclipser les descriptions détaillées des autres aspects du changement de genre. Ils sont donc non seulement toujours emprunts de jugement de valeurs mais en outre, et par le fait même, de peu dutilité quant à notre connaissance du phénomène au moment de la rencontre avec les Européens (Lang 1998: 17-18). Will Roscoe, qui considère également que la littérature de contact sur les berdaches [2] apporte plus de confusion que de compréhension, la cependant utilisée pour tenter de saisir le fossé séparant les conceptions européennes et amérindiennes des genres et des sexualités (Roscoe 1998). Parcourant les textes à la recherche des termes utilisés pour catégoriser et définir les transgenres amérindiens,[3] il montre ainsi que, contrairement aux langues autochtones qui avaient des termes particuliers pour qualifier les berdaches , les Européens ont éprouvé des difficultés pour désigner un rôle inconnu dans leurs sociétés et pour décrire lensemble des traits qui le composaient et qui en appelaient autant à léconomie et à la religion quau genre et à la sexualité. Incapables, donc, de saisir et de nommer ce troisième genre ,[4] il montre ainsi comment les premiers voyageurs ont étiqueté certaines parties du rôle qui avaient du sens comparativement à lexpérience européenne, proposant une terminologie où dominent hermaphrodite et sodomite , chacun de ces termes fixant la berdachité dans lordre de lanormalité sexuée ou sexuelle. Autrement dit, les Européens, incapables de saisir une expérience inédite, inconnue dans leurs propres sociétés, lont référée à des figures familières monstrueuses et / ou abhorrées, sur la base de certains aspects du comportement des berdaches . A travers cette incapacité à appréhender ce qui est présenté comme un système sexué alternatif (les cultures autochtones américaines accepteraient trois genres), les cultures européennes nous donneraient ainsi à voir leur attachement à un système plus restrictif des genres et des sexualités.
Sans aller totalement à lencontre des idées qui viennent dêtre exprimées, je voudrais cependant revenir sur cette incompréhension européenne. Je suis daccord avec Lang, Roscoe, et bien dautres encore, sur le fait que ces récits de voyage nous apportent peu sur la transgenrité amérindienne, et beaucoup sur la manière dont les cultures européennes ont conçu les expériences transgenres. Cependant, je ne suis pas sûre que les Européens ont catégorisé de manière réductrice les figures transgenres amérindiennes parce quils ne comprenaient pas ce quils voyaient. Je voudrais, au contraire, montrer que létiquetage européen de la transgenrité amérindienne tient moins à une confusion face à une figure inconnue, non répertoriée dans les cultures européennes, quà la reconnaissance du caractère transgressif dune expérience particulière. En reprenant lexploration dun certain nombre de textes décrivant les berdaches ,[5] je voudrais essayer de montrer que la double catégorisation opérée nest pas le fait dune hésitation conceptuelle mais quon peut la lire comme une traduction pertinente du problème posé par les transgenres amérindiens aux cultures européennes. Pour cela, je voudrais reprendre les textes des explorateurs à laune de ce que les historiens nous ont appris sur la question du genre à lépoque de la découverte et de la colonisation de lAmérique. Si lon veut, en effet, essayer de saisir ce que les explorateurs ont compris de ce quils ont vu, il est important dexaminer avec attention ce qui leur a véritablement posé problème dans leur rencontre avec les berdaches .
La découverte des Ikoneta illinois : une rencontre bien dérangeante
Jacques Marquette, jésuite français envoyé en 1673 explorer le Mississipi en compagnie de Louis Joliet, est le premier à relater lexistence de transgenres chez les Illinois :
Je ne sçay par quelle superstition quelques Illinois, aussi bien que quelques Nadoüessis, estant encore jeunes prennent lhabit de femme quils gardent toute leur vie : il y a du mystère, car ils ne se marient jamais, & font gloire de sabaisser à faire tout ce que font les femmes ; ils vont pourtant en guerre, mais ils ne peuvent se servir que de la massuë & non pas de larc & de la flèche, qui sont les armes propres pour les hommes ; ils assistent à toutes les Jongleries & à toutes les Dances solennelles qui se font en lhonneur du Calumet, ils y chantent mais ils ny peuvent pas dancer ; ils sont appelez au Conseil, où lon ne peut rien décider sans leur avis : enfin la profession quils font dune vie extraordinaire les fait passez pour des Manitous, cest-à-dire de grands genies, ou personnes de consequence. (Marquette et Joliet 1681: 22-23)
Cette description des transgenres illinois est non seulement la première mais aussi la plus détaillée de toutes celles qui les concernent : y sont mentionnés le travestissement dès lenfance, le célibat, ladoption du rôle et des activités féminines, la participation à la manière des femmes à la guerre (activité masculine valorisée), une fonction cérémonielle voire religieuse importante, un rôle politique et un statut valorisés. Dès cette première rencontre donc, le statut de ceux que les Illinois nomment ikoneta est bien documenté.[6] On remarque également que Marquette nassimile pas ce statut à ceux des hermaphrodites et des sodomites européens. Cette expérience semble ainsi à ses yeux à la fois inédite et étrange et il tente de la cerner et de la relater au plus près. Parce que les descriptions qui suivront se montreront moins attentives que la sienne, il est important de saisir létonnement de Marquette. Derrière son témoignage attentif, une interrogation et un malaise affleurent : ce statut létonne mais le dérange aussi. Il est non seulement mystérieux mais surtout incompréhensible : comment un homme peut-il trouver attrayant le statut et le rôle des femmes, comment peut-il sabaisser à faire tout ce quelles font? Cette incompréhension semble dailleurs infléchir la description elle-même : Marquette a tendance à exprimer la spécificité du rôle en terme dexclusion ou dinterdiction. Les ikoneta qui vont en guerre ne peuvent utiliser les armes des hommes, de même ils chantent mais ne peuvent danser lors de différentes festivités où leur participation semble cependant essentielle. Peut-être y a-t-il effectivement là une restriction autochtone, mais peut-être aussi un profond trouble de lauteur face au travestissement et à linversion des rôles de genre observés.
Les pratiques de travestissement et même les histoires de changement de sexe ne sont pourtant pas inconnues en Europe. Le travestissement y est certes condamnable et condamné mais il nest pas pour autant absent de lexpérience ordinaire. Il existe cependant une différence notable comparativement à lattitude amérindienne : comme nous le montrent les travaux de Sylvie Steinberg, si le travestissement féminin bénéficie dune indulgence relative, notamment lorsquil nest pas associé à la débauche ou à lhomoérotisme, son homologue masculin est lobjet dune forte réprobation. Par ailleurs, circulent sur le vieux continent un certain nombre de récits où des filles sont devenues garçons après avoir sauté une rivière ou sêtre échauffées au cours dune rencontre galante avec une autre jeune fille (Laqueur 1992 ; Steinberg 2001). Mais, là encore, il ny a pas de transformation équivalente répertoriée pour les hommes.
