La compréhension du conflit de Casamance nécessite la convocation de nouveaux concepts comme celui de « trajectoire sociale » (Dubar, 1995) pour mettre en évidence les motivations individuelles des combattants. Nous entendons par motivations des trajectoires objectives et subjectives qui renvoient à la fois à la position sociale occupée durant la vie mesurée à partir des catégories socioprofessionnelles (sexe, âge, situation matrimoniale, statut professionnel) et la trajectoire subjective que l’on peut appréhender à travers les récits biographiques des combattants ou membres du MFDC. Ces récits font apparaitre le vécu des combattants et sympathisants du MFDC qui, au cours de leurs trajectoires, ont été soit témoins de l’assassinat d’un de leur parent soit dénoncés par un voisin soit encore victimes d’une spoliation de leurs terres. C’est dire que les motivations individuelles se lisent à travers l’expérience vécue par chaque combattant ou membre civil du MFDC durant le conflit. Sans négliger les trajectoires objectives que l’on peut déterminer à partir des facteurs déclencheurs du conflit, nous avons jugé opportun de mettre l’accent sur leurs récits biographiques. Il s’agit pour nous de comprendre le regard que combattants et sympathisants portent sur leur engagement qui ne se résume pas seulement aux catégories socioprofessionnelles.
L’étude du conflit montre que celui-ci nourrit bien des acteurs. Il s’agirait « d’un marché de la paix qui cohabite en paix avec une économie de guerre » (Diallo, 2012, p. 4).
L’espace qui nous occupe est communément appelé « Sénégambie méridionale ». Il présente une certaine particularité. En effet, en dépit de tout ce qui est entrepris pour le pacifier, il continue à être secoué par des crises régulières, et ce depuis plus de trente ans. Pour comprendre ces tensions, il faut questionner cet espace et les dynamiques qui s’y s’opèrent depuis des siècles. Parlant du conflit de Casamance, Jean-Claude Marut observe :
Adossés aux frontières de leur région enclavée, les maquisards casamançais ont depuis longtemps fait des pays voisins, Guinée-Bissau au sud, Gambie au nord, des bases arrière où ils peuvent se replier et s’approvisionner, voire trouver des soutiens. (Marut, 2008, p. 2)
Mais au-delà des motivations des soutiens, quelles sont celles des combattants indépendantistes eux-mêmes ? L’éventail des réponses est large :
un patriotisme casamançais exacerbé ;
une adhésion aux idéaux des indépendantistes ;
une certaine compréhension de l’histoire de la Casamance ;
la frustration due à l’échec scolaire, aux injustices (foncières notamment) ;
le chômage ;
la recherche de la protection après une délation ;
la fuite d’un règlement de compte ;
etc.
Lorsque nous parlons de motivations, nous nous retrouvons précisément face à la question de l’intention. À ce propos, Yveline Dévérin écrit :
La première démarche, lorsque l’on est face à un élément international, est de l’analyser en tant que phénomène, c’est-à-dire de l’appréhender comme porteur d’un concept d’intentionnalité. Par intention, on entend un « réseau hiérarchisé d’attitudes obéissant à une logique de réalisation des ambitions ou d’atténuation des menaces existantes ». (Dévérin, n.d.)1
C’est précisément l’intention de réaliser des ambitions ou d’atténuer des menaces existantes qui vont présider à la prise de décision finale pour un engagé volontaire ou involontaire dans les rangs des nationalistes.
Diverses approches s’adossant sur plusieurs types de discours propagandistes vont constituer le corpus de l’argumentaire. Les motivations sont-elles les mêmes selon le type d’acteur concerné ? Cette question nous amène à relativiser ce que nous pouvions considérer au départ comme une vision globalisante des motivations et à prendre conscience de la complexité de ces dernières. Au regard de la typologie des motivations, celles-ci présentent des dimensions historique, financière, idéologique et sécuritaire.
