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Etnográfica
versão impressa ISSN 0873-6561
Etnográfica v.13 n.1 Lisboa maio 2009
Le peloton cycliste: de la métaphore sociale au bouillon de culture[1]
Xavier Garnotel *
Cet article présente dans un premier temps lenchâssement du sport cycliste dans les structures techniques et sociales des sociétés occidentales. Des notes ethnographiques décrivent ensuite la vie du peloton et les pratiques des coureurs. Ces descriptions illustrent des traits de culture inédits et parfois même en décalage avec les textes réglementaires. Lanalyse porte alors sur ladaptation des pratiquants vis-à-vis des propriétés de la pratique et de la construction de codes sociaux et dune culture technique spécifique.
Mots-clés: ethnologie, culture, sport, peloton, cyclisme, règlement.
The bunch of cyclists: from social metaphor to culture medium
This article presents at first the integration of cycling as a sport in the technical and social structures of Western societies. Ethnographical notes describe then the life of the cycling bunch and the practices of the riders. These descriptions illustrate an atypical culture which sometimes does not correspond to the statutory texts. The analysis is then focused on the riders adjustment to the characteristics of the practice and to the construction of social codes and a specific technical culture.
Keywords: ethnology, culture, sport, bunch, cycling, regulation.
LES VALEURS FONDATRICES DU CYCLISME "TRADITIONNEL"
Le sport cycliste a été structuré par les valeurs des sociétés occidentales. Tout comme les autres grands sports-spectacles, la course en peloton représente une métaphore des modèles organisationnels et des valeurs du monde contemporain où se structurent : trois principes opposés dont la conjonction forme [ ] le canevas dune vision contradictoire mais cohérente du monde : le mérite individuel (idéal mérito-démocratique), lorganisation et la solidarité collective dans la tâche (modèle industriel), et la place du hasard, de laléa et même de la duperie. En un même mouvement, le match de football, où se conjuguent le mérite individuel et collectif, la chance, la friponnerie, la décision opportune, exhibe ainsi les facteurs déterminants de la réussite dans le monde contemporain et, à travers ses propriétés incertaines, une palette dinterprétations acceptables de léchec. Il peut nourrir et réunir par là même une culture positive du succès prométhéen et une philosophie compréhensive de linfortune résignée (Bromberger 1995a: 203).
La course cycliste constitue également une métaphore du modèle méritocratique par son alternative essentielle : sortir du peloton ou lutter pour y rester. Elle représente aussi des valeurs industrielles modernes : surmonter les difficultés, encaisser des charges de travail dans la douleur et labnégation, souffrir en groupe, se glisser dans les bons coups, ruser, faire des alliances parfois fourbes, ne pas dévoiler son jeu, surprendre et affirmer son autorité ; traverser des moments deuphorie et de prestige : séchapper, se détacher et avoir les honneurs, la reconnaissance ; être dépassé, doublé, lâché, se retrouver seul au plus bas
La pratique cycliste sintègre également dans le mobilier technique des sociétés industrielles. Lévolution des systèmes techniques et des matériaux de la bicyclette senchâsse parfaitement dans les modèles technologiques et économiques européens du 19ème et du 20ème siècles. De lusage ludique et aristocratique des premiers vélocipèdes au cours du second empire, à la petite reine symbole de la locomotion populaire et ouvrière jusquaux vélos hi-tech agrégeant des matériaux composites issus de laéronautique, cet engin cristallise les techniques industrielles de nos sociétés.
Jusquaux premières études ethnologiques réalisées sur la course à pied (Segalen 1994), le football (Bromberger 1995a), le rugby (Darbon 2002 ; Saouter 1995), ou encore la boxe (Wacquant 2002), le cyclisme, comme les autres pratiques sportives, a été uniquement abordé sous des perspectives historiques, technologiques et sociologiques. Elles étaient alors entrevues comme des synthèses techniques, institutionnelles et socio-économiques des sociétés dans lesquelles elles sinséraient, une forme de miroir social. Mon expérience de pratiquant a alimenté des interrogations et une insatisfaction théorique. Sans remettre en question lapport indispensable de ces perspectives socio-historiques, je ne reconnaissais pas ce que javais pu voir ou entendre dans le peloton à travers ces analyses. Pour envisager une pratique à travers cet angle, seule une méthodologie compréhensive paraissait pertinente. Jai donc réalisé une enquête de terrain de deux ans (saisons 2002 et 2003) au sein du peloton amateur et professionnel associant observation participante classique et participation observante. Lessentiel des notes a été réalisé sur des courses de lélite amateur (léquivalent de la deuxième division pour les sports collectifs), rassemblant des équipes françaises, espagnoles, italiennes et africaines (lors du Tour de Tunisie). Les matériaux ethnographiques ont été rédigés sous la forme dune monographie (Garnotel 2009). En voici quelques extraits qui seront à la base des interprétations formulées dans cet article.
