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Medievalista
versão On-line ISSN 1646-740X
Med_on no.13 Lisboa jun. 2013
ARTIGO
De limage à limaginaire médiéval1
Philippe Walter*
*Université de Grenoble, Grenoble, France. E-mail: philippe.walter@wanadoo.fr
Resumo
Diante do poder esmagador das imagens mediáticas nas sociedades contemporâneas seremos capazes de conceber o lugar da imagem na Idade Média? Como perspectivar o seu valor fora da lógica de sobrevalorização radical do domínio do visual a que estamos diariamente sujeitos? Como compreender a complexidade da sua função sem incorrer de imediato em anacronia? Reconstituindo uma breve história da Imagem, desde os alvores do platonismo, na Grécia Antiga, à consolidação do cristianismo, dar-se-á conta da progressiva emergência do imaginário medieval, afirmação da razão sensível na base de um pensamento que não apenas dispõe de conceitos mas mobiliza afectos. Indagar-se-á como ocorre o processo de simbolização da imagem e como, por meio dele, se cruzam e articulam o visível e o invisível, a percepção e a interpretação, a memória e a promessa do porvir, o passado e o futuro.
Palavras-chave: Imagem, iconoclasmo, Idade Média, imaginário medieval, visual
Abstract
Facing the mediatic image's crushing power in contemporary societies, can we conceive the locus of image in Middle Ages? How are we able to enframe it's value out of a radical overvaluation of the visual that daily submits us? How to understand it's functions complexity without immediate anacronism? While reconstituting a brief Image's history, from the dawn of platonism, in Ancient Greece, up to the consolidation of Christianity, this text shall address the formation of a medieval imaginary, grounding on the affirmation of sensible reason a thought that not only uses concepts but also mobilizes affects. It will question how the process of image's symbolization occurs and how, through it, concepts like invisible and visible, perception and interpretation, memory and the promise of what's to come, pass and future, are connected and articulate.
Keywords: Image, iconoclasm, Middle Ages, medieval imaginary, visual
Le monde contemporain voit le triomphe absolu de limage sous toutes ses formes. Aujourdhui, cinéma, télévision et internet ont banalisé les images dautant plus facilement que les moyens techniques de les fabriquer et de les reproduire à linfini sont désormais à la portée de chacun. Par ailleurs, sur le plan de la connaissance, lempire du visible repousse sans cesse de nouvelles limites. Aujourdhui, lhomme peut voir linfiniment petit (grâce au microscope) et linfiniment loin (grâce au téléscope). Il peut faire reculer les frontières du visible en voyant le cerveau fonctionner. Le sociologue Edgar Morin prétend que le cinéma et le règne de limage ont transformé lhomme organiquement et intellectuellement: «Alors que le seizième siècle avant de voir «entend et flaire, hume les souffles et capte les bruits» comme la monté L. Febvre dans son Rabelais, le cinéma nous révèle la décadence de louïe (inadéquation de la source sonore aux sources visuelles, approximations du doublage, schématisation du mixage, etc ) en même temps quil assied son empire à partir des pouvoirs concrets et analytiques de lil»2.
Grâce aux techniques de plus en plus sophistiquées de limage, aujourdhui nous sommes partout et nous voyons tout. Notre il est devenu notre repère essentiel dans lunivers, bien plus que louïe. Alors que les sociétés traditionnelles du Moyen Age, vivaient sous le règne de la parole et de louïe (qui entretient la tradition orale des contes, rumeurs et légendes)3, le monde moderne et post-moderne vit sous lemprise permanente et aveuglante de limage4. Cette dernière a largement contribué à tuer la tradition orale et contribué en atrophiant notre culture auditive (qui sait encore reconnaître aujourdhui les différents chants doiseaux alors que les hommes du Moyen Age ne les confondaient nullement?). Ceci nest pas sans conséquences sur limaginaire littéraire: les derniers conteurs traditionnels ont disparu dans les Alpes au moment où la télévision a envahi les foyers. Aujourdhui, il nest plus possible de recueillir des contes issus de la tradition orale car les conteurs les ont oubliés. La télévision a affaibli les pouvoirs de louïe et la mémorisation qui sy attachait. En faisant régner partout limage et la culture visuelle, elle a aussi changé la valeur des mots et des choses.