Cette étude a été principalement menée à partir d’entretiens avec les différents acteurs, notamment les populations et les combattants du MFDC. Pour chaque catégorie de motivation, le travail sur le terrain a consisté à identifier le type d’acteur. Des entretiens semi-directifs ont été également organisés avec les populations. La principale difficulté de ce travail est incontestablement le terrain. Nous avons utilisé la technique boule de neige qui consiste, à partir d’un individu, d’arriver à un échantillon d’une trentaine de combattants. Nous n’avons pas tenu compte de l’appartenance à une faction ou une autre. Nous avons privilégié l’approche qualitative en mobilisant les entretiens semi-structurés et les récits biographiques qui nous permettent de retracer le parcours ou les itinéraires des combattants ou sympathisants. Ce choix se justifie par la nature du sujet. Comprendre les motivations nous éloigne d’emblée de la méthode quantitative. C’est pourquoi, l’objectif recherché consiste (à partir des trajectoires subjectives) à appréhender les parcours des membres du MFDC. Or, ces parcours ne peuvent être appréhendés que par les expériences vécues par ces derniers. Mais pour saisir ces expériences, nous sommes partis de celles des camarades de promotion du village de Youtou et de la ville de Ziguinchor devenus combattants du MFDC dans les années 1990. Ces combattants et sympathisants rencontrés en Gambie (Sérékounda, Lamin, Djibo Town, etc.), en Guinée-Bissau (Cassolol, Édiatène, à Éramé, HLM, etc.) ont rejoint le maquis avec des parcours différents.
Nous précisons ici qu’il nous a été difficile de constituer a priori un échantillon compte tenu du fait que nous avons privilégié la méthode qualitative en utilisant la technique boule de neige. Ainsi, nous sommes partis des camarades de promotion du village de Youtou pour constituer notre échantillon composé essentiellement des combattants et sympathisants de ce village. En effet, deux camarades de promotion à l’école primaire de Youtou nous ont mis en rapport avec leurs frères d’armes. Le premier, V. A. Diatta, n’avait pas eu la chance de réussir au concours d’entrée en sixième en 1979 (concours lui permettant d’intégrer le collège). Par l’entremise de François Diaounda Sambou de Youtou (Essoukaïl), il avait souhaité poursuivre ses études à l’école primaire de Tilène Kadior de Ziguinchor. Il fut recalé à la suite d’un test auquel le directeur de l’époque, Samba Sadji, l’avait soumis. Il fut obligé de migrer à Dakar où il eut de la peine à trouver un emploi. Il revint à Ziguinchor et c’est de là qu’il intégra volontairement la branche armée du MFDC, arguant que l’État du Sénégal ne promeut pas la réussite des Casamançais.
Le deuxième, S. O. Diatta, était également un camarade de promotion à l’école primaire de Youtou. Contrairement à V. A. Diatta, S. O. Diatta avait réussi au concours d’entrée en sixième en 1980 et a été orienté au Collège d’Enseignement Moyen Technique (CEMT). Il y avait poursuivi ses études jusqu’en classe de troisième et n’est pas parvenu à intégrer la classe de seconde. Frustré, il rejoignit comme V. A. Diatta le maquis où il occupa une place centrale puisqu’il fit partie des intellectuels de la branche armée. C’est en Gambie que nous avons fini par le rencontrer en 1997. C’est par le biais des parents réfugiés à Éramé que j’ai retrouvé V. A. Diatta. Ce sont ces deux camarades de promotion qui nous ont introduit auprès de leurs frères d’armes et ces derniers nous ont mis en rapport avec d’autres. On comprend dès la pertinence de la technique boule de neige et le recours aux entretiens semi-structurés et surtout aux récits bibliographiques. Avec ces entretiens semi-structurés, nous avons amené nos interlocuteurs à nous retracer leurs itinéraires. C’est surtout en 2014, lors de la circoncision du village de Youtou, que nous avons pu rencontrer d’autres combattants et sympathisants. Nos enquêtes se sont limitées au village de Youtou et nous n’avons pas cherché à étendre notre champ d’étude à d’autres localités. Nous avons confronté ces données du terrain avec la littérature existante.
Revue de littérature
Depuis le début du conflit, des chercheurs du monde entier se sont penchés sur ses différentes problématiques. Aussi les productions sont-elles abondantes, mais parfois d’inégale valeur scientifique. D’où la nécessité de procéder à un choix judicieux de sources en fonction de leur pertinence. Elles vont des archives aux ouvrages en passant par les articles de presse et les travaux de recherche.
Il y a donc d’abord les archives dont la connaissance est indispensable pour la compréhension du conflit. À côté des archives, figurent les ouvrages généraux, notamment ceux de Christian Roche (1985) qui nous présente l’histoire générale de la Casamance, de Dominique Darbon (1988) dont l’essai anthropologique permet une meilleure connaissance du peuple diola, de Jacques Foulquier (1966) sur les Français en Casamance. A ces ouvrages s’ajoutent ceux de Jean Girard (1969) sur le pouvoir charismatique en Basse Casamance et de Jacqueline Trincaz (1981). Ces ouvrages sont anciens mais ils participent tous à la compréhension du conflit. Les plus récents travaux sont celui de Jean-Claude Marut (2010), dont l’exhaustivité permet d’embrasser le conflit dans le temps, d’une manière à la fois rétrospective et prospective, celui de Boucounta Diallo (2009) qui tente d’explorer les voies de solution du conflit en tenant compte des problématiques qu’il pose.
