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Etnográfica
versão impressa ISSN 0873-6561
Etnográfica vol.17 no.3 Lisboa out. 2013
Un art sonore situé : le sens et lespace
A situated sound art: meaning and space
Corsin Vogel*
*artiste/compositeur, Dole, France. E-mail: info@corsinvogel.com
RÉSUMÉ
Les installations sonores situées telles que je les conçois utilisent non seulement lacoustique du lieu, mais également le contenu sonore souvent très diversifié de lespace public, pour projeter lauditeur dans de nouveaux espaces perceptifs. Une composition sonore à partir de prises de son in situ et un système de diffusion adapté au lieu me permettent ainsi de travailler sur une démultiplication des espaces, en réactivant les représentations mentales des auditeurs. À partir de certaines de mes créations sonores récentes, je montrerai de quelle façon jutilise la signification des sons, la matérialisation dun corps sonore et la spatialisation du son pour construire chacune de ces uvres.
Mots-clé: art sonore, installation sonore, perception, sémantique, spatialisation
ABSTRACT
The sound installations I create take benefit from the acoustics of the place but also from the very rich sound content of the public space, in order to bring the listener into new perceptive spaces. A sound composition based on situated sound recordings and with an appropriate sound diffusion system enables us to work on the condensation of spatial complexity, by reactivating mental representations of the listeners. Illustrating my working progress with recent sound creations, I will show the way I use the meaning of sound, the materialization of a sound body and the spatialization of sound in order to build up these sonic works.
Keywords: sound art, sound installation, perception, semantics, spatialization
La reconnaissance et la localisation des sons constituent deux fonctions premières de la perception. En effet, identifier une source sonore, cest-à-dire lui donner du sens, et la positionner dans lespace, sont deux fonctions essentielles à la survie. Dans les temps anciens, il sagissait de se protéger des prédateurs ; aujourdhui, ce sont par exemple les véhicules motorisés qui représentent un danger pour le piéton ou le cycliste. Doù le besoin de signaux durgence univoques et facilement localisables. Mappuyant sur mes recherches en acoustique et en perception auditive, notamment dans le cadre dun doctorat sur la perception des signaux davertissement en contexte urbain, jai développé une approche artistique de ces deux fonctions essentielles de la perception auditive consistant à jouer avec la sémantique des sons et avec lillusion dune omniprésence, dune ubiquité des figures associées aux sons. Ces recherches et expérimentations autour de la perception du son comme un signal dune part, et autour du son comme un objet sémantique de notre environnement quotidien dautre part, mont amené à développer une démarche artistique intimement liée au lieu ou au contexte de production du son.
Ainsi, mes installations in situ explorent et expérimentent les formes sonores et acoustiques singulières dun lieu, dun contexte, dune temporalité particulière. Ces formes sonores, souvent considérées comme gênantes car quotidiennes et anecdotiques, sont pourtant dune grande richesse, tant du point de vue des sources que des ambiances, et elles peuvent être mises en valeur en les sortant de leur contexte dorigine afin de redonner de la musicalité aux sons du quotidien. Cette approche sinscrit donc dans le prolongement de la musique concrète et notamment du travail du compositeur Luc Ferrari (Caux 2009). Jenregistre des sons que je retravaille, détourne, déforme, recompose pour créer des objets sonores inédits qui révèlent la richesse, la complexité, le pouvoir dévocation et dinterprétation des formes et des textures sonores.
Dans la mise en espace de mes installations sonores, le lieu et son acoustique savèrent primordiaux, la technique de diffusion devant permettre au visiteur de se projeter dans de nouveaux espaces imaginaires, en mettant en évidence les propriétés acoustiques du lieu (comme dans certaines uvres de Janet Cardiff et George Bures Miller) ou, au contraire, en créant des espaces sonores radicalement différents de ceux attendus dans le lieu (comme par exemple dans certaines installations de Bill Fontana).
