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Revista Diacrítica

versão impressa ISSN 0807-8967

Diacrítica vol.26 no.3 Braga  2012

 

José Saramago traducteur de Georges Duby: un temps d'apprentissage pour le futur romancier

José Saramago tradutor de Georges Duby: um tempo de aprendizagem para o futuro romancista

José Saramago translator of Georges Duby: an age of learning for the future novelist

Célia Caravela*

*Centro de História da Arte e Investigação Artística (CHAIA) – Universidade de Évora

celia.caravela@sapo.pt

 

RÉSUMÉ

L'article se centre sur une facette méconnue da la vie professionnelle de José Saramago: les années pendant lesquelles il exerça l'activité de traducteur. Il s'agit, à travers l'analyse de sa traduction de Le Temps des Cathédrales de Georges Duby, d'évaluer l'interférence du travail exercé en tant que traducteur dans son parcours littéraire. Le Temps des Cathédrales a vraisemblablement représenté une contribution fondamentale pour la formation intellectuelle et esthétique de l'écrivain puisque l'étude de sa fiction historiographique révèle l'assimilation des théories et méthodologies prônées par la Nouvelle Histoire. Nous avons choisi le roman Histoire du Siège de Lisbonne pour exposer les intersections entre le travail de Saramago et celui des nouveaux historiens, plus précisément l'œuvre citée de Duby. Proposer un abordage différent de l'œuvre de José Saramago en partant de son travail de traducteur est, selon nous, un projet pertinent dont cet article ne serait que le début.

Mots-clés: José Saramago; Georges Duby; Nouvelle Histoire; Le Temps des Cathédrales; Histoire du Siège de Lisbonne.

 

RESUMO

O artigo centra-se numa vertente pouco estudada da vida profissional de José Saramago: os anos durante os quais exerceu a atividade de tradutor. Trata-se, mediante a análise da sua tradução de O Tempo das Catedrais de Georges Duby, de avaliar a interferência do trabalho exercido enquanto tradutor no seu percurso literário. Verosimilmente, O Tempo das Catedrais representou um contributo fundamental para a formação intelectual e estética do escritor já que o estudo da sua ficção historiográfica revela a assimilação de teorias e metodologias preconizadas pela Nova História. Escolhemos o romance História do Cerco de Lisboa para expor as interseções entre o trabalho de Saramago e o dos novos historiadores, mais precisamente a obra citada de Duby. Propor uma abordagem diferente da obra de José Saramago partindo do seu trabalho de tradutor é, no nosso entender, um projeto pertinente do qual este artigo poderia representar o início.

Palavras-chave: José Saramago; Georges Duby, Nova História; O Tempo das Catedrais; História do Cerco de Lisboa.

 

ABSTRACT

The article focuses on a less known side of José Saramago's professional life: the years during which he was a translator. The analysis of Saramago's translation of The Age of the Cathedrals, by Georges Duby allows us to evaluate the effect of his work as a translator on his literary career. The Age of the Cathedrals probably represented a fundamental contribution to the writer's intellectual and aesthetic development since, as the study of his historiographical fiction reveals, he assimilated the methodologies and theories advocated by the New History. We have selected the novel History of the Siege of Lisbon to examine the intersections between Saramago's and new historians' work, specifically Duby's masterpiece. Proposing a different approach to José Saramago's work that uses his translations as a point of departure is, in our view, a relevant project. The present paper is just the start of this project.

Keywords: José Saramago; Georges Duby; New History; The Age of the Cathedrals; History of the Siege of Lisbon.

 

Escrever é traduzir. Sempre o será. Mesmo quando estivermos a utilizar a nossa própria língua. Transportamos o que vemos e o que sentimos (…) para um código convencional de signos, a escrita (…).[1]/[2]José Saramago

Avant de devenir le traducteur de sentiments, émotions et pensées mondialement consacré, José Saramago (JS) a traduit en portugais de nombreuses œuvres étrangères.

Je n'ai commencé à faire des traductions qu'à la fin des années 50 et j'ai exercé cette activité plus ou moins régulièrement jusqu'au début des années 80. (Saramago, in Busnel, 2000:48)

Cette facette professionnelle de l'auteur est méconnue et a rarement été objet d'étude. Nous pensons, toutefois, qu'il est pertinent de s'attarder sur ce domaine afin de déterminer si la traduction a catalysé des réflexions qui deviendraient centrales dans l'esthétique saramaguienne. Rappelons, tout de même, que Saramago n'a jamais accordé de valeur formative à cette occupation professionnelle, ne lui concédant que peu de place dans son travail de romancier.

O tradutor limitou-se a cumprir uma obrigação com limpeza e honestidade, o escritor tentava descobrir um caminho que lhe pertencesse. Não tive de fazer qualquer esforço para repelir influências. Na verdade, sou muito pouco influenciável. Permeável, sim, mas a minha permeabilidade não se resolve em imitação ou na adopção de processos e estilos de escola.[3] (Saramago, in Berrini, 1998:230)

D'après le catalogue de la Bibliothèque Nationale du Portugal, JS a traduit une cinquantaine d'œuvres dont les thématiques sont présentées en six catégories par Horácio Costa: traductions d'œuvres littéraires, traductions d'œuvres de philosophie ou d'esthétique; traductions d'œuvres de science politique ou d'histoire; traductions d'œuvres de pédagogie ou de psychologie; traductions de propagande politique; biographies et autres catégories (Costa, 1997:178). Cette diversité présuppose la non intervention de JS dans la sélection des œuvres qu'il traduisait, néanmoins ceci ne signifie pas que le traducteur n'ait pas été plus réceptif à certaines de ces lectures effectuées par obligation professionnelle.

De la liste de traductions évoquée, nous considérons que Le Temps des Cathédrales (1976) de Georges Duby (GD) est l'une des œuvres qui auront, à l'époque, le plus interpellé JS et l'avons, par conséquent, choisie pour déterminer dans quelle mesure l'esthétique saramaguienne a pu être enrichie par les lectures faites en tant que traducteur. L'écrivain préfère utiliser l'euphémisme perméabilité pour évoquer cet éventuel enrichissement. Nous adopterons ce terme, tout au long de cette étude, puisque nous le jugeons pertinent pour qualifier l'interférence du travail du traducteur José avec celui du romancier Saramago. Pour définir la perméabilité de l'auteur dans le cas précis de l'œuvre de GD, nous partirons d'une brève présentation de la première édition française de Le Temps des Cathédrales suivie de quelques données concernant la Nouvelle Histoire dont Duby est l'un des principaux représentants. Nous examinerons, ensuite, l'importance de l'œuvre dans le cadre de l'historiographie portugaise et, plus particulièrement, dans celui de l'esthétique saramaguienne. L'Histoire du Siège de Lisbonne sera le roman qui nous servira d'appui textuel pour observer de manière concrète la perméabilité de JS à l'œuvre de GD.

