Si l’étude des négociations matrimoniales a longtemps fait des princes héritiers de simples objets de la négociation diplomatique, le cas du projet de mariage anglo-aragonais des années 1268 à 1291 montre que Pierre d’Aragon, futur Pierre III (1276-1285), puis son fils Alphonse, futur Alphonse III (1285-1291), en sont des acteurs à part entière1. Notre étude s’étendra jusqu’à l’année 1285, en raison de l’accession au trône d’Alphonse et de son changement de statut à cette date. Il est toutefois à noter que les négociations autour de ce projet de mariage se poursuivent jusqu’en 1291.
Bien que ce projet matrimonial n’ait jamais fait l’objet d’une analyse approfondie, les deux princes héritiers ne sont pas inconnus de l’historiographie. La vie du prince Pierre est bien documentée grâce aux travaux de Ferran Soldevila et de Stefano Maria Cingolani2. Le prince Alphonse a pour sa part fait l'objet d'une étude de Ludwig Klüpfel en 1911. Plus récemment, Francisco Saulo Rodríguez Lajusticia a souligné les liens importants qu'il entretenait avec la maison Plantagenêt3. Cependant, ces deux études se sont principalement focalisées sur le règne d'Alphonse, laissant de côté la période au cours de laquelle il est prince héritier (1265-1285).
Cette période mérite pourtant d’être envisagée avec attention. Les princes héritiers sont destinés à régner. Leur instruction comprend alors non seulement une formation militaire, mais aussi une formation politique. Dans ce cadre et pour les préparer à leur futur métier de roi, les princes héritiers peuvent se voir confier des missions diplomatiques. Celles-ci servent généralement les intérêts politiques du roi.
Au moins huit pièces éclairent l’action diplomatique des deux princes héritiers et leurs relations avec la famille royale anglaise4. Les registres de la comptabilité personnelle de l’infant Pierre font apparaître quatre messagers anglais payés par cet infant entre les années 1268 et 12695. L’on dispose également d’un pacte de mariage de 1273 entre Edouard Ier d’Angleterre (1272-1303), pour sa fille aînée et le fils aîné de l’infant Pierre d’Aragon6. Trois lettres, l’une de créance envoyée au roi d’Angleterre pour traiter du mariage, les deux autres datant des années 1274-1277, sont échangées entre ces deux personnages pour prendre des nouvelles de leur santé respective7. Le rôle d’Alphonse est pour sa part documenté par deux lettres échangées avec la famille royale anglaise dans les années 12808. La pièce la plus remarquable et qui retiendra plus particulièrement l’attention ici est le traité de 1273.
Ce projet, loin d’être un hapax, s’inscrit dans un ensemble plus vaste de relations diplomatiques entre le royaume d’Angleterre et la Couronne d’Aragon. Il constitue néanmoins un point de bascule significatif, et donc un observatoire précieux pour tenter de saisir la nature de l’action diplomatique entreprise par le prince héritier Pierre. Ce dernier possède un degré d’autonomie remarquable9. C’est donc sur lui que portera plus particulièrement cette étude.
Le contexte des relations anglo-aragonaises
L’action diplomatique de Pierre d’Aragon dans le cadre de ce projet de mariage constitue un élément d'un ensemble plus vaste de relations diplomatiques anglo-aragonaises, entre la dynastie des Plantagenêts et la maison d’Aragon. Ces relations remontent au moins à la fin du XIIe siècle. Le projet s’inscrit donc dans un temps long et constitue un type d’alliance héréditaire10, renouvelée à chaque changement de génération.
Dès les années 1170 et alors que les comtes de Barcelone et les ducs d’Aquitaine sont en conflit avec les comtes de Toulouse dans la grande guerre méridionale, Henri II d’Angleterre (1154-1189), duc d’Aquitaine, et Raimond-Bérenger IV de Barcelone (1131-1162) décident de s’allier11. Cette politique d’alliance est poursuivie par Richard Ier d’Angleterre dit Cœur de Lion12.
