Par jeu tout à la fois et par admiration pour un écrivain majeur, singulier et lui-même excessivement joueur, j’ai commencé en 2019 mon étude sur Jacques de Molay par les mots de Fernando Pessoa: “Ne jamais oublier le martyr Jacques de Molay, grand-maître des Templiers, et combattre, toujours et partout, ses trois assassins: l’Ignorance, le Fanatisme et la Tyrannie”1. Quatre ans plus tôt, j’avais déjà recouru à cette phrase où le poète, le 30 mars 1935, dans l’un de ses derniers textes, résumait la notice biographique qu’il laissait pour on ne sait quel usage2: je l’avais fait, dans la langue originale, pour introduire ma communication du VII Encontro sobre ordens militares qui ouvrait la section intitulée “Em Portugal como lá fora: a Ordem do Templo em tempos de mudança (1274-1314)”3. Le tour des images lusitaniennes viendrait, écrivis-je4; il attendra encore, mais, touché de l’invitation de Medievalista, j’ai grande joie à me transporter mentalement sur les bords du Tage et à présenter ici, fût-ce de manière brève, le Temple et le Portugal dans leurs liens avec l’Orient latin à la faveur d’un document récemment mis au jour à l’Archivo de la Corona de Aragón, à Barcelone, qui en souligne et - plus rare encore - en illustre, pour partie au moins, le caractère vital et concret. Invoquer de telles relations à l’échelle de la Méditerranée étonnera sans doute plus d’un lecteur. Au Portugal, en effet, l’histoire de l’ordre du Temple est encore souvent perçue selon un prisme national. Nombre d’écrits templaristes, débiteurs de Pessoa, mais dépourvus de son génie, en sont même arrivés à identifier le pays et l’institution. En 1977, le philosophe spiritualiste António Telmo soutenait ainsi que “Portugal é a Ordem do Templo até D. Manuel I e desde a origem”5. Cette tradition, restée vive6, a alimenté un substrat culturel qui a influencé, Portugais ou étrangers, bien des médiévistes, spécialistes du Temple et parfois remarquables connaisseurs de sa documentation. À sa façon, l’ouvrage le plus récent sur le sujet, Templários em Portugal. Homens de religião e de guerra, l’illustre: en conclusion, son auteure, Paula Pinto Costa, s’est interrogée pour savoir si l’ordre “em Portugal interpretava-se mais como uma instituição nacional ou como um ramo de uma organização internacional”7. Transposée hors de la péninsule Ibérique, cette alternative ne ferait pas sens. En France, en Angleterre ou en Italie, chacun est convaincu que le Temple, pour prêter écho à ma collègue de l’Universidade do Porto, “proporcionou-nos uma das mais antigas experiências de pendor global, de expressão internacional, em que a mobilidade de pessoas e a organização institucional superavam fronteiras”8. Au Portugal, la question n’est pas si simple ou, du moins, pour continuer avec l’auteure, “a resposta depende de muitas variáveis”9. Le Temple y aurait-il été différent, moins lié à la Terre sainte que dans le reste de l’Occident des XIIe et XIIIe siècles ? Si Paula Pinto Costa a relevé que, par son intermédiaire, “a Europa descobria formas de ampliar horizontes e de manter articulações, cada vez mais consolidadas, com espaços distantes”10, elle n’a rien dit de la façon dont cela s’opérait et, hormis dans le cas bien connu de Gualdim Pais11, les références de son livre aux voyages des frères12, à des envois de chevaux ou de responsions13, restent purement génériques et appuyées sur l’unique texte de la règle de l’ordre14. La province templière de Portugal, du fait “da sua gradual autonomização”15, aurait connu, à la fin du XIIIe siècle, un “afastamento definitivo da Terra Santa”16. L’idée, ici, est des plus traditionnelles et, contre ce préjugé, une fois de plus revivifié, j’aimerais attirer l’attention sur un document riche et singulier, impliquant en 1282 Lourenço Martins, lieutenant du maître provincial du Temple au Portugal, dans un transport méditerranéen entre Barcelone et Acre, de façon à revenir ensuite et - peut-être - à mieux poser le vieux débat autour du caractère national si volontiers prêté à l’ordre au pays de Fernando Pessoa.