Le Temps des Cathédrales fut publié en 1976 par Gallimard, mais cet ouvrage est d'abord paru, en 1966 et 1967, sous la forme de trois albums - "Adolescence de la chrétienté occidentale, 980–1140"; "L'Europe des cathédrales, 1140-1280"; "Fondements d'un nouvel humanisme, 1280–1440" - aux Éditions d'Art Albert Skira (Genève).

Pour Art, idées, histoire, la collection qu'il inventait et qui fut peut-être, de toutes celles qui sortirent de son atelier, la plus magnifique, Albert Skira, il y a treize ans me commanda trois livres. De superbes images devaient les illustrer et ma tâche était simplifiée. (Duby, 2010/1976[4]:7)

L'intérêt de l'éditeur d'art Albert Skira pour le travail de GD dénote la renommée déjà atteinte par l'historien dans les années 60. L'accord de GD pour collaborer dans la collection Art, idées, histoire montre son ouverture à l'interdisciplinarité préconisée premièrement par l'École des Annales et, ensuite, par la Nouvelle Histoire dont nous exposons ci-après les théories et méthodologies.

Se positionnant contre l'histoire positiviste du XIXe siècle et sa prétention d'objectivité, la Nouvelle Histoire a son origine dans la revue "Annales de l'Histoire Economique et Social" créée en 1929 par Lucien Febvre et Marc Bloch afin de "tirar a história da rotina e sobretudo do seu encarceramento em barreiras estreitamente disciplinares"[5] (Le Goff, 1990/1978:257). Cette publication donnera lieu à une profonde rénovation de l'historiographie, notamment en appelant à "une histoire profonde et totale" (ibidem, 259). Selon cette nouvelle forme d'appréhender l'Histoire

(…) não há uma realidade histórica preconcebida e que se entregue espontaneamente ao historiador. Como todo o homem de ciência, este deve, segundo as palavras de Marc Bloch, fazer a "sua escolha, perante a imensa e confusa realidade" – o que, evidentemente, não significa uma colheita simplista nem arbitrária mas sim uma construção científica do documento cuja análise deve permitir a reconstituição e a explicação do passado.[6] (Ibidem)

C'est à partir de ces propositions méthodologiques que la Nouvelle Histoire se développera. Ses principales caractéristiques sont: la recherche d'une vision globale du fait historique, la possibilité de multiples approches, la pluralité des systèmes explicatifs, une attention particulière à l'égard des individus anonymes et l'étude de thématiques jusqu'alors ignorées par les historiens. En somme, il s'agit d'une Histoire qui se remet en question, et qui cherche dans les domaines moins explorés - loin des personnages puissants et des événements traditionnellement considérés majeurs - des éléments qui permettent de construire un discours historique plus proche de la réalité quotidienne. La Nouvelle Histoire met l'accent sur la durée et non sur les événements ponctuels, cherchant, ainsi, à dégager des récurrences profondes et enfouies qui expliquent l'homme et les sociétés. Les dénominations "anthropologie historique" ou "histoire des mentalités", qui désignent des ramifications de la Nouvelle Histoire, signalent de forme concise les préoccupations dominantes de cette manière innovatrice de réfléchir sur notre passé. En s'éloignant des figures et des moments historiques jusqu'alors considérés comme charnières, le chercheur disposera de peu d'information documentée et assumera le recours à la subjectivité pour faire son travail:

Quanto a mim, estou a declarar que o que escrevo é a minha história, isto é, que sou eu que falo, e não tenho qualquer intenção de ocultar a subjectividade do meu discurso.[7] (Duby, 1989/1980:36)

L'œuvre de GD est représentative d'une historiographie rénovée qui renferme les paradigmes de la Nouvelle Histoire, proposant une approche du passé où l'imagination s'entremêle à la science sans nuire à une rigueur toujours recherchée:

E não invento, enfim…Invento, mas preocupo-me em fundamentar a minha invenção nas mais firmes bases, em edificar a partir de vestígios rigorosamente criticados, de testemunhos que estejam tão precisos, tão exactos quanto possível. Mas é tudo.[8] (Ibidem, 41)

Le Temps des Cathédrales (1976), emblématique des propos de GD, tout comme des chemins théoriques et méthodologiques ouverts par la Nouvelle Histoire, sera traduit en portugais par JS et publié, en 1978, par la maison d'édition Estampa. La date de publication de cette traduction portugaise nous donne d'emblée deux indications importantes: GD était à l'époque un historien de renommée internationale; Le Temps des Cathédrales représentait, vraisemblablement, une contribution fondamentale pour la rénovation de l'historiographie portugaise. En tenant compte des travaux d'Itamar Even-Zohar (1997/1990) et de Pascale Casanova (2002;1999), nous pouvons déduire de la rapidité de cette publication une stratégie du pays d'accueil pour combler des lacunes socio-culturelles.

Le Portugal a vécu pendant une quarantaine d'années sous une dictature dont la censure sévère a opprimé le pays, notamment le domaine des arts et de la recherche universitaire. L'article de Victor de Sá "O ensino da história para a compreensão da actualidade portuguesa"[9] (1975) synthétise clairement la forme dont l'Histoire fut enseignée afin de servir les propos d'une dictature qui cherchait à étouffer l'esprit critique; et, simultanément, annonce quelques piliers d'une réhabilitation de l'historiographie nationale visiblement empruntés à la Nouvelle Histoire:

Durante as últimas décadas, todos os portugueses foram intoxicados desde a instrução primária, (…).[10](Sá, 1975:14)
Daí o interesse que tem a disciplina da História, que não pode consistir apenas no conhecimento amontoado dos factos do passado. É essencialmente o conhecimento racional, crítico e sistematizado das grandes linhas de evolução ou transformação das sociedades, através dos acontecimentos verdadeiramente significativos e determinantes de uma época. // A história é uma tomada de consciência do homem considerado colectivamente.[11] (Ibidem)

Mário Soares écrit en 1971, lors de son exil en Italie et en France, un témoignage concernant la dictature portugaise qui sera initialement – avril 1972[12] - publié en traduction française par Calmann-Lévy. Cet écrit autobiographique, intitulé Portugal Amordaçado[13], confirme l'austérité du régime instauré par Oliveira Salazar tout comme les dommages que celui-ci provoqua dans le domaine de la pensée portugaise.