Après ce constat, il apparaît que le premier danger, lorsquon étudie limage médiévale, peut être celui de lanachronisme. Il consiste à regarder limage médiévale avec nos yeux modernes et à donner à limage les mêmes significations et fonctions quaujourdhui. Or, la question de limage (et de la culture visuelle) au Moyen Age exige, pour être correctement traitée, des investigations pluridisciplinaires. Encore faut-il saviser quun historien5, un anthropologue6, un historien de lart7, un philosophe8, un critique littéraire9 naccordent pas le même sens au mot image. Il faut commencer par définir la notion pour espérer tirer profit dune réflexion à la croisée de plusieurs disciplines. De quoi parle-t-on quand on emploie le mot ymage au Moyen Age ? Comment limage est-elle devenue à cette époque le fondement dun imaginaire qui a fortement marqué la littérature?
Un préalable philologique
Que signifie le mot «image» au Moyen Age? Les dictionnaires de la langue médiévale sont très clairs sur le sujet.10 Une image est une "statuette". Rien de plus, rien de moins. Il en est de même en portugais médiéval et jusquen espagnol classique où imagem désigne encore un tableau et une statue (Thérèse dAvila passe devant une «image» du Christ crucifié et se convertit). L'étymologie du mot image est latine. Imago désigne l'image et ensuite "une représentation, un portrait, un fantôme (dans la langue poétique), une apparence (par opposition à la réalité)"11. Plus précisément, limago est à Rome un portrait dancêtre, une image de cire que lon plaçait dans latrium et que lon portait aux funérailles.12 En rhétorique, l'image désigne le procédé de style qui utilise une comparaison. Le mot correspond au grec eikon et à fantasma (on parle aussi de figura, cest-à-dire de «figure» de rhétorique, ce qui tendrait à prouver que limage est à la base de toute le rhétorique). Imago est en lien avec le verbe imitor, "chercher à reproduire l'image, imiter". Le sens latin dimago semble a priori plus large (il désigne toute image quelle qu'elle soit) alors que le sens médiéval de statuette est plus restreint. Mais, dans un cas comme dans lautre, il est clair que l'on se trouve toujours devant une reproduction, une fabrication, une imitation ou une représentation de la réalité. L'image n'est pas l'être ou l'essence des choses, elle n'en est que le substitut. Ceci est un point fondamental dans la théorie occidentale de la connaissance, telle quelle sélabore avec la philosophie grecque.
Liconoclastie occidentale
Très tôt était apparue pour les Grecs de lantiquité une «faiblesse» congénitale de l'image dans la quête de la connaissance.13 Un mythe célèbre illustre cette vérité. Narcisse est victime des pouvoirs dangereux de limage (à travers le thème du miroir). Pour avoir vu son ombre reflété à la surface de leau, Narcisse tombe amoureux de lui-même. Il est amoureux de son propre reflet quil prend pour limage dun autre. Mais cette image que lui renvoie leau le piège et le fait sombrer dans la mort. Pour lui, limage est une illusion fatale. De manière générale, elle est un mirage trompeur qui ne nous apprend rien sur nous-même ni sur le monde. En grec narkè signifie «engourdissement, torpeur causée par la paralysie, le froid, leffroi»14 et le lien avec le nom de Narcisse a été établi par Plutarque15, accréditant ainsi la valeur tragique de limage mortifère.
Une fable philosophique célèbre aboutit au même constat. Le mythe platonicien de la caverne présentait les hommes comme d'éternelles victimes du mirage incessant des images. La condition humaine est prisonnière des simulacres et des apparences alors que les Idées essentielles lui restent inaccessibles. Les Grecs inventèrent alors cette discipline très particulière de l'esprit qui s'appelle "philosophie". Il s'agissait d'un exercice mental pour s'entraîner à résister aux illusions du monde et aux images fausses qu'il nous prodigue si généreusement. Il s'agissait, grâce à lascèse philosophique, de tendre à la perfection de l'activité mentale fondée sur lexercice de lactivité critique, seule garantie dune vraie connaissance. La recherche des idées vraies est antinomique de la contemplation des images. Limage nest quune semblance, un faux-semblant. Limage ne relève pas de lêtre mais du paraître. Elle «accomplit son uvre loin de la vérité» selon une expression platonicienne de la République.