Nous citerons aussi l’étude d’Ousseynou Faye (1994a) et celle dans Momar Coumba Diop (1994b) sur les relations du Sénégal avec la Gambie et la Guinée-Bissau (1980-1992), et, enfin, celles de Paul Diedhiou (2002, 2011), dont la thèse apporte des éclairages sur le processus de construction de l’identité de l’ethnie diola. Cette thèse montre aussi les référents sur lesquels les idéologues du MFDC s’appuient pour avoir l’adhésion des populations casamançaises. Elle esquisse en outre la typologie des combattants à partir de leurs motivations.
Il convient de noter que les sources ayant un lien avec la question des motivations de manière stricto sensu sont très peu nombreuses.
Outils de collecte
Plusieurs thèmes ont été couverts dans le cadre des entrevues. Ils s’articulent essentiellement autour des différents types de motivations et de la connaissance des logiques individuelles et des dynamiques organisationnelles. La démarche a consisté à se poser cinq questions : De quel acteur s’agit-il ?, d’où vient-il ?, quand a-t-il rejoint le MFDC ?, comment a-t-il rejoint le MFDC ?, pourquoi a-t-il rejoint le MFDC ?
La compréhension des motivations idéologiques, la hiérarchisation des priorités, les analyses sur la pertinence des stratégies et des options, les conséquences politiques, économiques, sociales, territoriales et culturelles de ces options ont été spécifiées selon les catégories d’acteurs et leur niveau d’implication.
La prise de contact avec les acteurs identifiés lors de la préparation des entretiens structurés semi-directifs a été faite en utilisant les nouvelles technologies de communication. L’obtention de leurs coordonnées a nécessité un gros travail d’investigation.
Les motivations individuelles
L’étude des motivations individuelles sur le terrain laisse apparaître cinq types de « rebelles » :
les « rebelles » malgré eux ;
les « rebelles » victimes ;
les « rebelles » stratèges ;
les « rebelles » protecteurs ;
les « rebelles » idéologues.
Les typologies ci-dessus concernent à la fois les combattants de la branche armée et ceux de l’aile politique. Elles émanent donc des données recueillies auprès de ces interlocuteurs qui, comme nous venons de le souligner, ont des parcours et des vécus différents. À travers leurs discours transcrits dans cet article, nous avons pu identifier les causes de leur adhésion au MFDC. Répression ou maltraitance d’un de leur parents, échec scolaire, chômage, spoliation des terres, engagement volontaire, protection d’un parent fonctionnaire, tels sont entre autres les motifs évoqués par ces combattants et sympathisants pour justifier leur adhésion. Ces motifs qui transparaissaient dans leurs propos servaient d’indicateurs. Nous nous sommes appuyés sur ces indicateurs pour établir ces typologies.
Elles nous permettent de comprendre les motivations des différentes catégories, à commencer par celle que nous appelons ici les « rebelles » malgré eux.
Les « rebelles » malgré eux
Si nous les désignons ainsi, c’est parce que dans leur discours transparait le sentiment d’appartenir ou d’adhérer au mouvement contre leur gré. Cela peut paraître paradoxal, mais, à y regarder de près, on se rend compte que leur adhésion aux idéaux du MFDC fait suite à une opération de représailles, d’arrestation, de dénonciation dans leur village ou en ville. À titre d’exemple, un de nos interlocuteurs nous a confié qu’au tout début du conflit ils n’étaient qu’une centaine dans le maquis, et que c’est à la suite des dénonciations et des arrestations, qu’une vague importante de jeunes en particulier a rejoint leurs rangs. C’est le cas des habitants des quartiers de Kagar et de Kanokindo du village de Youtou. Ces derniers ont fui les bombardements de leur quartier par l’armée sénégalaise en 1995. Ces exilés involontaires sont considérés comme des « rebelles » par les autres populations pour avoir « flirté » avec les indépendantistes de la branche armée lors de l’occupation du village de Youtou en novembre 1994.2