(…) o regime salazarista conseguiu formar Universidades tacanhas, retrógradas e bem submissas aos chamados princípios tradicionais, sobretudo de ordem, (…), mas, ao mesmo tempo, frustrou gerações sucessivas de universitários, de técnicos e de investigadores, e comprometeu seriamente o futuro de Portugal por longos anos.[14] (Soares, 1974/1972:37)

Ces déclarations exposent de manière concise les caractéristiques d'un pays qui, en 1978, quatre ans après la fin de la dictature, avait encore un retard accentué à récupérer notamment du point de vue intellectuel et artistique. La traduction est l'un des moyens dont disposent les nations pour "«rattraper» du temps littéraire" (Casanova, 2002:13) en servant d'instrument d'"accélération temporelle" (ibidem). En tenant compte du contexte socio-culturel portugais en 1978, nous considérons que l'une des fonctions premières de la traduction portugaise de Le Temps des Cathédrales fut de combler un vide causé par les années de dictature.

(…) the texts are chosen according to their compatibility with the new approaches and the supposedly innovatory role they may assume within the target literature. (…) (c) when there are turning points, crises, or literary vacuums in a literature. (Even-Zohar, 1997/1990:47)

L'analyse comparative de quelques échantillons de la traduction saramaguienne avec les extraits français correspondants sert aussi de confirmation à ce qui vient d'être écrit. Le traducteur JS ne propose pas des modifications profondes, toutefois nous percevons dans ses options le dessein de rendre une information claire. En effet, JS suit les normes linguistiques portugaises et son travail, d'après les segments étudiés, vise une efficacité communicative qui bénéficie la réception d'un message utile à la pensée portugaise récemment libérée des conditionnements d'une censure austère. D'après notre brève analyse, les options de traduction saramaguiennes les plus significatives sont: (1) l'élimination d'éléments peu utiles à la compréhension de l'information transmise, (2) le choix d'expressions/mots familiers au lecteur portugais, (3) l'introduction d'une ponctuation structurante, (4) le changement des temps verbaux et (5) la réorganisation syntaxique.

(1) Le rêve qu'il propose s'en va divaguant vers les campagnes et vers les forêts familières. (Duby, 2010/1976:317)
O sonho que ela propõe vai divagando em direcção aos campos e às florestas familiares.[15] (Duby, 1988/1978:264)
(2) (…), où les hommes mangent à leur faim, boivent du vin, où l'argent afflue. La fortune de la fin du XIIIe siècle est bourgeoise. (Duby, 2010/1976:204)
(…), onde os homens comem quanto lhes apetece, bebem vinho, aonde o dinheiro aflui. A riqueza do final do século XIII é burguesa.[16] (Duby, 1988/1978:171)
(3) Autour de son trône l'Europe s'ordonnait. (Duby, 2010/1976:194)
Em redor do seu trono, a Europa ordenava-se.[17] (Duby, 1988/1978:163)
(4) On ne défriche plus. Les champs se sont étendus sur toutes les terres fertiles. Ils ont même, ici et là, poussé trop loin leur avance aux dépens des sols maigres qui rapidement s'épuisent. Les cultivateurs déçus les abandonnent et les laissent retourner aux broussailles. (5) Un repli s'amorce. (Duby, 2010/1976:203)
Deixou de se arrotear. Os campos estenderam-se por todas as terras férteis. Levaram mesmo, aqui e além, longe de mais o avanço à custa de solos magros que rapidamente se esgotaram. Os agricultores desiludidos abandonaram-nos e deixaram-nos a mato. (5)Principia um recuo.[18] (Duby, 1988/1978:171)

Loin de l'audace que nous lui connaîtrons en tant que romancier, JS inscrit ce travail dans la norme de l'horizon d'attente. En favorisant la réception de l'ouvrage français, la traduction en analyse promeut, à une échelle plus large, le renouvellement de l'historiographie portugaise. Au niveau individuel, cette traduction normative ne contient aucun indice des convergences qui rapprocheront l'historien français du romancier portugais; toutefois, aujourd'hui, au moment où l'œuvre fictionnelle de JS est connue et reconnue, il est légitime d'affirmer que la traduction de Le Temps des Cathédrales fut déterminante dans le cheminement esthétique de l'auteur, comme nous tâcherons de le montrer dans les pages suivantes.

E, repara, a verdade é que o meu sentimento habitual em relação à História é sobretudo o da insatisfação. Digamos que não me satisfaz aquilo que me dizem; informa-me, esclarece-me (…), mas a verdade é que me deixa sempre com esta sensação de falta, de ausência (…) – e digamos (…) com o meu trabalho de ficção, é certamente por vezes como se eu quisesse acrescentar, como se quisesse dizer: "atenção!, o que disseram está bem, mas falta qualquer coisa, que eu venho dizer".[19] (Saramago, in Gusmão, 1989:86)
Dou enorme apreço à expressão, à maneira de escrever – neste caso, para mim, de escrever história. Julgo que a história começa por ser uma arte, essencialmente uma arte literária. Logo, a forma, a meu ver, é essencial.[20] (Duby, 1989/1980:45)

Les déclarations transcrites ci-dessus montrent de forme brève et explicite les interférences existantes entre le travail de l'écrivain JS et celui de l'historien GD, notamment parce que les deux recourent à un domaine autre que le leur pour concrétiser leurs projets personnels: Saramago s'appuie souvent sur l'Histoire pour créer des fictions qui nous parlent aussi du présent; Duby n'hésite pas à qualifier l'Histoire d'art littéraire, confirmant, ainsi, l'importance de l'imagination et du langage pour l'étude et la transmission du fait historique. S'inscrivant dans des domaines distincts, Saramago et Duby trouvent dans d'autres disciplines un soutien fécond pour explorer de manière consistante leurs thèmes de travail.

Nous centrerons notre analyse, maintenant, sur l'importance de la Nouvelle Histoire dans l'esthétique saramaguienne, plus spécifiquement sur les indices de la perméabilité du traducteur à l'œuvre de GD, Le Temps des Cathédrales. D'après les déclarations de JS, tout comme le Portugal, lui-même avait besoin d'un modèle pour organiser ses réflexions concernant l'Histoire.

Foi esta ideia do tempo como uma tela gigante, onde está tudo projectado (o que a História conta e o que a História não conta), foi isso que meteu na minha cabeça uma espécie de vertigem, de necessidade de captação daquele todo; (…). // Foi isso que me levou a esse sentido da História, que para mim era confuso, mas que depois vim a entender, em termos mais científicos, a partir do momento em que descobri uns quantos autores (os homens dos Annales, os da Nouvelle Histoire, como Georges Duby ou o Jacques Le Goff), cujo olhar histórico ia por esse caminho.[21] (Saramago, in Reis 1998:80)

JS assume pleinement sa dette envers la Nouvelle Histoire et ses principaux représentants. Nous défendons que cette dette a eu son origine, ou du moins sa consolidation, lors de la traduction de Le Temps des Cathédrales, travail qui présuppose une lecture scrupuleuse dont bénéficient la réflexion et le traitement de l'information. Attardons-nous quelque peu sur les éléments distinctifs de l'œuvre de Duby susceptibles d'avoir interpellé le traducteur et futur romancier JS.