Sous les règnes de Jacques Ier d’Aragon (1213-1276) et Henri III d’Angleterre (1216-1272), les échanges continuent et s’intensifient. En 1236, le Plantagenêt épouse Éléanore de Provence, descendante d’Alphonse II d’Aragon (1162-1196) par son père. Les enfants du couple ont donc des liens de parenté avec la maison d’Aragon.
Dans les années 1240, l’envoi de plusieurs messagers entre les deux rois témoigne de la poursuite des relations diplomatiques13. La teneur exacte de ces échanges est toutefois inconnue. Ces liens s’étaient-ils formés à cause de leur colère commune face au mariage de Charles d’Anjou et de Béatrice de Provence en 1245 ? En effet, à la mort d’un comte de Provence sans héritier mâle, il était coutume que le comté revienne aux mains des souverains de la Couronne d’Aragon. Ainsi avait-on procédé en 1166 à la mort de Raimond-Bérenger III de Provence (1144-1166) puis en 1196 à la mort de Raimond- Bérenger IV (1152-1196). Le comté était alors revenu à Alphonse II d’Aragon. Or, à la mort de Raimond- Bérenger V en 1245, ce dernier avait laissé le comté à la plus jeune de ses filles, Béatrice. Si celle-ci n’avait pas d’héritier mâle, le comté devait alors passer à sa sœur Sancie, femme de Richard de Cornouailles. Si les deux femmes mouraient sans héritier, alors le roi d’Aragon récupèrerait la Provence. L’Angleterre et la Couronne d’Aragon avaient donc des ambitions sur le comté de Provence. Mais Louis IX de France (1226-1270) fut plus rapide et maria Béatrice à son frère Charles d’Anjou. Jacques Iᵉʳ et Henri III avaient donc des griefs communs envers le roi de France. Ces événements contribuèrent sans doute au développement des échanges entre les deux cours.
Ces échanges deviennent plus importants dans les années 1250. Ainsi un premier projet de mariage voit-il le jour en 1253. Concernant le prince Pierre14, ce projet ne se concrétise pas, mais entretient les échanges, qui se poursuivent tout du long des années 125015. Les deux dynasties maintiennent donc des liens depuis presque un siècle lorsque les négociations entre Edouard Ier d’Angleterre et l’infant Pierre débutent. Ces échanges sont jusqu’ici systématiquement le fait des rois à la tête de chaque dynastie. L’action diplomatique de Pierre marque à cet égard un tournant.
Le tournant du projet de mariage de 1273
En octobre 1273, Édouard Ier roi d’Angleterre et Pierre, prince héritier de la Couronne d’Aragon, signent un pacte de mariage par lequel ils entendent fiancer leurs enfants. Ce traité est un chirographe dont deux exemplaires sont conservés ; l’un aux National Archives à Londres, l’autre à l’Archivo de la Corona de Aragón, à Barcelone16.
Les raisons qui animent ce projet sont explicitées dans le document même:
“Le seigneur Édouard, par la grâce de Dieu illustre roi d’Angleterre, seigneur d’Irlande et duc d’Aquitaine, et l’illustre infant Pierre, aîné et héritier du magnifique roi d’Aragon, voulant fermement établir entre eux un amour et une concorde véritables, fermes et durables, et les renforcer par un lien de parenté, s’accordèrent ainsi : ledit seigneur roi d’Angleterre fiancerait sa fille et celle de l’illustre reine la dame Aliénor, son épouse, au fils aîné dudit seigneur infant et de l’illustre dame Constance, sa femme”17.
Les mariages sont en effet l’un des principaux outils à la disposition des princes lorsqu’ils cherchent à entrer en alliance avec un autre prince. Ces alliances se fondent sur l’amicitia, vertu fondamentale à la base de tout pacte au Moyen Âge qui a valeur de lien quasi-juridique. Les liens de parenté étant le moyen le plus efficace de créer cette amicitia, ces deux hommes cherchant à créer un “amour et une concorde” choisissent donc tout naturellement de s’unir par ces liens18.