Ce quétablit la philosophie grecque aux origines de la culture occidentale, les religions monothéistes vont le reconnaître à leur tour et, tout particulièrement le judaïsme qui va influencer sur ce point lIslam et le christianisme (au moins à ses débuts). LAncien Testament interdit toute image de Dieu dans le Décalogue: «Tu nauras pas dautre Dieu que moi. Tu ne te feras aucune image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux là-haut, ou sur la terre ici-bas, ou dans les eaux au-dessous de la terre. Tu ne te prosterneras pas devant devant ces images ni ne les serviras, car moi, Yahvé, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux» (Exode, 20, 2-5). Le judaïsme ne tolère aucune représentation du divin. Il refuse même de prononcer le nom de Yahvé en le transcrivant sous la forme du tétragramme imprononçable. Le christianisme de saint Augustin reconnaît encore que limage parfaite (celle de Dieu) est invisible. Dieu ne peut être saisi ni figuré par aucune image ni par aucun signe en général (par exemple la parole).16 «La vérité se voit, non par les yeux du corps mais par le pur esprit»17 Lhéritage platonicien est ici manifeste: il rejoint celui de la Bible. On peut donc parler avec Gilbert Durand dune véritable iconoclastie occidentale.18
Limage rédemptrice
Le Moyen Age introduit une autre rupture importante par rapport à la culture antique. Si le platonisme dévalorisait les images, le christianisme va leur donner un pouvoir nouveau. Cest le christianisme oriental qui introduisit une révolution mentale riche de conséquences pour la culture occidentale. Lorthodoxie place limage au cur de la relation des hommes avec Dieu. Licône y est vénérée car elle permet daccéder au divin. Elle donne accès à linaccessible. Elle appelle lêtre humain à souvrir vers linfini du divin. Limage retrouve alors un statut positif mais il est strictement limité à la sphère religieuse. Il en sera de même dans le christianisme occidental. Les images sont dabord religieuses (illustration des Bibles manuscrites, fresques, sculptures, etc.).
Les chansons de geste (comme les récits hagiographiques) font allusion à la destruction des idoles (ymages) «sarrasines» (païennes). Cest reconnaître implicitement le pouvoir de limage dans le culte religieux (quil soit païen ou chrétien). En effet, pour le Moyen Age oriental puis occidental, limage devient une présence médiatrice du divin. Cest par elle que transitent les messages dimploration à Dieu, à la Vierge et à ses saints. Cest auprès delle quon vient se recueillir. Ici, lattitude de Tristan peut apparaître à certains égards comme religieuse ; il se recueille devant limage dYseut comme devant limage de la Vierge Marie par exemple. Tristan vit ainsi lamour humain comme sil sagissait dun amour divin.
Au XIIIe siècle triomphe le thème de limage de la Vierge. Les Miracles de Notre Dame écrits par Gautier de Coinci (1177-1236) contiennent plusieurs épisodes dimages («statues») miraculeuses de la Vierge Marie. La Vierge y apparaît dans ces contes comme une médiatrice privilégiée entre lhomme et Dieu mais aussi entre lhomme et la société. Elle sait se montrer compatissante envers tous ceux qui viennent limplorer humblement. Dans plusieurs de ces contes mariaux, cest la statue (image) de Notre Dame qui joue le rôle principal. Cest à partir de la statue que se construit le récit. Dans un de ces miracles, un juif de Constantinople se moque dune représentation de la Vierge Marie que viennent adorer les Chrétiens. Il jette la statue à terre et meurt aussitôt. Un chrétien ramasse la statue puis la nettoie. Une huile sainte se met alors à suinter de celle-ci et ce liquide miraculeux a de merveilleuses propriétés guérisseuses.19 Dans un autre miracle, une sainte femme a fondé un petit monastère où elle accueille un jour un moine de Constantinople en pèlerinage vers Jérusalem. Elle le charge de ramener de là-bas une statuette de la Vierge qui pourra trôner dans son monastère. Le moine sexécute. Il achète cette statue qui va ensuite le protéger durant son voyage de retour. Elle va apaiser un lion féroce qui menaçait de le dévorer. Elle va aussi éloigner des brigands qui sapprêtaient à le détrousser. Elle va enfin éloigner une tempête qui sétait abattue sur le navire qui le ramenait chez la pieuse femme. Ici encore, une liqueur suinte de la statue et provoque miracles et guérisons.20
Ces deux miracles ne font pas référence gratuitement à la ville de Constantinople. Il sagit de la capitale du christianisme orthodoxe où sétait élevée une importante querelle théologique au 8e siècle. Elle opposait les iconoclastes et les iconodules. En 726, lempereur byzantin Léon III avait ordonné la destruction de toutes les icônes de son empire. Saint Jean Damascène avait expliqué que cette destruction aboutissait à nier lincarnation. Au siècle suivant, les iconodules imposent leur position. Depuis lors, le monde orthodoxe honore les icônes avec dévotion. Dans son esprit, limage est la représentation de linvisible à travers les choses visibles. Cette position tranche avec celle de lIslam pour qui toute représentation du divin est interdite.