L'attention donnée aux anonymes, caractéristique de la Nouvelle Histoire, est observable dès les premières pages de Le Temps des Cathédrales où le protagonisme des plus démunis est notoire:

Si clairsemée, sa population se trouve encore en effet trop nombreuse. Elle lutte à main presque nue contre une nature indocile dont les lois l'asservissent, contre une terre inféconde parce que mal soumise. Aucun paysan, lorsqu'il sème un grain de blé, n'escompte en récolter beaucoup plus de trois, si l'année n'est pas trop mauvaise – de quoi manger du pain jusqu'à Pâques. Il faut bien ensuite se contenter d'herbes, de racines, de ces nourritures d'occasion que l'on arrache à la forêt et aux berges des fleuves. Le ventre creux, dans les grands travaux de l'été, les rustres sèchent de fatigue attendant la récolte. (Duby, 2010/1976:12)

De la cadence qui caractérise cet extrait, émerge le soin minutieux avec lequel GD élabore le discours historique. Ce rythme particulier, qui frôle la poésie et s'éloigne du discours scientifique, concrétise un dialogue harmonieux entre Histoire et littérature, tout en suggérant la densité d'un savoir en perpétuelle construction.

Contre la liturgie des gisants, contre la prédication des transis, l'art des sépultures nouvelles dressait, victorieux, le chevalier. (Ibidem, 295)

La répétition, l'information qui tire sa pertinence de son caractère elliptique, le rythme marqué et porteur de messages supplémentaires seront, quelques années plus tard, des dispositifs narratifs chers au romancier JS. L'adjectif dont l'historien tire parti pour rendre son récit plus vif sera aussi lieu d'innovation dans la prose saramaguienne.

Pauvres maîtres, pauvres écoles, très pauvre science. Mais du moins fidèles et pour cela capables, dans une civilisation aussi démunie, de soutenir l'art au-dessus d'une sauvagerie totale. (Ibidem, 40)

La lecture de Le Temps des Cathédrales nous confronte avec une présence manifeste de la littérature dans le travail de GD, présence maintes fois revendiquée et pleinement assumée par l'historien. La littérature sert, aussi, fréquemment d'explication à l'Histoire qui s'écrit:

Alors avaient surgi les personnages exemplaires des mythes chevaleresques, le roi Arthur ou Perceval. Cependant leur plein succès et leur action en profondeur sur les attitudes communes datent du XIVe siècle. Dans ce moment de l'histoire culturelle de l'Europe, le récit de chevalerie est l'agent d'une intoxication véritable dans l'ensemble de l'aristocratie. Il enserre le comportement de parade de cette classe dans un système de rites de plus en plus figés, qui ont avec les conduites spontanées de moins en moins de coïncidences. (Ibidem, 246)

La spécificité du narrateur de Le Temps des Cathédrales est aussi susceptible d'avoir interféré dans le parcours intellectuel et esthétique de JS. Effectivement, il s'agit d'un narrateur qui, loin de maintenir une perspective neutre, prend position, créant un espace de dialogue avec le lecteur:

Toute la gloire de Giotto lui vint de ce qu'il sut mieux qu'aucun de ses devanciers, dresser magnifiquement sur les parois des églises les actes successifs d'une sorte de mystère. Génial metteur en scène il pérennisait un mouvement théâtral, (…). (Ibidem, 278)

La complicité narrateur-lecteur se réaffirme souvent par l'intermédiaire de questions qui ouvrent une zone de réflexion partagée et dynamisent le récit:

Qu'est la croisade, sinon le résultat final des longues pressions de l'esprit féodal sur le christianisme, et que furent les premiers croisés, sinon les vassaux fidèles d'un Dieu jaloux, qui conduit la guerre dans le camp de ses ennemis et qui, par le fer et le feu, les courbe sous sa puissance? (Ibidem, 70)

L'interaction avec le lecteur est l'un des mécanismes qui suspendent le discours scientifique, souvent pour le questionner. Pour atteindre cet effet, Georges Duby utilise d'autres procédés tels que:

(1) le recours à des hypothèses pour approcher une vérité qui demeurera inaccessible:

Est-ce la croissance des dangers qui incita vers le milieu du siècle les chevaliers pèlerins à se grouper en bandes armées, bien décidées au combat? Cette agressivité ne traduit-elle pas plutôt la jeune vigueur d'un pays qui commençait à mesurer des nouvelles forces? Il s'agit là, en tout cas, d'un moment décisif dans l'histoire religieuse de la chevalerie. (Ibidem, 69)

(2) la relativisation des sources historiques disponibles:

Certes, tout ce qui permet de connaître l'esprit du XIe siècle vient de textes qui furent écrits dans des monastères. Ces témoignages sont donc infléchis par une éthique particulière: ils émanent d'hommes que leur vocation inclinait au pessimisme et à situer dans le renoncement tous les modèles de leur conduite. (Ibidem, 74)

(3) l'introduction de propos métadiscursifs qui, comme dans l'extrait ci-dessous, peuvent expliquer les choix effectués, signaler une certaine flexibilité méthodologique ou encourager à l'interdisciplinarité:

Partir d'une sociologie de la création artistique se justifie: la rénovation et les libertés du XIVe siècle procèdent pour une très large part des rapports nouveaux qui se sont alors établis entre les hommes. (Ibidem, 229)

Finalement, il faut souligner que la quête d'une vision globale des faits historiques est au centre du travail de Duby, notamment dans Le Temps des Cathédrales, où il admet les difficultés posées par cette option méthodologique:

Problème difficile, impossible à résoudre sans doute, que celui des rapports véritables entre le mouvement intellectuel, l'évolution des croyances, les transformations des mentalités collectives et, d'autre part, les inflexions nouvelles dont la création artistique est le lieu. Le poser pour le XIVe siècle, c'est se prendre d'emblée à tout un réseau d'incertitudes. (Ibidem, 241)

JS partage avec GD cette orientation de la recherche historique qui exige une réflexion scrupuleuse et avance en se questionnant. Ceci l'amène, comme auparavant l'avaient fait GD et les nouveaux historiens, à considérer la subjectivité et l'imagination comme inhérentes à tout discours historique.