Dans l’Occident hispanique, l’histoire institutionnelle du Temple reste en bonne partie à écrire, mais au Portugal, théâtre en la matière d’un intéressant renouveau historiographique depuis le début du XXIe siècle, le travail est plus avancé que pour le León et la Castille17. Au sein de l’ordre, ces trois espaces formèrent le plus souvent un seul ensemble, articulé cependant en fonction de la division des royaumes et confié à deux ou trois responsables dont les titulatures, jusqu’à l’aube du XIVe siècle, ont varié18. Des deux côtés de la raia, la liste des maîtres provinciaux - pour leur garder ici une seule appellation - est loin d’être établie et, conscient de ce manque, j’avais convié Saul António Gomes en 2015, lors du VII Encontro sobre ordens militares, à étudier “os últimos mestres do Templo em Portugal”. Lourenço Martins est l’un d’eux et, dans l’attente que mon collègue de l’Universidade de Coimbra, excellent connaisseur de la documentation de l’ordre et habile dans l’utilisation de la prosopographie, publie la réflexion qu’il n’avait pu alors finaliser19, il convient d’opérer à partir d’une information fragmentaire. Paula Pinto Costa, qui a travaillé à la synthétiser, a bien rappelé que le dignitaire, par deux fois, avait été placé à la tête des Templiers portugais, d’abord au début des années 1280, puis, quelque dix plus tard, à l’aube de la décennie suivante20, mais jamais elle n’a indiqué qu’il voyagea outre-mer. À l’exemple de Gualdim Pais, engagé cinq ans en Orient au milieu du XIIe siècle21, des frères du royaume avaient pourtant l’habitude de traverser la Méditerranée22. Lourenço Martins, en 1282, fut de ceux-là: avant lui, Afonso Gomes, appelé aussi à devenir maître provincial23, avait été le compagnon du grand-maître Thomas Bérard, à Acre en 125824, et, à leur suite, plusieurs compatriotes étaient partis combattre en Orient, à l’instar d’André Gonçalves de Pombal, témoin de la chute d’Acre en 129125, ou des trois chevaliers interrogés à Chypre en mai 1310, Estêvão, João et Lourenço, entrés au Temple, le premier, au début de la décennie 1290, et, pour les deux autres, en 130026, tandis que Jacques de Molay projetait en Syrie une action militaire à laquelle Vasco Fernandes, le dernier supérieur de l’ordre au Portugal, s’était associé27.
À l’été 1282, le transport de Lourenço Martins outre-mer ne doit donc pas étonner: il s’inscrivait dans une pratique relativement fréquente des Templiers portugais. Pourtant, jusqu’à mon étude récente sur Jacques de Molay, nul ne l’avait jamais mentionné et l’acte qui en porte trace, à l’Archivo de la Corona de Aragón, était demeuré inédit28. Le document, par ses aspects contractuels, avait bien éveillé l’attention d’historiens intéressés par l’insertion des marchands dans la logistique du Temple, Alan Forey d’abord29, puis Damien Carraz30, mais ni l’un ni l’autre, quoi qu’excellents connaisseurs de l’ordre, n’avaient identifié ou même cité Lourenço Martins. Présenté comme le “lieutenant du maître provincial de Portugal” (tenens locum magistri milicie Templi in regno Portugalie), c’est pourtant lui qui est à l’origine de l’accord passé entre Ramon Marquet, citoyen de Barcelone, et Romeu Burguet, commandeur templier de Palau-solità31. Le 1er avril 1282, les deux hommes se sont entendus en vue d’organiser le futur voyage (viaticum) du dignitaire lusitanien et de sa suite entre Barcelone et Acre. Celle-ci était composée de quatre frères du Temple, accompagnés de quarante-cinq à cinquante bêtes - entre chevaux et mules - ainsi que des écuyers et des victuailles leur correspondant. Ramon Marquet s’obligeait à tenir prête sa nef (navis) au 1er août et le départ, “salvo impedimenti Dei”, aurait lieu avant le 15 du mois, au-delà duquel les Templiers portugais seraient fondés à réclamer le remboursement des frais encourus à Barcelone. Pour le voyage, le marchand s’engageait à réserver au dignitaire un emplacement sur le pont (platea de ponte) et à fournir des places adaptées (platee congruentes) aux autres frères, aux écuyers et aux animaux, en leur assurant toute l’eau nécessaire. Le prix du passage était fixé à un marc d’argent fin pour chaque Templier, soit quelque 233 grammes, et à 2,5 pour chaque bête et son écuyer, une somme représentant alors le huitième de la valeur d’un cheval en Aragon32. Des écuyers en plus grand nombre pourraient être embarqués, si Lourenço Martins le désirait, mais leur transport se ferait - sans que le contrat en donne le montant - au tarif prévu par la coutume maritime (nauleum consuetum).