Par ailleurs, lorsquelles ne sont pas associées à un lieu, mes compositions sonores sont situées dans une forme sonore préexistante : enregistrement audio récent ou archive sonore, uvre littéraire, objet sonore abstrait ou naturaliste Cette forme constitue alors une contrainte de départ et un matériau souvent exclusif pour élaborer une réinterprétation de la forme sonore. La réinterprétation denregistrements sonores préexistants devient ainsi la base de mon schéma narratif et de mon écriture musicale électroacoustique ou mixte. Elle autorise une grande liberté de transformation, de malaxage de la forme sonore et constitue une démarche artistique inscrite plutôt dans une temporalité que dans une spatialité.
Jaborderai ici trois aspects qui me paraissent essentiels à la création sonore in situ : la sémantique des sons et leurs représentations mentales associées, la spatialisation du son dans sa dimension à la fois immersive et despace de projection, et enfin, la matérialité du corps sonore comme objet palpable ayant une épaisseur, disposé dans un espace dexposition interagissant avec lui.
La sémantique des sonsDepuis 1995, je travaille sur la perception du son et sur la puissance sémantique et plastique de la matière sonore. La sémantique tout dabord : une thèse de doctorat sur la perception auditive, plus précisément sur lidentification des signaux davertissement en contexte urbain (Vogel 1999), ma permis denvisager le son en donnant une place centrale à lauditeur et non à la source sonore, comme cela se fait en physique.[1] Les travaux sur la catégorisation prototypique (Rosch 1978) et sur la signification des sons (Dubois 1993, 1998 [1993]) mont permis dappréhender le lien entre les représentations dimensionnelles de la physique et la perception catégorielle étudiée en psychologie cognitive. En effet, le concept de catégorisation prototypique suppose que les traitements perceptifs relatifs à des stimuli aboutissent nécessairement à lélaboration de catégories. Deux principes fondamentaux régissent la formation des catégories : dune part, léconomie cognitive soutient le fait que lêtre humain cherche à obtenir un maximum dinformations de son environnement avec un minimum defforts cognitifs ; dautre part, la structure du monde perçu suppose lexistence de corrélats entre les propriétés des objets qui composent le monde physique, ce qui conduit à une réduction notable du nombre de caractéristiques nécessaires à lindividu pour comprendre le monde : on parle de propriétés pertinentes. A lintérieur de chaque catégorie existe une forme moyenne, le prototype, qui réunit les propriétés communes aux objets. Cette forme prototypique se définit par lintermédiaire de ses rapports de ressemblance et de dissemblance avec les autres objets du monde perçu et permet dintroduire la notion de typicalité dun objet, de par sa relation au prototype (Dubois 1993: 280-281). Le sens lié à un son donné sous-entend une identification de la source sonore, mais celle-ci peut se faire de différentes façons en fonction du contexte découte. Il y a alors ambiguïté didentification selon le contexte.
Mon travail sur la sémantique des sons consiste notamment à opérer des transformations sonores pour accéder à diverses représentations mentales auprès des auditeurs. La matière et les objets sonores tels quils ont été définis et composés par les fondateurs de la musique concrète, Pierre Schaeffer et Luc Ferrari notamment, en constituent la base. Ainsi, je me concentre en premier lieu sur le timbre sonore, la reconnaissance ou non des sources, leurs couleurs sonores et leurs évolutions narratives. Cette approche sarticule autour de la question du sens véhiculé, suggéré, par les sons, et en particulier, la recherche de cette limite perceptive entre lobjet sonore naturel (par exemple la voix parlée) et lobjet musical inouï (la même voix déformée au point dêtre perçue comme un nouveau son instrumental original). Certaines de mes compositions électroacoustiques sont réalisées à partir dun unique élément sonore enregistré dans un contexte spécifique donnant sens à luvre : un clic analogique et un clic numérique dans Rencontre du troisième Clic (2007), ou encore les dix mots de tonnerre de Finnegans Wake de James Joyce (1939) récités par Thomas Douglas dans Wylerhafen (2000). Dautres uvres mélangent des sonorités et une écriture instrumentale plus formelle avec des objets musicaux inouïs : la voix et la guitare dans Borgonovo via Paris (2007), ou bien le violoncelle dans Cheminements (2008).