On sait tout ce que lart chrétien dOccident doit au christianisme oriental, bien avant lunion rompue avec Rome en 1054. Linfluence du monde byzantin sur lart religieux dOccident est capitale. Cette influence se poursuit bien au-delà du Moyen Age puisque cest la tradition iconodule née à Byzance qui serait aux origines de notre imaginaire contemporain selon M. J. Mondzain.21 Le courant iconoclaste qui parcourt toute la culture occidentale et qui fait dire à Pascal au XVIIe siècle que limagination (la faculté de créer des images) est maîtresse derreur et de fausseté na pu se trouver progressivement contesté que par un courant au moins aussi ancien qui faisait de limage un instrument irremplaçable de connaissance. Lhistoire de la plus sacrée des images, celle du Christ en personne, mérite ici dêtre rappelée car elle explique lévolution capitale quapporte le christianisme médiéval par rapport à la conception antique de limage.
Un portrait (ou ymage) de Jésus était conservé à Edesse (en actuelle Turquie, près de la frontière syrienne)22. Selon un texte du IVe siècle (la Doctrine dAddai), Abgar, roi dEdesse, aurait fait parvenir à Jésus une lettre lui demandant de le guérir et lui offrant lhospitalité. Mais comme lheure était venue pour le Christ de remonter vers son Père, Hannan, lenvoyé du roi, fit du Sauveur un portrait de «couleurs choisies» pour en conserver le souvenir et il le rapporta à son roi. Pour Moïse de Khorène (470), Edesse possédait une image du Sauveur qui navait pas été faite de main dhomme. Pour Evagrius (593), limage avait Dieu pour auteur. Pour Jean Damascène, docteur de lEglise grecque (au VIIIe siècle), cest Hannan qui avait entrepris ce portrait ; léclat surnaturel et la mobilité des traits rendaient le visage divin insaisissable. Mais Jésus, semparant de la toile réfractaire au pinceau, lappliqua sur son visage et y laissa son empreinte. Selon certaines variantes, il demanda de leau, se lava le visage et lessuya, ce qui produisit le même résultat. A partir de 829, cest la sueur du Christ qui est essuyée; dès 950 on précise quil sagit de la sueur sanglante de Gethsémani. La tradition du «sidoine» est née. Entre les mains de Véronique, le linge portant limage sanglante du Christ guérit lempereur Vespasien de la lèpre. Il devient limage parfaite, la vraie icone (vera icona), cest-à-dire Véronique. A Rome, on conserve le voile de Véronique. Dante, lévoque dans Le Paradis (XXXI, 103–105) de sa Divine Comédie:
Comme un homme, venu, qui sait ? de Croatie/ Jusque chez nous, pour voir la Véronique, / Ne peut en assouvir sa faim invétérée :Mais en pensée dit, tant quon la lui montre: / «Ô mon Seigneur Jésus, ô Dieu de vérité, / Votre semblance était donc ainsi faite? »
Vers 1350, les pèlerins chantaient un hymne composé à Avignon par le pape Jean XXII (1316–1334) :
Je vous salue, ô saint visage de notre Rédempteur/ Où brille la figure de la divine splendeur. / Imprimé dans le tissu dune blancheur de neige / Et donné à Véronique comme signe damour. / Je vous salue, visage du Seigneur, image bienheureuse. / Je vous salue notre gloire en cette rude vie.
Limage de la Véronique est le modèle absolu de toutes les icônes miraculeuses. Elle porte en elle des vertus divines et préfigure ainsi celle de la Vierge qui deviendra elle aussi rédemptrice. Cest lune des fonctions essentielles des images pour le Moyen Age: assurer le salut. Ceci nest pas à comprendre seulement sur un plan religieux mais aussi sur un plan psychologique. Limage est nécessaire à chacun pour se construire et pour évoluer. Comme la bien montré E. Cassirer, lhomme est un animal symbolicum. Limage est un principe central de toutes les activités humaines. Elle appartient au plus profond de notre vie mentale.23
La désacralisation littéraire de limage
Au Moyen Age, limage est partout: cest limage peinte des miniatures ou des fresques murales, limage sculptée dans la pierre des églises romanes, mais aussi limage que portent les textes poétiques. Les troubadours ont su inventer un art de limage dont le support est le mot (et la musique) mais qui suppose toujours une traduction visuelle directe. Avec la littérature profane, limage se désacralise. Elle nest plus figure du divin mais devient figuration du désir humain. Lun des Cantigas damigo du Martim Codax (Ondas do mar de Vigo) est parcouru dune image verbale, sonore et visuelle: celle des vagues de la mer qui trahissent tout à la fois labsence de lamant, la nostalgie de sa présence et lespoir des retrouvailles.