Bien avant d’arriver à Barcelone, d’où il escomptait appareiller, Lourenço Martins s’est ainsi préoccupé de son passage outre-mer. Il l’a probablement fait du Portugal, s’inscrivant dans une pratique dont j’aimerais souligner combien elle apparaît rodée. Les deux acteurs du contrat souscrit en son nom étaient l’un et l’autre dûment qualifiés. À Barcelone, ils étaient même, dans la première moitié des années 1280, des hommes en vue. Depuis le printemps 1281 au moins33, Romeu Burguet était à la tête de la commanderie de Palau-solità, dans le Vallès, dont dépendait à l’origine la maison templière de Barcelone34: il y avait remplacé Ramon de Barberà35, appelé onze ans plus tard à faire partie du couvent de Jacques de Molay36, et, en 1282, c’est lui qui en transféra le siège dans le grand port catalan37, où il demeura en charge des affaires de l’ordre jusqu’en 1285, officiant même, en raison de sa compétence juridique, comme procureur de ses frères, à l’image du commandeur de Barberà, qu’il a représenté dans un litige avec la couronne portant sur le château d’Ollers38. Ramon Marquet, quant à lui, avait plus de notoriété encore et, issu d’une famille engagée depuis la décennie 1240 dans le grand commerce39, il a commandé plusieurs vaisseaux lors de voyages au Levant, servant à l’occasion d’ambassadeur, notamment en Égypte40: la confiance du roi Pierre III lui était acquise, qui l’amena à prendre part en 1282 à l’expédition contre Tunis et à remplir aux années suivantes des missions délicates, à Pise, où des marins catalans s’étaient révoltés, et à Majorque41, en association avec Berenguer Mallol, à qui Pere Mallol, cité dans l’acte du 1er avril 128242, était certainement apparenté. Ensemble, Romeu Burguet et Ramon Marquet avaient déjà travaillé en 1281: au service du Temple, le marchand, sur sa nef, avait pris en charge du blé dont le grand-maître Guillaume de Beaujeu, à Acre, s’était déclaré satisfait du transport43. Lourenço Martins, dans son entreprise, ne pouvait donc choisir de meilleurs associés et, parce qu’il l’avait préparé au mieux, le voyage se fit apparemment sans encombre44; le 12 janvier 1283, le dignitaire portugais était de retour à Marseille, d’où il a prié Pierre III de lui adresser un sauf-conduit (guidaticum et conductus) pour les marins d’une nef du Temple, La Rose, avec laquelle il était sans doute revenu d’Acre45.
