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População e Sociedade

versão impressa ISSN 0873-1861versão On-line ISSN 2184-5263

População e Sociedade  no.35 Porto jun. 2021  Epub 01-Jan-2022

https://doi.org/10.52224/21845263/rev35a5 

Dossier Temático

Le droit public face aux populismes en Europe: les cas de la Pologne et de la Hongrie

Public law in front of populism in Europe: the cases of Poland and Hungary

1Universidade Fernando Pessoa, Faculdade de Ciências Humanas e Sociais, Porto, Portugal.

2National University of Public Service/University of Physical Education, Budapest, Hungary.

3National University of Public Service, Faculty of Political Sciences and Public Administration, Department of Constitutional Law, Budapest, Hungary.

4Researcher, Universidade Fernando Pessoa, Faculdade de Ciências Humanas e Sociais, Porto, Portugal.


Résumé

Le populisme n’est nullement un terme juridique, et sa matrice conceptuelle est floue. Il n’en demeure pas moins un défi pour le droit public, dans la mesure où les tendances populistes mettent en cause la notion d’État de droit et les mécanismes formels de protection des droits fondamentaux. Le contexte européen illustre ce défi. Dans ce contexte, cette contribution aborde trois points: d’abord, de façon générale, le concept de populisme est envisagé dans ses contacts potentiels avec les thèmes du droit public; ensuite, le cas de la Pologne et celui de la Hongrie, depuis la dernière décennie, sont développés, en soulignant leurs contextes et la façon dont les institutions politiques et juridiques, et plus spécifiquement les cours constitutionnelles, ont pu répondre aux tendances populistes. Enfin, un point de conclusion aborde les leçons qui peuvent être extraites de ces cas européens, non seulement en ce qui concerne la Pologne et la Hongrie, mais plus largement au plan européen et international. L’article permet de relever les lacunes des instruments de protection des droits fondamentaux, qui sont aussi les lacunes d’un droit public européen encore inachevé.

Mots-clés: Populisme; Droit public; Constitution; Pologne; Hongrie.

Abstract

Populism is by no means a legal term, and its conceptual matrix is unclear. Nevertheless, it remains a challenge for Public law, as populist trends challenge the notion of the rule of law and the formal mechanisms for the protection of fundamental rights. The European context illustrates this challenge. In this context, this contribution addresses three points: first, in general terms, the concept of populism is considered in its potential contacts with Public law issues; second, the cases of Poland and Hungary over the last decade are developed, highlighting their contexts and the way in which political and legal institutions, and more specifically constitutional courts, have been able to respond to populist trends. Finally, a concluding point discusses the lessons that can be drawn from these European cases, not only with regard to Poland and Hungary, but more broadly at the European and international levels. The article permits to identify the shortcomings of the instruments for the protection of fundamental rights, which are also the shortcomings of a still incomplete European Public law.

Keywords: Populism; Public Law; Constitution; Poland; Hungary.

1. Introduction: les traits du populisme en Europe

Dans un rapport récent, datant de 2017, le Secrétaire général du Conseil de l’Europe observe que le populisme est un mot à la mode, un terme “fourre-tout” que son utilisation excessive risque de vider de son sens. Afin de cerner le concept, il indique que le populisme se caractérise par le fait “qu’il invoque la volonté du peuple pour se hisser au-dessus des institutions démocratiques et éliminer les obstacles qui lui font barrage” (Jagland, 2017, p. 6). Le populisme résulterait ainsi de l’instrumentalisation d’un concept essentiel au fonctionnement des institutions politiques démocratiques, dont les fondements se trouvent dans la souveraineté du peuple (et plus spécifiquement le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif). Laurianne Allezard évoque à ce propos, en analysant le populisme, un “surplus malvenu de souveraineté” (Allezard, 2018, p. 728). Le populisme romprait l’équilibre entre les institutions politiques et les contrepoids les différents pouvoirs de l’État, contrariant les théories de l’État moderne (Vom Hau, 2015)1.

Comment est-il possible d’en arriver à ce point? S’interrogeant sur la question de savoir “omment fonctionnent les institutions démocratiques des États membres?” (Jagland, 2017, p. 8), le rapport du Secrétaire général du Conseil de l’Europe met l’accent sur quatre problèmes spécifiques: d’abord, la primauté du droit international sur le droit interne qui serait contestée par le populisme2; ensuite, la surveillance des citoyens par les services de sécurité de l’État; en outre, les nouvelles menaces compromettent l’intégrité des processus électoraux, y compris l’utilisation des nouvelles technologies de l’information (ou des médias); enfin, les réformes de décentralisation. Toutes ces questions sont des points de débats en droit public, et des questions qui touchent plus particulièrement les États européens en phases de réformes des institutions - et c’est plus particulièrement le cas des États d’Europe centrale et orientale, depuis la fin de l’influence politique (et juridique) de l’Union soviétique sur ceux-ci.

Le concept central utilisé par le populisme, le “peuple”, est à cet égard particulièrement sensible pour les États d’Europe centrale et orientale. Rappelons que ces États étaient dénommés démocraties “populaires”, terme plus particulièrement utilisé par le régime soviétique à propos des États européens d’ailleurs (Massias, 1999, p. 61). Ces États du centre de l’Europe, après l’instauration de régimes démocratiques dans les années 1990 qui a suivie la fin de l’Union soviétique, vont restructurer leurs institutions, en modifiant leurs constitutions et en apportant une attention toute nouvelle à la question des droits de l’Homme. Ces États sont simultanément confrontés à de nouvelles tensions, qui avaient été comme mises en « stand-by » durant la période soviétique. Ces tensions sont héritées de la reconfiguration des frontières de l’Europe post-traité de Versailles3, et de la diversité ethnique et linguistique qui en a résulté. Nous pensons surtout au cas des communautés allemandes en Pologne; et des communautés hongroises en Roumanie; mais il y en aurait d’autres à évoquer (notamment le cas des États baltes)4. Or, précisément, le populisme qui va prendre racine dans ces États tend à nier le pluralisme, et plus spécifiquement le “pluralisme démotique”, selon le terme utilisé par Claire Cuvellier (2019), c’est à dire une forme étatique et sociétale marquée par la pluralité de peuples5, un aspect pourtant essentiel de l’intégration européenne.

On s’interrogera donc avec préoccupation sur la réalité juridique et politique du populisme dans les pays qui, comme c’est le cas de la Pologne et de la Hongrie, alors même qu’ils ont été les hérauts de la lutte pour l’émancipation de la tutelle soviétique, semblent avoir développé des populismes à travers leurs systèmes de droit public.