NOTES ETHNOGRAPHIQUES ET PROBLÉMATIQUE
Février 2003 : De léchappée au grupetto
Le dimanche matin, nous nous préparons de nouveau pour la dernière de ces courses au soleil : la ronde du Canigou entre Lloret del Mar et Perpignan. Comme dhabitude, ça part sur les chapeaux de roue . Un élément va changer la donne de cette course : le vent est de face. Cette configuration désavantage les attaquants et favorise les coureurs justes qui peuvent rester bien au chaud au milieu du paquet alors que les costauds se cassent les dents devant . Les attaques se succèdent et une échappée de 20 coureurs se dessine. Alors que je pensais que la course était finie (pas au niveau des kilomètres mais de son issue), japerçois quatre équipes (Wasquehal, Etupes, Châteauroux et une équipe espagnole) remonter le peloton et sorganiser devant. Le peloton revient sur léchappée à 20 kilomètres du col du Perthus. Je pars dans une échappée dune quinzaine de coureurs. Toutes les grosses équipes sont représentées mais lentente nest pas bonne. Ça se pose , ça attaque dans tous les sens. Nous arrivons dans le Perthus, je suis dans la roue du champion dItalie. Les spectateurs crient et tapent des mains, je ne sens plus la douleur, ou plutôt je la sens et lapprécie, la dépasse, jme fais péter les varices . Un parfum, une aura indescriptible se dégagent de ce moment. Le groupe explose . Quatre coureurs se détachent. Je suis dans le groupe de contre avec quatre autres coureurs. Malgré cela, nous nous faisons absorber dans la descente par le peloton tout comme le groupe de tête. Le vent de face défavorise les attaques. Dans la descente, le capitaine de route, Sébastien, monte à ma hauteur pour me dire que nous allons choper le vent de côté les 30 derniers kilomètres à partir du Boulou . A lentrée du rond point du Boulou, la tension est insupportable, ça frotte (coureurs qui se touchent et se poussent avec les coudes pour se placer) et devient très dangereux. Les voitures garées sur le côté sont frôlées de quelques centimètres. Tout dun coup on attrape le vent de côté . A partir de là, cest le chantier . On roule à bloc et le compteur est à 25 km / h. Le vent, quant à lui, doit souffler à plus de 70 km / h. En plus de cela, je suis mal placé, je bouche des trous laissés par des coureurs qui sautent , qui pètent , qui explosent (se font lâcher). Je vois un coureur avec de la bave et de la morve partout sur le visage. La douleur est insoutenable, je me retiens de crier de douleur alors quenfin jarrive à mabriter. Les coureurs ont constitué un éventail . Il y en a deux autres devant nous. Derrière yen a partout, ça a explosé de tous les côtés . Les 15 derniers kilomètres sont pénibles. Lambiance du groupe shumanise un peu. Les coureurs battus de ce groupe échangent quelques brefs commentaires. Nous arrivons pour la trentième place. Personne ne fait le sprint. Les quelques mètres qui séparaient les éventails à leur origine se sont transformés en minutes. Les autres membres de léquipe arrivent dans le grupetto .
Août 2002 : Entrer dans la mafia!