Evidentemente que aquilo que nos chega não são verdades absolutas, são versões de acontecimentos, mais ou menos autoritárias, mais ou menos respaldadas pelo consenso social ou pelo consenso ideológico ou até por um poder ditatorial que dissesse “há que acreditar nisto, o que aconteceu foi isto e portanto vamos meter isto na cabeça”.[22] (Saramago, in Reis, 1998:86)
Restará sempre, contudo, uma grande zona de obscuridade, e é aí, segundo entendo, que o romancista tem o seu campo de trabalho.[23] (Saramago, 1990, apud Arnaut, 2008:82)

Ce "champ de travail" se matérialisera dans sept romans saramaguiens dont la majorité renvoie à l'Histoire du Portugal, exception faite de L'Évangile selon Jesus-Christ[24](1991). Manuel de Peinture et de Calligraphie (1977), Relevé de Terre (1980), Le Dieu Manchot (1982), L'Année de la Mort de Ricardo Reis (1984), Le Radeau de Pierre (1986), Histoire du Siège de Lisbonne (1989) reposent sur des fragments de l'Histoire portugaise, toutefois, il faut préciser que dans les sept romans, les épisodes historiques revisités apparaissent, toujours, comme des prétextes pour, d'une part, remettre en cause les abordages figés d'une Histoire d'inspiration positiviste; d'autre part, questionner le présent et, dans une certaine mesure, préparer le futur.

Pour observer de manière concrète les interférences probables de Le Temps des Cathédrales avec l'esthétique saramaguienne, nous nous attarderons, dans les pages qui suivent, sur un roman représentatif de l'assimilation des leçons de la Nouvelle Histoire. De surcroît, selon l'écrivain lui-même, cet ouvrage représente l'aboutissement de ce qu'il souhaitait réaliser en récupérant littérairement des matériaux historiques:

Só que aqui [História do Cerco de Lisboa] é um não explícito, enquanto, em todos os outros [romances], é um não implícito. Aqui é realmente explícito e responde de facto a esta minha preocupação de que a história de certo modo está por fazer. Muitas vezes fala-se do fim da história, eu diria antes que a história verdadeiramente ainda não começou. (…); mas a História do Cerco de Lisboa, creio eu, pode ficar como a demonstração do que pretendiam todos os meus livros anteriores.[25] (Saramago, in Gusmão, 1989:85)

En partant d'un épisode charnière de l'Histoire portugaise – le siège de Lisbonne de 1147 – JS propose une réflexion dense et complexe du fait et du discours historiques. En enchevêtrant discours historiques officiels et discours historiques alternatifs, l'auteur déclenche des questionnements vertigineux qui ne mènent jamais à des réponses définitives, multipliant, par conséquent, les incertitudes.

Raimundo Silva, correcteur, est le personnage par l'intermédiaire duquel le doute est introduit dans un domaine du savoir pendant longtemps tenu pour objectif et incontestable. La substitution de la phrase "os cruzados auxiliarão os portugueses a conquistar Lisboa"[26] par "os cruzados Não auxiliarão os portugueses a conquistar Lisboa"[27] (Saramago, 2001/1989:50) inaugure une réflexion qui nous met en garde contre ce que nous aurions pu prendre pour des vérités absolues. Dès les premières pages du roman, un dialogue entre le correcteur et l'historien - auteur de la phrase librement transformée - expose la perspective dominante dans le roman saramaguien et prépare le geste audacieux de Raimundo Silva:

O meu livro, recordo-lhe eu, é de história, Assim realmente o designariam segundo a classificação tradicional dos géneros, porém, não sendo propósito meu apontar outras contradições, em minha discreta opinião, senhor doutor, tudo quanto não for vida, é literatura, A história também, A história sobretudo, sem querer ofender, E a pintura, e a música, (…). (Ibidem, 15)[28]

Cette définition initiale sera corroborée tout au long de ce roman dont le discours historique est l'un des principaux thèmes.

Le correcteur Raimundo Silva a consciemment intégré une négation dans un ouvrage d'Histoire. Maria Sara, sa supérieure hiérarchique, lui demande d'écrire son histoire du siège de Lisbonne, défi qu'il accepte. Le lecteur est, ainsi, invité à suivre dans le détail la réécriture d'un épisode de l'Histoire portugaise. En définitive, une histoire possible entre autres, la vérité restant hors de portée:

Estas prevenções novamente se recordam para que sempre tenhamos presente a conveniência de não confundir o que parece com o que seguramente estará sendo, mas ignoramos como, e também para que duvidemos, quando creiamos estar seguros duma realidade qualquer, se o que dela se mostra é preciso e justo, se não será apenas uma versão entre outras, ou, pior ainda, se é versão única e unicamente proclamada. (Ibidem, 157)[29]

Comme le montre l'extrait ci-dessus, le narrateur saramaguien fonctionne comme une entité qui surveille méticuleusement les différents récits qui se succèdent, poussant le lecteur à des réflexions plus complexes qui se poursuivent bien au-delà de la lecture du roman Histoire du Siège de Lisbonne:

Se por bons e averiguados tomarmos os factos tal como na sua carta a Osberno os relatou o antes mencionado Frei Rogeiro, então vai ser preciso explicar a Raimundo Silva que não se iluda ele sobre a suposta facilidade de acampar, sem mais aquelas, na testada da Porta de Ferro ou qualquer outra, porque esta perversa raça de mouros não é tão timorata que, sem luta, se tenha trancado a sete chaves, à espera de um milagre de Alá capaz de desviar os galegos das suas funestas intenções. (Ibidem, 247)[30]

La conditionnelle qui ouvre l'extrait précédent annonce une certaine méfiance à l'égard des discours historiques officiels dont le caractère faillible est fréquemment rappelé:

.

No silêncio ouviu-se a voz do arcebispo de Braga, uma ordem dada ao escrivão, Frei Rogeiro, não fareis constância do que disse esse mouro, foram palavras lançadas ao vento e nós já não estávamos aqui, íamos descendo a encosta de Santo André, a caminho do real onde el-rei nos espera, ele verá, sacando nós as espadas e fazendo-as brilhar ao sol, que é começada a batalha, isto sim, podeis escrever. (Ibidem, 207)[31]

Par ailleurs, le narrateur saramaguien lance souvent un regard sur le passé depuis le présent, ce qui expose de forme explicite le décalage entre ces deux moments et, simultanément, annonce l'éventualité d'une interférence de l'époque de l'historien dans ses réflexions et écrits.