Ces possibilités et la manière différente dont elles sexpriment pour les hommes et pour les femmes tiennent à la façon dont la différenciation des sexes est alors conçue. La distinction sexe / genre, telle que nous la concevons ordinairement, nest pas ici opérante. Comme le souligne Thomas Laqueur, à cette époque, le sexe est avant tout une catégorie sociologique : Etre homme ou femme, cétait tenir un rang social, une place dans la société, assumer un rôle culturel, non pas être organiquement lun ou lautre de deux sexes incommensurables (1992: 21-22). Autrement dit, le sexe nest pas cette catégorie ontologique stable qui fonde lidentité sexuée dune personne et que des comportements et des rôles sociaux viendraient traduire. Les médecins de la Renaissance, reprenant les analogies anatomiques de Galien, conçoivent, en effet, les sexes non pas comme deux catégories incommensurables mais bien plutôt comme deux versions différentes du même sexe. Ce modèle, que Laqueur a nommé le modèle unisexe, trace un continuum entre les corps mais ne postule pas pour autant leur égalité.[7] Il est, bien au contraire, hiérarchisé puisque le corps féminin est envisagé comme une version moins parfaite du corps masculin : il a les mêmes organes que ce dernier mais au mauvais endroit. En outre, ces organes ont été comme stoppés dans leur croissance, par manque de chaleur : ce qui est achevé dans le corps viril, lextériorisation des organes, reste en suspens dans le corps féminin. Par le jeu des températures et des tempéraments, la métamorphose du sexe est donc envisageable, mais elle lest seulement dans le sens femme vers homme, cest-à-dire celui de la perfection, comme le dit Gaspard Bauhin, un professeur danatomie de Bâle (1560-1624) : Aussi ne trouvons-nous jamais en aucune histoire vraie quun homme soit jamais devenu femme, car Nature tend toujours vers ce qui est le plus parfait et non, au contraire, à opérer de telle manière que ce qui est parfait devienne imparfait (in Laqueur 1992 : 146). Cette affirmation dune transsexuation orientée reste cependant fragile du fait même de la possibilité de métamorphose. Le brouillage des genres, par exemple, fait craindre à certains médecins ou moralistes un changement de sexe susceptible dinvalider cette hiérarchie. On craint, par exemple, que les courtisans qui fréquentent assidûment les femmes ne deviennent comme elles et que cet efféminement ne les conduise à la déficience. Les conduites inappropriées, celles qui transgressent les codes du genre, peuvent donc se solder par un changement de sexe : en certaine circonstances le corps ne semble pouvoir résister aux pressions du genre brouillé et peut à tout moment se transformer pour saccorder avec sa transgression (Laqueur 1992 : 139-152).
On comprend mieux alors linquiétude de Marquette : les Illinois qui paraissent endosser le genre féminin de manière sérieuse, radicale et durable mettent fondamentalement en question une hiérarchie des genres qui répond à lordonnancement du monde. Pour lui, ils désorganisent la distinction entre les genres et exposent virtuellement la perfection masculine au risque de la dissolution. Les ikoneta sont dévastateurs non pas parce quils représenteraient une troisième classe de genre, antinomique avec le système duel européen mais parce quils opèrent un retournement de prestige et de pouvoir culturellement inacceptable.[8] Ce qui est déroutant pour les voyageurs européens, ce nest donc peut-être pas tant lexistence dun éventuel troisième genre, comme le supposent nombre dauteurs contemporains ; ce qui les déroute dans la manière dêtre des ikoneta cest quelle renverse les hiérarchies sociale et divine. En remettant en question la hiérarchie des genres, ces personnes mettent en péril lordre du monde. Il y a assurément de quoi être embarrassé et troublé.
Exploration de lexpérience transgenre : des superstitions aux vices
Le texte de Marquette cherche moins à expliquer quà établir lexpérience transgenre dans tous ses aspects, mais il avance aussi un début dexplication : la transgenrité serait affaire de superstition. Ce lien se trouve aussi affirmé dans un autre texte, celui de Louis Hennepin, un missionnaire franciscain qui séjourne en Nouvelle-France entre 1675 et 1681 et qui écrit : Jay veu un garçon âgé denviron dix-sept à dix-huit ans lequel avoit resvé quil estoit fille, il y ajoûta tellement foy quil croyoit estre tel ; il se vestoit comme les filles, & faisoit tous les mesmes ouvrages que les femmes. (1683 : 99) Pour les anthropologues contemporains cette mention dun rêve qui amène à la transformation en femme évoque immanquablement lun des modes de transsexuation largement répertorié parmi les populations amérindiennes : la confirmation du statut de transgenre par un être surnaturel lors dune vision qui a lieu à ladolescence, voire à lâge adulte.[9] Lindividu ne peut se soustraire à cette vision qui lamène parfois, en outre, au statut de medicine person (les manitous évoqués par Marquette).[10]
Cette piste religieuse , même dans son expression disqualifiante,[11] pourrait offrir potentiellement un sens à cette transgenrité bizarre, lui donner quelques chances dêtre intelligible. Cest ce que tente Lafitau qui, reprenant sans doute la description de Marquette, relie comme à son habitude ce travestissement amérindien aux pratiques religieuses antiques :
Chez les Illinois, chez les Sioux, à la Louisiane, à la Floride & dans le Jucatan, il y a de jeunes gens qui prennent lhabit de femme quils gardent toute leur vie, & qui se croient honorez de sabaisser à toutes leur occupations ; ils ne se marient jamais, ils assistent à tous les exercices où la religion semble avoir part, & cette possession de vie extraordinaire les fait passer pour des gens dun ordre supérieur, & au dessus du commun des hommes. Ne serait-ce point les mêmes peuples que les asiatiques adorateurs de Cibèle, ou ces orientaux dont parle Julius Firmicus, lesquels consacraient, les uns à la déesse de Phrygie, les autres à Vénus Uranie, des prêtres qui shabillaient en femmes, qui affectaient davoir un visage effeminé, qui se fardaient, & déguisaient leur véritable sexe sous les habits empruntez de celui quils sefforçaient de contrefaire. (Lafitau 1724, t. 1 : 48-49)
Ce rapprochement, intéressant, reste cependant timide : contrairement à son habitude, Lafitau laisse ici la question de lidentité des coutumes en suspens. Plus tardivement dans son texte, lorsquil examine les cultes du feu, il affirme que ces hommes déguisez en femmes & qui font profession du célibat ne sont pas commis à lentretien du feu sacré (1724, t. 2 : 158). Autrement dit, les fonctions religieuses de ces hommes travestis semblent mal assurées ou difficilement soutenables. Lafitau nous livre lui-même les raisons de cette difficulté :
Quoique lesprit de religion qui leur fait embrasser cet état les fasse regarder comme des hommes extraordinaires, ils sont néanmoins réellement tombez, parmi les sauvages même, dans ce mépris où étaient anciennement les prêtres de Vénus Uranie & de Cybèle ; & soit queffectivement ils se soient attirez ce mépris en sasservissant à des passions honteuses, soit que lignorance des Européens sur les causes de leur condition, fondât contre eux des soupçons fâcheux ; ces soupçons entrèrent si avant dans leur esprit, quils en imaginèrent tout ce quon pouvait penser de plus desavantageux ; & cette imagination alluma si fort le zèle de Vasco Nugnes de Valboa capitaine espagnol qui découvrit le premier la mer du Sud, quil en fit périr un grand nombre, en lâchant sur eux ces dogues, furieux, dont ceux de sa nation se sont servis pour détruire une grande partie des Indiens. (1724, t. 1 : 49-50)
On perçoit ici la nature du problème de Lafitau dans la mesure où, derrière ce célibat religieux des transgenres amérindiens, pointe la question de leur sexualité : ces hommes travestis sont-ils sodomites ? La réponse de Lafitau est complexe et ambiguë comme on pouvait lattendre dun observateur attentif et passionné des murs amérindiennes et de la diversité culturelle. Sous sa plume, les pratiques sodomites sont tout à la fois réelles et fantasmées et leur condamnation, certes non négociable, offre des expressions contradictoires et gênantes : lappréciation autochtone reste ambivalente associant considération et mépris ou bien se donnant comme une réaction à la condamnation européenne, elle-même parfois excessivement et injustement violente. Au bout du compte, il évite une prise de position qui pourrait le mettre en porte-à-faux tout en soulignant, de manière pertinente, limportance de la question de la sexualité dans la compréhension européenne de la transgenrité amérindienne. Une lecture sexuelle de la transgenrité illinoise va en effet progressivement simposer et supplanter la piste religieuse comme on peut le voir dans le texte dun autre jésuite, Pierre François-Xavier de Charlevoix :[12]
On a prétendu que cet usage venoit de je ne sçai quel principe de religion, mais cette religion avoit comme bien dautres, pris sa naissance dans la dépravation du cur, ou si lusage, dont nous parlons, avoit commencé par lesprit, il a fini par la chair : ces efféminés ne se marient point, & sabandonnent aux plus infâmes passions ; aussi sont ils souverainement méprisés. (Lettre de Juillet 1721, Charlevoix 1744: 4-5)
Ici la transgenrité nest plus une absurde superstition sauvage mais se donne comme la dernière des perversions : linvention de la figure du berdache est en cours.