Les ondulations de la musique, le jeu des vers refrains qui imitent la houle, le jeu des rimes (igo-igo-do-do-do-do-igo-iro-edo-ado-ado-edo) font alterner sous le vocalisme du o commun à tous les vers des variations consonantiques symbolisant le flux et le reflux des vagues. Elles trahissent tout un jeu formel initié par limage de la mer à la fois changeante et monotone. Cette image de la mer est le support du fantasme amoureux de la dame. Cest autour de limage subjective et intériorisée de la mer que se déploie le chant poétique.
On dit parfois que le Moyen Age a découvert lamour. Il serait plus exact de dire quil a découvert la nature fantasmatique du phénomène amoureux. Cest ce que déclare Giorgio Agamben dans un brillant essai sur la parole et le fantasme dans la culture occidentale: «La découverte médiévale de lamour, sur quoi lon a si souvent discuté, parfois hors de propos, est en vérité la découverte de lirréalité de lamour: cest-à-dire de son caractère fantasmatique. La connexion entre désir et fantasme, que lantiquité avait à peine pressentie dans le Philèbe de Platon, le Moyen Age la pousse jusquà ses extrêmes conséquences: cest à cela que tient la nouveauté de son éros, et non à une prétendue absence de spiritualité érotique du monde classique».24 Les romans de Tristan et Yseut présentent une «salle aux ymages» où Tristan vient souvent se réfugier25. Le neveu du roi Marc a été séparé dYseut par décision du roi. Il ne peut plus la rencontrer ni même la voir. Pourtant, il est follement épris delle. Il sombre alors dans une mélancolie profonde qui est une réaction à la perte de lobjet aimé. Labsence dYseut provoque le désespoir de Tristan. La perte de lobjet aimé se transforme en une mutilation pour celui qui léprouve. Pour la compenser, Tristan a sculpté une «image» dYseut et il la cachée dans un lieu secret. A défaut de pouvoir contempler Yseut en personne, il se satisfait de ce simulacre. Son fantasme peut alors se laisser aller devant la statue comme devant une personne réelle. Lorsque lobjet de jouissance est inaccessible, il a besoin dêtre remplacé. Telle est la fonction fétichiste de limage pour Tristan: lentretenir dans lillusion dune présence réelle (celle dYseut) afin de mieux supporter le désir inassouvi qui le déprime. Il sadresse à la statue comme une personne réelle. Il lui parle et lui confie sa pensée:
Et les deliz des granz amors
E les travaus et lor dolurs
E lor paignes et lor ahans
Recorde a lhimage Tristrans (Turin, v. 1-4)26
«Les plaisirs des grands amours, leurs tourments et leurs douleurs, leurs peines et leurs souffrances, Tristan les rappelle à limage. »
Por iço fist ceste image
Que dire li voet son corage
Son bon penser et sa fole errur,
Sa paigne, sa joie damor (Turin, v. 45-48)
«Cest pour cela quil fit cette statue, parce quil voulait lui dire ses sentiments, ses bonnes pensées et son trouble insensé, sa peine, sa joie damour».
Limage est présentée comme luvre artistique de Tristan. Elle est une invention esthétique soulignant la nature fantasmatique de toute création. Peinture, musique et poésie naissent dun désir inassouvi. Elles trouvent dans limage sonore ou visuelle le support de toute création poétique. En dautres termes, limage devient le support dun imaginaire, cest-à-dire dune pensée différente de celle des concepts, une pensée que lon pourra qualifier de symbolique et qui mobilise laffectivité plus que la rationalité. Limage sacralise la vie intérieure de lindividu.
Dans le monde moderne, limage a subi une forte revalorisation. Freud a donné une caution scientifique aux intuitions des poètes romantiques, fasciné par les rêves et lirrationnel et persuadés que les images ne relèvent pas dune agitation déraisonnée de lesprit. Les images (des rêves) par exemple sont pour lui des messages de linconscient. Elles livrent des messages quil faut savoir décrypter si nous ne voulons pas sombrer dans la névrose ou la psychose. G. Bachelard va encore plus loin en affirmant que toute notre vie mentale est dabord faite dimages qui évoluent soit en créations poétiques, soit en intuitions scientifiques. Dans tous les cas, pour le monde moderne, limage possède une fonction révélatrice. Elle est riche de significations profondes. Elle nest pas quun simulacre purement extérieur car elle est liée à notre subjectivité. On rappellera dailleurs que le mot imagination désigne, dès le XIIe siècle, les images du rêve. Limage est un produit humain et lhomme se projette en elle intentionnellement. Elle est une épiphanie de lêtre.