Porventura ele terá querido abreviar o seu próprio relato, considerando que, tantos séculos passados, o que conta são os episódios principais. Hoje as pessoas não têm vagar nem paciência para fixar na cabeça pormenores e miudezas históricas, isso estaria bem para os contemporâneos do nosso rei D. Afonso o Primeiro, que tinham, obviamente, muito menos história para aprender, uma diferença de oito séculos a favor deles não é brincadeira nenhuma, a nós o que nos vale são os computadores, (…). (Ibidem, 248)[32]

La négation introduite par Raimundo Silva renferme la possibilité de mettre en cause les discours officiels et proposer des perspectives qui, tout en questionnant l'Histoire, l'enrichissent. Il s'agit d'une prise de liberté significative, néanmoins éphémère vu que la négation, synonyme d'une révolte inespérée, créera ses propres obstacles et obligations. Après l'introduction du "non", le correcteur rebelle devra se soumettre à une dynamique dont il est l'instigateur, mais qu'il ne peut dominer:

Dá-se ele conta de que a sua liberdade começou e acabou naquele preciso instante em que escreveu a palavra não, de que a partir daí uma nova fatalidade igualmente imperiosa se havia posto em movimento, e que nada mais lhe resta agora que tentar compreender o que, tendo começado por parecer sua iniciativa e reflexão sua, resulta tão-só de uma mecânica que lhe era e continua a ser exterior, (…). (Ibidem, 253)[33]

Cette "fatalité" n'empêche tout de même pas Raimundo Silva de, dans son récit, mettre l'accent sur des aspects de l'Histoire moins explorés, devenant, ainsi, le garant des traits distinctifs de l'esthétique romanesque saramaguienne:

Eu gosto muito de Gogol porque é o escritor das pessoas pequenas, das situações insignificantes, do não-acontece-nada, do ridículo que está debaixo da pele e que ao mesmo tempo provoca ternura. (…). Se há um mundo que de alguma forma aparece nos meus livros, é também esse mundo.[34] (Saramago, in Viegas, 1998:32)

Dans son article "Para além do cerco: uma (re)leitura da História por José Saramago[35]" (2008), Marina Couto Ferreira synthétise de manière claire et consistante le rôle du soldat Mogueime dans le récit saramaguien. À travers lui et d'un muezzin musulman, les oubliés de l'Histoire ont la parole, une parole sage et critique qui leur confère dignité et prestige.

Como os novos historiadores, Raimundo Silva irá apresentar as figuras de um almuadém muçulmano e de um soldado português como uma forma não só de criticar a historiografia oficial, como também de apresentar a visão do "outro" (…).[36] (Ferreira, 2008:79)

L'importance donnée à des sujets peu abordés par l'Histoire traditionnelle se concrétise, aussi, par la présence de l'amour dans le récit de Raimundo Silva et, à une autre échelle, dans celui de JS. En effet, le correcteur s'attardera sur les sentiments d'Ouroana et Mogueime dont l'intensité fait écho à la relation amoureuse que lui-même vit avec Maria Sara.

Como te chamas, mas é só um truque para começar a conversa, se há algo nesta mulher que para Mogueime não tenha segredos, é o seu nome, tantas são as vezes que ele o tem dito, os dias não só se repetem, como se parecem, Como te chamas, perguntou Raimundo Silva a Ouroana, e ela respondeu, Maria Sara. (Saramago, 2001/1989:290)[37]

Passé et présent sont convoqués pour donner une perspective de réalités rarement prises en considération avant la Nouvelle Histoire. Un narrateur interventif orchestre ces récits, faisant du lecteur son complice privilégié:

Aproximam-se alguns dos guerreiros de qualidade que estiveram na conferência com o rei, e vêm de rosto fechado, impenetrável, nós já sabemos que se vão recusar a ficar para auxiliar os portugueses, mas estes ainda estão na santa ignorância (…). (Ibidem, 154)[38]

Pour terminer, il faut encore préciser que le métadiscours (1), les variations sur le rythme – par exemple, accélération au moyen de répétitions (2) ou ralentissement accentué par le caractère elliptique du message (3) – et l'adjectivation significative (4) sont des caractéristiques de la prose saramaguienne actives dans Histoire du Siège de Lisbonne qui renvoient aux traits distinctifs de Le Temps des Cathédrales exposés précédemment.

(1) (2) (…), e a senhora Maria responde, Está bom, expressão sintética que, na verdade, apenas significa que não chove, pois dizendo nós tão frequentemente Está bom, mas frio, ou Está bom, mas faz vento, nunca dissemos nem nunca diremos, Está bom, mas chove. (Ibidem, 158)[39]

(3) Raimundo Silva marca cinco algarismos, não lhe falta senão um, porém não se decide, finge saborear a antecipação de um gosto, o arrepio de um medo, diz consigo mesmo que se quisesse completaria a série, um gesto só, mas não quer, murmura Não posso, e pousa o auscultador como quem de repente largasse uma carga que o iria esmagar. (Ibidem, 228)[40]

(4) E é nesse preciso instante, quando duma certa maneira se tornou infenso e inocente pela ironia contra si próprio dirigida, que no seu espírito surgiu, finalmente claro e também ele irónico, o motivo tão procurado, a razão do Não, a justificação última e irrefutável do seu atentado contra as históricas verdades. (Ibidem, 135)[41]

Le roman Histoire du Siège de Lisbonne, emblématique de la fiction historiographique saramaguienne, réunit de nombreux éléments qui renvoient à la Nouvelle Histoire et, plus spécifiquement, à Le Temps des Cathédrales. À différents niveaux, le roman portugais dialogue avec l'œuvre de Georges Duby, confirmant, ainsi, une perméabilité probable de JS à la traduction dont il fut responsable. L'interférence de la Nouvelle Histoire est manifeste par l'intermédiaire de l'attention donnée aux sujets peu traités par l'Histoire conventionnelle; du rôle central de la subjectivité et de l'imagination dans le traitement du fait historique; de la quête d'une vision globale et du questionnement de l'objectivité de l'Histoire et des documents qui lui sont associés. Par ailleurs, notre étude révèle aussi des convergences au niveau microstructural, peut-être moins évidentes, mais tout aussi importantes lorsque l'on cherche une plateforme commune au travail de JS et à celui de l'historien GD: la densité des rythmes de la phrase, les répétitions et les silences porteurs de sens supplémentaires, l'exploration des potentialités de l'adjectif, et le narrateur interventif et complice du lecteur sont des procédés sollicités par les deux auteurs qui renforcent la possibilité d'une contiguïté entre le travail de JS-traducteur et celui de JS-écrivain.

Rappelons, enfin, que JS vivait dans un pays récemment libéré d'une dictature austère et que Le Temps des Cathédrales, innovateur dans le cadre de l'historiographie portugaise, ne pouvait vraisemblablement pas lui rester indifférent. En somme, le contexte socio-culturel portugais de 1978 tout comme les aspects antérieurement synthétisés consolident l'hypothèse que la traduction de Le Temps des Cathédrales fut un espace de réflexion et de formation intellectuelle déterminante pour l'esthétique saramaguienne.

L'étude réalisée démontre la pertinence d'aborder l'œuvre de JS en partant de zones moins exploitées. Il s'agit d'une autre histoire dont nous avons présenté le début, une histoire du parcours saramaguien où son travail de traducteur est au centre et peut révéler des perméabilités qui méritent toute notre attention.