Fait remarquable : l’un est roi, l’autre est prince héritier. Dans le cadre des négociations pour les mariages dynastiques, ces derniers sont généralement considérés comme des objets de la tractation et en sont très rarement les acteurs. Un mariage princier est censé créer une union entre les deux dynasties qu’il unit et leurs territoires. C’est cela même qui est évoqué par le pacte lorsqu’il est question d’une “concorde véritable et durable”. Durable car elle sert à créer un lien qui doit survivre à ces deux princes. Ces affaires, d’une importance capitale pour l’avenir de la dynastie, sont de ce fait en général traitées par les rois. On aurait donc pu s’attendre à ce que soit le roi Jacques Ier d’Aragon, le père de Pierre, qui mène la négociation pour son fils. Or c’est l’héritier, Pierre, qui s’en charge. Le prince héritier s'avère donc être un acteur majeur dans les relations diplomatiques.
Le document d’octobre 1273 est la première mention d’un projet visant à fiancer la fille du roi d’Angleterre et le fils aîné de l’infant Pierre19. Cette alliance matrimoniale est très sérieuse car il ne s’agit pas ici uniquement de s’accorder sur un futur projet, mais, déjà, d’organiser les fiançailles. Le pacte indique en effet que “Ledit seigneur roi […] fiança par promesse de mariage sa fille au fils dudit seigneur infant, et celui-ci, de la même manière, fiança son fils à la fille dudit seigneur roi”20. L’indication per verba de futuro nous renseigne sur la nature même de cette promesse. Les fiançailles pourraient en théorie être rompues contrairement aux fiançailles per verba de presenti. Toutefois, les fiançailles per verba de futuro représentent un engagement public et obligent les parties à garder leur promesse. À partir de cette étape, il est donc très difficile de rompre le contrat21. Il se peut donc qu’Édouard Ier et l’infant Pierre aient voulu s’assurer de la conclusion de ce projet en fiançant leurs enfants assez rapidement.
L’absence de Jacques Ier dans ce document à l’importance tant symbolique que concrète est troublante. Le roi d’Aragon apparaît mais seulement en creux. La mention de “Roi d’Aragon” a en effet pour seule utilité de qualifier le statut de Pierre en tant que “prince héritier”. Le prince agit seul. D’autres documents antérieurs, qui nous renseignent sur la pratique diplomatique de l’infant, mentionnent cependant que Pierre agit sous tutelle du roi d’Aragon et avec sa volonté. C’est notamment le cas pour les négociations de son propre mariage avec Constance de Hohenstaufen22.
Pierre aurait-il pu agir de façon autonome parce qu'il est question du mariage de son propre fils? La puissance paternelle joue certainement un rôle ici, mais elle n’explique pas tout. En tant que père, Pierre exerce une autorité sur son fils et a donc le droit de traiter de son mariage. Cependant, en tant que prince héritier il doit s’inscrire dans le sillage de son père. Le cas du roi de France Philippe Auguste sert d’ailleurs de contre-exemple. En 1214 ce dernier se charge de fiancer son petit-fils Philippe de France et promet même de le remplacer par son petit frère Louis, futur Saint Louis, si le premier venait à mourir23. Le roi de France traite donc ici du mariage de ses petits-enfants. Jacques Ier d’Aragon aurait donc pu traiter directement avec Edouard du mariage. De même, s’il n’avait pas participé aux négociations son accord aurait pu apparaître dans le document. Le fait que Pierre agisse seul, sans mention de son père, est donc inhabituel. Comment l’expliquer ?
Interprétations et enjeux
Un contexte favorable à l’alliance et à la prise d’autonomie
Deux contextes peuvent éclairer l’action du prince héritier et ce qui apparaît comme une prise d’autonomie vis-à-vis de son père : premièrement celui des ambitions politiques de Pierre et d’Edouard Ier au début des années 1270, deuxièmement celui familial de 1273.