Limage comme mémoire
Si limage joue un tel rôle, cest parce quelle touche à la fois au passé et à lavenir de lhumanité. Par rapport au passé, elle est un mémorial. Elle nest pas seulement rattachée à la vie du sujet qui la produite. Elle se rattache aussi à lhistoire dune culture ; elle témoigne à ce titre de lhistoire de lhumanité. Par rapport à lavenir, limage est aussi une promesse de bonheur: elle est un facteur déquilibre psychique et social. Elle libère lindividu des contraintes de lespace et du temps car elle suppose un acte de libre contemplation. Elle devient ainsi promesse de rayonnement intérieur. Fondamentalement, elle nous arrache à langoisse de la mort. Comme la bien souligné Gilbert Durand, dans lespèce humaine, limaginaire a un rôle anti-dépresseur; il a pour fonction dexorciser la peur de la mort.27 Limage appelle une transcendance qui nest pas nécessairement divine mais qui, comme lart selon Malraux, construit un «anti-destin». Lart est une victoire sur la mort. Il nous arrache au non-sens de lexistence et à ses tragédies.
La plus célèbre des images de Chrétien de Troyes est celle immortalisée dans les trois gouttes de sang sur la neige de son Conte du Graal. Ces gouttes de sang illustrent le passage de limage à limaginaire. Après avoir vu le graal, Perceval se trouve sur une prairie enneigée. Soudain autour de lui, un faucon attaque une oie et la blesse. Trois gouttes de sang séchappent des flancs de loiseau et tombent sur la neige. Lassociation du vermeil et du blanc compose alors une douce «semblance» dans la contemplation de laquelle Perceval sabîme. Il muse sur cette image pendant toute une matinée. Rien ne peut le distraire de ce penser et de cette jouissance muette.
Cette image, maintes fois étudiée, est un bel exemple du basculement de limage dans limaginaire. A travers limaginaire en effet, ce qui sexprime cest le pouvoir des images sur notre esprit, leur capacité à cheminer en nous et à creuser du sens au-delà des apparences. Cette image a une histoire et une mémoire. On la retrouve dans plusieurs contextes qui nont aucun lien direct avec le roman de Chrétien de Troyes comme si elle refaisait surface à des moments différents de la culture occidentale. Par exemple dans le conte de Blanche-neige:
«En plein hiver, quand les flocons descendaient du ciel comme des plumes et du duvet, une reine qui était assise et cousait devant une fenêtre qui avait un encadrement en bois d'ébène, noir et profond. Et tandis qu'elle cousait négligemment tout en regardant la belle neige au-dehors, la reine se piqua le doigt avec son aiguille et trois petites gouttes de sang tombèrent sur la neige. C'était si beau, ce rouge sur la neige, qu'en le voyant, la reine songea: "Oh! si je pouvais avoir un enfant aussi blanc que la neige, aussi vermeil que le sang et aussi noir de cheveux que l'ébène de cette fenêtre!" Bientôt après, elle eut une petite fille qui était blanche comme la neige, vermeille comme le sang et noire de cheveux comme le bois d'ébène, et Blanche-Neige fut son nom à cause de cela. Mais la reine mourut en la mettant au monde.»
Limage (le motif) est ici un appel. Il fait signe et il fait sens. Il sinscrit dans une longue histoire qui parcourt les civilisations. Dans une étude peu connue, Emmanuel 28 a suivi ces variations du motif du sang sur la neige dans les contes de différents pays et à toutes les époques sans omettre lépisode du Conte du Graal. Il en retrouve la trace dans le Pentamerone de Basile (un roi parti à la chasse découvre un corbeau mort sur une dalle de marbre. En voyant le sang sur la blancheur du marbre, il souhaite une épouse au visage aussi blanc et rouge que la dalle et aux cheveux aussi noirs que le corbeau). Le Livre de Leinster en Irlande présente une histoire comparable (Deirdre voit un corbeau qui boit du sang mélangé à de la neige. Elle dit à une magicienne qui se trouve là quelle souhaite un mari aux cheveux noirs comme le corbeau, aux joues rouges comme le sang et au corps blanc comme la neige et son vu saccomplit). On pourrait allonger la liste indéfiniment. En réalité, ce qui sexprime à travers cette scène colorée, cest le désir dun (ou dune) partenaire (ou enfant) surnaturel (féerique).