Tout un imaginaire, depuis le xixe siècle, unit les Templiers à l’Orient46, mais c’est de la relation entre les deux extrémités de la Méditerranée que les frères, à l’instar des Hospitaliers et des Teutoniques, tiraient la force et l’originalité de leur projet47. Le fait régional, dans l’analyse, est donc crucial à considérer48, mais il ne prend sens que rapporté au tout et, pour user des mots d’Alain Demurger, “c’est moins en termes d’implantation locale qu’en termes de mission qu’il faut étudier ces ordres ou - pour le dire autrement et plus justement - c’est en fonction de leur mission qu’il faut étudier leur implantation locale et leurs activités à “l’arrière”49. Au Temple, cela vaut jusqu’à la fin de son histoire50, même si bien des polygraphes, à l’exemple de Laurent Dailliez, ont imaginé que l’ordre se serait progressivement scindé en deux51. Les historiens, trop souvent, ont épousé un tel préjugé dont au Portugal aujourd’hui, plus que nulle part ailleurs, on peut observer la prégnance. Luís Filipe Oliveira, dans un remarquable travail historiographique, joliment intitulé “une histoire à rebours”, achève cependant de déconstruire pareil topos et, grâce à son érudition sûre, il en a révélé la genèse52. Kristjan Toomaspoeg, en 2012, avait certes signalé que le Temple, de longue date, était tenu au Portugal pour la préfiguration de l’ordre du Christ et, pour cette raison, lié intrinsèquement aux rois et au royaume53, mais il revient à mon collègue de l’Universidade do Algarve d’avoir mis au jour la formation historique de ce préjugé, créé juste après l’affaire, devenu au xviie siècle “une espèce de vérité officielle et définitive” et transformé désormais en un acquis relevant “pratiquement du sens commun (quase ao nível do senso comum)”54. Les trois thèses de doctorat, partiellement redondantes55, consacrées au Temple dans la première décennie du XXIe siècle ont chacune donné dans le panneau56, que bien des spécialistes portugais, de Mário Farelo à Paula Pinto Costa57, en passant par Saul António Gomes - pourtant probablement le plus sûr -, n’ont pas su éviter58, faisant invariablement état d’un ordre qui, au bord du Tage, se serait précocement nationalisé, en se détournant de l’Orient pour se concentrer sur la Reconquête et le service du roi.
En dehors même des milieux templaristes, qui - je l’ai signalé - ne renâclent pas devant l’exagération, la lecture nationale de l’histoire de l’ordre est largement partagée à l’échelle du Portugal. Elle a toutefois été sévèrement critiquée depuis une quinzaine d’années par Luís Filipe Oliveira59; Kristjan Toomaspoeg, qui l’a rejoint, y a même perçu “un problème conceptuel”60, dénonçant “un obstacle de nature idéologique”61. Les sources, en effet, ne permettent pas de valider la déconnexion de la province portugaise du Temple avec l’Orient. Celles qui insistent sur le lien, certes, sont rares et nulle part ou presque, dans la documentation conservée, il n’est fait état des responsions, ces envois à destination de la Terre sainte représentant plutôt le dixième que le tiers des rentes de chaque maison62. Opérés en espèces comme en nature - vivres, armes, montures ou vêtements63 -, ces transferts étaient pourtant au cœur de la logistique templière64. Qu’inférer de l’absence de traces qui est la leur au Portugal ? Est-ce qu’ils n’y auraient pas existé, contrairement au reste de l’Occident ? Partout, en réalité, les responsions filtrent difficilement des sources65: le constat que, vingt ans en arrière, j’avais réalisé pour la Castille66, qui pourrait à tort être tenue pour éloignée de l’Orient, vaut aussi pour la Provence ou l’Italie du Nord-Ouest, aux connexions indubitables67. La situation documentaire du Temple au Portugal n’a donc rien de spécifique et le nombre minime des références tient sans doute à ce que la lecture nationale de l’ordre, très tôt, a conditionné les pratiques de conservation archivistique68. Gualdim Pais, le célèbre maître provincial de la seconde moitié du XIIe siècle, n’est donc pas l’unique trait d’union entre les deux extrémités du monde méditerranéen. Dès les années 1120, à Soure et, peut-être, près de Braga69, les premières donations au Temple avaient été faites pour le service de la Terre sainte70. Les autorités centrales de l’institution ne se sont jamais détournées du Portugal et, si le voyage prévu par le grand-maître Arnau de Torroja71, à l’automne 1184, a été interrompu par la mort72, elles ont été sollicitées par les frères locaux en 1231, puis en 127273, l’année où Francon de Bort, décrit comme “geeral visitador”, ramena de mission cinq cents marcs d’argent74. Dix ans plus tard, à l’été 1282, Lourenço Martins, lieutenant du maître provincial, quittait Barcelone avec quatre frères et un nombre important d’écuyers et de bêtes, démontrant que les Templiers portugais, loin de se cantonner au royaume, avaient Acre au cœur.