Si cette alliance matrimoniale s’inscrit dans le domaine de relations habituelles entre les deux dynasties, le contexte politique des années 1270 est favorable au rapprochement des deux hommes. Edouard Ier vient de monter sur le trône et cherche à maintenir la paix aux frontières de l’Aquitaine, dans une période de troubles pour le duché24. Ce mariage fait alors partie d’un projet plus vaste d’alliances outre-pyrénéennes25. Dans le cas de l’Aragon, l’enjeu est de trouver un allié face aux Capétiens, peut-être même pour Pierre un allié face à Charles d’Anjou26. Les deux princes pourraient donc être à l’origine du projet. La proposition d’alliance matrimoniale de 1253 avait été initiée par la partie anglaise, et c’est peut-être à nouveau le cas ici, bien que la documentation ne permette pas d’éclaircir ce point.
La prise d’autonomie diplomatique du prince héritier peut également être éclairée par la situation familiale de la maison d’Aragon en 1273. Au moment même de la signature de ce pacte de mariage, l’infant et son père ne sont pas en bons termes. Pierre s’oppose à son frère bâtard qu’il accuse d’avoir essayé de le détrôner et de l’assassiner27. Ceci peut expliquer qu’il n’ait pas demandé le consentement de son père. Il convient toutefois de souligner que cette action diplomatique ne semble pas être elle-même un acte d’opposition.
Ce double contexte favorise donc l’alliance entre ces deux royaumes mais aussi une prise d’autonomie diplomatique du prince héritier. Il convient cependant s’interroger sur le degré d'indépendance de Pierre.
Un infant autonome dans les relations diplomatiques avec l’Angleterre?
L’action diplomatique du prince héritier Pierre d’Aragon est-elle donc uniquement de son fait ? Existe-t-elle en parallèle d’une action menée par son père ? Lui a-t-on laissé un monopole des relations avec l’autre prince héritier, Édouard ? Parce qu’il semble y avoir une volonté de construire des relations d’amitié sur le long terme avec la dynastie Plantagenêt, il existe peut-être la volonté de créer un lien entre ces deux princes héritiers, futurs rois respectifs de leurs royaumes. La nature de l’action diplomatique de Pierre mérite à ce titre d’être examinée plus en détail.
La première trace d’une intervention de Pierre dans les relations diplomatiques avec la famille royale anglaise date de 1268. Les registres de l’infant Pierre conservés à l’Archivo de la Corona de Aragón révèlent ainsi deux messagers (troters), d’Henri (Henri III) et Edouard, dont les services sont réglés sur les dépenses de l’infant28. Il en est de même en 1269 pour deux messagers arrivés à Barcelone de la part d’Henri III et d’une deuxième personne dont le nom est effacé, probablement Edouard29. Ces deux messagers doivent repartir à Burgos, où va être célébré le mariage de Ferdinand de la Cerda, fils d’Alphonse X roi de Castille. C’est à nouveau l’infant qui se charge des dépenses.
Les messagers doivent se rendre à Burgos car le prince Edouard s’y trouve très probablement. La Crónica de Alfonso X indique qu’un certain Edouard prince d’Angleterre a assisté à ce mariage. On peut supposer qu’il s’agit du futur Edouard Ier30. Le Libre dels feits indique pour sa part qu’à ce mariage, outre Edouard, se trouve également le roi d’Aragon31. Si la documentation ne permet pas de savoir si Jacques Ier d’Aragon et celui qui était alors prince héritier du royaume d’Angleterre se sont entretenus à cette occasion, il reste possible que des discussions aient eu lieu entre les deux hommes dans ce cadre.
Il est impossible de connaître le contenu exact de ces échanges de messagers. Le manque de sources invite à la prudence. Toutefois, une pastourelle composée par le troubadour provençal Paulet de Marseille dans les années 1265-1266 permet d’avancer certaines hypothèses. L’autrier m’anav’ab cor pensiu évoque déjà une possible alliance entre le prince Édouard et l’infant Pierre d’Aragon. L’auteur exprime en effet son désir de voir un amour grandir entre ces deux infants32. Si Paulet de Marseille exprime cela dans le cadre d’une possible alliance visant à reconquérir le comté de Provence, il se pourrait que la pastourelle soit aussi un écho de négociations ou de discussions ayant eu lieu à la cour de Jacques Ier d’Aragon33. Le projet de mariage, dont il ne demeure de trace concrète que pour 1273, pourrait donc avoir été discuté dès la deuxième moitié des années 1260. Ces quelques fragments ne permettent cependant pas d’affirmer la formation d’un tel projet. L’infant Pierre commence pour autant dès la fin des années 1260 à s’impliquer dans les relations diplomatiques avec la dynastie Plantagenêt, sans qu’il soit possible de déterminer si cette action s’inscrit ou non dans la continuité de celle de son père.