2. La Pologne: du Communisme au néo-autoritarisme

La période de transition

En Pologne, l'accord de la Table ronde de 1989 entre le gouvernement communiste et la faction d'opposition, dirigée par le syndicat alors interdit Solidarność, est devenu le symbole internationalement reconnu de la révolution non violente qui a été le premier élan en vue de l'effondrement du bloc communiste européen. En conséquence de ce processus, le Parti ouvrier unifié polonais a été privé de son monopole du pouvoir, ce qui a permis la tenue d'élections semi-libres au cours desquelles le Comité des citoyens de Solidarność a remporté le nombre étonnant de 99 % des sièges au Sénat et de 35 % à la Diète, la chambre basse du Parlement (tous les sièges libres disputés). Bien que les élections de 1989 n'aient pas été totalement démocratiques, la victoire écrasante de Solidarność a fait de la Pologne le premier pays du bloc de l'Est au sein duquel les représentants démocratiques ont obtenu un pouvoir réel (Glenn, 2003, p. 108).

Cet accord a façonné l'agenda et le discours politique de la décennie agitée qui a caractérisé la période de transformation du régime communiste en démocratie libérale dans les années 1990. Indépendamment de la multiplicité des partis politiques nouvellement apparus, représentant divers programmes et orientations idéologiques, la principale ligne de polarisation au début de la Troisième République polonaise s'est cristallisée entre les partisans des élites post-Solidarność et ceux qui favorisent les partis et les politiciens ayant des racines dans l'ancien régime communiste. Pour l'électorat, confus et inexpérimenté quant à la dynamique démocratique, les positions envers l'ancien appareil deviennent la frontière la plus claire dans le système de partis qui se forme de manière chaotique. À l'exception de l'épisode de la campagne de Stanislaw Tyminski (deuxième à l'élection présidentielle de 1990), le clivage postcommuniste a réussi à marginaliser le discours populiste pendant la période de transition (Stanley & Cześnik, 2019, p. 70).

L'immaturité de la démocratie libérale polonaise transparait cependant dans l'incohérence des programmes politiques des partis. Le programme des partis de droite incorporait des caractéristiques du conservatisme, du libéralisme et du socialisme. Toutes ces caractéristiques, combinées ensemble dans des proportions légèrement différentes, ont été expliquées aux électeurs comme étant un contrepoids aux restes communistes présent dans l’État. Les politiciens n'avaient pas de véritables liens avec les écoles idéologiques dominantes en Europe occidentale (conservatisme, libéralisme et socialisme démocratique), ce qui a conduit à la rhétorique du “nous” contre “eux”, qui domine le discours politique en Pologne jusqu'à aujourd'hui (Tyrala, 2020, p. 273). Dans la seconde moitié des années 1990, la population polonaise s'est retrouvée devant une réalité complètement nouvelle, un peu perdue et dans une situation d’appauvrissement lié à la crise économique, la dureté de la transition d'un État socialiste à une économie capitaliste ayant frappé de plein fouet d'énormes parties de la population.

Les électeurs, ne réussissant pas à s’identifier à des partis politiques à l’identité encore en construction, se sont tournés vers ce qu’il convient d’appeler le vote économique. Andrew Roberts, dans son étude sur les motivations des électeurs dans les nouvelles démocraties d'Europe centrale et orientale, démontre les tendances régionales qu'il appelle le phénomène d'hyper-responsabilisation (“hyperaccountability”) (Roberts, 2008, p 533). Les affirmations selon lesquelles les nouvelles démocraties d’Europe centrale étaient de faible qualité serait selon lui largement infondées, car les électeurs rendaient responsables les gouvernements successifs des performances économiques. On note, par exemple, que l’augmentation du taux de chômage a été fortement liée à des pertes drastiques de sièges parlementaires des coalitions au pouvoir. Aux yeux de l'électorat, le taux de chômage (dont l’augmentation était pourtant compréhensible, compte tenu des réformes de restructuration mises en œuvre) est devenu l'indicateur le plus fiable des performances économiques.

L'étude de Roberts (2008) montre que jusqu’à la fin des années 1990, les gouvernements de coalition ont été significativement sanctionnés du fait de la situation économique héritée des administrations précédentes. Cette tendance s'est traduite par une rotation constante du pouvoir (notamment entre 1991 et 1997), les gouvernements continuant à tomber les uns après les autres. Au début de la période de transition, les électeurs ont eu tendance à accorder plus de crédit aux gouvernements en place, rejetant la responsabilité des difficultés économiques sur l'ancien régime, mais cette tolérance n’a pas survécu au fil du temps. Le résultat de cette escalade a été le suivant : les politiciens qui ne s'attendaient plus à être réélus et, au lieu de se concentrer sur des politiques économiques bénéfiques, ils optèrent pour la satisfaction d’intérêts individuels au cours de leurs années au pouvoir (Roberts, 2008, p. 543). Les réformes énormes, menées par la privatisation essentielle des entreprises nationales post-communistes, ont donné lieu à cet égard à des opportunités sans précédent liées à la corruption, et à l’éclosion de nombreux scandales politiques. Une nouvelle classe politique apparaît ainsi; et elle en engendrera une autre, sans doute plus dangereuse encore.

Les nouveaux populistes

La déception à l'égard des résultats des transformations de l’ère post-Communisme et de la classe dirigeante augmente drastiquement à la fin des années 1990, ouvrant la voie à l'expression de nouveaux partis anti-establishment. Jusqu’alors, il y avait eu un consensus entre les partis représentés au Parlement sur les objectifs, la nature et la direction de la transition démocratique. En revanche, en ce qui concerne les politiques économiques, aucune alternative au modèle néo-libéral n'avait été proposée par le bloc post-Solidarność ou post-communiste. Cela a facilité l'émergence de nouveaux acteurs populistes, qui ont développé leurs programmes en se référant à “l'anxiété de la transition”, et que l’effet de nouveauté a propulsé sur un échiquier politique déjà fort contesté. Les accords de la Table ronde, qui avaient plutôt le caractère d’un pacte dirigé par l'élite que d’une révolution populaire, ont joué en faveur des nouveaux venus qui ont construit leur reconnaissance sur des sentiments anti-élite, en remettant sur le tapis les différends passés, et en inspirant de nouveaux clivages sociaux qui se révélèrent jouer en leur faveur (Stanley & Cześnik, 2019, p. 71; Kulas, 2018, p. 23).