O leitor atento já compreendeu aonde eu quero chegar com esta prosa: é que por baixo ou por trás do que se vê, há sempre mais coisas que convém não ignorar, e que dão, se conhecidas, o único saber verdadeiro.[42] (Saramago, 1986/1973:107)

 

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Notes

[1] N'ayant pas pu réunir en temps voulu toute la bibliographie en français, nous fournissons en note nos traductions des extraits portugais pour faciliter la compréhension du lecteur francophone. Pour Histoire du Siège de Lisbonne, nous introduisons, en note, la traduction de Geneviève Leibrich.

[2] "Écrire c'est traduire. Cela le sera toujours. Même quand nous serons en train d'utiliser notre propre langue. Nous transportons ce que nous voyons, ce que nous sentons (…) dans un code conventionnel de signes, l'écriture (…)."

[3] "Le traducteur s'est limité à accomplir une obligation avec soin et honnêteté, l'écrivain essayait de découvrir un chemin qui lui appartenait. Je n'ai dû faire aucun effort pour repousser des influences. En réalité, je suis très peu influençable. Perméable, oui, mais ma perméabilité ne se résout pas en imitation ou dans l'adoption de procédés et styles d'école."

[4] Étant donné l'objet de l'étude présentée, il nous semble pertinent d'introduire dans le corps du texte la date de la première publication de l'ouvrage cité après la date de l'édition consultée pour l'élaboration de ce travail. En ce qui concerne la traduction portugaise de Le Temps des Cathédrales et la traduction française Histoire du Siège de Lisbonne - puisque que nous avons aussi utilisé les textes originaux et inclus leurs références dans la bibliographie -, nous signalons l'année de publication de la traduction consultée suivie de celle de la première édition de la même.

[5] "éloigner l'histoire de la routine et surtout de son emprisonnement dans des barrières étroitement disciplinaires."

[6] "(…) il n'y a pas une réalité historique préconçue qui se donne spontanément à l'historien. Comme tout homme de science celui-ci doit, selon Marc Bloch, faire "son choix à partir de l'immense et confuse réalité" – ce qui ne signifie pas une sélection simpliste ou arbitraire, mais une construction scientifique du document dont l'analyse doit permettre la reconstitution et l'explication du passé."

[7] "Selon moi, je déclare que ce que j'écris c'est mon histoire, c'est-à-dire que c'est moi qui parle et je n'ai aucune intention d'occulter la subjectivité de mon discours."

[8] "Et je n'invente pas, enfin…J'invente, mais je me soucie de fonder mon invention sur les plus firmes bases, d'édifier à partir de vestiges rigoureusement critiqués, de témoignages qui sont aussi précis et exacts que possible. Mais c'est tout."

[9] "L'enseignement de l'histoire pour la compréhension de l'actualité portugaise". Cet article fut écrit pour les Journées Démocratiques qui eurent lieu à Lisbonne du 1er au 3 novembre 1974, environ sept mois après la Révolution des Œillets – 25 avril – qui mit fin à la dictature.

[10] "Pendant les dernières décennies, tous les portugais ont été intoxiqués depuis l'école primaire, (…)."

[11] "D'où l'intérêt de la discipline d'Histoire qui ne peut consister simplement dans la connaissance d'une accumulation des faits du passé. C'est essentiellement la connaissance rationnelle, critique et systématisée des grandes lignes de l'évolution ou transformation des sociétés à travers les événements vraiment significatifs et déterminants d'une époque. // L'histoire c'est une prise de conscience de l'homme considéré collectivement."

[12] L'original portugais ne sera publié qu'en octobre 1974 par la maison d'édition Arcádia.

[13] Portugal Bâillonné.

[14] "(…) le régime de Salazar a réussi à former des Universités mesquines, rétrogrades et bien soumises aux dénommés principes traditionnels, surtout de l'ordre (…), mais, au même temps, a frustré des générations successives d'universitaires, de techniciens et de chercheurs, et a compromis sérieusement l'avenir du Portugal pour de longues années."

[15] "Le rêve qu'elle propose s'en va divaguant en direction des champs et des forêts familières."

[16] "(…), où les hommes mangent ce dont ils en ont envie, boivent du vin, où l'argent afflue. La richesse de la fin du siècle XIII est bourgeoise."

[17] "Autour de son trône, l'Europe s'ordonnait."

[18] "On a arrêté de défricher. Les champs se sont étendus sur toutes les terres fertiles. Ils ont même poussé, ici et là, trop loin l'avance aux dépens des sols maigres qui rapidement se sont épuisés. Les agriculteurs déçus les ont abandonnés et les ont laissés en brousse. Commence un repli."

[19] "Et remarque, la vérité est que mon sentiment habituel relativement à l'Histoire est surtout d'insatisfaction. Disons que ce que l'on me dit ne me satisfait pas; cela m'informe, m'éclaircit (…), mais la vérité est que cela me laisse toujours une sensation de manque, d'absence (…) – et disons qu'avec (…) mon travail de fiction, c'est certainement comme si, parfois, je voulais ajouter, comme si je voulais dire: «attention!, ce que vous avez dit est juste, mais il manque quelque chose que je viens dire»."

[20] "Je donne beaucoup de valeur à l'expression, à la manière d'écrire – dans mon cas, d'écrire l'histoire. Je crois que l'histoire commence par être un art, essentiellement un art littéraire. Donc, la forme, selon moi, est essentielle."

[21] "C'est cette idée du temps comme une toile géante où tout est projeté (ce que l'Histoire raconte et ce que l'Histoire ne raconte pas), c'est cela qui a mis dans ma tête une espèce de vertige, de nécessité de saisir cette totalité; (…). // C'est cela qui m'a amené à ce sens de l'Histoire, qui pour moi était confus, mais qu'ensuite j'ai compris en termes scientifiques à partir du moment où j'ai découvert quelques auteurs (les hommes des Annales, ceux de la Nouvelle Histoire, comme Georges Duby ou Jacques Le Goff) dont le regard historique allait par ce chemin."

[22] "Évidemment que ce qui nous arrive ne sont pas des vérités absolues; ce sont des versions d'événements, plus ou moins autoritaires, plus ou moins soutenues par le consensus social ou par le consensus idéologique ou même par un pouvoir dictatorial qui aurait dit «il faut croire en cela, c'est cela qui s'est passé et, par conséquent, nous allons mettre cela dans notre tête»."

[23] "Néanmoins, il restera toujours une zone d'obscurité et c'est là, selon moi, que le romancier a son champ de travail."

[24] Nous avons introduit les titres des traductions françaises, mais les dates correspondent à la première publication portugaise de l'œuvre.