Après 1273, le prince héritier Pierre continue à agir de manière apparemment autonome dans sa relation avec le roi d’Angleterre. En avril 1275, il envoie en effet une lettre de créance à Edouard pour l’informer de l’arrivée prochaine d’un messager. Ce dernier devait alors traiter du mariage déjà convenu entre son fils aîné Alphonse et la fille aînée d’Édouard, mais il devait également proposer un deuxième mariage entre Isabelle, fille aînée de Pierre et le fils aîné du roi anglais34. La formule “infant Pierre, fils aîné de l’illustre roi d’Aragon”, utilisée dans le traité de 1273, est à nouveau présente ici, sans que mention soit faite du roi d’Aragon. À cette date, Jacques Ier et son fils se sont réconciliés35. L’absence de mention du roi ne peut donc être la preuve d’une rupture ou d’une mésentente. Elle est le signe d’une autonomie en matière d’action diplomatique de la part de Pierre. Le consentement officiel du roi n’est plus requis.
Les documents relatifs à cette affaire semblent donc à première vue donner l’image d’un prince héritier dont l’autonomie pourrait en faire l’égal des rois dans le cadre de ce type d’action politique. Un épisode de diplomatie franco-aragonaise datant du début de l’année 1276 paraît appuyer cette conclusion. Le chroniqueur Ramon Muntaner évoque une entrevue entre l’infant Pierre d’Aragon et Philippe III le Hardi pendant laquelle ces deux hommes auraient conclu une alliance interpersonnelle36. L’infant peut donc engager des négociations avec des rois.
Le document principal de notre étude, le contrat de mariage, plaide également en faveur de cette idée en première analyse. Il est fondé sur un principe de do ut des: tant Édouard que Pierre doivent s’engager l’un envers l’autre et jurer sur les Évangiles37. Le document, un chirographe, est signé et conservé par les deux parties. Une forme d’égalité semble donc s’installer. Toutefois, des détails dans la rédaction du document permettent de nuancer cette première hypothèse. Le traité est passé à Sordes, dans les terres du roi d’Angleterre. C’est le prince héritier qui a dû se déplacer, ce qui est le premier marqueur de son infériorité. En outre, le pacte est daté du règne du roi d’Angleterre38. De plus, si le document laisse entendre qu’une dot et le dotalicium ont été négociés, le montant exact n'est pas précisé39. Il reste donc encore une marge de négociation. Le prince héritier n’est pas roi et ne peut donc encore librement disposer des terres de la Couronne.
De ce fait, malgré une autonomie remarquable du prince héritier en matière de diplomatie, son statut n’est pas celui d’un roi. Edouard Ier accepte de traiter avec un prince héritier et de faire pacte avec lui, mais l’analyse diplomatique de la source révèle l’inégalité effective des deux parties.
Cette inégalité même invite à interroger l’action diplomatique du roi d’Angleterre. Ce dernier accepterait-il de faire alliance avec le prince héritier sans l’accord du roi d’Aragon ? Cela semble difficile à imaginer. Henri III d’Angleterre et Jacques Ier d’Aragon avaient déjà, dans les années 1250, essayé d’unir leurs dynasties par un mariage. L’hypothèse la plus vraisemblable est alors qu’il s’agit ici d’une diplomatie envisagée sur le temps long. L’action diplomatique n’est plus pensée en fonction du règne seul, mais également en fonction du règne à venir du prince héritier. De ce fait, on cherche à établir des alliances non seulement pour le temps présent, mais également pour le futur, avec une perspective qui inclut une temporalité plus longue.