Il faut préciser que les dénonciations se fondent le plus souvent sur la suspicion d’appartenance d’un individu au MFDC. Cette suspicion donne lieu à une persécution de la famille de l’accusé. C’est, par exemple, le cas de cette femme, originaire de K.3, obligée de se réfugier en Guinée-Bissau dans le village d’É. pour protéger son fils suspecté d’appartenir au MFDC. En fait, c’est parce que son mari est membre de ce mouvement que le fils était recherché par les autorités militaires. Ci-après le discours de cet homme qui est aujourd’hui membre et combattant du MFDC :
Moi je m’appelle E. Diédhiou. Je suis de K. et je suis né le 14 avril 1970. J’ai arrêté mes études au CM2 à l’école de K. […]. J’ai dit à mes sœurs, moi, ma vie, c’est dans l’armée, et mon père me disait : tu vas faire quoi là-bas ? Je lui ai dit : un militaire. C’est ce que je veux. J’étais à l’école de M. (K.) et quand on sortait en récréation, on partait chez les militaires. Ils nous donnaient le reste de leur bouffe. Donc, je voulais être comme eux. J’avais dit à mes frères et sœurs moi, j’ai besoin de la tenue. Je faisais régulièrement du sport parce que je voulais me préparer en conséquence au recrutement militaire. Donc durant les événements de Casamance, j’ai vu un jour l’armée chez nous avec une liste. Dans cette liste, il y avait le prénom de mon père et tant d’autres personnes qu’ils devraient capturer pour les liquider. Il y avait un ami à mon père qui était venu lui signaler les agissements des militaires. C’est pourquoi, chaque nuit, mon père passait la nuit à son hone (cabaret). Ceci a fait que mon père a fui pour venir ici (en Guinée-Bissau). Et quand ils sont venus, ils habitaient au niveau des manguiers. En ce moment, j’étais encore à K. dans le cadre de mes études. Un jour, j’étais à la maison, les militaires sont venus et nous ont demandé où était la maison de M. Mon père m’avait dit au préalable si quelqu’un demande notre maison de lui dire que je ne connais pas. Les militaires m’ont demandé un jour si M. habite cette maison, j’ai répondu, je ne sais pas. Je ne sais pas non plus si cette maison lui appartient. Je ne connais d’ailleurs pas cette personne. Ils sont repartis, et puis on a entendu les rumeurs selon lesquelles les militaires vont maintenant venir capturer les enfants de M. Tu sais bien que si on nous capturait, mon père dira avant que mon enfant ne meurt je préfère me rendre pour le sauver. En ce temps, S. a été tué par les militaires. Toutes les personnes que les militaires capturaient étaient considérées comme des rebelles. Quand les choses ont pris cette tournure et que l’on disait qu’on allait venir nous capturer, ma maman m’a demandé de quitter K. pour aller à É. où j’allais faire le CM2. J’étais brillant et je n’ai jamais repris une classe, au contraire, ils m’ont fait sauter des classes. J’y suis resté, oui je suis resté à E. Quand S., ma grande sœur, a appris que mon père est en Guinée-Bissau à cause du conflit, elle a décidé de lui rendre visite là-bas. Je lui ai proposé de l’accompagner. Quand je suis arrivé, j’ai raconté toute l’histoire à mon père et à mon oncle. Ils m’ont demandé de ne pas repartir et de rester avec eux en Guinée-Bissau. Moi je les avais proposés de continuer mes études en Guinée-Bissau. Ils m’ont demandé de patienter, car, s’il plait au bon Dieu, ça va finir. Voilà les raisons pour lesquelles je suis devenu combattant […] Si tu comprends bien, quand je suis resté ici, les militaires ont commencé à bombarder K. L’armée pilonnait depuis É. et les militaires ne savaient pas s’il y avait des enfants ou des personnes âgées qui ne pouvaient pas se déplacer. En tout cas, eux, ce n’est pas leur problème, car ils n’ont pas de parents à K., raison pour laquelle ils veulent raser le village. J’étais encore…sinon au moment où je vous parle je devrais être un militaire. Je me suis dit avant de repartir pour aller au Sénégal autant continuer. C’est comme ça que je suis entré dans le maquis en 1991.4
De ce long extrait, nous pouvons retenir deux idées fondamentales : la frustration d’un jeune homme qui voulait servir le Sénégal au départ et l’enrôlement forcé dans les rangs du mouvement indépendantiste pour se protéger, suite à la persécution de son père soupçonné d’appartenir au MFDC. C’est au cours d’une visite en Guinée-Bissau que son père l’a dissuadé de rester avec lui. Il est donc devenu « rebelle » malgré lui.