La constitution du berdache : des Illinois et de leur malheureux penchant pour la sodomie
Si la sexualité des transgenres illinois, on la vu, est quasiment absente de la description de Marquette qui évoque simplement le célibat des ikoneta, elle va prendre une place grandissante dans les descriptions ultérieures.[13] Louis Hennepin, dans un texte daté de 1697, offre une nouvelle description et surtout une autre explication de la transgenrité illinoise :[14]
Ils sont impudiques jusquà tomber dans le péché qui est contre nature. Ils ont des garçons, à qui ils donnent léquipage de filles, par ce quils les emploient à cet abominable usage. Ce garçons ne soccupent quaux ouvrages des femmes, & ne se meslent ni de la Chasse ni de la guerre. (Hennepin 1697 : 219-220)
Jean-François Buisson de St. Cosme, un jésuite de la mission du Mississipi mentionne également le péché contre-nature :
Nous vimes dans le village de Kappa un de ses malheureux qui shabillant des leur jeunesse en fille servent au plus honteux de tous les vices mais cet infame nétoit point de leur nation [Acanseas] il étoit Illinois parmy lesquels cela est tout commun. (St. Cosme 1861 [1700] : 42-43)
La description de Charlevoix, on la dit, inscrit elle aussi la transgenrité dans le registre des vices, puisque cest sous cet intitulé quest livrée une description des ikoneta dans une lettre datée de 1721:
Dans les pays méridionnaux ils gardent peu de mesures sur larticle des femmes, qui de leur côté sont fort lascives. Cest de là quest venuë la corruption des murs, qui depuis quelques années a infecté les nations septentrionnales. Les Iroquois en particulier étoient assez chastes avant quils eussent commerce avec les Illinois, & dautres peuples voisins de la Louysiane : ils nont gagné à les fréquenter, que de leur être devenu semblables. Il est vrai que la molesse & la lubricité étoient portées dans ces quartiers-là, aux plus grands excès. On y voyoit des hommes, qui navoient point de honte dy prendre lhabillement des femmes, & de sassujettir à toutes les occupations propres du sexe, doù sensuivoit une corruption qui ne se peut exprimer. (Lettre de Juillet 1721, Charlevoix 1744 : 44-45)
Pierre Deliette, qui a séjourné chez les Illinois à la fin du 17ème siècle, affirme également clairement un lien entre péché de sodomie et transgenrité mais avec une hésitation quant au sens du mouvement qui mène de lun à lautre :
Le péché de sodomie règne plus chez eux que dans aucune nations, quoy quil y ayent 4 femmes contre un homme, il est vray que quoy que débauchées elles gardent quelque mesure, qui empeschent les jeunes gens dassouvir leurs passions autant quils le souhaitteroient. Il y a des hommes qui sont élevez pour cela dès leur enfance, quand on leur voit prendre souvent la pioche, le fuseau, la hache et ne point se servir darc ny de flèche, comme font tous les autres petits garçons, on leur met un morçeau de cuir ou déttoffe qui leur envelope depuis la ceinture jusquau genoux comme ont toutes les femmes, on leur laisse croistre les cheveux, quon attache par derrière et une petite peau quon leur met en bandoüillère qui est passée dessous un bras dun costé et noüé sur lépaule de lautre, ils sont piqués aux joues comme les femmes sur le sein et sur les bras, et en contre font laccent qui est différend de celuy des hommes, ils noublient rien pour ressembler aux femmes, il y a des hommes asses bruteaux pour en avoir avec eux, sur le méme pied, les femmes et filles qui se prostituent a ce malheureux sont des débordées. (Deliette 1934 [1704] : 329)
Pour Deliette donc, si les berdaches montrent une inclination précoce pour le genre féminin en même temps quils sont élevés pour servir de partenaires sexuels aux autres hommes, on découvre aussi finalement que leur sexualité ne se limite pas aux relations avec ces derniers : les femmes les fréquentent également. Chez De Lahontan, le lien avec les pratiques sodomites nest opéré que par la juxtaposition des phrases qui pourraient tracer aussi bien le portrait dindividus différents. Le travestissement et ladoption des activités féminines ne sont pas non plus clairement mentionnés.[15] Enfin Henri de Tonti remarque que les Illinois
[ ] sont fort ardents pour les femmes, & encore plus pour les garçons, aussi deviennent-ils tous presque effeminez par leur trop grande mollesse, & par leur abandonnement au plaisir, soit que ce soit le vice du climat, soit que ce soit un effet de leur imagination pervertie. (De Tonti 1697 : 58-59)
Mais si la métamorphose des hommes en femmes est bien associée, pour lui, à cette sexualité débauchée , cest dune toute autre façon :
Ce quil y a de merveilleux en ceci, cest que malgré ce malheureux penchant quils ont pour ce vice infame, ils se font de très severes loix pour le punir : dès quun garçon est prostitué, il est dégradé de sa qualité dhomme, on lui défend den porter lhabit & le nom, den faire la moindre fonction ; la chasse même lui est defenduë, on le renferme dans le rang & dans loccupation des femmes ; celles-ci le haïssent autant que les hommes le méprisent, si bien que ces malheureux se voïent en même temps le rebut et lopprobre de lun & lautre sexe. (De Tonti 1697 : 59)
Pour De Tonti donc, la transgenrité est très nettement une sanction réservée à ceux qui se livrent au vice infâme . La berdachité nest plus un choix ou une inclination de lindividu pour le genre féminin, elle est avant tout une exclusion du genre masculin : on défend à ce genre de garçons de se comporter en homme et on les assigne aux comportements féminins comme on les assignerait à résidence.[16]
Ce qui se déroule dans ces textes est fondamental pour la compréhension des transgenres amérindiens. Cest ici, en quelque sorte, que les ikoneta deviennent des bardaches, terme péjoratif qui désigne en français de lépoque les jeune[s] garçon[s] dont on abuse honteusement (Richelet 1680 : 65). Ce terme qui a été, en effet, appliqué par les voyageurs français aux transgenres illinois est à lorigine du terme générique berdache utilisé pour définir spécifiquement lensemble des transgenres amérindiens.[17] Si les textes évoqués ici nutilisent pas, à lexception de celui de Deliette,[18] le sans doute trop péjoratif bardache, on comprend bien que les descriptions quils nous proposent du devenir transgenre servent bien à la métamorphose de likoneta en bardache, cest-à-dire à la conjugaison entre transgenrité et sexualité hors norme . Essayons donc de comprendre comment celle-ci sopère : quelles sont les raisons qui peuvent rendre compte de la reconnaissance des ikoneta comme bardaches ?