Ces deux dynasties maintenaient depuis près d’un siècle des liens diplomatiques qui étaient renouvelés de génération en génération. Le roi d’Aragon a dû laisser une marge de manœuvre diplomatique à son fils pour qu’il traite avec le jeune roi d’Angleterre qui était en termes générationnels plus proche de Pierre : les deux hommes avaient tous deux environ trente-quatre ans. Il est impossible de connaître exactement les circonstances de cette autonomie laissée à Pierre. Cependant il semble difficile de concevoir que Jacques Ierd’Aragon ait été opposé à cette affaire.
Cette perspective d’une diplomatie envisagée sur le temps long se confirme lorsque Alphonse, fils aîné de Pierre d’Aragon, cesse d’être l’objet de la négociation matrimoniale pour devenir à son tour un acteur de cette dernière.
Dans la continuité du père : l’action diplomatique d’Alphonse d’Aragon
En 1276, Pierre d’Aragon devient roi et son fils Alphonse par conséquent prince héritier. Né en 1265, ce dernier était jusqu’alors l’objet des négociations matrimoniales avec la dynastie Plantagenêt. En 1282, âgé de 17 ans, son statut change. À la fin du mois d’avril, Alphonse envoie, en effet, une lettre où il se réjouit des nouvelles qu’il a reçues sur le roi d’Angleterre et sa famille40. Le 12 octobre 1282 il envoie une missive similaire destinée à la famille royale anglaise et en premier lieu à Alphonse de Chester, fils aîné du roi Edouard Ier41. Tout comme leurs pères, ces deux princes héritiers sont en relation. Pierre III d’Aragon se trouve alors en pleine confrontation avec les Anjou pour la Sicile. Dans ce cadre, le roi délègue à son fils le soin d’entretenir les relations de la famille avec celle des Plantagenêts. Comme pour Pierre d’Aragon, l’action du prince héritier Alphonse rentre dans une logique de proximité générationnelle avec l’héritier Plantagenêt.
L’action diplomatique de ce prince s’inscrit donc dans une continuité totale avec celle de son père. Déjà du vivant de Jacques Ier, Alphonse est proclamé héritier de Pierre d’Aragon et donc de la couronne42. Cet événement traduit l’affirmation et l’acceptation du principe de succession par primogéniture dans la Couronne d’Aragon au cours du XIIIe siècle. Dès lors, un prince héritier n’est plus seulement fils de roi, mais également futur roi. Le corps du roi se trouve prolongé dans celui de son fils.
Conclusion
Les cas de Pierre d’Aragon et de son fils Alphonse éclairent le rôle diplomatique actif que les princes héritiers peuvent jouer. Au cours du XIIIe siècle, les traités et alliances engagés entre souverains ne sont plus envisagés comme ponctuels, mais prennent la forme d’alliances héréditaires. De ce fait et alors que l’alliance engage le futur de la dynastie, les princes héritiers prennent part aux actions diplomatiques de la famille. Il semble en effet que les relations avec les princes héritiers de l’étranger leur soient confiées, ou du moins qu’elles soient favorisées. Si le prince héritier Pierre est remarquable par l’apparente autonomie de son action, Alphonse s’intègre pleinement dans ce principe de continuité dynastique.
L’implication diplomatique des héritiers de la couronne prend dès lors une double fonction. Premièrement, elle les forme à un exercice fondamental de leur future fonction de roi. Deuxièmement, elle permet d’envisager les traités et les alliances diplomatiques dans un temps long. Ainsi, ce projet d’alliance matrimoniale mené par Pierre d’Aragon n’est pas un hapax mais s’inscrit dans un contexte ample de relations anglo-aragonaises qui durent depuis plus d’un siècle. Le fait que les princes héritiers jouent un rôle actif dans les relations diplomatiques permet ainsi à ces dernières de s’inscrire dans le temps long de la dynastie et non plus seulement dans celui du règne.
Références bibliographiques
Sources
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