Le résultat des élections de 2001 a apporté un changement fondamental au système de pouvoir polonaise, sur le plan législatif. La plupart des partis ayant des élus à la Diète n'ont pas atteint suffisamment de voix pour franchir la barre des 5%, le minimum pour obtenir une représentation parlementaire. La législature 2001-2005 a été marquée par la compétition autour de trois pôles entre la coalition gouvernementale des partis de gauche; les partis de droite post-Solidarność Droit et Justice (PiS) et Coalition civique (PO); et les deux partis anti-establishment, idéologiquement conservateurs - Autodéfense de la République de Pologne (SRP) et la Ligue des familles polonaises (LPR) (Tyrała, 2020, p. 272). A l’approche des élections, la coalition au pouvoir a soudainement perdu son soutien en raison de multiples scandales de corruption, entrainant une surenchère de concurrence au sein des partis de droite, engagé dans une course effrénée pour convaincre un électorat de plus en plus indécis du bien fondé de leurs programmes respectifs.

Les élections suivantes, en 2005, ont amorcé la marginalisation des partis de gauche au Parlement. Les deux partis post-Solidarność - PiS et PO - ont obtenu le plus grand nombre de sièges au Parlement et ont entamé des négociations en vue de former une coalition, leurs programmes politiques se chevauchant fortement. En raison des animosités personnelles entre les dirigeants de leurs partis respectifs, ainsi que de leur perception des résultats de l'accord de 1989 et de leur concurrence vis-à-vis d’électorats similaires, les négociations qui auraient pu conduire à une coalition ont échoué, chacun rejetant la responsabilité de cet échec sur l'autre. Le PiS, après une courte période de gouvernement minoritaire inefficace, a invité deux partis mineurs anti-establishment à former une coalition. Le parti SRP a construit son soutien en attribuant la faiblesse de la situation économique à une conspiration des élites dirigeantes et du capital étranger. Il a opté pour la renationalisation des entreprises des secteurs stratégiques précédemment privatisées. Sa principale base électorale était constituée des personnes les plus touchées par la transition, notamment les travailleurs agricoles. Le troisième partenaire de la coalition - la LPR - était un parti de droite radicale, qui défendait les “valeurs polonaises traditionnelles” et une approche polonaise-catholique fondamentaliste. Ce parti politique a obtenu une grande partie de ses votes électoraux grâce à une coopération étroite avec Radio Maryja, propriété du prêtre catholique Tadeusz Rydzyk qui a fondé un réseau médiatique national et des institutions d’enseignement catholiques (Stanley & Cześnik, 2019, p. 72).

Bien que les trois partis aient un profil nationaliste, catholique, anti-élites et conservateur, le gouvernement qu’ils ont formé n'a duré qu'un peu plus d'un an. Ce, en raison du manque de coopération et de la méfiance entre les partenaires de coalition. La coalition des partis en question avaient des programmes peu similaires, outre le fait d'avoir un fond idéologique analogue, ce lien idéologique étant devenu la règle dans la politique polonaise post-1989 (Tyrala, 2020, p. 273). Le caractère chaotique de ce gouvernement de coalition est d’ailleurs attesté par le fait qu’il a connu quatre remaniements majeurs, malgré sa courte durée. Le Premier ministre et leader du PiS, Jaroslaw Kaczynski, a décidé d'organiser des élections anticipées en 2007, pensant que son parti absorberait l'électorat de ses partenaires de coalition. Pour ce faire, le PiS a radicalisé son discours en se référant au nationalisme, aux valeurs traditionnelles et au catholicisme, des thèmes surtout mis en avant par la LPR. En outre, le parti a adopté une vision économique pro-sociale, attirant l'électorat qui avait auparavant voté pour le SRP (Stanley & Cześnik, 2019, p. 74).

Le parti Droit et Justice dans l’opposition

Lors des élections anticipées de 2007, le PiS a effectivement augmenté le nombre de ses sièges au Parlement. Toutefois, les résultats n'ont pas répondu aux attentes des dirigeants du parti. Son principal rival, PO, de droite libérale, a remporté les élections et formé une coalition avec le Parti des paysans polonais (PSL), un parti agraire chrétien-démocrate mineur. Ces élections ont marqué le début d'une longue série de victoires de huit ans au cours desquelles la coalition PO-PSL a remporté toutes les élections au niveau national. Le nouveau gouvernement conduit par le PO a opté pour des politiques économiquement libérales, et est passé progressivement d'un modèle culturel conservateur à un modèle plus ouvert et plus proche de la plupart des États d'Europe occidentale. Dans le domaine des affaires étrangères, le gouvernement polonais décide alors de fonder sa position stratégique sur le Triangle de Weimar.6 Le PiS, quant à lui, a continué à propager des concepts pro-sociaux ciblant les groupes électoraux économiquement faibles et à radicaliser son discours en matière de valeurs traditionnelles, de nationalisme et de catholicisme. Il a opté pour une coopération économique et militaire étroite avec les États-Unis, et le développement d'un rôle de leader fort au sein du groupe de Visegrad.7

La division PO-PiS a hérité la plupart de son discours de la division post-accord de 1989. Une étude de Marek Tyrala sur les coalitions formées après 1989 a d’ailleurs démontré que la rivalité des partis en Pologne s'est largement concentrée sur l'affiliation idéologique et identitaire, plutôt que sur les différences de programmes. La concurrence antagoniste entre les partis a fait de la société polonaise l'une des plus aliénées de l'Union européenne à l'égard de ses concitoyens. Elle se caractérise par une apathie sociale, un manque de confiance envers les autres compatriotes, un faible niveau de confiance dans les institutions publiques, et le plus faible niveau de société civique parmi les pays de l'Union (Tyrala, 2020, p. 275).

Pendant les premières années où il était le plus grand parti d'opposition au Parlement, le PiS n'a pas réussi à consolider son discours en remettant en question le gouvernement PO-PSL, qui était plutôt consensuel socialement. La situation a changé de manière inattendue avec l'accident d'avion de Smolensk, en avril 2010, dans lequel des élus et des officiers supérieurs polonais ont perdu la vie, y compris le Président de la République en exercice Lech Kaczynski, frère jumeau du leader du PiS Jaroslaw Kaczynski. Le traumatisme national qui a suivi cette catastrophe a donné un nouveau sens à la trame anti-élites défendue par le parti. Le PiS a avancé diverses théories du complot, qualifiant l'accident d'“assassinat politique” et accusant le Premier ministre en exercice Donald Tusk et son gouvernement de collaborer avec la Russie (Ojewska, 2013). Pour des raisons historiques, les Polonais continuent de partager une forte antipathie envers la Russie (CBOS, 2015), ce qui donné plus de crédit à l’idée d’une trahison des élites politiques polonaises, qui agiraient dans l'intérêt de l’ennemi héréditaire (Stanley & Cześnik, 2019, p. 75).