Eu égard à de tels liens, trop souvent tus par l’historiographie, la requête adressée le 23 mai 1307 par le Templier catalan Pere de Santjust, alors commandeur d’Alfambra, à Jacques de Molay afin qu’il franchisse les Pyrénées et vienne jusqu’en Castille et au Portugal prend tout son sens75. Pourtant, que je sache, cette lettre, publiée au début du XXe siècle par Heinrich Finke sur la base d’un original conservé là encore à l’Archivo de la Corona de Aragón76, dont il a contribué à réorganiser les fonds intéressant le Temple77, n’a jamais été étudiée par les chercheurs issus de l’Occident hispanique. Exceptionnellement bien connu du fait que subsiste une cinquantaine de missives qu’il a écrites ou reçues78, Pere de Santjust avait avec Jacques de Molay une relation étroite dont l’origine remontait probablement au siège d’Acre79, où le frère catalan fut blessé80. Tenus à distance par la mer Méditerranée, même s’ils se sont vus en Catalogne et à Chypre81, les deux hommes avaient l’habitude d’échanger sur l’état du Temple: le grand-maître se fiait à son ami, dont en 1306, avant d’embarquer pour l’Occident, il a recherché le conseil sur la croisade et, peut-être, l’union des ordres militaires82. Rentré de Chypre, Pere de Santjust a activé ses réseaux dans la péninsule Ibérique et, au printemps 1307, des frères de Castille et de Portugal lui ont fait savoir, par leurs courriers, que la venue de Jacques de Molay jusqu’à eux, comme en Catalogne, “seria molt profitosa”83. Le Temple était alors confronté à une situation difficile. Depuis 1305 au moins, Denis Ier œuvrait à retrouver les droits de la couronne portugaise84, et, le 6 août 1306, l’ordre fut contraint à un échange où il cédait un bien-fonds à Santarém, des droits de péage à Coïmbre et de patronage à Trancoso pour Vila de Rei et Ferreira do Zêzere85. La pression royale, étudiée par Mário Farelo86, est à mon sens la raison de l’appel lancé à Jacques de Molay que le maître provincial, Vasco Fernandes, réitéra le 18 août 1307, quand des possessions vitales pour l’institution, Soure, Pombal, Ega et Redinha, d’un côté, Idanha-a-Velha et Salvaterra, de l’autre, furent revendiquées par le pouvoir monarchique87. À la veille du déclenchement de l’affaire, les frères portugais espéraient que le grand-maître intervînt directement, informés sans doute que dans la Castille voisine - où, malgré le sentiment dominant88, la lecture nationale de l’histoire du Temple est à mon avis tout aussi irrecevable89 - des échanges avaient été récemment consentis depuis le couvent de Chypre90, avec lequel le lien restait essentiel.