Pour concevoir linstallation Lire Freud Ecouter Freud La voix de Sigmund Freud réinterprétée exposée à la Bibliothèque Sigmund Freud à Paris (2011), je me suis emparé dun matériau mythique : la voix de Sigmund Freud, dans un enregistrement réalisé par la BBC à Londres en 1938. Seul enregistrement connu de la voix de Freud, ce matériau brut possède à lui seul un pouvoir de fascination et dinterprétation que jai souhaité utiliser pour en proposer de nouvelles représentations soumises à la libre appropriation et interprétation de chaque visiteur.
Une première image, visuelle, de la voix de Sigmund Freud est présentée dans la vitrine de la bibliothèque (figure 1). Cette transcription sonagraphique[2] dun extrait de lenregistrement ( I succeeded in acquiring pupils and building up an international psycho-analytic association ) évoque la voix et la personne de Freud avec une matérialité, une physicalité dautant plus troublante quelle demeure en même temps abstraite, résistant à la lecture immédiate pour susciter linterprétation ou la contemplation.
Une autre image, sonore celle-là, de la voix de Sigmund Freud, est ensuite à découvrir dans lentrée de la bibliothèque. En respectant scrupuleusement la temporalité de la prosodie de Freud et en utilisant comme unique matériau sonore lintégralité de lenregistrement de la BBC, je propose, à partir du discours de Freud, une réflexion sur la notion dinterprétation. La voix de Freud, très distincte et présente au début, avec la sonorité de lenregistrement dépoque, glisse petit à petit vers une musicalité plus abstraite, tout dabord par une démultiplication et une aliénation de la voix et du langage. Puis, des transformations plus radicales viennent métamorphoser le discours en une suite dobjets sonores étranges, qui laissent libre cours au surgissement des images et des associations. Dans la dernière partie, la voix sest épurée jusquà ne plus devenir quun unique instrument dont la prosodie reste celle de Freud et dont la matérialité a donné naissance à une musique et à une poésie minimaliste.
Une autre installation, Voglio sentire le mie montagne (2011), présentée à Pontresina (Suisse) dans le cadre de lexposition dart contemporain Vias dArt Puntraschigna, fait référence à lEngadine du peintre Giovanni Segantini, aux environs de la ville et à lemplacement choisi pour linstallation devant lentrée de lhôtel Post. Ce lieu sert de point découte et de point de vue sur le Schafberg ( la montagne des moutons ) et la cabane où Segantini aurait prononcé, avant de mourir en 1899, son désormais célèbre vu : Voglio vedere le mie montagne . Lécriture au sol, de couleur jaune Poste , reprend la phrase de Segantini, mais dans laquelle vedere (voir) à été remplacé par sentire (entendre). Elle indique la direction exacte de la chamanna (cabane) Segantini sur le Schafberg (figure 2).
Depuis le point découte, auquel on accède en longeant linscription au sol, les montagnes environnant Pontresina deviennent tout à coup audibles : le Schafberg et les milliers de moutons qui y paissaient alors, ainsi que lenvironnement sonore de la ville. Les couleurs sonores de différentes saisons et différents lieux se mélangent. Les sons des cloches déglises se transforment en tintements de clochettes des moutons, les klaxons de voitures en bêlements, le clapotis de la fontaine en torrent alpin, etc. Les sons de lenvironnement urbain se projettent petit à petit au loin dans la montagne à moutons et dans des images idylliques de lenvironnement pastoral alpin.
Contrairement à certaines installations de lartiste américain Bill Fontana et à ses diffusions sonores transposées dans dautres lieux (Moore 2010), il ne sagit pas ici de diffuser des ambiances des pâturages alpins en temps réel dans la ville, mais plutôt de reconstituer une forme sonore qui évoque un passé acoustique et réactive les représentations en mémoire des visiteurs. En effet, les sources sonores présentées ont disparu du paysage local depuis plusieurs décennies.