On pourrait penser, au premier abord, quils sont reconnus tels en raison de leur pratique homoérotique, mais cette dimension, sans doute réelle, de leur pratique sexuelle est loin de rendre compte, à elle seule, de cette qualification. Tout dabord les textes ne limitent pas le péché infâme aux seuls ikoneta. On voit bien, au contraire, que cest, à chaque fois, lensemble de la population masculine qui est concernée par cette accusation et que celle-ci figure, en outre, dans une évocation plus générale de la transgression sexuelle. Les amérindiens et particulièrement les Illinois, ont, selon nos auteurs, une sexualité quelque peu débridée qui les conduit couramment à ladultère et à la sodomie. Une telle accusation de sodomie figure dans le discours occidental sur lautre bien avant la découverte de lAmérique[19] mais elle trouve là un support particulièrement efficient, notamment en Amérique latine où elle sert le projet colonial européen.[20] Si cette accusation de sodomie appartient à une réthorique coloniale bien répertoriée, reste que dans les textes cités, une différence est opérée par les auteurs entre travestissement et sodomie : selon eux, tous les sodomites ne se prêtent pas à la métamorphose du genre, seuls certains sy soumettent ou sy inscrivent. Les comportements des ikoneta doivent être spécifiés car ils débordent laccusation traditionnelle de barbarisme sodomite.
Cette spécificité pourrait tenir à une sorte dexclusivité dans le choix des partenaires sexuels : parmi les libertins illinois aux pratiques largement bisexuelles , seuls ceux qui sont portés exclusivement vers des partenaires masculins seraient reconnus comme bardaches. Cependant, si lon en croit Deliette, les ikoneta nont pas une pratique exclusivement homoérotique : leur désir les conduit aussi vers les femmes, ce qui ne semble dailleurs pas les racheter aux yeux de notre explorateur. Si une association est faite entre transgenre et pratique contre-nature ce nest donc pas en raison dun choix particulier de partenaire sexuel comme nous serions tentés de le croire étant donnés nos catégories usuelles dhomosexualité et dhétérosexualité. Une autre explication de cette association étroite entre transgenrité et sodomie pourrait tenir, non plus à la pratique amérindienne, mais à lexpérience européenne : dans lAncien Monde , les sodomites seraient invariablement travestis ou efféminés. Mais là encore si les moeurs françaises de lépoque offrent de nombreux exemples dassociation entre travestissement et transgression sexuelle , il ny a pas, pour autant, dassimilation systématique entre pratique homoérotique et travestissement. Il y a, certes, des moralistes pour relier le travestissement des hommes aux pratiques infâmes . Mais il y a aussi des témoignages, tel celui de labbé de Choisy, qui montre que le libertinage se divertit dun travestissement complexe à orientation hétéroérotique: lamant se présentant dans des vêtements féminins quand sa partenaire endosse ceux propres aux hommes. Il existe également une littérature importante dans laquelle le travestissement est utilisé dans le jeu de séduction mais où, grâce au retournement de situation, il ne franchit pas les frontières de la sexualité (Steinberg 2001). Sil est ainsi avéré que travestissement et débauche sexuelle cheminent parfois de conserve, lexpérience ordinaire ne voit pas là une liaison stable : on sait que linconduite sexuelle sexprime bien en dehors de toute mascarade vestimentaire, de même que le travestissement saffranchit assez souvent de la sexualité homoérotique et même de la sexualité en général. Comme le rappelle Steinberg, pour lépoque moderne, il ny a aucun lien simple et ce, chez les hommes comme chez les femmes, entre le travestissement et la (ou les) transgression(s) sexuelles(s) (2001 : 124). Autrement dit, la réalité américaine confronte les voyageurs français à une situation bien semblable à celle quils connaissent : ici et là-bas, tous les sodomites ne sont pas travestis ni tous les travestis sodomites .
Le travestissement nest pas le seul mentionné, dans les textes cités, la dimension plus floue de lefféminement est également présente mais dans une acception très différente de la nôtre que le texte de De Tonti permet dapercevoir. Son récit rend, en effet, plus explicite les rapports complexes et divers qui lient alors effémination et sexualité. Pour De Tonti, les Illinois ne sefféminent pas parce quils se livrent à des relations homoérotiques comme un lecteur contemporain serait tenté de le penser. De Tonti distingue deux choses : dune part l efféminement et dautre part la berdachité . Pour lui, cest autant la fréquentation assidue des femmes que des garçons qui amènent les hommes à la mollesse féminine. En fait, les jeunes garçons sont proches des femmes en ce quils sont encore marqués par une enfance quon rapproche, alors, de la féminité : les petits enfants, tout comme les femmes, sont des êtres imparfaits. Leur devenir cependant les distingue : en grandissant, les garçons se perfectionnent tandis que les filles restent toujours limitées en raison de leur déficience initiale (Steinberg 2001 : 105-109). Si les Illinois samollissent et sefféminent cest donc parce quils se montrent attirés, de manière générale, par les êtres féminins . Cette effémination, certes dommageable, nest cependant pas véritablement condamnable comme lest, pour De Tonti, le comportement des ikoneta.
Il semble en fait que pour comprendre la reconnaissance des ikoneta comme bardaches, il faut examiner de plus près, les comportements sexuels quon tient alors pour transgressifs. À cette époque les pratiques contre-nature ne désignent pas simplement, en effet, les comportements homoérotiques. La transgression sexuelle renvoie à trois types dopposition : légitime / adultère, fécondité / infécondité, activité / passivité. Les relations sexuelles entre hommes contreviennent diversement à cet ordonnancement : elles sont fondamentalement infécondes, éventuellement adultères si lun au moins des partenaires est marié, mais pas nécessairement transgressives du point de vue des rôles sexuels assumés. Les hommes qui ont des relations avec dautres hommes sont, en effet, distingués selon la manière dont ils prennent part à la relation sexuelle : ceux qui sont présumés actifs sont nommés bougres quand ceux qui endossent ce quon pense comme le rôle passif sont dits bardaches (Courouve 1985: 59-65, 70-78). Dans les définitions de ce dernier terme, cette passivité sexuelle est en outre associée à la jeunesse de lindividu et, plus ou moins explicitement, à son infériorité sociale et / ou économique. Cette catégorisation, on le voit, ne renvoie pas explicitement au travestissement ni à une mise en acte des rôles sociaux féminins mais elle sinscrit en revanche dans une hiérarchisation des rôles sexuels qui recoupe la hiérarchisation des genres puisque la passivité et lactivité sexuelles sont respectivement conçues comme féminine et masculine. Cest sans doute en cela que likoneta illinois devient semblable au bardache français pour ceux qui le rencontrent. Au-delà dun engagement dans des relations homoérotiques qui ne les spécifie pas, ce qui les identifie, cest le fait quils transgressent les frontières des genres puisquils assument véritablement un rôle réservé aux femmes que ce soit socialement et / ou sexuellement. En outre, dans ces textes qui privilégient une lecture sexuelle de la transgenrité amérindienne, les ikoneta sont décrits comme appartenant à une classe inférieure : ils ne sont plus des hommes qui choisissent par superstition ou extravagance un statut particulier valorisé mais des garçons méprisés et exploités à linstar des bardaches.[21] Cette transgression de la hiérarchie des genres est donc bien ce qui les rapproche définitivement, bien plus que lhomoérotisme dont on a vu quil était en Europe et en Amérique plus extensif, ou que le travestissement et lefféminement qui ne leur sont pas non plus spécifiques.