Le discours anti-élites est devenu le principal moteur de l'agenda politique PiS, basé sur la théorie du complot et sur des accusations non prouvées (Stanley & Cześnik, 2019, p. 75; Kulas, 2018, p. 16). Le PiS a incorporé un discours historiquement caractéristique des partis de gauche, propageant le concept d'une lutte des classes inférieures, exploitées par les élites dirigeantes. Le PiS a aussi réussi à convaincre de vastes pans de la société que les politiciens en désaccord avec son programme sont “la fausse élite” représentant les intérêts des communistes, de l'aristocratie et du capital étranger. Les polonais ordinaires seraient selon le PiS les gardiens de la véritable “polonité”. Cependant, le parti ne propage pas un ordre social égalitaire et ne nie pas la hiérarchie sociétale. Ses postulats se limitent au remplacement des “fausses élites” par la nouvelle classe dirigeante désignée par le parti et ayant un “mandat moral” pour représenter les plus vulnérables (Kulas, 2018, p. 35).

Les populistes au pouvoir

Le scandale des écoutes téléphoniques qui a secoué la scène politique polonaise en 2014 a entraîné une augmentation rapide du soutien de l’électorat polonais au PiS. Les réunions des politiciens de la coalition au pouvoir et des représentants du secteur des affaires ont été enregistrées illégalement, pendant un an, dans divers restaurants coûteux autour de Varsovie. On ne sait toujours pas qui a initié cette opération, mais plusieurs enquêtes de journalistes ont prouvé l'existence de relations étroites entre l'homme d'affaires condamné Marek Falenta, qui a commandé les enregistrements, et les services de renseignement russes (Newsweek Polska, 2015). Bien que les enregistrements rendus publics ne contenaient aucun élément susceptible d'entraîner des poursuites pénales contre les personnes enregistrées, ils ont alimenté le discours anti-élites du PiS. L'échec inattendu de la Gauche unie (ZL), qui ne parvient pas à franchir le seuil de 8% pour former une coalition lors des élections législatives de 2015, a fait du PiS le premier et le seul parti après 1989 à gouverner seul avec seulement 37,5 % des voix acquises (Panstwowa Komisja Wyborcza, 2015).

Après son arrivée au pouvoir, le PiS a pris une trajectoire de confrontation avec les institutions constitutionnelles clés qui pourraient limiter le pouvoir du parti et a rapidement mis en œuvre des politiques attrayantes pour son électorat. Ben Stanley et Mikolaj Cześnik (2019) ont divisé le programme du parti au cours de ses deux premières années au pouvoir en trois catégories: le remplacement de l'élite; la rupture avec l'“impossibilisme” libéral en centralisant le pouvoir afin de gouverner plus librement; et l'enracinement du soutien populaire en introduisant des politiques de satisfaction des masses pour assurer la paix sociale. En bloquant la nomination de trois juges constitutionnels légitimement élus et en les remplaçant par des personnes idéologiquement proches de son programme, le PiS a ouvert la vendetta en cours contre le système judiciaire, en plaçant des membres de son parti et des personnes de confiance dans les plus hauts tribunaux, au nom de la dé-communisation. En outre, la télévision publique a été transformée en une machine de propagande, cimentant efficacement la vision des événements souhaitée par le parti auprès de son électorat.

Zbigniew Rykiel a caractérisé les premières années du PiS au pouvoir comme un passage systématique de la démocratie libérale au néo-autoritarisme. Il décrit l'essence du néo-autoritarisme comme une domination multidimensionnelle sur les institutions de l'État par un seul parti, qui a obtenu la majorité des sièges parlementaires, et la réduction de la solidarité à sa seule communauté nationale. Tout en appliquant son programme, le parti majoritaire se réfère à “l'imaginaire démocratique”, perçu comme la volonté du peuple-souverain qui, à lui seul, octroie le mandat de gouverner et se place au-dessus de la loi en vigueur, y compris la constitution. Les institutions constitutionnelles, créées afin d'assurer l'équilibre démocratique des pouvoirs, existent, mais leur fonctionnement est déformé ou limité par des réformes inconstitutionnelles introduites par le législateur. En effet, le PiS explique chaque initiative légale controversée comme étant “la volonté du souverain”, quand bien même ce parti a reçu en 2015 tout au plus 18% des voix des électeurs (Rykiel, 2017, p. 76).

Dans le cas de la Pologne, la signification qui se cache derrière le terme “culture juridique” doit être comprise comme les attitudes individuelles et communes à l'égard de certaines normes et du système juridique dans son ensemble (Bednarek, 2020, p. 121). Comme pour d’autres sociétés d'Europe centrale et orientale, les caractéristiques politiques et institutionnelles, ainsi que les processus juridiques accompagnant les institutions démocratiques diffèrent de celles des sociétés occidentales. Cela résulte des expériences historiques partagées par la région, du mélange des valeurs occidentales et orientales, et de l'émergence d'un profil culturel susceptible de faire l'objet de manipulations idéologiques ou politiques. L'histoire commune a rendu ces sociétés post-communistes opportunistes vis-à-vis de l’État (Bednarek, 2020, p. 123).

Les valeurs démocratiques et l'attitude envers le système juridique et ses institutions n'ont pas eu le temps de s'ancrer profondément dans ces sociétés, comme c’est le cas dans d’autres pays occidentaux. Il existe une réticence et une méfiance communes à l'égard de la loi et de son respect. Cette attitude s'est maintenue, même après la période communiste. En effet, les anciennes élites juridiques et politiques ont intégré le nouveau système libéral importé, caractérisé par les inégalités et les crises financières frappant les groupes les plus vulnérables de la société. Pour le sens commun, le droit est dégradé à sa fonction de volonté politique et de règles écrites, tandis que les valeurs démocratiques qui lui sont attachées passent au second plan. Cette perception instrumentalisée du droit, associée à des attentes excessives quant à l'État-providence, permet aux politiciens populistes de remporter les élections démocratiques, de subordonner les institutions les plus élevées de l’État à leur volonté, et d'étendre ainsi leur pouvoir (Bednarek, 2020, p. 124).