Voici maintenant le récit dune course élite-nationale sur un critérium champêtre à la fin de lété de la saison précédente (2002). Une mafia composée dune dizaine de coureurs sur les 80 engagés sétait organisée. Autrement dit, des coureurs de clubs différents réalisent une entente pour faire gagner un coureur qui donne de largent. Après dix kilomètres, le peloton explose et je rejoins le groupe de tête, nous formons une échappée de cinq coureurs. Alors que je récupère de cet effort en restant quelques instants dans les roues , jentends une ferme altercation entre mon coéquipier Sébastien et le chef de la mafia. Sébastien ne veut pas entrer dans cette entente, lautre coureur lui dit quil ne joue pas le jeu et quil ne comprend rien au vélo. Le coureur qui souhaite gagner devant ses proches et son village natal explique : de toutes façons, les plus forts sont là, si tu refuses, on se reformera dans 20 bornes et le problème sera le même . Pour ma part, je suis à fond dans les roues et je nai pas mon mot à dire. Sébastien finit par accepter dentrer dans la cabane (synonyme de mafia ). Le cinquième coureur refuse dentrer dans cette entente. Il ne collabore pas aux relais et dispute les primes (argent distribué lors de la course provenant de dons de spectateurs). A mi-course, nous mettons un tour au peloton. Des coureurs doublés sintercalent dans léchappée et disputent certaines primes, cest la foire dempoigne. Le chef de la mafia trouve ces comportements inacceptables. A quelques kilomètres de la fin, chacun réalise de fausses attaques pour le spectacle et le coureur qui donne largent remporte sa course. Après avoir récupéré nos prix de courses au bar du village, nous nous retrouvons plus loin, et le chef de la mafia fait les comptes sur le capot de sa voiture. Il émet des commentaires sur le comportement du cinquième coureur : cest inacceptable des mecs pareils, ils ont aucune morale, il roule pas avec nous et il nous fait les primes, heureusement que jétais pas chargé [dopé] aujourdhui sinon je laurais mis dans le fossé . Il réalise le partage des 150 euros versés par le gagnant. Avec les prix de course, ce dernier a équilibré ses gains et dépenses, les autres bénéficient des sommes officielles et officieuses.
Ces quelques récits de course entrent en contradiction avec les discours officiels des représentants institutionnels et sont parfois en rupture avec les règlements écrits. Ils paraissent enfin très éloignés des valeurs fondatrices qui accompagnent la définition des sports basés sur les principes moraux dégalité des chances, de mérite et dune certaine forme de désintérêt du gain matériel pour la logique amateuriste coubertinienne. Cette éthique reposait sur la volonté aristocratique de maintenir une distinction sociale en se faisant garante dune mentalité sportive noble et désintéressée. Mais le sport cycliste sest démarqué dès la fin du 19ème siècle par lémergence dune forte dynamique professionnelle sous limpulsion des célèbres marques de cycles qui parrainaient les grandes épreuves à des fins de notoriété. Si bien que lamateurisme a rapidement été substitué par une culture populaire plus pragmatique. En effet, en favorisant des systèmes de récompenses généreux, lUnion Vélocipédique de France créée en 1890, a incité les coureurs des classes populaires à participer aux épreuves et à remporter ces gains. Par exemple, le Grand Prix de lUnion Vélocipédique de France offrait 10 000 francs au vainqueur alors quà titre indicatif, le salaire annuel dun instituteur était environ de 1000 francs (Lagrue 2004). Ce système de récompense et cette appropriation populaire de la pratique ne sont sans doute pas étrangers à la régulation spontanée du cyclisme sur route. Les gains financiers font partie intégrante de la pratique cycliste dès les jeunes catégories. Lintérêt pour largent se transmet à travers loralité du peloton et avec les pratiques spécifiques des courses sur route, notamment lors des critériums où sont distribuées des primes indépendantes du résultat final.
Pourtant, ceci nexplique ni les fondements de la culture technique du peloton ni le mécanisme de construction de codes sociaux spécifiques à ce sport. Lhypothèse de cet article est que les propriétés physiques, techniques et réglementaires de la pratique cycliste sont à lorigine dadaptations pragmatiques des pratiquants qui ont construit des traits de culture propres au peloton cycliste.