Ainsi, les transgenres amérindiens sont reconnus comme bardaches moins parce que les voyageurs européens se focalisent sur leur pratique sodomite que parce quils reconnaissent dans les manières dêtre, finalement différentes, des ikoneta et des jeunes sodomites européens une même charge transgressive. Autrement dit, ce que les voyageurs voient cest une version renversante de la hiérarchie des genres et non pas une forme alternative du système des genres. Le problème posé par les transgenres ne tient pas tant au fait que la conception européenne bi-partite des genres est confrontée, à travers eux, à une conception tripartite inédite et incompréhensible. Ce qui est problématique ici, cest que cette conception des genres saffronte à limpensable : la violation de lordre des genres inscrit dans la cosmologie générale. En se comportant sexuellement et socialement comme des femmes, les ikoneta vivent en dessous de leur condition et menacent directement lordre social. On va voir dailleurs que lorsque ce renversement nest pas patent, le problème du troisième genre nen est pas un pour les voyageurs français. Pour cela, il nous faut quitter, pour un temps, le pays illinois pour nous intéresser à la Floride.
La découverte des hermaphrodites de Floride : une curiosité digne dêtre rapportée
Dans un certain nombre de textes dexplorateurs de lépoque, comme la souligné Will Roscoe, le terme hermaphrodite côtoie assez fréquemment celui de sodomite . Mais cette juxtaposition est tardive dans la rencontre entre Français et berdaches : les transgenres ont dabord été vus, par les premiers Français, uniquement comme des hermaphrodites. Contrairement à leurs successeurs, les Français qui débarquent en Floride[22] dans les années 1560 ne voient pas dhommes efféminés mariés à dautres hommes. René de Laudonnière et Jacques Le Moyne de Morgues rencontrent, en revanche, quantité dhermaphrodites durant leur séjour : Il y a dans tout ce pays beaucoup dhermaphrodites, qui se donnent la plus grande peine et portent les victuailles quand ils vont à la guerre , écrit Laudonnière qui mentionne, en outre, plusieurs rencontres avec ces derniers que lon peut apparemment confondre avec des femmes : Nous rencontrâmes une femme indienne de grande stature qui était aussi un hermaphrodite, qui vînt à notre rencontre avec un grand récipient plein deau claire avec laquelle elle nous rafraîchit grandement (Laudonnière 1889 [1586]: 414). Son compagnon de voyage qui réalisera, par la suite, un portrait de ces hermaphrodites note quant à lui:
Les hermaphrodites, un mélange des deux sexes, sont fréquents ici, et les indiens les utilisent à la place des bêtes pour porter les charges car ils sont robustes et forts, bien quils soient odieux aux indiens eux-mêmes. Quand un indien meurt de blessure ou de maladie, deux hermaphrodites [ ] [soccupent des soins au mort et de son enterrement]. Les personnes affectées par des maladies contagieuses sont aussi portées sur le dos par des hermaphrodites en des lieux convenus où on leur donne le nécessaire et où lon prend soin deux jusquà ce quils aient retrouvé la santé. (Le Moyne de Morgues 1990: pl. XVII)
Dans ces récits, ce qui caractérise les hermaphrodites et les distingue des autres, cest avant tout leur position sociale servile. Les auteurs insistent sur leur statut social prenant soin de décrire attentivement les tâches et les devoirs qui y sont associés. Comparativement au texte de Marquette qui nutilisait aucun terme spécifique pour désigner les transgenres illinois, lusage du terme hermaphrodite est ici référé à lexistence dune troisième classe sexuée distincte de celles des hommes et des femmes. Eu égard au système de genre européen, on pourrait donc sattendre à ce que nos explorateurs soient, ici aussi, décontenancés par la constitution de cette classe sexuée alternative voire indignés par linfériorité statutaire des hermaphrodites. Pourtant leur relation nest guère désapprobatrice, elle serait même presque admirative compte tenu du rôle utilitaire de ces êtres ambigus. Pour saisir cette relative bienveillance, il faut remarquer, en premier lieu, que nos explorateurs semblent en terrain familier quant à la compréhension du genre : il leur semble quen Amérique aussi les genres, même en surnombre, sont des catégories sociologiques qui classent et hiérarchisent les individus. Autrement dit, comme sur le vieux continent, le problème posé par les hermaphrodites nest pas un problème de sexe mais de genre . En Europe, lambiguïté des hermaphrodites pose bien évidemment question : là, comme ailleurs, il convient de savoir comment il est possible de les considérer. Afin de statuer sur leur sort, la médecine légale sintéresse à leur corps, mais cette investigation na pas pour objectif de découvrir leur vrai sexe , elle sattache plutôt à savoir vers quel genre larchitecture de leur corps les inclin[e] le plus volontiers (Laqueur 1992 : 153). Limportant est, en effet, de préserver les catégories de genre et donc de déterminer dans quelle mesure ces individus et leurs organes sont aptes à tenir les rôles de genre propres aux hommes ou aux femmes notamment dans lordre de la sexualité. Il est essentiel, en effet, que nul ne vive en-dessous ou au-dessus de sa condition, cest-à-dire que chacun soit à la place qui lui revient légitimement. La solution européenne au problème hermaphrodite se différencie donc de la solution américaine en sorientant vers un reclassement (lhermaphrodite est considéré comme homme ou comme femme) plutôt que vers la création dune classe spécifique (comme le rapporte les auteurs). Mais si la manière amérindienne de classer les androgynes est inédite pour nos explorateurs (et donc digne dêtre rapportée), elle ne se distingue pas fondamentalement du reclassement européen : il sagit bien, dans les deux cas, de définir le statut de genre des androgynes. En outre, la classification amérindienne, en infériorisant très radicalement les hermaphrodites, semble se montrer aussi sourcilleuse que leuropéenne quant à la hiérarchie des genres. Autrement dit, la reconnaissance dune classification tripartite des genres serait moins dérangeante pour nos explorateurs quon aurait pu le penser : dans la mesure où elle ne renverse pas lordre sexué, elle semble compréhensible voire même acceptable. Parce que les hermaphrodites de Floride, contrairement aux ikoneta illinois, sont politiquement et socialement insignifiants, leur existence ne met pas en danger les conceptions européennes.
Hermaphrodites et sodomites : de lidentité des berdaches
Cet usage premier et isolé du terme hermaphrodite par Laudonnière et Le Moyne de Morgues se distingue de ceux qui seront faits plus tardivement. En effet, dans les textes postérieurs qui décrivent les Illinois, le terme hermaphrodite côtoie le plus souvent le terme sodomite. Cette nouvelle présence peut sexpliquer en partie par un souci de référence aux écrits des découvreurs de la Floride. La mention des hermaphrodites apparaît, en effet, essentiellement sous une forme stéréotypée (qui insiste sur labondance de ces êtres), et semble, en outre, assez souvent surajoutée à la description[23] si bien quon peut voir là un jeu dintertextualité : les auteurs essaient dajuster leur description concernant les Illinois à ce que dautres ont vu en Amérique en dautres temps et en dautres lieux. Il nest dailleurs peut-être pas étonnant de constater que les textes où les hermaphrodites sont présents sont également ceux qui sont considérés comme plus ou moins apocryphes par les historiens : De Tonti, qui a bien résidé en pays Illinois aux côtés de De La Salle, na pas reconnu, par la suite, le texte qui lui est attribué et qui aurait été rédigé à partir de lun de ses mémoires. Hennepin est considéré, par ses contemporains même, comme un quasi affabulateur : on sait du moins quil sest attribué des exploits quil na pas réalisés (Hauser pense que son texte de 1697, dans lequel figure la mention des hermaphrodites, est issu dun manuscrit dun autre franciscain, Zénobius Membré ; cf. Hauser 1990 : 60, note 5). Enfin, il nest pas sûr que Lahontan ait visité le pays illinois, ce que pourrait suggérer sa description un peu hétéroclite.