3. La Hongrie : paradigme juridique du populisme?

Les racines du populisme hongrois contemporain doivent être recherchées dans la période de changement de régime qui a commencé en Union soviétique, non pas tant comme une révolution mais plutôt comme une réforme du haut vers le bas et la reconfiguration économique et socio-politique du système du socialisme d'État vers une économie sociale de marché. Entre 1989 et 1998, pratiquement tous les États post-socialistes, à l'exception de la Hongrie, ont adopté une nouvelle constitution démocratique, mettant ainsi largement fin à une transition pacifique en Europe avec l'adoption des constitutions polonaise de 1997 et albanaise de 1998 (Cserny, 2014, p. 39).

Le processus juridique et politique de changement de régime en Hongrie a atteint son apogée plus tôt, en 1989 et, de par sa nature, a suivi organiquement la période précédente. C'est pourquoi la transition démocratique hongroise est aussi généralement appelée “révolution constitutionnelle” (Kazai, 2019), cette terminologie étant en fait une variante élégante de l'expression “transition pacifique” (Schreiber, 1991). De ce fait, les bénéficiaires politiques et économiques du système socialiste hongrois sont intimement liés aux dirigeants étatiques et économiques de la période démocratique qui a suivi le changement de régime, et déterminent jusqu'à ce jour la qualité de la culture juridique et politique. En comparaison des autres pays de l'Europe centrale et orientale, l'exemple hongrois est unique, car en 1989 un amendement constitutionnel modifiant l’intégralité de la constitution de 1949 (à l’exception de la désignation de Budapest comme capitale de la Hongrie) est entré en vigueur.8 Il s'agissait en fait du début d’un ensemble de réformes constitutionnelles de l'Europe centrale et orientale.

Certes, cette réforme constitutionnelle a été déclarée temporaire, mais elle a toutefois répondu à tous les défis politiques et techniques propres à l'esprit de démocratisation de l'époque, en mettant en place tout un système de checks and balances du pouvoir politique, et en établissant un contrôle du fonctionnement démocratique de l'État. Le fait que cette réforme ne soit pas passée par l’élaboration d’une nouvelle constitution est dû au fait que le législateur a continué à présenter le document comme un amendement à l'ancienne constitution socialiste de 1949, pour des raisons politiques. Par conséquent, la Hongrie est restée longtemps, pendant environ 22 ans, prisonnière formellement de la constitution socialiste de 1949, même dans un contexte démocratique. Ceci s’est avéré important, parce que les partis politiques inscrivaient de temps en temps la création d'une nouvelle constitution comme une promesse électorale avant chaque élection. Une si longue période de transition juridique, institutionnelle et politique a entraîné la quasi-perpétuation des divisions politiques entre le parti successeur de l'ancien parti socialiste d'État, le parti socialiste hongrois (MSZP) et l'Alliance des démocrates libres (SZDSZ) sur la même plate-forme, et les partis dits de changement de régime. Dans ce contexte, les débats publics, politiques et économiques interminables et infructueux qui ont eu lieu au fil du temps ont déçus les masses populaires quant à l'idéologie démocratique du changement de régime, les rendant ainsi facilement réceptives aux voix de mécontentement politique.

Grâce à l'amendement constitutionnel de 1989, des transformations juridiques touchant le droit public ont eu lieu en Hongrie, qui ont marqué la fin de l'ordre étatique socialiste, ouvrant la voie à la démocratie et à l'État de droit. Certaines d'entre elles sont devenues immédiatement perceptibles, comme par exemple la transformation du système des partis, la tenue d'élections parlementaires libres et, par conséquent, le changement de la composition politique de l'Assemblée nationale. Mais l'une des principales preuves de l'inachèvement des transformations opérées en Hongrie est peut-être que la réglementation effective de la gestion et du financement transparents des partis politiques n'est toujours pas résolue à l’heure actuelle. Cet aspect perpétue la possibilité de corruption et entrave quelque peu le principe d'égalité des chances en matière d’élections.

Comme dans les pays voisins, les citoyens hongrois comprirent, après 40 ans d'expérience du socialisme d'État, que les droits de l'homme ne sont pas seulement déclaratifs, mais doivent aussi être garantis. La Hongrie n’était nullement une exception: en effet, les nouvelles constitutions post-socialistes ont répondu de manière assez similaire à un certain nombre de questions au cours de cette période, en fournissant précisément de nouvelles garanties dans ce domaine. Il faut noter, en particulier, deux institutions: un système judiciaire constitutionnel autonome, d’une part; le Commissaire aux droits fondamentaux, ou l'institution du Médiateur, d’autre part. Au cours des années qui suivirent 1989, l'accent a été mis en Hongrie sur la consolidation et l’harmonisation des institutions de base (séparation des pouvoirs entre les branches judiciaire, législative et exécutive du gouvernement; indépendance du pouvoir judiciaire; mais également les bases pour des élections parlementaires multipartites). Au surplus, le maintien d’un système transitoire était de moins en moins justifié: pour établir l'État de droit, le pays avait besoin d'un système démocratique civil stable. Depuis le début des années 1990, les conditions d’un marché basé sur la liberté économique représentaient un réel défi pour les forces politiques en présence. Au tournant du millénaire, la capacité à pouvoir résoudre les problèmes économiques s'est affaiblie de façon radicale, et ils ne pouvaient que rarement mettre en œuvre leurs idées de réformes (Tölgyessy, 2016, pp. 25-30).

Il est également important de comprendre que le système institutionnel démocratique hongrois est devenu, à cette époque, le théâtre de la lutte de deux blocs politiques opposés. Les politiciens de premier plan ont vite compris que leurs électeurs, un peu perdus, étaient particulièrement réceptifs aux déclarations qui faisaient des partis rivaux des boucs émissaires de la situation économique du pays. Les acteurs politiques se sont ainsi plus en plus réfugiés dans les tranchées de ce qui deviendra l'opposition historique entre la droite et la gauche, en Hongrie (Tölgyessy, 2016, p. 30).

Dans les vingt années qui ont suivi le changement de régime, il s'est passé en Hongrie quelque chose qui n'existe nulle part ailleurs dans la moitié occidentale de l'Europe de l'après-Seconde Guerre mondiale: le changement de régime en 1989 a apporté non pas une nouvelle forme de relations démocratiques générale, mais plutôt une contestation sociale croissante et un fonctionnement de la démocratie qui l’auto-menaçait plus qu’il ne la développait (Tölgyessy, 2016, p. 30).

