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Finisterra - Revista Portuguesa de Geografia

Print version ISSN 0430-5027

Finisterra  no.123 Lisboa Aug. 2023  Epub Aug 30, 2023

https://doi.org/10.18055/finis31764 

Recensão

“Géographie et impérialisme. De la Suisse au Congo entre exploration géographique et conquête coloniale”, de Fabio Rossnelli

1. Instituto de Geografia e Ordenamento do Território, Universidade de Lisboa, Rua Branca Edmée Marques, Cidade Universitária 1600-276, Lisboa Portugal. E-mail: jgalavielle@edu.ulisboa.pt

Rossinelli, Fabio. Géographie et impérialisme. De la Suisse au Congo entre exploration géographique et conquête coloniale. Neuchâtel: Alphil, 2022.


Personne ne soupçonne la Suisse d’impérialisme.” Alfred Brunner, Ambassadeur de Suisse à Lisbonne, mars 1953

C’est avec cette citation malicieuse que Fabio Rossinelli (2022) débute son ouvrage Géographie et impérialisme, de la Suisse au Congo, publié en 2022 aux éditions Alphil-Presses universitaires suisses (fig. 1). Ce compte rendu de l’ouvrage s’organisera en trois parties: d’abord une présentation de l’auteur et de son travail, ainsi que le contexte de parution du livre et ses objectifs. En seconde partie, un rappel des points majeurs de l’ouvrage et ses apports théoriques. Pour conclure, est présenté une critique et une ouverture sur les réflexions décoloniales dans le contexte suisse.

1. Fabio Rossinelli , contexte de parution du livre et objectif

Fabio Rossinelli est un jeune chercheur en histoire ayant soutenu sa thèse Les sociétés suisses de géographie et l’impérialisme colonial européen (1850-1914) à la faculté de Lausanne, en 2020. Le chercheur travaille en français, anglais et italien sur les thèmes de l’impérialisme et du colonialisme suisse, de l’histoire des sociétés de géographie, de la décolonisation dans le secteur culturel. Il a obtenu le prix Whitehouse à l’issue de son doctorat, pour récompenser sa contribution fondamentale à la compréhension d’un aspect central de l’histoire helvétique, peu abordé jusqu’alors en sciences sociales. Reprenant sa thèse, la parution du livre intervient dans un contexte particulier en Suisse, ou le rôle du colonialisme et de l’impérialisme est de plus en plus questionné dans une société qui prône traditionnellement sa neutralité vis-à-vis de la question coloniale. Le monde de la recherche et les mouvements sociaux mettent en lumière une réalité différente de l’imaginaire populaire d’un pays n’ayant pas participé à la colonisation. Dès lors, quel est le rôle de la géographie suisse dans l’impérialisme européen?

L’objectif du livre est démystifier l’image d’une Suisse dépourvue de visées impérialistes, en utilisant l’angle des sociétés de géographie. Officiellement, leur rôle est d’étudier et diffuser la science géographique débutante au 19ème siècle. Pourtant, dans le courant des postcolonial studies, de la new imperial history ou encore de la transimperial history, il est difficile de nier de nos jours la participation helvétique à la domination que l’Europe bourgeoise essaye d’instaurer outre-mer au 19ème siècle. Fabio Rossinelli cherche à vérifier si les sociétés de géographie en question peuvent être comprises comme des lieux d’élaboration de l’impérialisme suisse, et si oui de quelle manière. Il démontre que celles-ci sont mises au service de l’impérialisme national, que leur priorité n’est pas d’ordre scientifique, mais expansionniste. Ainsi, la production intellectuelle par des cartes, des études et des iconographies va de pair avec l’idéologie et en constitue son support. L’approche du chercheur se définit comme historiographique et ce qu’il définit comme de l`“honnêteté intellectuelle” peut être appréhendée comme une approche critique.