Parfois, cependant, lusage du terme hermaphrodite nous amène au-delà de cet aspect purement référentiel, et notamment vers une nouvelle dimension de la conception européenne de la transgenrité amérindienne. Il semble, en effet, quon puisse lire en germe, dans certains textes du 18ème siècle, une conception identitaire plus que statutaire de cette infâmie . Un passage des Voyages de François Coréal aux Indes occidentales est intéressant à cet égard : son auteur, obligé de synthétiser les descriptions de ses prédécesseurs, sinterroge sur ladéquation du terme hermaphrodite.[24] Sa relation sur les transgenres mêle, comme dautres, des informations en provenance de plusieurs des textes rencontrés ici :
Les hommes sont fort enclins à la sodomie ; mais les garçons qui sabandonnent ainsi sont exclus de la société des hommes, & envoiés à celles des femmes, comme étant effeminés. Ils y sont confondus parmi les Hermaphrodites, quon dit se trouver en quantité chez les Floridiens. Je crois que ces Hermaphrodites ne sont autres que des garçons effeminés, qui en un sens sont de veritables Hermaphrodites. Quoiquil en soit, on les emploie tous à divers ouvrages de femmes, à des fonctions serviles & à porter les munitions de bouche & les provisions de guerre. Ils sont aussi distingués des hommes & des femmes par la couleur des plumes quils se mettent sur la tête, & par le mépris quon fait deux. (Coréal 1722 : 29)
Ce texte est fascinant par sa tentative de rendre en un ensemble cohérent une foule dinformations de provenances diverses et surtout assez souvent contradictoires. Il doit ainsi affronter ce que les autres auteurs laissent en suspens : quel lien établir entre hermaphrodites et garçons sodomites ? Son interprétation est intéressante en ce que, successivement, elle les distingue en les associant (les garçons efféminés sont confondus parmi les hermaphrodites), les assimile (ils ne sont autres que) et finalement les identifie par un recours au qualificatif véritable . Contrairement à ce que nous avons vu chez Laudonnière et Le Moyne de Morgue, lusage que fait Coréal de la catégorie hermaphrodite est ici moins un usage sociologique quontologique. Ce terme ne lui sert pas à désigner / décrire des individus appartenant à une classe particulière, bien au contraire, cette notion lentraîne dans une discussion sur lidentité des transgenres. Le terme hermaphrodite lui sert à répondre à une question identitaire : quelle sorte dêtres sont ces gens ? La réponse de Coréal est complexe et difficile à saisir mais on peut peut-être y voir lémergence dune affirmation de la nature particulière des transgenres. Dire in fine, comme il le fait, que ces garçons sodomites sont véritablement des androgynes, nest-ce pas dire quils ont une nature différente de celles des hommes et des femmes et non pas seulement un statut différent ? Pour Coréal, les berdaches seraient des êtres singuliers et leurs comportements seraient à relier à cette configuration identitaire spécifique.
Cette compréhension nouvelle des berdaches qui paraît émerger chez Coréal est sans doute plus évidente à saisir dans un texte de Cornelius de Pauw de 1770. Ce dernier, qui nest pas un voyageur, sinterroge, en effet, sur lexistence des hermaphrodites de Floride à une époque où le modèle unisexe tend à être supplanté par un modèle à deux sexes incommensurables. A la fin du 18ème siècle saffirme, en effet, une conception ontologique de la différenciation des sexes qui se donne à voir, selon Laqueur, dans la manière dont les organes sont vus et conçus. Dans le modèle téléologique mâle, les organes sont semblables mais différemment disposés et inégalement parfaits, et fonctionnent essentiellement comme des signes du statut sexué des personnes. Dans le nouveau modèle, le sexe est ontologique avant dêtre social et les organes deviennent des preuves de la nature spécifique des individus. En conséquence, la manière de concevoir et de traiter les hermaphrodites se modifie dun modèle à lautre. Dans le premier cas, les organes servent à décider de lappartenance légitime de lindividu à lune des deux catégories de genre ; dans le second ils doivent dire quel est le sexe véritable de la personne. En outre, les organes masculins et féminins étant désormais incommensurables, landrogynie est de plus en plus conçue comme une impossibilité. Au 18ème siècle, la plupart des auteurs considèrent ainsi que les hermaphrodites nexistent pas ; ce sont simplement des hommes ou des femmes ayant une conformation physique anormale, quon a pris pour androgynes par méconnaissance et erreur de jugement. Cest dans ce contexte que De Pauw tente, lui aussi, de répondre à la question qui traverse le texte de Coréal : qui sont ces êtres-efféminés-sodomites-hermaphrodites ?
De Pauw examine successivement les différentes interprétations de nos voyageurs. Il rejette dabord linterprétation sodomite des jésuites, car sil ne doute pas de la corruption du goût et de linstinct des Américains, cette débauche probable ne lui semble pouvoir sassocier ni logiquement avec la servilité,[25] ni nécessairement avec le rôle de genre féminin :
[ ] il serait contradictoire de maltraiter si injurieusement ceux qui auraient tant de droit à la reconnaissance : car enfin tous les hommes vicieux ne sont pas des hommes ingrats. On ne comprend pas dailleurs pourquoi des sauvages, adonnés à de telles débauches, seraient obligés de prendre des accoûtrements de femmes. (De Pauw 1770 : 102)
Il balaye également les affirmations de ceux qui ne voient là que des hommes travestis : il met en cause, dune part, leur expertise médicale on pourrait demander à un voyageur qui parle si pertinemment, sil a eu assez de crédit, ou dautorité pour se faire montrer les parties sexuelles de ces êtres incertains, & si avec cela les connaissances anatomiques ne lui ont pas manqué pour juger du degré de leur hermaphroditisme ? (1770 : 103) , et dautre part, il souligne limpossibilité, pour des hommes normaux, à déroger volontairement à leur statut et à leurs prérogatives :
[lauteur] aurait du dire pourquoi on voit entre les indigènes de la Louisiane, des hommes qui nés aussi libres que leurs compatriotes, consentent néanmoins à passer, toute leur vie, pour femmes & qui sacquitent volontairement des devoirs réservés au dernier des esclaves. (De Pauw 1770 : 103)
La réponse quil propose associe étroitement le consentement à la féminité et à la servilité aux particularités biologiques de ces êtres. En se basant sur un récit qui affirme que les femmes de Floride se font toutes circoncire, il suppose que lexcroissance du clitoris est chose commune en Amérique et que les transgenres sont des femmes en qui ce défaut ne se corrigeait pas (1770 : 105) ; femmes que pour cette raison on condamnait à une servitude perpétuelle les considérant comme des individus dune nature inférieure & dune race abatardie (1770 : 105). Lexplication fournie par De Pauw montre bien le renversement qui sopère au 18ème siècle : dans cet organe saillant des transgenres, il ne voit pas un organe architecturalement proche dun pénis (ce qui dans une logique ancienne amènerait une discussion sur la possibilité de classer son possesseur dans le genre masculin) ; il naperçoit quun clitoris anormal, cest-à-dire un organe spécifiquement féminin mais monstrueux. La nature féminine des transgenres nest donc pas discutable et leur infériorisation sociale semble logique au regard de leur difformité constitutionnelle. Autrement dit, pour De Pauw il ny a quune seule explication rationnelle à leur infériorité et elle tient à leur nature biologique défaillante.