Les conditions économiques et politiques qui ont suivi le changement de régime sont devenues de plus en plus rigides. L’impact social de cette situation est devenu tel que les citoyens hongrois, globalement frustrés, ont manifesté un manque de confiance dans les institutions démocratiques telles que la Cour constitutionnelle ou le Parlement, cet aspect contrastant d’ailleurs ou par rapport à la crédibilité des institutions économiques (comme par exemple les banques). Une enquête auprès des jeunes hongrois révèle qu’ils accordent aujourd’hui encore peu de crédit aux institutions démocratiques (seulement 40% d’entre eux considèrent la démocratie comme le meilleur système politique). La plupart d'entre eux manifestent une nostalgie à l’égard du “communisme goulasch” de Kádár, alors même qu’ils n’ont pas connu cette époque (Cserny & Nemeslaki, 2018, p. 506).

L’impact des élections de 2010

Sans aucun doute, l'événement politique national le plus important de l'histoire de la Hongrie au XXIe siècle a été les élections législatives de 2010, et la constellation du pouvoir qui en a résulté. Les circonstances qui ont conduit au résultat sorti des urnes sont une question qui divise encore les analystes politiques. À la suite de l'effondrement économique et financier et de la crise politique qui ont précédé les élections de 2010, les partis politiques en présence, s’appuyant sur des slogans tels que le “deuxième changement de régime” ou la “révolution des urnes”, ont créé une situation inédite dans l'histoire de la Hongrie démocratique, et un résultat électoral inédit dans le contexte européen. L'impact de la nouvelle vision présentée à l'électorat était indéniable, surtout à un moment où la déception et l'incertitude dues aux perspectives économiques exigeaient une correction des résultats après le changement de régime vers la démocratie.

Après vingt ans d'échec, l’opinion hongroise était presque inévitablement attirée par de nouveaux espoirs et de nouvelles solutions. Il ne faut donc pas s'étonner que la promesse d’une nouvelle constitution et celle de demander des comptes aux communistes et à leurs successeurs au pouvoir, aient créé une fausse illusion que les électeurs n'ont pas perçue derrière la rhétorique démocratique des campagnes politiques aux les élections de 2010. En conséquence, lors de ces élections, l'Alliance des jeunes démocrates (FIDESZ) - l'Alliance civique hongroise et son allié le Parti populaire chrétien-démocrate (KDNP) - a obtenu une majorité si large (les deux tiers des sièges) à l'Assemblée nationale qu'elle a pu remodeler le paysage constitutionnel de la Hongrie durant une période considérable. Cette période amorce un retour à ce qui s’apparente à un néo-féodalisme, marqué par des tendances autoritaires et une rhétorique politique paternaliste de la part du gouvernement, un secteur public étroitement contrôlé par le pouvoir politique, ainsi que l’absence de mouvements civiques de base véritablement indépendants.

Les antécédents rhétoriques des élections parlementaires et municipales de 2010 font clairement référence aux révolutions, de façon uniquement opportuniste, et aussi aux guerres en tant qu'outil nécessaire contre les forces qui attaqueraient le pays. Le programme du “Système de coopération nationale” - une déclaration politique adoptée par l'Assemblée nationale le 14 juin 2010, après la victoire électorale - s'est en réalité avéré être bien plus qu'une initiative ponctuelle, et est devenu une communication politique fonctionnant en faveur du gouvernement en place depuis plus de dix ans.

Une caractéristique du style de communication du populisme est la volonté de plaire à “l'homme commun”, en adoptant le langage et les clichés qui s'y rapportent. Cette attitude s'est également développée dans le domaine juridique, et plus particulièrement dans le domaine du droit constitutionnel (Zaccaria, 2018, pp. 42-43). Il existe, en effet, une tension naturelle entre le constitutionnalisme et l'émergence de mouvements populistes. Comme le note Marco Bassini, le populisme contesterait l'objectif même du constitutionnalisme, à savoir la protection des individus contre les abus de pouvoir (Bassini, 2019, pp. 303-304). Pourtant, la corrélation entre constitutionnalisme et populisme n'est pas simple: les populistes ne sont pas contre les constitutions en tant que telles. Il existe plutôt ici une relation variable: lorsque la constitution aide les mouvements populistes à faire avancer leurs causes, ils l'approuvent et la soutiennent; alors que dans le cas contraire, ils minimiseront son importance, pervertiront son sens, ou essaieront tout simplement de l'amender lorsqu'ils arriveront au pouvoir (Kaidatzis, 2018, p. 2).

Traditionnellement, les vainqueurs politiques ne souhaitent pas changer le système qui les a fait élire; mais les populistes sont différents. En général, ils n’hésitent pas à changer les constitutions et les systèmes électoraux, de manière à concentrer et cimenter leur pouvoir politique (Prendergast, 2019, p. 246). Après l'élection de 2010, en Hongrie, il n'y avait aucun doute sur les intentions du nouveau parti au pouvoir de remplacer l'ancienne constitution. Après un processus de rédaction qui n'a pas duré plus d’un an, la Loi fondamentale de la Hongrie est entrée en vigueur le 1er janvier 2012. Il s'agit du premier texte constitutionnel formellement adopté à la suite d'élections libres, mais aussi de l'occasion, alors que le parti prépondérant était au pouvoir et possédait la majorité parlementaire nécessaire, de créer une constitution sans aucune conciliation réelle ou ultérieure avec les autres partis du pays. Il est impossible, à cet égard, d’affirmer qu'il y ait eu une quelconque consultation sur le contenu du texte constitutionnel avec la société dans son ensemble.

Le gouvernement en place a obtenu une majorité écrasante lors des trois élections organisées depuis 2010, et a exploité sans réserves son pouvoir illimité, en plaçant notamment des personnes ayant sa confiance aux postes de direction des autorités publiques: au cours de l'année 2011, il a modifié la constitution précédente au total douze fois, puis a créé une nouvelle Loi fondamentale la même année - qui a été modifiée neuf fois depuis son adoption -, et a restructuré de façon substantielle l'ensemble du système juridique et judiciaire (Szente, 2021).

La rédaction de la nouvelle constitution

La nouvelle constitution hongroise, comme les constitutions ultérieures d’autres pays d'Europe centrale et orientale, est née dans une époque spécifique, en réponse à des défis variés, et en ayant vocation à servir de base au changement de régime. Au tournant du millénaire, une transformation constitutionnelle significative avait eu lieu dans plusieurs pays voisins de la Hongrie, mais peu d'efforts avaient abouti à l'adoption d'une constitution entièrement nouvelle. La Hongrie ferme actuellement la marche de ces réformes, avec une nouvelle Loi fondamentale adoptée en 2011, mais qui n'a toutefois pas modifié radicalement le cadre du droit public établi après le changement de régime. Ces dispositions, qui se voulaient conservatrices et considérées comme ”nationales”, n'ont en fait pas bouleversé la structure étatique formée pendant et après le changement de régime, mais ont plutôt symboliquement mis fin aux vingt dernières années, pourtant réputées temporaires, et donné un espoir à la population en vue d’un nouveau départ. En somme, en 2011, on assiste à une nouvelle consolidation basée sur une vision conservatrice, sous couvert d’une nouvelle matrice constitutionnelle.