La structure interne de limage (ainsi que certains éléments de sa signification) napparaissent quau terme dune comparaison de contextes en dissociant le moins possible le faisceau des motifs de base. Un chasseur aperçoit un animal qui laisse des traces de sang sur la neige après une agression. Trois couleurs sont présentes: le rouge (sang), le blanc (neige) et parfois le noir. La conjonction de ces couleurs lui donne loccasion de formuler un vu qui semble prendre le plus souvent une valeur performative: le fait de lénoncer le provoque. Or, cette propriété de la parole quon pourrait dire magique est caractéristique des êtres féeriques. Elle permet de penser que lêtre ainsi appelé à devenir le partenaire du héros ou de lhéroïne (car le récit peut sinverser au féminin) est lui aussi dessence féerique. Le motif des gouttes de sans sur la neige montre à lévidence comment la littérature médiévale nous ramène toujours sur le chemin du mythe, à des images au passé archaïque à partir desquelles limaginaire littéraire peut se déployer à linfini. Il existe bien une fonction mythopoétique des images, comme la bien souligné Jean-Jacques Wunenburger. Cest cette fonction qui conduit à reconnaître la légitimité de la notion dimaginaire.29
Lorsquon parle dimage, il faut prêter attention au support de celle-ci. Limage verbale (créée par les mots) nest pas limage visuelle (reçue par nos sens) qui elle-même nest pas limage picturale (réalisée par un peintre) qui elle-même nest pas limage mentale que nous nous représentons à partir dune évocation plus ou moins consciente. Comme le rappelle Daniel Poirion30: «Lévocation par le langage est indirecte. Dans un texte, nous navons pas affaire directement au monde «imaginaire» mais seulement à la fabrication des images, par un vocabulaire, des procédés de grammaire et de rhétorique, des formules. Il ny a dimage à proprement parler que dans la pensée du lecteur ou de lauditeur. Image au second degré, provoquée par une certaine technique de lécriture (descriptive par exemple ou allégorique). Il faudrait donc se rappeler ce décalage essentiel quand on cherche à expliquer limagination poétique ou romanesque en fonction des structures et des significations dun système dit «symbolique». Cest souligner la part décisive que joue lherméneutique (autrement dit le lecteur) dans cette construction du sens. Le sens nest pas déjà là: il est toujours construit et reconstruit par le lecteur.
Conclusion: Lector in fabula et imagine
Limage des trois gouttes de sang sur la neige offre un bel exemple de sémiologie complexe à luvre dans un texte. Cest probablement le meilleur exemple pour tenter de définir le passage de limage à «limaginaire» médiéval, cest-à-dire un processus de symbolisation à partir dune image visuelle. Un grand principe préside à cette émergence du symbole: lactivation de limaginaire présuppose une illusion perceptive. Limaginaire résultera toujours dune surinterprétation dune perception. Lorsque Perceval aperçoit trois gouttes de sang sur la neige, il en reste à une perception mais lorsque le narrateur déclare que Perceval «simaginait dans son ravissement voir les fraîches couleurs du visage de sa belle amie» (Conte du Graal, éd. D. Poirion, Pléiade, p. 789), limaginaire entre en jeu car une interprétation de la perception a lieu. Une signification se surimprime sur limage. Perceval entraîne alors le lecteur dans un jeu herméneutique car le héros est le substitut du lecteur dans la fiction. Lector in fabula dirait Umberto Eco. Cest ce jeu du personnage-lecteur qui a inauguré la longue chaîne des interprétations du roman et fondé le mythe du graal. Tel est le jeu de bascule fondamental entre perception et interprétation. Toute image est en attente dinterprétation et linterprétation change selon les personnes et les époques. Sous son apparente objectivité, limage est en réalité un miroir de notre subjectivité. La littérature peut se définir comme lexploration illimitée du pouvoir des images. Le langage des images dit toujours autre chose que le discours rationnel. Il y a toujours un écart irréductible entre le thème imagé et la thèse idéologique qui ne doit pas être artificiellement réduit par notre esprit de système. Car, comme le dit Daniel Poirion «cest pour le vivre (cet écart) au besoin dans la contradiction, quon a écrit et quon lit encore ces histoires qui nous rendent «pensifs» et entretiennent notre rêverie».
COMO CITAR ESTE ARTIGO
Referência electrónica:
WALTER Philippe – De limage à limaginaire médiéval. Medievalista [Em linha]. Nº13, (Janeiro - Junho 2013). [Consultado dd.mm.aaaa]. Disponível em http://www2.fcsh.unl.pt/iem/medievalista/MEDIEVALISTA13/walter1303.html. [ Links ]
Notas
1 Conferência proferida no âmbito do Seminário de Doutoramento Imagem Medieval, investigação e reflexão interdisciplinar, organizado pelo Instituto de Estudos Medievais FCSH – UNL, no primeiro semestre do ano lectivo de 2010, 2011.