II. Les apports théoriques et les points clés de l’analyse de Rossinelli

Tout d’abord, l’intérêt de la recherche de Fabio Rossinelli est son approche de l’impérialisme, qu’il définit de manière très large comme un “système de domination mis sur pied par les milieux capitalistes afin d’assurer leur survie face aux crises économiques, politiques et sociales qu’eux-mêmes ont engendrées” (Rossineli, 2022, p. 27). Reprenant l’approche de Rosa Luxembourg, il affirme que l’impérialisme a donc “pour but la survie du capitalisme et cela, principalement, à travers l’expansion du capital dans le monde” (Rossineli, 2022 p. 27). L’impérialisme trouve ses origines chez la grande bourgeoisie qui la défend de manière transversale, et n’est pas motivée uniquement par des intérêts économiques; puisque ses défenseurs agissent également par idéologie, la domination intellectuelle vient donc compléter la domination économique. Point important, Rossinelli estime que l’impérialisme ne nécessite pas d’Etat pour se manifester, “le phénomène impérialiste est fait également d’initiatives privées, de collaborations transnationales et de réseaux d’échanges (souvent autour d’idées et de connaissances) qui n’impliquent pas forcément la présence de l’État” (Rossineli, 2022, p. 29). Il choisit donc l’expression d’impérialisme colonial pour désigner à la fois “le phénomène général en amont” (l’impérialisme) et les “manifestations particulières en aval” (la colonisation).

Influencé par le travail des chercheurs d’inspiration marxistes comme Yves Lacoste puis David Harvey, Fabio Rossinelli envisage la géographie comme permettant d’analyser la dimension spatiale du capitalisme. Dès lors, les sociétés de géographies sont chargées d’intérêt. L’historien effectue un parallèle intéressant entre elles et la cartographie, qui est tout sauf objective puisque sous couvert de représenter fidèlement le monde, elle fournit aux dirigeants politiques et économiques un instrument de stratégie et de propagande, permettant de construire un imaginaire européocentrique du monde. Au terme de son état de l’art (une huitaine d’articles, des thèses, livres et mémoires ont été utilisés) l’auteur parvient à définir les sociétés de géographie comme des lieux primordiaux de développement de la géographie, mais surtout des “lieux de sociabilité bourgeoise qui visent à promouvoir l’occupation coloniale des espaces, à l’extérieur comme à l’intérieur des frontières nationales” (Rossineli, 2022, p. 34). Les recherches sur la France, la Belgique, l’Allemagne mettent en lumière le rôle primordial des sociétés de géographie dans la politisation du savoir géographique, et notamment dans la justification de politiques expansionnistes. L’apport personnel de Rossinelli est alors de se concentrer sur la participation suisse à ces dynamiques de promotion de l’impérialisme.

Problème, la Suisse n’a pas à proprement parler d’empire colonial. Le pays n’a jamais possédé ses propres colonies, ce qui peut faire douter sur l’ampleur de sa participation à l’expansionnisme colonial. Cependant, certaines composantes de la culture et de l’histoire suisse sont directement liées au colonialisme dès le 15ème siècle. Comme le remarque avec humour la journaliste antiraciste Rokhaya Diallo dans le podcast françaisKiffe ta race “C’est toujours un peu suspect quand un pays est connu pour son chocolat et n’a pas de plantation sur place” (Diallo & Ly, 2022, 25mn45s). Peut-on affirmer l’existence d’un impérialisme colonial chez un État dépourvu de colonies? Rossinelli soutient que oui, pour des motifs économiques et religieux, la Confédération a participé activement à la dynamique coloniale jugée propre à ses voisins européens. De leur côté, les sociétés de géographie suisses ont participé activement à l’expansion coloniale européenne de plusieurs manières: en soutenant financièrement le projet colonial belge de Léopold II au Congo afin qu’il inclue la bourgeoisie suisse dans l’exploitation économique de l’Afrique centrale, en s’impliquant dans l’importation de ressources (tuiles, cacao, café), en montant des missions évangélisatrices ou prétendument philanthropiques, en finançant l’équipement de l’empire portugais pour profiter de son marché colonial, en fondant des sociétés coloniales de peuplement comme à Sétif en Algérie, en constituant des musées ethnographiques à la suite de voyages et études, en s’intégrant dans le marché asiatique… La liste est longue, et tout ceci est favorisé par la construction de la Société de Géographie de Genève et des autres associations géographiques du pays entre 1858 et 1899.

Sous couvert de production et diffusion des connaissances prétendument scientifiques, ces associations regroupées dans l’Association des Sociétés Suisses de Géographie (ASSG) disposent d’un pouvoir d’influence considérable. Elle fournit des rapports et fait pression sur le Conseil fédéral suisse sur les questions de défense et d’extension des intérêts économiques suisses à l’étranger. Progressivement reconnues comme des organes institutionnels de la discipline géographique, ces sociétés créent des réseaux de connaissance transnationaux et publient leurs études dans des journaux périodiques. Elles sont particulièrement impliquées dans la colonisation africaine et pratiquent des voyages exploratoires ou des missions philanthropiques justifiant l’appropriation de terres et la création de relations économiques déséquilibrées. Par un long exposé, le chercheur démontre comment la bourgeoisie suisse participe au développement de l’empire colonial belge en Afrique par l’entremise du Comite national suisse pour l’exploration et la civilisation de l’Afrique centrale (CNS).