La spatialisation du son / Limmersion sonoreLespace lié au son constitue un deuxième axe de réflexion de mon travail de création. Au cours de mon doctorat, une autre problématique expérimentale est apparue : celle de la diffusion déchantillons sonores urbains sur des haut-parleurs et dans un laboratoire. Lapproche choisie ne fut pas celle de la réalité virtuelle où lon essaie de sapprocher au maximum de la réalité physique du son et de sa propagation, mais celle de la validité écologique des sons (Gibson 1986 [1979]) pour laquelle on doit sassurer que les auditeurs réagissent comme si ils étaient en situation réelle. Gibson considère que la perception doit sétudier dans des conditions naturelles, écologiques, en accord avec nos mouvements dans notre environnement. Par ailleurs, il introduit le concept daffordance, qui correspond à une information potentiellement utile et pertinente pour agir. Ainsi, lindividu utilise un certain nombre de ces capacités pour les mettre en relation avec son environnement. Laccent est donc porté sur les descriptions de la structure des événements pertinents pour les auditeurs, doù émergent certaines propriétés perçues comme invariantes. Le concept de validité écologique nous apporte les moyens méthodologiques pour effectuer certaines abstractions du monde sensible sans pour autant altérer laccès aux représentations en mémoire des individus. Il sagit donc de faire fonctionner lillusion référentielle des auditeurs à laide des sons enregistrés, abstraits dun environnement multisensoriel, en donnant les informations nécessaires pour atteindre les mêmes représentations en mémoire que les auditeurs avaient établies lors dune perception directe, en situation. Sassurer de ladéquation entre la réaction des sujets en laboratoire et celle au quotidien consiste alors à tester lensemble de la chaîne sonore, de lenregistrement à la restitution. Le système le plus efficace sera celui qui permet aux individus de sintégrer dans la séquence sonore avec léquipement technique le plus léger possible. Il fera lobjet de tests découte pour valider expérimentalement les techniques de prise de son, ainsi que les configurations de diffusion sonore dans un espace découte donné.
Pour des ambiances sonores urbaines, immersives par essence, la spatialisation du son devient une thématique incontournable. Mais la notion dinstallation sonore, située dans une partie dun espace public, nécessite daborder la question de lintérieur et de lextérieur de linstallation. Si lintérieur fait référence à limmersion auditive, lextérieur met en avant le concept de corps sonore, dobjet sonore appréhendé comme un volume palpable qui évolue dans le temps. Jy reviendrai dans la dernière partie.
Je cherche, dans la mesure du possible, à restituer cette immersion sonore (ou enveloppement) dans mes créations. Plusieurs possibilités soffrent à nous : travailler sur la base dune diffusion multicanal (sur quatre ou six haut-parleurs, voire plus), profiter dun espace réverbérant ou aux propriétés acoustiques particulières, ou encore jouer avec la capacité dabstraction des auditeurs : plus un son a une sémantique associée forte, plus on se projette facilement dans ce son. Labsence visuelle des sources sonores confère à la spatialisation du son un effet de surprise, une attention particulière, là où le cinéma se heurte à des problèmes de cohérence avec limage (Bailblé 1998). Par ailleurs, larchitecture du lieu et son implantation dans lespace environnant prédéterminent le type de diffusion et la forme du corps sonore souhaités, tout en constituant des contraintes acoustiques qui permettent de réinterpréter le lieu et de lui donner des significations différentes.
Les expérimentations sur la validité écologique des sons mont amené à développer des systèmes de diffusion du son en multicanal, spécifiquement adapté au lieu. Ainsi, luvre monumentale Rouge Ruisseau (2008), pour laquelle il sagissait de sonoriser une rue sur une centaine de mètres, a nécessité 16 haut-parleurs répartis régulièrement de part et dautre de la rue, comme huit systèmes stéréophoniques dépendants les uns des autres (figure 3). Jai retenu ce système pour créer lillusion dune rivière sonore dévalant la rue et allant sengouffrer dans une librairie dans laquelle se tenaient au même moment des lectures de romans noirs. Les sons, issus en particulier de chants révolutionnaires de la Commune, défilent, telle une manifestation du souvenir dans cette rue où furent érigées les dernières barricades de la Commune et qui, bien plus tôt, accueillait un canal dapprovisionnement de Paris en eau potable. Lapproche est donc historique, sans enregistrements sonores et jai essayé dinciter les passants à se laisser entraîner par ce flot sonore délimité par larchitecture dune rue très enveloppante et chargée dhistoire, pour servir les lectures dextraits de romans noirs.