2 Morin, E. - Le cinéma ou lhomme imaginaire. Essai danthropologie, Paris: Gonthier, 1958, p. 176.
3 Voir sur ce point les travaux de Zumthor, P. - Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, 1986 et La lettre et la voix, Paris: Seuil, 1987.
4 Wunenburger, J. J. - Lhomme à lâge de la télévision, Paris: PUF, 2001.
5 Baschet, J. et Schmitt, J.C. éd. - Limage : fonction et usages des images dans lOccident médiéval, Paris: Le Léopard dor, 1996.
6 Belting, H. - Image et culte: une histoire de limage avant lépoque de lart, Paris: Cerf, 1998 (traduction de : Bild und Kunst : eine Geschichte des Bildes vor dem Zeitalter der Kunst).
7 Garnier, F. - Le langage de limage au Moyen Age, I. Signification et symbolique, Paris: Le Léopard dor, 1989. II. Grammaire des gestes, Paris: Le Léopard dor, 1989. Wirth, J. - Limage médiévale: naissance et développements, Paris: Klicksieck, 1989. Limage à lépoque romane, Paris: Cerf, 1999. Limage à lépoque gothique (1140-1280), Paris: Cerf, 2008.
8 Lemoine, M. éd., - Limage dans lart et la pensée du Moyen Age, Turnhout: Brepols, 2006.
Boulnois, O. - Au-delà de limage. Une archéologie du visuel au Moyen Age (Ve-XVIe siècle), Paris: Seuil, 2008.
9 Caminade, P. - Image et métaphore: un problème de poétique contemporaine, Paris: Bordas, 1970.
10 W. von Wartburg - Französisches Etymologisches Wörterbuch, Bâle: Helbing et Lichtenbahn, 1952, t. 4, p. 564-566, s.v. Imago. En ancien français « statue, figure moulée ou sculptée » (dans la Vie dAlexis et la Chanson de Roland) mais aussi «portrait peint ou dessiné de quelquun ou quelque chose » (Chrétien de Troyes, Cligès). Le sens de « réflexion dun objet sur un miroir » est attesté chez Marie de France (dans ses Fables).
11 Ernout, A. et Meillet, A. - Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris: Klincksieck, 1967, p. 309.
12 Gaffiot, F. - Dictionnaire illustré latin français, Paris: Hachette, 1934, p. 773.
13 Vernant, J. P. - Religions, histoires, raisons, Paris: 10/18, 1979, p. 105-137.
14 Chantraine, P. - Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris: Klincksieck, 1968, p. 735.
15 Chantraine, P. - Dictionnaire étymologique de la langue grecque, p. 736.
16 Kessler, H. L. - Spiritual seeing. Picturing Gods invisibility in medieval art, Philadelphie: University of Pennsylvania Press, 2000.
17 Augustin - La Vraie religion, III, 3 (cité dans O. Boulnois, p. 58).
18 Durand, G. - « Loccident iconoclaste. Contribution à lhistoire du symbolisme », Cahiers internationaux de symbolisme, 2, 1963, p. 3-18.
19 Gautier de Coinci - Miracles de Notre Dame, éd. de F. Koenig, Genève et Paris: Minard et Droz, 1970, t. 2, p. 101-104.
20 Gautier de Coinci - Miracles de Notre Dame, éd. F. Koenig, Genève et Paris: Minard et Droz, 1970, p. 378-411.
21 Mondzain, M. J. - Image, icône, économie. Les sources byzantines de limaginaire contemporain, Paris: Seuil, 1996.
22 Dom F. Cabrol, Abgar (La légende d) dans: Dictionnaire darchéologie chrétienne et de liturgie, Paris: Letouzey et Ané, 1924, T. 1, col. 87-97.
23 Cassirer, E. - La philosophie des formes symboliques, Paris: Minuit, 1972, 3 vol.
24 Agamben, G. - Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale, Paris: Bourgois, 1981, p. 137.
25 Walter, Ph. - Le Gant de verre. Le mythe de Tristan et Yseut, La Gacilly: Artus, 1990.
26 Tristan et Yseut. Les poèmes français, édités et traduits par Ph. Walter, Paris: Le Livre de poche, 1989.
27 Durand, G. - Limaginaire. Essai sur les sciences et la philosophie de limage, Paris: Hatier, 1994.
28 Cosquin, E. - Les contes indiens et lOccident, Paris: Champion, 1922, p. 218-245.
29 Wunenburger, J. J. - La vie des images, Presses Universitaires de Grenoble, 2002.
30 Poirion, D. - « Du sang sur la neige: nature et fonction de limage dans le Conte du Graal », dans: R. Cormier éd., Voices of conscience, Philadelphie: Temple University Press, 1977, p. 143-164.