[25] "Mais ici [Histoire du Siège de Lisbonne] c'est un non explicite, tandis que, dans d'autres [romans] c'était un non implicite. Ici c'est vraiment explicite et répond, en effet, à ma préoccupation selon laquelle l'histoire est, dans une certaine mesure, encore à faire. Souvent on parle de la fin de l'histoire, je dirais plutôt que l'histoire n'a pas encore vraiment commencé. (…): mais l'Histoire du Siège de Lisbonne est, selon moi, une espèce de démonstration de ce que prétendaient mes livres antérieurs."

[26] "les croisés aideront les Portugais à conquérir Lisbonne"

[27] "non, les croisés n'aideront pas les Portugais à conquérir Lisbonne" (Saramago, 1999/1992:50)

[28] "Mon livre, dois-je vous le rappeler, est un ouvrage d'histoire, C'est ainsi en effet qu'on le désignerait d'après la classification traditionnelle des genres, toutefois et bien que je n'aie pas l'intention de signaler d'autres contradictions, à mon humble avis, monsieur, est littérature tout ce qui n'est pas la vie, L'histoire aussi, Surtout l'histoire, sans vouloir vous offenser, Et la peinture et la musique, (…)." (Ibidem, 15)

[29] "Nous renouvelons ces avertissements afin d'avoir constamment présente à l'esprit la nécessité de ne pas confondre ce qui paraît être avec ce qui est, sans que nous sachions comment, et aussi afin que nous nous demandions, quand nous croyons être certains d'une réalité quelconque, si ce qui s'en révèle est exact et juste, si ce n'en est pas uniquement une variante parmi d'autres, ou, pis encore, une variante unique et proclamée comme telle." (Ibidem, 154)

[30] "Si nous tenons pour authentiques et avérés les faits que ce frère Rogeiro, précédemment mentionné, relata dans sa lettre à Osberno, il va falloir dire à Raimundo Silva de ne pas se faire d'illusions sur la soi-disant facilité de camper, sans plus, devant la porte de Fer ou devant n'importe quelle autre porte, car cette race perverse de Maures n'est pas timorée au point de se claquemurer d'ores et déjà derrière sept serrures, sans combattre, en attendant qu'un miracle d'Allah détourne les Galliciens de leurs funestes desseins." (Ibidem, 244)

[31] "On entendit dans le silence la voix de l'archevêque de Braga, un ordre donné au scribe, Frère Rogeiro, vous ne consignerez pas ce qu'a dit ce Maure, ce furent paroles lancées au vent et nous n'étions déjà plus là, nous descendions la côte de Santo André en direction du campement où le roi nous attend, quand nous tirerons nos épées et que nous les ferons étinceler au soleil, il verra que la bataille a commencé, cela, par contre, vous pouvez l'écrire." (Ibidem, 205)

[32] "Peut-être aura-t-il voulu écourter son récit, estimant qu'au bout de tant de siècles seuls comptent les épisodes principaux. Aujourd'hui, les gens n'ont ni le loisir ni la patience de fixer dans leur tête des détails et des vétilles historiques, c'était bon pour les contemporains de notre roi Dom Afonso le Premier, car ils avaient, c'est évident, beaucoup moins d'histoire à apprendre, une différence de huit siècles en leur faveur ce n'est pas rien, nous, ce qui nous sauve, ce sont les ordinateurs, (…)." (Ibidem, 245)

[33] "Il se rend compte que sa liberté a commencé et s'est achevée à l'instant précis où il a écrit le mot Non, et qu'à partir de là une nouvelle fatalité tout aussi impérieuse s'était mise en branle et que désormais il ne lui restait plus rien d'autre à faire qu'à essayer de comprendre ce qui, après lui avoir tout d'abord semblé être la conséquence de son initiative et de sa réflexion, résulte uniquement d'une mécanique qui lui était et continue à lui être extérieure, (…)." (Ibidem, 250)

[34] "J'aime beaucoup Gogol parce que c'est l'écrivain des petites gens, des situations insignifiantes, du rien-ne-se-passe, du ridicule qui est sous la peau et qui au même temps provoque de la tendresse. (…). S'il y a un monde qui d'une certaine manière apparaît dans mes livres, c'est aussi ce monde-là."

[35] "Par-delà le siège: une (re)lecture de l'Histoire par José Saramago".

[36] "Comme les nouveaux historiens, Raimundo Silva ira présenter les figures d'un muezzin musulman et d'un soldat portugais comme forme de critiquer l'historiographie officielle et d'exposer la vision de l'"autre" (…)."

[37] "Comment t'appelles-tu, mais c'est juste un stratagème pour amorcer la conversation, car s'il y a quelque chose dans cette femme qui n'a pas de secret pour Mogueime c'est bien son nom, il l'a prononcé si souvent, non seulement les jours se répètent mais ils se ressemblent, Comment t'appelles-tu, demanda Raimundo Silva à Ouroana, et elle répondit, Maria Sara." (Saramago, 1999/1992:286)

[38] "Certains des guerriers de qualité qui ont assisté à la conférence avec le roi s'approchent, le visage fermé, impénétrable, nous, nous savons déjà qu'ils vont refuser de rester pour aider les Portugais, mais ceux-ci sont encore dans une sainte ignorance, (…)." (Ibidem, 151)

[39] "(…), et madame Maria répond, Il fait beau, expression synthétique qui en fait signifie simplement qu'il ne pleut pas, car, alors que nous disons souvent Il fait beau mais il fait froid, ou Il fait beau mais il fait du vent, nous ne disons jamais et ne dirons jamais, Il fait beau mais il pleut. " (Ibidem, 155)

[40] "Raimundo Silva compose cinq chiffres, il n'en manque qu'un, pourtant il ne se décide pas, il feint de savourer l'attente d'un plaisir, le frisson d'une crainte, il se dit que s'il le voulait il achèverait la série, il suffirait d'un geste, mais il ne le veut pas, il murmure, Je ne peux pas, et pose le combiné comme s'il se débarrassait brusquement d'un fardeau sur le point de l'écraser." (Ibidem, 226)

[41] "Et c'est à cet instant précis, quand d'une certaine façon il était devenu son propre ennemi, et innocent à cause de l'ironie dirigée contre lui-même, que surgit dans son esprit, enfin clair et lui aussi ironique, le motif tant cherché, la raison du Non, la justification ultime et irréfutable de son atteinte à la vérité historique." (Ibidem, 134)

[42] "Le lecteur attentif a déjà compris où je veux en venir avec cette prose: c'est que sous ou derrière ce que l'on voit, il y a toujours plus de choses qu'il ne convient pas d'ignorer, et qui donnent, si connues, l'unique savoir véritable."