Linstallation Hors-Champs (2011) a été pensée pour une bergerie dans laquelle le son était diffusé : quatre enclos délimitant les espaces réservés à quatre troupeaux de moutons mont conduit à utiliser une quadriphonie installée dans la charpente, les haut-parleurs étant orientés vers lextérieur, vers les quatre enclos (figure 4). Lécoute se faisait donc en général indirectement, le son se réfléchissant sur les murs et le sol des quatre coins de la ferme, sauf à se positionner dans lun des quatre enclos à brebis. Un visiteur se trouvant au centre de la bergerie profitait ainsi dune quadriphonie avec des sources se déplaçant tout autour de lui, tandis quun auditeur excentré pouvait identifier quatre corps sonores associés aux quatre parties distinctes de la bergerie. Il sagissait de proposer une écoute décalée de lespace intérieur de la bergerie de Vernand : un hors-champ spatial, cinématographique, dans lequel on perçoit la présence des brebis pourtant visuellement absentes, et un hors-champ temporel, qui rappelle lambiance sonore de la bergerie durant les mois dhiver.
La matérialité du corps sonore
Dans son Traité des objets musicaux, Schaeffer (1966) définit lobjet sonore comme un élément sonore fini ayant un début et une fin, et de forme émergeant sur un fond . Cette définition peut être également associée à la notion plus générale dévénement sonore. Theile (1980) tente dêtre un peu plus précis en ajoutant à la structure de lévénement sonore, définie ci-dessus, un lieu et une source : cest la partie du son provenant dune source sonore unique et qui détermine ou influence les propriétés de lévénement auditif associé, à savoir un lieu et une structure . Mais lobjet sonore a également une matérialité, une masse, une épaisseur, un grain, une profondeur, un peu comme une photographie (Deshays 2004). Deshays précise que le son est linterprétant de limage filmique, mais que, placé aux côtés dun objet immobile ou dans un espace architectural donné, il en modifie la perception.
Cest le cas de linstallation Schamser Klangskulptur (2010, Zillis, Suisse) dont le système de diffusion est basé sur un hexagone régulier aux sommets duquel se trouvent six haut-parleurs (figure 5). Ce système hexaphonique est le premier dune série de pièces travaillées dans ce format. Il sagit pour moi de disposer dun système minimal permettant de restituer avec précision suffisante un espace sonore (en termes de localisation auditive écologique, qui autorise une illusion auditive cohérente pour le visiteur, et non de réalité virtuelle, qui cherche à être proche de la propagation physique du son). Au centre du cercle formé par ces six haut-parleurs, limmersion sonore permet à lauditeur de faire abstraction des murs, de se projeter à lextérieur du bâtiment et de goûter aux sonorités de toute la vallée de Schams. A lextérieur du cercle, cest un corps sonore qui se présente devant nous, palpable et invitant le spectateur à le pénétrer et à le traverser. Linstallation propose une approche anecdotique (selon le compositeur Luc Ferrari) de la vie dans la vallée de Schams. Des prises de son in situ alimentent une composition spatialisée dans laquelle lauditeur peut simmerger pour se projeter dans de nouveaux espaces imaginaires. Le lieu de diffusion est un espace confiné, petit, voûté et par conséquent à lacoustique très particulière. Lidée était donc de placer le visiteur au centre du système hexaphonique et de lui permettre dabattre les murs et de se projeter à lextérieur par simple immersion dans lespace sonore créé. Il peut ainsi promener son imaginaire dans toute la vallée et sur les alpages qui lentourent, malgré lobstruction visuelle des murs de la salle, et écouter le fauchage et le séchage de lherbe, la traite des vaches ou encore une déambulation dans la maison de retraite voisine. Luvre diffusée se mélange continuellement aux sources sonores qui passent (voitures, enfants ), que lon peut entendre par une petite fenêtre et qui modifient à chaque écoute notre perception de linstallation. Une incitation à réfléchir à lenvironnement sonore et aux activités de la vallée, en les écoutant autrement.