L'ADAPTATION TECHNIQUE AUX EXIGENCES PHYSIQUES ET PHYSIOLOGIQUES
Le premier extrait des notes ethnographiques mentionne lexistence déventails . Il sagit dune des organisations techniques collectives construites pragmatiquement pour sadapter aux caractéristiques physiques de leffort du cyclisme sur route. En temps normal, les coureurs se placent les uns derrière les autres pour se protéger de la résistance de lair au mouvement :
Mais lorsque le vent est latéral (dans cet exemple, le vent viendrait du haut) ils se décalent, cela fait un éventail :
Pour organiser les relais, léventail possède deux files si le nombre de cyclistes approche la dizaine et les coureurs tournent pour se relayer (ici dans le sens inverse des aiguilles dune montre) :
Mais seule une quinzaine de coureurs au maximum peuvent être protégés. Les autres sont dans ce que le jargon appelle la bordure :
Les coureurs bordurés (en ligne et en bas) ne sont donc pas protégés. Ils roulent dans le fossé pour tenter de trouver un maigre abri. Sils veulent poursuivre, ils créent alors un deuxième, troisième éventail
Ainsi quelques mètres se transforment en minutes à larrivée, et ce simplement à cause du placement à lentrée de la zone où on attrape le vent de côté . Les grosses équipes savent quand il faut être prêt et organisent ces bordures afin dêtre bien représentées à lavant de la course en fermant la bordure (en ne laissant personne dautre sabriter). La précision de lorganisation des coureurs de ce niveau dans ces bordures est impressionnante, ils se décalent de quelques degrés après chaque virage pour adapter leurs abris, varient le sens des relais (car la file montante des coureurs qui vont prendre le relais est du côté protégé par la file descendante), ils adaptent leur vitesse, leur temps de relais, ceci en se passant à quelques centimètres pour bénéficier du maximum dabris. Plus le niveau des coureurs est haut, moins il y a besoin de parler, tout au plus un signe du coude suffit-il pour indiquer le passage du relais.
Les pratiquants ont construit des techniques dorganisation afin de sadapter aux propriétés physiques des épreuves (liées aux lois de laérodynamique et de la pesanteur) ainsi quaux contraintes biologiques de lespèce humaine (énergétiques, musculaires, cardio-vasculaires, respiratoires ) tout en respectant les principes de la réglementation sportive et technique.
Le rassemblement de cyclistes les uns derrière les autres découle dadaptations à des lois physiques et physiologiques. Ces exigences sont pragmatiques puisquil sagit de séconomiser par rapport aux lois physiques de laérodynamisme et de laspiration dun corps derrière un autre lorsquils sont en mouvement : être dans la roue . Ainsi, des études en mécanique et physique ont calculé quà 40 km / h, un coureur étant dans la roue dun autre produisait un travail de 30% inférieur à celui de devant. Au milieu du peloton, labri est tel quil suffit de donner quelques coups de pédales lorsque lon possède la technique consistant à se glisser dans les trous . Le museau caché dans ces abris, un coureur na quà tricoter pour suivre, même à 50 km / h. Ce principe adaptatif est également utilisé par les coureurs de rollers de vitesse qui évoluent environ à la même vitesse horaire que les cyclistes et qui ont également un peloton et des codes dorganisation pour réguler les relais. Les cyclistes à VTT ainsi que les skieurs de fond se mettent également dans le sillage de leur concurrent pour bénéficier de labri aérodynamique mais ils ne peuvent sorganiser en peloton en raison des caractéristiques des parcours qui exigent de ladresse et une certaine distance avec les concurrents pour éviter les chutes. Enfin, la tactique des coureurs à pied consiste à ne pas se découvrir trop en évitant de mener un groupe trop tôt, elle peut même mettre un lièvre aux avants de la course pour mener un groupe. Mais à la vitesse de la course, soit entre 15 et 20 km / h, cette adaptation nest pas aussi nécessaire puisquà cette allure, la différence dénergie dépensée entre le meneur et le suiveur est plus faible que pour les autres activités utilisant des engins favorisant la vitesse et le rendement de la motricité.
Dans le contexte compétitif des courses, la volonté de chaque coureur est bien de gagner la course, si possible en se détachant du peloton. Les compétitions étant longues, chaque coureur essaye au maximum de séconomiser en évitant le plus possible de faire des efforts en étant devant (sauf dans le cas de stratégies spécifiques : course déquipe, séchapper pour montrer le maillot ). Ainsi, le peloton a établi des principes dorganisation, des valeurs propres à travers sa tradition orale et son jargon. Il sagit des codes que tout coureur doit connaître pour être accepté. Le respect de ces règles, qui ne figurent pas dans les règlements écrits, conditionne la réputation et lassignation dun statut à chaque coureur.