Cette vision ontologique des sexes nest certes pas si flagrante dans les textes des voyageurs de la première moitié du 18ème siècle, mais on peut se demander si elle ny est tout de même pas balbutiante dans la mesure où leur usage du terme hermaphrodite invite, comme chez Coréal, à une interrogation sur lidentité des transgenres. Dans la plupart des textes qui mentionnent si anachroniquement lexistence dhermaphrodites au milieu dune description des garçons sodomites , il nest pas invraisemblable de penser que cette intrusion ait, entre autres fonctions, dasseoir lidée dune personnalité originale : évoquer les hermaphrodites au moment où lon est en train de constituer la figure du berdache , ce peut être confirmer leur spécificité. Si tout un chacun peut devenir efféminé (trop grande proximité avec les êtres féminins) ou sodomite (abandon coupable au péché), tout le monde ne peut devenir berdache , ce sont là des êtres particuliers. La berdachité ne ressort pas de cette interprétation comme une configuration moins répréhensible, mais on sait du moins quelle nest ni commune ni ordinaire. Lutilisation conjointe de ces deux catégories est ainsi peut-être moins la marque de lhésitation des auteurs devant une figure qui nest pas répertoriée dans lexpérience européenne quune manière daffirmer quil y a là une transgression qui tient à des propriétés personnelles plus quà une dérive comportementale potentiellement attrayante. Le transgenre amérindien, parce quil défie lorthodoxie du genre, non seulement dans le cadre sexuel mais dans tous les contextes sociaux, en vient à mettre en porte-à-faux lidée selon laquelle la transgression sexuée et sexuelle est virtuellement laffaire de tous. En se donnant non seulement comme homologue authentifié du sodomite passif , mais surtout comme une figure spécifique voire typique, il tend à affirmer, ou du moins à suggérer, que cette transgression-là est caractéristique dune configuration identitaire particulière plus que dun comportement sacrilège. Si tout un chacun est susceptible de sabandonner, à loccasion, à de tels péchés , il faut être assurément dune autre trempe ou dune autre conformation pour pouvoir assumer une telle violation de manière aussi définitive que généralisée. Dune certaine façon, il est possible dinverser la proposition de Will Roscoe mentionnée en introduction : si les transgenres amérindiens ont été désignés comme des sodomites-hermaphrodites, ce nest pas parce que les Européens ne comprenaient pas ce quils voyaient, cest quils le comprenaient peut-être trop bien. Ils nhésitaient pas entre deux figures répertoriées en Europe pour qualifier une configuration étrange mais ils utilisaient ces deux figures pour spécifier et disqualifier ces êtres redoutablement transgressifs. Rencontrer des berdaches , cétait avoir sous les yeux la figure du trickster capable en une facétie et un tournemain de vous bouleverser tout un monde, tout un univers de sens et de pouvoir. Les berdaches étaient contre-nature moins parce quils contrevenaient à la bi-partition des genres ou encore à lhétérosexualité naturelle comme peuvent nous le faire penser les textes au premier abord, mais bien plus parce quils opéraient un retournement de prestige et de pouvoir culturellement inacceptable.
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Notes
[1] La pratique de la sodomie est lun des arguments avancés par Juan Ginés de Sepúlveda dans son traité des justes causes de la guerre contre les indiens (cf. Olivier 1990 : 22).
[2] Le terme berdache sest imposé pendant longtemps comme le terme générique permettant de désigner lensemble des transgenres dAmérique du Nord. Dans les dernières décennies du siècle dernier, il a été vivement critiqué par les militants transgenres amérindiens en raison de son étymologie (voir note 17) et a été perçu comme éminemment disqualifiant et inapproprié. Le terme two-spirit lui a alors été préféré et est désormais largement employé dans les travaux sur la question. Dans ce texte, jemploierai cependant le terme berdache dans la mesure où jessaie justement de saisir la manière dont les Européens en sont venus à comprendre les transgenres dAmérique comme tels. Mais je lutiliserai entre guillemets de façon à signaler quil doit être uniquement entendu au regard du contexte historique de son apparition. Quant au terme transgenre, il est désormais assez souvent utilisé comme un terme transculturel utile pour qualifier des personnes qui se définissent de manière non-ordinaire au regard des classes de genre habituelles. Cest dans cette acception que je lutiliserai ici.
[3] Will Roscoe est, à ma connaissance, le seul à noter que les auteurs français, à lexception de Deliette, nont pas utilisé le terme bardache dans leurs textes.
[4] Roscoe fait partie des auteurs qui utilisent cette notion pour qualifier les transgenres amérindiens. Pour une critique de lusage de cette notion en anthropologie, cf. Towle et Morgan (2006) ; Hérault (2007).
[5] Pour plus de cohérence, jai retenu, essentiellement ici, les textes des voyageurs français. La plupart concerne plus particulièrement les Illinois, une population algonquine qui occupait, au moment de larrivée des Français en 1673, létat actuel de lIllinois et une partie des états voisins du Wisconsin, de lIowa et du Missouri (Marquette et Joliet 1681 ; Hennepin 1683, 1697, 1698 ; De Tonti 1697 ; St. Cosme 1861 [1700] ; Deliette 1934 [1704] ; Lahontan 1704 ; Charlevoix 1744 ; Bossu 1768). Certains textes évoquent dautres populations et / ou réfèrent de manière plus générale aux berdaches présents dans les colonies françaises de lépoque (Laudonnière 1889 [1586] ; Le Moyne de Morgues 1990 ; Coréal 1722 ; Lafitau 1724).
[6] Le terme ikoneta est mentionné par Hauser (1990), mais ne figure pas dans Roscoe (1987). Aucun des textes mentionnés ici nindique de termes vernaculaires, à lexception du texte de Lahontan (1704) qui signale des femmes de chasse (ickoué ne kioussa), femmes dont la qualité de transgenres nest cependant pas très claire. Dans la suite du texte, jutiliserai le terme ikoneta pour référer à la conception autochtone quil est important de distinguer de la qualification européenne berdache dont jessaie ici de saisir les implications.
[7] Ce continuum des corps, essentiellement anatomique selon Laqueur, est pour dautres historiens plutôt humoral. Sylvie Steinberg, par exemple, souligne quà cette époque lanatomie nest probablement pas la manière la plus essentielle de définir la différence des sexes. Pour elle, lanatomie se trouvait intégrée dans une conception humorale du corps plus large et plus englobante où chaque sexe avait ses propres caractères moraux mais aussi physiques (taille, couleur de la peau et des cheveux, forme des membres, aspect des chairs, timbre de la voix, etc.). Quoiquil en soit, dans les deux cas, il sagit bien dune biologie qui mobilise des explications différentes des nôtres surtout en ce quelle fait découler les caractéristiques physiques qui distinguent hommes et femmes dune cosmologie plus générale.
[8] Tout comme Pierre Aymond Dumoret, ce gentilhomme français (1678-1725) qui tentera en vain de faire accepter son désir de vivre en femme. Cf. lanalyse de sa dramatique histoire par Sylvie Steinberg (2001 : 91-126).
[9] Callender et Kochems, qui tentent de caractériser les principaux traits de la transgenrité à partir dune compilation des sources historiques et ethnographiques relatives à lAmérique du Nord, retiennent la quête de vision comme lun des modes privilégiés daccès au statut de berdache . A propos des textes qui nous intéressent, ils pensent que la description de Marquette implique une telle vision même si elle ne la mentionne pas explicitement. De même, pour eux, le récit de Deliette qui névoque pas daspects surnaturels altère gravement la compréhension du rôle social du berdache (Callender et Kochems 1983: 451).