On peut multiplier les exemples de ce genre. Prenons un des cas les plus connus : il s’agit de l’adhésion de Kamougué Diatta, un des chefs de la branche Atika. Dans une interview qu’il a accordée aux journalistes de Sud Quotidien, il explique qu’il est entré dans le maquis parce que les agents de la Sûreté nationale ont tenté de capturer ses parents accusés d’être des militants du MFDC. Ne se sentant pas en sécurité, il fut amené à rejoindre le maquis.5 Cette catégorie de « rebelles » malgré eux a pris de l’ampleur pendant le régime d’Abdou Diouf où le discours de l’appel à la délation a été institutionnalisé.6 Avec une telle attitude, les autorités ont favorisé la constitution d’une catégorie : les « rebelles » malgré eux.
Lors de leur formation, les nouvelles recrues sont initiées à l’histoire de la Casamance. Le MFDC les convainc aussi de l’existence du fameux contrat entre la Casamance et le Sénégal qui disposerait qu’au bout d’un certain nombre d’années de vie commune (20 ans pour certains) la Casamance serait fondée à demander son indépendance si elle n’était pas satisfaite de cette expérience. Cela est illustré par le discours de ce combattant qui évoque ce contrat ou ce compagnonnage. Nous présentons cet entretien sous forme de dialogue entre l’enquêteur et son interlocuteur :
-Enquêteur : Veuillez vous présenter ?
-Combattant : Je m’appelle R. D. J’ai 48 ans et je suis dans le maquis depuis le début du conflit. Je n’ai pas fait de longues études, car j’avais un problème de papier et cela a fait que j’ai arrêté quand je faisais le CM2.
-Enquêteur : D’après vous qu’est-ce qui est à l’origine du conflit ?
-Combattant : Après la deuxième guerre mondiale, le général De Gaulle était content ; donc il a dit qu’ils vont donner aux pays colonisés d’Afrique leur indépendance. Tu as compris.
-Enquêteur : Oui.
-Combattant : Il leur a donné leur indépendance après. Chacun est revenu dans son pays et une fois sur place, ils sont restés chez eux. Mais comme tu sais à l’époque, nos parents n’ont pas fait de longues études. Donc ils ont dit comme c’est ça, et que nos frères sénégalais sont là et que nous étions ensemble, soyons ensemble afin que nos enfants aillent à l’école en attendant l’expiration du contrat d’une durée de vingt ans. Mais quand tu te lèves pour évoquer cette question, on te tue. Les Émile Badiane, Victor Sumuba7, toutes ces personnes ont été tuées secrètement par l’État sénégalais. Je ne peux pas te donner la liste exhaustive, car je n’ai pas mon cahier.
Ce combattant qui a adhéré malgré lui n’a pas fait de longues études. Son père était militant du Parti Démocratique Sénégalais (PDS) et a toujours voté pour ce parti. Les militants du Parti Socialiste ont taxé son père de « rebelle » et ont détruit les papiers de son fils. Ne pouvant plus poursuivre ses études, il s’est rendu à Diembéring où il travaillait comme jardinier. C’est à son retour qu’il a décidé d’aller dans le maquis. Une fois dans le maquis, il subit une formation sur l’histoire de la Casamance qu’il raconte avec un discours par moments décousu. Il explique cela par le fait que nous l’avons pris au dépourvu, sinon il allait apporter son cahier de cours. Le combattant adhère au départ à cause d’un problème rencontré au cours de son parcours. Les enseignements que ces combattants reçoivent reprennent les idées développées par les « idéologues » du MFDC des années 1980, tels que l’abbé Augustin Diamacoune Senghor. Ceux-ci évoquent, pour la plupart, des assassinats perpétrés par les colons ou l’État du Sénégal à l’égard des fondateurs du MFDC créé le 4 mars 1947 et reconnu officiellement en 1949. Une des victimes est Victor Sihumehemba Diatta, originaire d’Oussouye, qui était un des membres fondateurs de ce mouvement. Ce dernier a été assassiné le 20 novembre 1948 par un Européen dans des circonstances qui ne furent jamais élucidées. Son corps est resté à la morgue pendant au moins deux à trois ans.