Ainsi, au sein dun groupe, les coureurs se passent des relais afin que chacun puisse passer le même temps dans le vent . Pendant ce temps, les autres coureurs peuvent récupérer en étant protégés de la résistance de lair lié à lavancement et au vent. La puissance musculaire est réduite, leur consommation énergétique également et logiquement la fréquence cardiaque diminue ce qui permet même la resynthèse des substrats énergétiques et lélimination de certains déchets métaboliques. A travers ces principes stables, la diversité des situations géographiques en course (vent, relief, état et largeur de la route) engendre des formes typiques du peloton : éventail-bordure lorsque le vent est latéral, par exemple.
Le composé technique quest le peloton est donc une tension, une suite de formes créées par ses composants (les coureurs) qui possèdent des intentions concurrentes (chacun veut simposer) mais qui sorganisent ensemble. Les formes du peloton ont un sens et révèlent un état de la course. Le peloton est un tout en mouvement avec des files montantes, descendantes ; les images météorologiques de masses dair ressemblent à ces déplacements. Les mouvements et dépressions ne sont pas ici liés à des lois physiques mais au processus correspondant à lajustement de la volonté de se placer devant et aux limites physiologiques de chaque coureur. Cest à travers cette co-construction (organisation du composé culturel quest le peloton et organisation cognitive et en action de chaque coureur), que ce tout trouve son existence auto-éco-organisée (Morin 1977). Mais avec les enjeux, les espoirs de victoire et les rivalités, le peloton nest pas un groupe homogène, il y règne des tensions et des conflits. Les pratiquants ont donc construit des codes sociaux qui viennent réguler les comportements et surtout hiérarchiser les individus.
LA CONSTRUCTION DE CODES SOCIAUX
Les caractéristiques physiques de leffort en cyclisme induisent un rapport à autrui spécifique aux courses sur route. Dune action centrée sur soi caractéristique de certains sports dendurance, le cycliste engage une action visant à utiliser les autres : Faut savoir profiter des autres, quand tu vois quelquun qui fait un effort pour remonter sur le côté, bah tu te jettes dans la roue. Puisque chaque coureur tente de tirer profit des situations, il existe des règles construites et codifiées par la tradition orale du peloton qui distingue les comportements : utiliser les autres, profiter des autres, usurper une victoire. Ces réputations à connotations hiérarchiques découlent des caractéristiques physiques de lavancement.
En effet, le fait de profiter dun adversaire en restant dans son sillage pour simposer sournoisement est appelé ratoner . Avoir un équipier devant soi, un sprinter ou un leader derrière est une excuse valable et autorisée pour ne pas rouler avec un groupe. En revanche, si aucune de ces raisons nexiste, le profiteur en question sera traité de rat , de raton , de ragnole , des coureurs tenteront de le lâcher, de lui laisser des trous . Ce comportement est également nommé sucer la roue : profiter de labri dun autre, parasiter une échappée comme une sangsue, sans contribuer au travail collectif. Ces comportements déviants conditionnent la réputation dun cycliste et contribuent à la codification hiérarchique du peloton.
A partir de ce principe, il existe une catégorisation des individus qui sexprime à travers les termes du jargon. Ils illustrent à travers des métaphores animales et dautres références des types de comportements et assignent une réputation dans le peloton. La catégorie péjorative des animaux à museau est utilisée pour catégoriser des coureurs qui profitent des autres de façon fourbe. Mis à part le renard qui exprime la ruse, les autres sont péjoratifs : le blaireau est agressif et belliqueux ; la fouine se glisse dans les trous et vole avec fourberie ; le raton profite du travail des autres ; le rat est méprisé, il se dissimule dans les abris et vit au crochet des autres. Les animaux de trait caractérisent des coureurs sympathiques, braves, que le peloton apprécie, dont chacun profite mais se moque ; le buf , le bourrin , roulent devant sans se retourner, sans préoccupation tactique, ils emmènent les plus rusés jusquà la victoire, tranquillement installés dans le sillage de ces braves bêtes ; la pauvre mule est aussi stupide mais est en plus réputée pour charger , cest-à-dire utiliser abondamment des adjuvants, souvent sans connaître les bonnes posologies et les astuces dun bon remède.