Le Temple, au Portugal, n’a jamais été une institution nationale. En affirmant l’inverse, toute une tradition littéraire et philosophique, illustrée par des auteurs majeurs, a méconnu le fait que, dans l’histoire, les héritiers d’Hugues de Payns, directs ou non, ont créé, pour reprendre les mots de Karl Borchardt, “les premiers ordres religieux véritablement centralisés”91. Certes, ni Fernando Pessoa, ni ses précurseurs ou ses suiveurs n’avaient à entrer dans une telle analyse, mais l’innovation eut une portée considérable et, adoptée dès le XIIe siècle par les Prémontrés et développée ensuite par les Mendiants92, elle a joué un rôle crucial dans la naissance du principe territorial d’administration dont notre monde participe encore largement93. Bien des historiens, le cas échéant remarquables, n’en disent rien94. Le Portugal n’échappe pas à la règle et, jusqu’au début du XXIe siècle, les spécialistes, lorsqu’ils abordaient le Temple, en procuraient, à l’intérieur des limites du royaume, une lecture nationale, influencée - consciemment ou non - par cette si particulière tradition locale de pensée. Grâce aux travaux de Luís Filipe Oliveira notamment, la situation, aujourd’hui, s’est quelque peu infléchie. Le Temple est sans doute moins envisagé en termes strictement lusitaniens qu’il y a quinze ans, mais - hormis dans ses origines - il reste trop peu lié à la Terre sainte. La province portugaise de l’ordre passe en effet pour s’être détachée de l’Orient latin à la faveur d’une “gradual autonomização” que Paula Pinto Costa, dans le dernier livre de référence sur le sujet, vient encore de mettre en exergue. L’idée, pour une bonne part, tient à mon sens du mythe. L’ordre, jusqu’à la fin, est demeuré un. Au Portugal, comme ailleurs en Occident, les monarques, soucieux d’affirmer leur souveraineté, ont à partir du milieu du XIIIe siècle suscité davantage d’obstacles aux Templiers dans leurs circulations méditerranéennes. Si Alan Forey, qui a étudié ces interférences royales, ne les a pas jugées dirimantes, estimant, de façon exagérée, que l’impécuniosité des frères était plus gênante95, Helen Nicholson a souligné, dans le cas de l’Angleterre, la force qu’elles ont pu avoir96. À la charnière des XIIIe et XIVe siècles, Denis Ier a parfois agi vigoureusement contre le Temple, mais les autorités de ce dernier, Jacques de Molay en tête, ont résisté aux atteintes juridictionnelles du roi avec résolution. Périphériques par rapport à l’Italie méridionale ou à la Provence, la province portugaise de l’ordre n’a pas été dissociée du centre, représenté par le couvent de Chypre, et sans doute lui fut-elle même mieux liée - au moins dans l’intention97 -, comme l’ont été les régions lointaines du Saint-Empire, où, jusqu’à l’est de l’Elbe, les structures templières furent organisées avec toujours plus de précision de manière à ce que, malgré d’éventuels conflits98, elles soient plus complètement associées au front et à l’effort commun engagé pour recouvrer la Terre sainte99. Au service de l’Orient latin, le Temple a donc mobilisé hommes et ressources jusqu’au bout, jusqu’à cette fin, imprévue et imprévisible, précipitée en 1307 par l’affaire, et il l’a fait au Portugal comme ailleurs. L’Aragon, certes, est aujourd’hui l’unique province pour laquelle on puisse, tant soit peu, quantifier l’effort accompli100, mais les espaces en apparence plus périphériques, souvent éloignés du regard des historiens, ne sont pas forcément en reste et d’Angleterre101, sur la base de la documentation du procès102, comme de Castille ou du Portugal103, on a trace de transferts opérés à destination du Levant. Les mieux connaître est un défi pour la recherche qui suppose d’abord de ne pas les nier a priori; au Portugal, cela exige de ne plus traiter du Temple dans une optique strictement lusitanienne et de le lier - malgré les difficultés des sources - à l’Orient latin. Connecter mieux et davantage est un projet toujours à entreprendre, dans lequel j’ai tâché de m’inscrire de longue date104, en sollicitant des fonds d’archives et, plus largement, une documentation qu’on ne peut réduire à une dimension nationale, quelle qu’elle soit105; le mettre et le remettre sur le chantier est une nécessité, à laquelle aidera, en termes épistémologiques, l’História global de Portugal106, conçue sur le modèle d’Histoire mondiale de la France107, dont la publication, à l’automne 2020, est attendue à l’heure où je reprends une dernière fois ces lignes qui, à leur échelle, s’avèreront, je l’espère, utiles elles aussi.