Au-delà de la formation que ces combattants reçoivent dans le maquis et que l’un d’eux évoque ici, il convient de souligner la tournure politique prise par le conflit. Ce combattant disait que c’est parce que son père était membre du PDS et qu’il a toujours voté contre Abdou Diouf et le Parti Socialiste qu’on a détruit ses papiers. S’il est difficile de vérifier ce fait relatif à la destruction de ses pièces d’état civil, il est aujourd’hui avéré que le conflit de Casamance a été politisé. En effet, pendant les différentes élections présidentielles et législatives de 1983, 1988, 1993 et suivantes, certains hommes politiques membres du PS ont en quelque sorte « politisé » le conflit. Ainsi, tous ceux qui votaient contre le régime de Diouf étaient considérés comme des « rebelles ». D’où les propos de ce combattant qui a rejoint le maquis parce que son père était militant du PDS et taxé pour cette raison d’être un « homme de la brousse », c’est-à-dire un « rebelle » :
Moi quand j’ai grandi, si tu vois que j’ai laissé les études, c’est durant les élections d’Abdoulaye Wade et d’Abdou Diouf. Donc mon père a voté Abdoulaye Wade et les pères du village de K. ont dit qu’ils votent Abdou Diouf, ils ont détruit mes papiers. Mais je sais qu’ils l’ont fait parce qu’ils pensent que mon père est avec ceux du maquis. (Entretien réalisé le 19 novembre 2017, au village de K.)
La méthode de délation préconisée par les autorités de l’État (voir les discours du général Dieng et du ministre de l’Intérieur Famara Ibrahima Sagna susmentionnés), et la politisation du conflit par certains hommes politiques du PS sont en partie à l’origine de la constitution d’une catégorie de « rebelles » : les « rebelles » malgré eux. Il suffit, en effet, d’une lettre ou d’une simple dénonciation pour que les gendarmes ou les soldats se jettent sur les suspects. C’est pour se prémunir contre ces arrestations ou ces tueries que les personnes soupçonnées ou supposées suspectes sont entrées en rébellion. Dans le maquis, ils sont vite investis par les formateurs ou instructeurs chargés de leur donner une formation politique ou militaire. Sont alors mobilisés, dans le cadre de cette formation, les référents historiques en rapport avec les écrits de l’abbé Diamacoune dont l’argument essentiel est : « La Casamance est avec le Sénégal, mais pas dans le Sénégal ».
La catégorie des « rebelles » malgré eux n’était animée d’aucune motivation individuelle au moment d’adhérer au MFDC. Leur adhésion a été provoquée par l’attitude des autorités administratives et militaires qui n’hésitaient pas, par le biais de l’armée, à raser les villages qui seraient de connivence avec les « rebelles ». En effet, à y regarder de près - et ceci à partir des enquêtes réalisées à Badème, à Kaguitte et à Kassouh (Guinée-Bissau) et Kassouh (Sénégal) -, il s’avère que la plupart des villages sénégalais susmentionnés ont eu à soutenir implicitement les combattants du MFDC, parce qu’une bonne partie de la population a été victime de la spoliation des terres. Il se dégage là aussi une catégorie de « rebelles » que nous dénommons les « rebelles » victimes.
Les « rebelles » victimes
Quand le conflit a éclaté le 26 décembre 1982, les « rebelles » ont exhumé les conflits d’antan qui opposaient les villages. C’est le cas à Youtou où une bonne partie de la population des quartiers de Kagar et de Kanonkindo a adhéré au MFDC. Ce que nous avons constaté au cours de nos enquêtes (enquêtes menées de 1997 à nos jours), c’est l’existence de foyers de tensions dans les villages de Kahène, de Jirak, de Santhiaba Manjaque (département d’Oussouye), de Kaguitte et de Badème (département de Ziguinchor). Aux pires moments du conflit (les années 1990), ces villages ont été le théâtre de violents combats entre militaires et « rebelles ». C’est l’occasion de rappeler ici que la constitution des villages tels que Jirak, Aghotine, Santhiaba Manjaque, Badème, a provoqué des litiges entre les « autochtones » et les « allochtones » joola8, venus en partie du Blouf et du Fogny (département de Bignona). C’est le cas à Youtou avec l’installation d’une population allochtone joola venue du village de Mandégane et de Thionck Essyl (département de Bignona). Les villages de Kahène, du Bayot ont également connu ces occupations avec la création des villages de Jirak, d’Aghitine (département d’Oussouye) et des villages de Badème, Djilolong. Le village de Youtou a vu une partie de son territoire amputée avec l’occupation de Kaguitte par la famille de Bakary Dabo, chef du village de Kaguitte (Diédhiou, 2011). L’installation de ces populations allochtones joola a suscité des frustrations que l’État a pu gérer en son temps. Il y a un rapport étroit entre la création « récente » de ces villages (Kaguitte, Jirak, Badème, etc.) et la récupération idéologique qui en a été faite. Nous parlons de récupération idéologique, voire d’instrumentalisation de ces litiges ancestraux, en ce sens que les spoliés s’étaient résignés et avaient accepté contre leur gré les décisions des autorités administratives.