Le Préambule de l'amendement constitutionnel du changement de régime (1989) n'était guère plus long qu'une phrase complexe, avec un contenu approprié et substantiel et un objectif significatif.9 La Loi fondamentale de 2011 commence quant à elle par un chapitre entier de Préambule, appelé ”Profession de foi nationale”, commençant par la phrase ”Nous, membres de la Nation hongroise” (...) ”déclarons avec le sens des responsabilités pour tous les Hongrois ce qui suit [le texte inclue une énonciation un pot pourri de faits historiques, et de personnalités et de mythes]; Nous promettons de préserver l'unité intellectuelle et spirituelle de notre nation déchirée dans les tempêtes du siècle passé”. Dans la ”Profession de foi nationale”, on peut également lire des valeurs juridiques et morales fondamentales telles que la dignité humaine et la liberté, la foi, la fidélité, la famille, le travail, l'aide aux démunis, la sécurité et la justice, qui sont des valeurs véritablement universelles. Toutefois, par rapport à la constitution précédente, qui était démocratique, l'accent a été mis sur la glorification de la spiritualité des hongrois, sur la grandeur de la Nation, et, d'une manière générale, sur la présentation du christianisme comme une force nationaliste.

Toutefois, l'existence d'un document unique ne suffit pas à assurer la constitutionnalité, il faut aussi une culture constitutionnelle - un ensemble plus large qui regroupe des connaissances, des attitudes de résistance contre les excès éventuels du pouvoir politique en place (Magnon, 2020). C'est pourquoi, après la nouvelle loi fondamentale, la question cruciale pour l'avenir de la constitutionnalité restait de savoir si la culture constitutionnelle qui existe en Hongrie serait capable de survivre. Les organes constitutionnels de contrepoids jouent ici un rôle majeur dans ce processus: le Président de la République, la Cour constitutionnelle et le Médiateur, pouvant jouer un rôle clé dans la nouvelle structure en raison des restrictions à la saisine a posteriori de la constitutionnalité des lois par la nouvelle Loi fondamentale (Sólyom, 2011).10

Loi fondamentale de 2011 a introduit un changement majeur, en retreignant substantiellement les motifs possibles de contrôle de la constitutionnalité du budget de l'État, de son exécution, mais aussi des classes d'impôts et taxes en général (article 37 de la Loi fondamentale de 2011). Or, László Sólyom souligne à juste titre qu’est inconstitutionnel un système dont une partie - en ce qui concerne les lois affectant le budget, les impôts et les contributions, c'est-à-dire une partie très large et essentielle de l'action gouvernementale - n'est pas contrôlée par la Constitution (Sólyom, 2011). Même si le texte de la Loi fondamentale ne met pas en cause formellement le fonctionnement démocratique de l'organisation de l’État hongrois, il est légitime d’affirmer que non seulement la constitution change ainsi substantiellement en 2011, mais que c’est aussi la vision constitutionnelle qui a changé: en fait, le consensus qui était établi depuis et a duré pendant 20 ans a été rompu (Sólyom, 2011).

Dès le début, le moyen le plus facile pour l'Alliance des jeunes démocrates de gagner une majorité parlementaire a été de se conformer aux souhaits de la majorité de la population, avec une proportion significative d'actions politiques allant à l'encontre de l'État de droit. Selon l'axe de la rhétorique gouvernementale, les exemples occidentaux suivis précédemment sont la cause principale de l'échec du pays; et le déclin de l'acquis constitutionnel occidental aurait rendu inévitable la recherche de nouvelles solutions, et la mise en avant des intérêts nationaux dans un pays qui s'est longtemps aligné sur l'étranger. S'appuyant sur les croyances en la ”suprématie culturelle” millénaire de la Hongrie, le Premier ministre a donc promis au pays la perspective de retrouver sa grandeur (Tölgyessy, 2016, pp. 31-33).

L’institution de la ”consultation nationale”, est alors devenue un excellent outil pour donner l'illusion d'une gouvernance conforme à la volonté sociale, et cette solution a été utilisé dix fois jusqu'en avril 2021, en vue de soutenir les décisions de la majorité gouvernementale. Cette forme pseudo-juridique, qui remplace l'institution constitutionnelle du référendum par un sondage d'État non contrôlé, est en fait destinée à justifier socialement les décisions politiques du gouvernement, le citoyen commun étant censé être réellement partie prenante du processus décisionnel du gouvernement. Les décisions politiques sont donc basées sur une consultation nationale, et l'outil du pouvoir est une législation imprévisible adaptée à des objectifs politiques en constante évolution. Le fonctionnement constitutionnel de l'organisation de l'État s’en trouve fortement politisé, et les initiatives politiques ou législatives suivent souvent des motifs politiques de pure actualité. En fin de compte, elles visent à conférer une influence croissante au pouvoir législatif et exécutif, et par ce biais au parti au pouvoir.

L'impact des réformes judiciaires des dix dernières années a par exemple été si profond que l'indépendance du pouvoir judiciaire en Hongrie a subi un sérieux revers (Szente, 2019, p. 357). Un pouvoir judiciaire constitutionnel fort aurait pu exiger une évaluation juridique plus profonde et substantielle du comportement do gouvernement. Le maintien formel de la Cour constitutionnelle, qui a été sévèrement réduite à plusieurs reprises, est encore nécessaire pour préserver la légitimité externe et interne, mais son rôle de contrôle n'est plus sollicité que dans les cas essentiels, depuis un amendement à la constitution datant de 2013.11 En l'absence d'un contrôle prévisible de la Cour constitutionnelle sur les lois, le contenu normatif du texte de la Loi fondamentale s’en trouve par le fait finalement lui aussi dévalorisé (Tölgyessy, 2016, p. 36).

Conclusion: qu’attendre du futur?