Fabio Rossinelli tire donc les conclusions suivantes sur le lien entre impérialisme et sociétés de géographie. Il affirme que la géographie ne peut être dissociée de la politique, que par conséquent “une politique impérialiste ne peut qu’entraîner une géographie impérialiste [au 19ème siècle]” (Rossineli, 2022, p. 602). Cependant il nuance - grâce à l’émergence de positions adverses comme celle d’Elisée Reclus - que la géographie n’est pas a priori impérialiste. Elle “peut le devenir, suivant l’orientation politique de ses promoteurs” (Rossineli, 2022, p. 602). Dans le cas de la géographie suisse, ses promoteurs ont pratiqué une politique clairement impérialiste - même si elles ont cherché à la nuancer par la suite - et les sociétés de géographie nationales ont participé activement à véhiculer une idéologie supportant cette politique. Au-delà de véhiculer une idéologie, Fabio Rossinelli avance qu’elles ont même participé à une stratégie coloniale; en pratiquant des actions commerciales, scientifiques ou humanitaires, les sociétés ont créé des brèches dans les territoires visés pour que la bourgeoisie suisse “y trouve sa place” et puisse s’y installer. Dans ce sens, elles ont donc agi en tant que primo-colonisateurs, pour le compte de l’entreprise impérialiste suisse. Cette tactique non militaire, basée sur l’idéologie civilisatrice, qui mise sur l’association aux autres puissances coloniales et la discrétion serait donc révélatrice d’un impérialisme “à la suisse”.

III. Critique et réflexions sur la pensée décoloniale suisse

Un point intéressant abordé dans l’ouvrage est la construction - par la découverte de l’altérité - d’une identité nationale dominante. L’auteur affirme que les sociétés de géographie participent à créer une vision du “nous” face au “eux”, des “particularités autochtones” face à la “normalité occidentale”. Cette idée me semble très intéressante dans le contexte suisse, puisqu’à l’époque de la création des sociétés, cet État rassemble quatre langues, deux religions (le catholicisme et le protestantisme) et se trouve entouré de grandes puissances coloniales. Confrontée à un ensemble de défis de gestion des différences, il va donc de l’intérêt du pays de s’aligner sur ses voisins en affirmant une identité nationale blanche européenne et impérialiste afin de créer du liant national. Puis lorsque l’entreprise coloniale a été dénoncée à l’époque des indépendances, la Suisse a forgé un nouvel imaginaire de neutralité et un mythe de l’exceptionnalité en affirmant ne pas être un pays colonial pour se démarquer en tant qu’arbitre des nouvelles relations entre Nord et Sud. Le pays conservera cependant une vision impérialiste déguisée sous des voies diplomatiques, humanitaires et de philanthropisme culturel, et les entreprises bénéficieront de cette stratégie pour conserver des liens économiques avantageux.

Aujourd’hui cette amnésie est dénoncée par des militants antiracistes, chercheurs et artistes, et un groupe d'experts des Nations Unies a dénoncé en 2022 une situation de racisme systémique et une culture du déni entravant toute possibilité de réforme dans le pays. L’ouvrage de Fabio Rossinelli participe donc à briser les imaginaires en apportant une réflexion critique nécessaire. Enfin, en soulignant une construction des sociétés de géographie à majorité bourgeoise, masculine et blanche, il ouvre la porte à une réflexion décoloniale plus poussée, intégrant les critères de races, de classe mais aussi de genre.

Fig. 1 Couverture du livre. Fonte: Rossinelli (2022

Bibliographie

Diallo, R., & Ly, G. (2022, September). Kiffe ta race (No. 96). Podcast Suisse: histoire d’un déni racial [Love Your Race (No. 96). Switzerland Podcast: a story of racial denial]. [Podcast]. Binge Audio. https://www.binge.audio/podcast/kiffetarace/suisse-histoire-dun-deni-racialLinks ]

Rossinelli, F. (2022). Géographie et impérialisme. De la Suisse au Congo entre exploration géographique et conquête coloniale [Geography and imperialism. From Switzerland to the Congo between geographical exploration and colonial conquest]. Éditions Alphil-Presses universitaires Suisses. https://doi.org/10.33055/alphil.03176 [ Links ]

Received: June 30, 2022; Accepted: July 10, 2023; Published: August 16, 2023

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