Mais il a fallu l’éclatement du conflit de Casamance pour voir resurgir ces conflits fonciers jadis latents.9 En effet, l’installation d’une population en partie « étrangère » joola doit être mise en étroite corrélation avec ces tensions exhumées par les « rebelles ». Ces derniers cherchaient à avoir l’adhésion de ces populations victimes de spoliation, avec la promesse de leur restituer les terres occupées par les allochtones quand la Casamance obtiendrait son indépendance. Ce même discours était adressé aux allochtones à qui ils demandaient de les soutenir s’ils voulaient conserver les terres spoliées. Ce double jeu des « rebelles » permettait de ratisser large.
Les « rebelles » stratèges
Si pour les deux premières catégories de « rebelles » la violence et la spoliation sont à l’origine de leur adhésion aux idées du mouvement nationaliste, les « rebelles » que nous qualifions ici de stratèges ont volontairement pris la carte du MFDC et décidé de combattre dans ses rangs pour « libérer » la Casamance, dans la perspective d’être les premiers bénéficiaires des acquis de l’indépendance. Cette catégorie reste convaincue qu’un jour la Casamance obtiendra son indépendance. Elle se fonde sur l’exemple de la guerre de libération de la Guinée-Bissau pour étayer son argumentation. Ces « rebelles » s’inspirent des anciens combattants du Parti Africain de l’Indépendance de la Guinée et du Cap Vert (PAIGC). Au départ, estiment-ils, les « bandidos », étiquette que leur attribuaient à l’époque les Portugais, étaient partis de rien. Très mal lotis en armement au début de la guerre, ils finirent par arracher leur indépendance face au régime dictatorial de Salazar. De l’avis des tenants de ces thèses, il y a une similitude entre la rébellion casamançaise et la lutte de libération entreprise par le PAIGC. S’ils sont dans le mouvement indépendantiste, c’est pour anticiper sur l’avenir. Cette stratégie consiste à acheter la carte du mouvement ou à intégrer la branche armée Atika afin d’occuper de « bonnes places » demain. C’est ainsi qu’un jeune du village de Kaguitte, décédé en 2017, et membre de la « première heure » de la branche armée du MFDC, avait été pressenti pour le poste de sous-préfet de l’arrondissement de Nyassia (département de Ziguinchor). Les vieilles personnes interrogées disent, pour leur part, avoir acheté la carte pour leurs enfants ou petits-enfants. C’est parce qu’elles ne veulent pas que ces derniers soient lésés plus tard, c’est-à-dire quand la Casamance sera indépendante. Par cette stratégie, les « stratèges » rejoignent dans une certaine mesure les « rebelles » protecteurs.
Les « rebelles » protecteurs
Ces derniers ont volontairement rejoint le maquis pour protéger un parent de leur famille qui travaille dans l’administration publique ou dans le secteur privé. En effet, quand le conflit a éclaté, les membres du MFDC procédaient à la vente des cartes. Les fonctionnaires étaient leurs cibles principales. Ainsi tous ceux qui refusaient d’acheter la carte ou de contribuer à l’effort de guerre étaient logés dans le camp des Sénégalais. Ces « Casamanqués » (expression chère à l’abbé Diamacoune) devenaient dès lors des ennemis potentiels à abattre. C’est ainsi que certains ont décidé de s’engager dans la rébellion pour protéger les parents travaillant dans l’administration publique. C’est le cas de A. et de S., deux combattants qui expliquent leur adhésion par le fait que leurs frères qui travaillaient dans l’administration publique étaient la cible des « rebelles », et c’est parce qu’ils tenaient à les protéger qu’ils ont acheté la carte du MFDC. En agissant de la sorte, ils tentent d’atténuer l’acharnement des « rebelles » contre les fonctionnaires ou les villages « pro-sénégalais ». Selon leur poids ou leur influence dans le mouvement ou le maquis, ils peuvent s’opposer à l’idée de tuer un fonctionnaire ou d’attaquer son village. Un des membres actifs du village de B. et appartenant à la branche armée a pris ses distances après avoir en vain défendu un de ses parentes abattu par ses compagnons d’armes dans les années 1990. Il a quitté le maquis pour se réfugier en Guinée-Bissau.
Les maquisards appartenant à cette catégorie insignifiante ont pour objectif, à l’instar des stratèges, d’anticiper sur l’avenir, à savoir l’indépendance de la Casamance. Avec elle, pensent-ils, les parents qu’ils ont défendus ne seront pas pénalisés. Ces « rebelles » s’inspirent de l’expérience des anciens combattants du PAIGC qui ont été promus à de hautes fonctions à l’indépendance, alors que les collaborateurs (personnes ou villages) qui ont soutenu les colons portugais ont été marginalisés sinon même liquidés. Ceux qui se réclament aujourd’hui de cette catégorie, sont persuadés qu’ils seront récompensés le jour où la Casamance aura son indépendance.