Lorganisation sociale est encore plus précise au sein des équipes. Il existe une hiérarchie entre les membres dune même équipe qui définit les rôles et fonctions de chacun. Cette répartition des tâches est une nouvelle fois adaptée à la caractéristique de leffort. Ainsi, tout va être réalisé pour que les plus forts, les spécialistes (grimpeur, puncheur ou routier-sprinter) de lépreuve du jour soient protégés par les autres, quils séconomisent au maximum pour la victoire. Les porteurs de bidons les ravitaillent pour leur éviter les efforts quoccasionnent la remontée du peloton, les locomotives, machines à rouler sont disponibles pour tirer des grands bouts droits , cest-à-dire rouler en tête de peloton pour revenir sur une échappée, au détriment de leur réussite personnelle. Ces qualités sont appréciées pour être recruté comme bon équipier , soit comme domestiques. Ces derniers qualificatifs correspondent au statut des sans grade, au potentiel banal dans le peloton. Ce terme est à la fois rabaissant, utilisé avec ironie et à la fois valorisant car il souligne le professionnalisme, labnégation et lappartenance à léquipe. Cette organisation sociale, qui associe le dévouement des équipiers et les résultats des leaders, se régule par des dons dargent aux équipiers mais également par la confiance et la reconnaissance au sein du groupe. Un équipier trouve un prestige dans son rôle : il est léquipier de , il est dans léquipe , il est professionnel ou élite . Il faut également noter que le statut de leader peut évoluer au fil de la saison en fonction des spécialités de chacun. Un grand routier-sprinter peut se mettre au service dun grimpeur sur une course de montagne et réciproquement, ce même grimpeur peut rouler pour son coéquipier afin de préparer un sprint sur une course plus plate, doù ladage le cyclisme est un sport individuel qui se pratique en équipe . Ce dévouement et ces pratiques de don de soi consolident le groupe, créent du lien social et permettent également dattendre une aide des autres membres de léquipe en retour. Ainsi, on constate que le cyclisme délite nécessite de sadapter au collectif, de présenter des compétences sociales au sein de léquipe et pas seulement des compétences physiques larticle du sociologue Williams (1989) au sein du cyclisme canadien converge également dans ce sens.
DES ORGANISATIONS SOCIALES PARTICULIÈRES ET COUTUMIÈRES
Le premier extrait ethnographique évoque le grupetto , un groupe où les battus, les exclus de la performance créent un réseau de solidarité où les codes et les valeurs établies sont en opposition radicale avec la course. Le train est assuré pour que le maximum de coureurs arrivent dans les délais, puissent repartir pour létape du lendemain et ne pas quitter son équipe, ses fonctions. Il sagit dun temps de transition où lespoir de jours meilleurs entretient la bonne humeur et facilite les contacts. Les concurrents lient souvent des affinités dans ces moments de défaillance et de solidarité. Certains, réputés sympathiques et généreux dans leffort pour être la locomotive de cet autobus , sont parfois même favorisés ultérieurement quand ils séchappent sur des courses de plaine. Le peloton peut avoir un traitement de faveur en laissant un bon de sortie et en observant un temps de latence avant dentamer une poursuite effrénée, commandée par les directeurs sportifs.
Le deuxième extrait décrit la mise en place dune mafia . Ce type dorganisations illicites a principalement lieu sur les critériums estivaux. Notons tout de même que cette conception du cyclisme ne fait pas consensus. Lextrait montre les tensions entre les concurrents qui sopposent, entrent en conflits de valeurs. Mais, ces formes dorganisations illicites et coutumières fonctionnent souvent par réseaux de coureurs expérimentés qui vivent de la pratique, même en étant amateur cétait dailleurs le cas du chef de cette mafia .