En Hongrie, comme en Pologne, la démocratie est en pratique devenue un masque pour l'autoritarisme. Les politiciens polonais qui prétendaient que leurs actions étaient motivées par la nécessité de libérer l'État des restes de l'ancien régime, semblent en avoir introduit une nouvelle version, fondée maintenant sur l'illusion démocratique. Dans les deux pays étudiés, l'exercice populiste du pouvoir dans les dernières années a entraîné un déclin significatif des institutions essentielles de l’État, quant au système électoral et au pouvoir législatif, ainsi qu’au pouvoir judiciaire et constitutionnel. Les exigences éthiques et constitutionnelles depuis les changements de régime vers la démocratie réalisés dans les années 1990 ont, en fin de compte, été revues vers le bas vingt ans plus tard, faisant naitre de sérieux doutes sur la capacité du droit public des ces États à assurer la protection effective des droits fondamentaux.

On ne peut que s’interroger sur la permanence, voire l’essor de ces situations en Pologne et en Hongrie, mais aussi dans le reste de l’Europe. Le populisme avance en Europe grâce à son caractère flou, insaisissable théoriquement, et c’est sans doute pour cela qu’il faut craindre son avancée. Sa localisation sur l’échiquier politique binaire droite/gauche est pratiquement impossible. Plus que de refuser un étiquetage politique, le populisme rejette par ailleurs l’alternance elle-même, au nom de valeurs telles que la réaction vis-à-vis du passé (ou la promotion d’un passé idéalisé), ou encore la stabilité institutionnelle. Stabilité toute relative, en fait, car elle mine l’équilibre entre les institutions politiques et juridiques de l’État. Le populisme a aussi une autre dimension, qui va plus loin encore que les limitations techniques à l’État de droit et au droit public: outre son impact sur l’organisation de l’État, le populisme promeut une vision de l’Homme limitative. En effet, ce que le populisme permet, c’est la réduction du citoyen à sa dimension grégaire, d’ailleurs restreinte à une pseudo-conception nationale et, ce qui est l’autre aspect de la même monnaie, à l’idée d’intouchabilité des dirigeants politiques. Enfin, en tant qu’un projet anti-démocratique dans sa matrice même, car niant les contre-pouvoirs (ou le système de checks and balances), le populisme renferme une vision néfaste de l’Homme en société, avec en perspective l’affirmation du ”peuple” qui justifierait, au nom du collectif, les abus les plus évidents aux droits fondamentaux individuels.

En Hongrie, en particulier, le changement de gouvernement en 2010, et les deux victoires électorales suivantes, ont assuré à l'Alliance des jeunes démocrates que tous les contrepoids réels à la volonté du gouvernement majoritaire avaient été supprimés. Quelles sont les chances de rétablir un État de droit effectif dans ces États? La situation actuelle, en Hongrie mais aussi dans d’autres États en Europe, montre la profondeur de l’ancrage du populisme non seulement dans le système constitutionnel, mais aussi dans la culture juridique en général. Par ailleurs, on peut hélas douter que l'Union européenne, malgré quelques tentatives, puisse s’impliquer dans ce processus (Szente, 2019, p. 357). Car de ce point de vue, il semble bien que la politique fondée sur les valeurs ait récemment été remplacée par la prise de décision fondée sur les intérêts au sein de l'Union européenne, si bien que nous pouvons craindre qu'elle conduise en fait à la propagation de l'exercice populiste du pouvoir en Europe occidentale également. Les organes et les analyses des institutions de l’Union européenne sur ce thème sont par trop rares, alors même que le Conseil de l’Europe dispose quant à lui d’un organe privilégié, la Commission européenne pour la démocratie par le droit (ou Commission de Venise). Reste donc à savoir si d’autres institutions que celles de l’Union européenne auront assez de poids pour invertir la situation.

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1Hans Kelsen, en énonçant la théorie de l’autolimitation de l’État, rappelle déjà que l’État de droit implique “un État dans lequel les normes juridiques sont hiérarchisées de telle sorte que sa puissance s’en trouve limitée” (Kelsen, 1933, cit. inNabli, 2017, p. 50).

2Voir sur ce point, Schneider, 2020.

3Le traité de Versailles, signés entre les cinq États vainqueurs de la Première Guerre mondiale et l’Allemeagne, le 28 juin 1919, a été accompagné des traités de Saint-Germain-en-Laye, signé avec l’Autriche le 10 septembre 1919; de Neuilly-sur-Seine, signé avec la Bulgarie le 27 novembre 1919, et du Trianon avec la Hongrie le 4 juin 1920. Ces traités internationaux restructurent profondément les frontières politiques de l’Europe (Becker, 2009).

4D’autres exemples dans le rapport de Boros (2017), sur la situation du populisme en Europe.

5Le Secrétaire général du Conseil de l’Europe évoque le fait que ‘e peuple est présenté comme une entité unique et monolithique animée d’une même vision cohérente. En prétendant avoir l’autorité morale exclusive d’agir au nom du peuple, le populisme entend délégitimer toute opposition et tout autre moyen d’action. Tous ses actes sont justifiés par cette autorité morale exclusive” (Jagland, 2017, p. 6).

6Coopération entre la Pologne, l'Allemagne et la France.

7Coopération stratégique entre la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie.

8Amendement constitutionnel introduit par la Loi XXXI de 1989.

9“Afin de faciliter une transition politique pacifique vers un État de droit, réalisant un système multipartite, une démocratie parlementaire et une économie sociale de marché (…)” (amendement constitutionnel introduit par la Loi XXXI de 1989).

10Notamment, une restriction de l'exercice du pouvoir de la Cour constitutionnelle d'interpréter la Loi constitutionnelle, la Cour constitutionnelle ne pouvant examiner sur le fond que les requêtes les plus significatives, et n’ayant aucune possibilité réelle de questionner les fondements de l'État de droit - par exemple, dans le cadre de la répartition des pouvoirs et du système de checks and balances. Cela était possible sous l'ancienne constitution (Kiss, 2012).

11Amendement à l’article 24 § 5 de la Constitution, qui prévoit que “La Cour constitutionnelle ne peut contrôler la Loi fondamentale ou la modification de la Loi fondamentale que par rapport aux exigences procédurales prévues par la Loi fondamentale pour son élaboration et sa promulgation. Cet examen peut être initié par : a. le Président de la République en ce qui concerne la Loi fondamentale ou l'amendement à la Loi fondamentale, s'ils ont été adoptés mais non encore publiés; b. le Gouvernement, un quart des membres de l'Assemblée nationale, le Président de la Curie , le Procureur général ou le Commissaire aux droits fondamentaux dans les trente jours de la promulgation (cf.Constitute, 2021)

Received: April 09, 2021; Accepted: June 07, 2021

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