Une autre installation sonore, Wandelgang (2011), reprend cette idée dobjets sonores palpables, clairement localisables dans lespace (figure 6). Lutilisation dun haut-parleur ultra-directif mobile et fixé au plafond de la passerelle du Musée dArt des Grisons à Coire (Suisse) permet de projeter à même le sol de la passerelle le son de pas enregistrés préalablement. Telle une poursuite lumineuse dans un théâtre, une source sonore fantôme se promène sur le sol, comme si une personne invisible montait et descendait continûment cet espace qui se transforme en salle des pas perdus . Les pas diffusés ayant été enregistrés tantôt sur du gravier ou de lherbe, tantôt en extérieur avec des chaussures à talons ou en intérieur avec des chaussons, font référence à des représentations en mémoire partagées par la grande majorité des auditeurs. En traversant la passerelle, leur mémoire est réactivée et ils peuvent se surprendre à chercher une personne connue qui déambule à côté deux ou à se projeter dans un autre lieu, comme le jardin du musée et ses allées de gravillons que lon aperçoit depuis la passerelle.
Enfin, laspect palpable du son se découvre parfois de manière parfaitement inattendue, comme une révélation auditive. Jen ai fait lexpérience lors de mesures de bruit du Beluga, lavion-cargo A300-600ST dAirbus. Lors dun passage de lavion à basse altitude, moteurs coupés (le temps des mesures), on observait le stupéfiant passage silencieux de cet immense avion qui défie les lois de la pesanteur. Et tout à coup, quelques secondes après le survol de lavion, des spirales sonores se matérialisèrent dans lespace et se déplacèrent à toute allure tout autour de moi, tels de joyeux vifs et gros insectes. Si lexplication acoustique de vortex créés en bouts dailes est très plausible, la révélation auditive, elle, nen a pas été moins inouïe et poétique. Cest le genre dexpérience perceptive que je souhaite à chacune et à chacun, dans le silence dun espace presque vide ou dans le brouhaha incessant dune ville turbulente. Il suffit alors découter.
ConclusionCes quelques expériences personnelles sur la sémantique des sons, leur spatialité et leur plastique, sans oublier leurs évolutions et évanescence temporelles, mont permis de suggérer au public, par lintermédiaire dinstallations sonores in situ, des écoutes très diversifiées. Il sagit avant tout de donner à écouter autrement un quotidien où les sons, même les plus forts, sont souvent relégués sous une épaisse couche dindifférence, quand ils ne sont pas rejetés et stigmatisés par les extrémistes du silence. Proposer de nouvelles formes découte, réactiver des imaginaires propres à chacune et à chacun, laisser les auditeurs sapproprier les sons diffusés, laisser les écouteurs faire les tableaux,[3] tels sont les objectifs de cette démarche artistique. Les projets ne manquent pas pour développer ces aspects passionnants de lobjet sonore, objet à la fois sémantique, temporel et spatial. Jouer avec ces trois caractéristiques offre une liberté immense pour sculpter les sons et suggérer du sens afin daccéder auprès des auditeurs à une multitude de représentations en mémoire.
BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
[1] Thèse présenté au Laboratoire dAcoustique Musicale, Paris (Université Pierre et Marie Curie, CNRS, Ministère de la Culture), aujourdhui rebaptisé laboratoire Lutheries Acoustique Musique.
[2] Le sonagramme est une représentation tridimensionnelle (fréquence temps intensité) du son.
[3] En référence à Marcel Duchamp : Ce sont les regardeurs qui font les tableaux .