Il existe également ce type de procédé dans les courses par étapes lorsquun coureur a le maillot de leader du classement général. Il arrive parfois quau fil des étapes, son équipe soit décimée, réduite ou affaiblie. Ce coureur peut aller voir des connaissances dune équipe concurrente qui na plus rien à espérer de la course (placés aux 30ème, 60ème places ). Il propose de les embaucher , en leur donnant, par exemple, 100 ou 1000 euros selon le niveau de lépreuve afin quils roulent pour lui sur les échappées, et quils impriment un tempo afin de neutraliser la course. Les commissaires nont aucun moyen de contrôle. Il nest pas interdit à un coureur de rouler devant le peloton sans raison stratégique Les connaisseurs remarquent ce qui se passe mais il est impossible dintervenir ! Lors des épreuves télévisées, les consultants experts connaissent bien évidemment ce phénomène mais tentent de conserver le secret : Cest peut-être le directeur sportif qui leur a demandé de préparer le contre-la-montre par équipe de demain ? . Il est également fréquent quun leader du classement général donne une victoire détape à un adversaire pour mieux le contrôler, amadouer la rivalité. Lorsquun coureur bien placé au général séchappe en compagnie dun autre coureur qui est mal classé, il lui offre la victoire détape en ne réalisant pas le sprint final en contre-partie de ses efforts pour augmenter les écarts de temps avec le peloton à larrivée.
Le respect de ces valeurs seffectue par la crainte des représailles et de la réputation assignée à ceux qui ne respectent pas ces codes. Ainsi, la domination de certains coureurs sur dautres nest pas sans évoquer le rapport dun suzerain avec ses vassaux à qui il peut accorder une protection, voire une petite victoire dans lattente dun soutien lors dun grand et prestigieux affrontement.
Le schéma organisationnel du peloton oscille entre une forme officielle et officieuse. Dun côté des structures nationales et internationales protégées par les institutions de contrôle réglementaire, de lautre une régulation spontanée, populaire, parfois illégitime. Le sport cycliste institutionnalisé et réglementé selon les valeurs de léthique sportive débouche sur une construction culturelle coutumière, ayant élaboré une tradition orale ainsi que des procédés de coercition et parfois de corruption.
DES VALEURS, UNE ORGANISATION ET UNE CULTURE TECHNIQUE ATYPIQUE
Lexigence physique des épreuves a également induit une adaptation technique des pratiquants pour supporter la difficulté, la longueur et la répétition des épreuves. Un coureur professionnel réalise plus de 35 000 kilomètres par an. La tradition du peloton transmet donc des techniques du corps (Mauss 1968) pour tous les domaines de la vie quotidienne.
Au delà des techniques dentraînement, les soins du corps font lobjet dune organisation avec les onctions davant-course dhuiles à base de camphre et les massages le soir, à lhôtel. Ces soins corporels se caractérisent par le rasage des jambes. Il possédait à la base une fonctionnalité, celle de faciliter la cicatrisation en cas de chute mais il est rapidement devenu un marqueur de lesthétique corporelle du coureur qui se doit également de présenter une musculature affûtée , sans apparence de gras et avec des muscles secs . Cela exige donc une alimentation surveillée à base de féculents comme les pâtes et de nombreux compléments alimentaires (protéines, vitamines, minéraux) sous formes de cachets.
Ces techniques de consommation associent pour certains, selon le niveau et lencadrement, quelques adjuvants. Cette consommation, allant du bricolage occasionnel à lutilisation suivie médicalement, sinsère dans des organisations coutumières au sein des équipes ou par la formation de groupuscules organisés pour lapprovisionnement de produits dopants. Cette organisation coutumière est traditionnelle dans le peloton. Dès les premières compétitions de la fin du 19ème siècle, des soigneurs et personnages préconisaient des remèdes que les coureurs séchangeaient. Les frères Pélissier en parlent publiquement dans le célèbre article dAlbert Londres, Les forçats de la route , dès 1924 :
Voulez-vous voir comment nous marchons ? Tenez
De son sac, il sort une fiole :
Ça, cest de la cocaïne pour les yeux, ça, cest du chloroforme pour les gencives
Ça, dit Ville, vidant aussi sa musette, cest de la pommade pour me chauffer les genoux.
Et des pilules ? Voulez-vous voir des pilules ? Tenez, voilà des pilules.