Les « rebelles » idéologues
Ils ont, pour la plupart, un niveau d’études plus ou moins élevé. On les retrouve en partie dans l’aile politique. Cette catégorie, appelée ailleurs « rebelles » idéologues (Diédhiou, 2011), a exhumé le MFDC originel d’Émile Badiane, d’Ibou Diallo et de Victor Sihumehemba Diatta, pour lui donner un nouveau visage. Ils vont s’appuyer sur l’histoire de la Casamance et le malaise des Casamançais pour les mobiliser. L’objectif assigné à ce combat est de libérer la Casamance du « joug colonial » sénégalais. C’est dire que dès le déclenchement du conflit, en décembre 1982, ces « idéologues » ont axé leur lutte autour d’un argumentaire politique : l’indépendance de la Casamance. Mais quel contenu donnent-ils au mot « indépendance » ? Une chose est sûre, ces idéologues n’ont pas de projet de société.
Mamadou N’krumah Sané, un des idéologues et membre fondateur du MFDC de 1982, déclare : « Nous n’avons pas d’idéologie : le plus important, c’est d’abord de libérer le pays et ensuite de se mettre autour d’une table pour discuter afin de définir le type de société à mettre sur pied ».10
Conclusion
Intentionnalité et motivation sont les éléments constitutifs de la pérennisation du conflit en Casamance. Leur bonne compréhension constitue aussi, sans doute, l’une des clés de de sa résolution. Cette étude montre que les parcours et les motivations des acteurs sont variés, ce qui, par voie de conséquence, les rend complexes à appréhender. Toutefois, leur place dans la pérennisation du vivier de combattants suggère, sans nul doute, qu’il faut les prendre sérieusement en compte dans toute réflexion portant sur la résolution du conflit. C’est un nouvel angle d’approche qui s’offre à tous ceux qui travaillent sur le conflit de Casamance.
Par ailleurs, comprendre les motivations individuelles d’enrôlement fait partie des solutions de sortie des combattants de l’engrenage de la lutte armée. C’est un préalable à la résolution du conflit dont la réalisation passe inévitablement par un accord de paix négocié. Cet accord doit nécessairement prendre en compte la réinsertion des combattants indépendantistes dans la vie civile, combattants dont il faut connaître les profils (catégorie socioprofessionnelle, niveau d’étude, type de motivation, etc.).
Ce travail, qui est moins une étude théorique qu’une démarche empirique portant sur un angle mort du conflit, constitue une nouvelle approche qui s’offre aux chercheurs.
En effet, la littérature sur le conflit met l’accent sur les facteurs objectifs (histoire, géopolitique, enclavement, marginalisation économique, le mépris culturel, la scolarisation des « évolués » (Foucher, 2002, etc.,) au détriment des parcours ou trajectoires subjectives des combattants et sympathisants du MFDC. Certes, sans les facteurs objectifs, il n’allait pas y avoir de combattants. C’est pourquoi, il nous a semblé nécessaire d’inscrire ce travail dans une posture épistémologique qui cherche à transcender l’opposition objectivisme/subjectivisme. Ainsi, à l’instar de Bourdieu (1993), nous estimons qu’expliquer et comprendre ne font qu’un. Partir des motivations ne signifie nullement que ces dernières seraient plus déterminantes que les facteurs déclencheurs du conflit car, sans ces derniers, il serait difficile de comprendre les motifs des combattants et sympathisants.
Aujourd’hui, l’État du Sénégal a mis en place des structures (ANRAC, PPDC) dont un des objectifs est de réinsérer les combattants et de développer la Casamance. La question que l’on peut se poser est de savoir comment peut-on œuvrer pour la réinsertion professionnelle des combattants et autres membres du MFDC sans connaitre le profil de ces derniers. C’est tout l’intérêt de ce travail qui cherche à poser à la fois un débat épistémologique (opposition objectivisme/subjectivisme) et la question relative au règlement du conflit. Suffit-il de développer la Casamance pour résoudre ce conflit vieux de quarante ans ? Rien n’est moins sûr quand on sait que l’argumentaire politique constitue le point fondamental sur lequel s’appuie le MFDC pour réclamer l’indépendance de la Casamance.
Ne faudrait-il pas alors accepter de négocier sur tous les sujets ?