[10] Dans certaines populations les rôles de transgenre et de medicine person sont étroitement associés, dans dautres, ils ne le sont quéventuellement. Cf. Callender et Kochems (1983) ; Lang (1998) ; Williams (1986) ; ou encore Saladin dAnglure (1986), qui décrit cette association chez les Inuits et linterprète comme un révélateur de leur rôle doublement médiateur (ciel / terre, masculin / féminin).
[11] Le chapitre dans lequel figure la description du jeune berdache dans louvrage de Hennepin de 1698 a pour titre superstitions des sauvages et leur créances ridicules .
[12] Charlevoix fait deux séjours en Nouvelle France, le premier de 1705 à 1709 à Québec et le second de 1720 à 1722, durant lequel il voyage dans la région des grands lacs et descend le Mississipi.
[13] Pour lAmérique latine, il semble que cette lecture sexuelle de la transgenrité soit prépondérante dès le début de la conquête. Cest sans doute pourquoi R. Trexler (1995) privilégie une approche homosexualisante des berdaches . Mais celle-ci semble moins pertinente pour lAmérique du Nord dans la mesure où le comportement homosexuel apparaît comme une conséquence et non pas une cause du changement de genre. Cf. entre autres, Callender et Kochems (1983) ou Lang (1998).
[14] On remarquera dailleurs que, contrairement à ses autres textes, celui-ci ne se donne pas comme le témoignage dune rencontre personnelle.
[15] Cf. citation note 23.
[16] Un autre texte, plus tardif, celui de Jean-Bernard Bossu, fait de la berdachité une sanction autochtone. Mais contrairement à De Tonti, il ne sagit pas là de condamner un vice sexuel mais une désertion au combat. Le principe est cependant comparable au sens où les hommes qui dérogent, dans des actes où la virilité est hautement engagée, sont déchus de leur qualité et ravalés à la condition inférieure des femmes : Parmi les Sauvages [Illinois], ceux qui lâchent le pied, ou désertent dans une action où il sagit de lhonneur, et de la défense de la patrie, ne sont point punis ; mais ils sont regardés comme lopprobre du genre humain. Les autres leur reprochent toujours quils ne sont point des hommes ; mais des vieilles. Ils sont méprisés des femmes mêmes, et les filles les plus laides nen veulent point pour maris, et sil arrivait que quelquune en voulu épouser un, les parents sy opposeraient, dans la crainte davoir dans leur famille des hommes sans cur ; et inutiles à la patrie. Ces sortes de gens sont obligés de laisser croître leurs cheveux, et de porter un alkonan [en note : petite jupe dont se servent les femmes sauvages pour cacher leur nudité] comme les femmes (Bossu 1768 : 159-160).
[17] Ce terme nest pas propre au français mais se retrouve également dans les autres langues romanes avec le même sens. Il provient, via larabe, du persan bardeh utilisé pour désigner les esclaves et les prisonniers de guerre. Cette étymologie est connue depuis longtemps puisquon la rencontre dans une note des Jesuit relations en appendice dun texte de Marquette (Thwaites 1900). Elle est reprise ensuite par les différents auteurs qui sintéressent à la question à partir des années 1950 (Angelino et Shedd 1955; Callender et Kochems 1983; Jacobs, Wesley et Lang 1997; Lang 1998; Roscoe 1987; Williams 1986). Centrés sur limportation américaine du terme, la plupart cependant se montre peu sensible à son importation européenne. Or celle-ci est tout aussi symptomatique des conceptions européennes de la sexualité des autres que lest lapplication américaine. Bardeh est, en effet, neutre et désigne tous les prisonniers quils soient hommes ou femmes. En outre, en persan et en arabe, le terme ne comporte pas a priori de connotation sexuelle même si lon peut penser que les esclaves et prisonniers assuraient, éventuellement ou probablement, un service sexuel. Dans les langues européennes, en revanche, la connotation sexuelle est primordiale mais lidée dinfériorité sociale du bardache demeure cependant présente (soit du fait de son âge, de sa situation économique ou encore de son statut de prostitué). Létroite association dans les représentations européennes du Moyen Orient entre Islam, sodomie et violence semble avoir permis ce glissement sémantique. Cf., entre autres, Bleys (1995).
[18] Et encore bardache ne figure-t-il pas dans le cadre de sa description des ikoneta mais alors quil décrit un jeu de ballon des Illinois où lun deux sera blessé : «jen ay vû dans cet etat qui se croyoient morts, les joueurs passent dessus sans en faire estat. [ ] Jay vû un bardache qui estoit à lecart comme les femmes, pour renvoyer la boulle du costé de son partis, suposé quelle fust a luy, a qui on donna la de la boulle dans un il, qui sortit de la teste (Deliette 1934 [1704] : 343).
[19] Cf. notamment Bleys (1995) ; Boswell (1980).
[20] Cf., entre autres, Bleys (1995) ; Trexler (1995) ; Olivier (1990) ; Delon (1977).
[21] Will Roscoe (1998) a noté dans dautres textes cette tendance à décrire lexpérience berdache par des tournures passives qui la font apparaître comme quelque chose dessentiellement subi.
[22] Le terme Floride désigne à lépoque lensemble de la région sud-est de lAmérique du Nord ; cependant Laudonnière et Le Moyne de Morgues débarquent dans lactuelle Caroline du Sud. Cf., pour plus de précisions, Lhoumeau (2000).
[23] Ils sont fort ardents pour les femmes, & encore plus pour les garçons, aussi deviennent-ils tous presque effeminez par leur trop grande mollesse, & par leur abandonnement au plaisir, soit que ce soit le vice du climat, soit que ce soit un effet de leur imagination pervertie. On remarque parmi eux grand nombre dHermaphrodites. Ce quil y a de merveilleux en ceci, cest que malgré ce malheureux penchant quils ont pour ce vice infame, ils se font de très severes loix pour le punir. (De Tonti, 1697, 58-59, italiques ajoutés)
Les Hermaphrodites sont en grand nombre parmi eux. Ils ont ordinairement plusieurs femmes, & prennent souvent toutes les Surs, disans quelles saccordent mieux que des étrangères. Cependant ils sont si jaloux, quils leur coupent le nez sur le moindre soupçon. Ils sont impudiques jusquà tomber dans le péché qui est contre nature. (Hennepin 1697 : 219-220, italiques ajoutés)
Il y a des Sauvages qui observent le Celibat jusquà la mort, & qui ne vont jamais à la guerre, ni à la chasse, parce quils sont ou lunatiques, ou incommodez ; quoi quil en soit, on a pour eux autant de consideration que pour les plus sains & les plus braves du Païs, & si lon en fait quelques railleries, ce nest jamais en leur presence. Lon trouve parmi les Ilinois quantité dHermaphrodites ; ils portent lhabit de femme, mais ils font indifferemment usage des deux Sexes. Ces Ilinois ont un malheureux penchant pour la Sodomie, aussi bien que les autres Sauvages qui habitent aux environs du Fleuve de Missisipi. (Lahontan 1704 : 141-142, italiques ajoutés)
[24] Ce texte est vraisemblablement apocryphe. Il est dit être traduit de lespagnol alors quaucun original dans cette langue nest connu et lidentité même de lauteur est questionnée. Cest dailleurs en ce sens que sa tentative de synthèse est intéressante pour nous.
[25] Il suppose, comme la plupart des voyageurs ly invitent, que les hermaphrodites sont socialement infériorisés et méprisés.