Ils en sortent trois boîtes chacun.
Bref, dit Francis, nous marchons à la dynamite (Londres 1980 [1924]: 3).
Le phénomène du dopage a pris une autre dimension depuis les années 1990. La rencontre entre le sport de haut niveau avec le contexte économique et les bio-technologies a conduit à un scénario où les champions sont également des prototypes pour certains chercheurs en génie génétique. Mais ce témoignage des frères Pélissier mentionne déjà la prise de cocaïne. Les témoignages de coureurs amateurs actuels transmettent cette tradition à travers les nombreux termes du jargon : taper dans le pot , user de la fléchette , gober , saler la soupe . Le deuxième extrait mentionne également un témoignage de cette prise occasionnelle dadjuvants à travers cette tradition coutumière : il roule pas avec nous et il nous fait les primes, heureusement que jétais pas chargé aujourdhui sinon je laurais mis dans le fossé .
Là encore, il existe des conflits de valeurs, puisque certains coureurs refusent la prise de produits. Cette tradition technique est notamment en évolution en raison des nombreuses affaires de dopages.
Au delà des conflits entre protagonistes du cyclisme, qui manifestent le dynamisme et les interactions des valeurs du peloton avec les évolutions de la société, il se dégage indéniablement une culture du peloton à travers un idéal commun, une esthétique corporelle, une culture technique, une tradition orale, une organisation sociale avec ses propres codes hiérarchiques.
UN BOUILLON DE CULTURE EN INTERACTION AVEC LES INSTITUTIONS ET LES REPRÉSENTATIONS SOCIALES
Il apparaît donc que le peloton a structuré une culture possédant son organisation sociale, ses codes hiérarchiques et ses valeurs à partir du rapport au corps et à lacte spécifique du cyclisme sur route. Les caractéristiques physiques de cette activité ont induit des adaptations techniques et des codes sociaux particuliers.
Les propriétés physiques, techniques et réglementaires, également nommées propriétés formelles (Darbon 2002) et propriétés physiques et intellectuelles (Bromberger 1995b) sont donc à la fois structurées par un système social, technologique et structurantes dune forme culturelle nouvelle. Si une pratique ne se résume pas aux modalités historiques qui ont contribué à sa construction, en revanche, les propriétés réglementaires et techniques qui en découlent sont à lorigine de lélaboration des traits de la culture sportive des pratiquants. Pour autant, il ny a pas une symétrie entre la construction historique fondatrice des propriétés et la culture sportive qui en découle. Il y a au contraire une imprévisibilité des constructions culturelles des pratiquants qui sadaptent et créent des formes techniques et sociales inédites.
La présentation déléments ethnographiques du peloton cycliste illustre quil y a non seulement des constructions culturelles nouvelles, mais également lélaboration de valeurs et de pratiques sociales qui viennent en opposition avec certaines des valeurs fondatrices réglementaires. Cet équilibre instable entre la culture des pratiquants et les normes des instances fédérales garantes des principes officiels se manifeste par des tensions et des conflits. Le sport cycliste en témoigne actuellement avec de nouvelles réglementations en matière de lutte anti-dopage qui engendrent, pour certains coureurs, un changement de pratique et un renoncement de la prise dadjuvants, pour dautres, des efforts accrus dans lutilisation de produits pharmaceutiques encore inconnus des laboratoires de recherche des instances institutionnelles. Il y a donc des évolutions de règlements pour répondre aux nouvelles pratiques des acteurs de terrain et conserver le contrôle de lactivité. Certaines évolutions réglementaires proviennent également de la volonté des institutions sportives dadapter la pratique sportive au contexte du public, de la société. Ces nouvelles réglementations induisent ensuite des adaptations des pratiquants Les propriétés dun sport constituent donc le noyau dynamique et évolutif dinteractions socio-institutionnelles. Elles permettent, soit, de remonter vers les valeurs et les représentations de la société, soit, de plonger vers létude de la culture sportive des pratiquants.
Bibliographie
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* Xavier Garnotel
Institut dEthnologie Méditerranéenne Européenne et Comparative, Aix-en-Provence
[1] Je tiens à remercier Jean-Yves Durand et Christian Bromberger pour leur lecture et leurs critiques.