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Revista Diacrítica
versión impresa ISSN 0807-8967
Diacrítica vol.27 no.3 Braga 2013
Notes pour une lecture du roman graphique Île Bourbon 1730 de Appollo & Trondheim sous le prisme de son Indiaocéanéité
Para uma leitura do romance gráfico Île Bourbon 1730 de Appollo & Trondheim à luz do paradigma do Índico
Reading the graphic novel Île Bourbon 1730 by Appollo & Trondheim through an Indian ocean studies paradigm
Marie-Manuelle da Silva*
*Département dÉtudes Romanes de lUniversité du Minho, Braga, Portugal. Elle est également chercheuse au CEHUM [Centro de Estudos Humanísticos da Universidade do Minho] et au DILTEC [Laboratoire de recherche en didactique des textes des langues et des cultures de lUniversité de la Sorbonne Nouvelle Paris 3]. Ses travaux portent essentiellement sur lenseignement du français au sein des nouvelles humanités dans le contexte de la mondialisation (thèse de doctorat), sur les représentations et leur (re)configurations contemporaines dans les contextes dits postcoloniaux et transnationaux.
RÉSUMÉ
Cet article rend compte dune étude de cas menée dans le cadre dun recherche plus ample sur les récits et les lieux de mémoire (Nora, 1984) liés à lhistoire coloniale et à la rupture post-coloniale (Blanchard et al., 2005). Jy examine la BD Île Bourbon 1730 parmi les récits cruciaux pour la compréhension de la configuration historico-culturelle actuelle que je me propose de cartographier depuis lespace francophone, entendu comme espace géopolitique, géoculturel et géoesthétique hétérogène et discontinu. Je tâcherai de montrer lopérationnalité et la productivité dune lecture indiaocéanique dÎle Bourbon 1730 pour expliquer les dynamiques de « zones de contact » (Pratt, 1991) et de négociation et leurs liens particuliers avec le « centre » français, à son tour « provincialisé » (Chakrabarty, 2000) et confronté aux défis de la postcolonialité et aux phénomènes esthético-critiques qui bouleversent les hiérarchies et les canons culturels établis.
Mots-clés: Post-colonialité; Francophonie; Bande dessinée; Études sur lOcéan Indien; Indiaocéanité.
RESUMO
Este artigo apresenta um estudo de caso integrado a uma investigação mais ampla sobre narrativas e lugares de memória (Nora, 1984), relacionados com a história colonial e a ruptura pós-colonial (Blanchard et al., 2005). Proponho examinar a BD Île Bourbon 1730, entre outras narrativas cruciais para a compreensão da configuração histórico-política atual, que tentarei cartografar desde o espaço francófono, pensado como espaço geopolítico, geocultural e geoestético heterogéneo e descontínuo. Pretende-se mostrar a operacionalidade e a produtividade de uma leitura indo-oceânica de Île Bourbon 1730 para ilustrar as dinâmicas de zonas de contato (Pratt, 1991) e de negociação, assim como os seus laços singulares com o centro francês, por sua vez provincializado (Chakrabarty, 2000) e confrontado com os desafios da pós-colonialidade.
Palavras chave: Pós-colonialidade; Francofonia; Banda desenhada; Estudos do Índico; Indiaocéanité.
ABSTRACT
This article presents a case study that is part of a wider project on narrative and situated memory (Nora, 1984), within the frame of research on colonial history and postcolonial ruptures (Blanchard et al., 2005). I analyse the graphic novel Île Bourbon 1730 as a revealing example to understand contemporary historical and political configurations inside the francophone space, conceived as a geo-political, geo-cultural and geo-aesthetic space, defined as heterogeneous and fragmented. The aim of this analysis is to display the productivity of an approach determined by Indian Ocean Studies to Île Bourbon 1730, illustrating the dynamics of contact zones (Pratt, 1991) and their processes of negotiation. Secondly, this analysis will expose the relation between contact zones and their French centre, which is simultaneously provincialized, confronted and challenged by postcoloniality.
Keywords: postcoloniality; Francophone universes; graphic novel; Indian Ocean Studies.
En France, le traitement de la question coloniale a longtemps renvoyé à un autre espace et à un autre temps ou « à un outre-temps et à outre-mer » (Mbembe, 2006: 120), comme si elle navait rien à voir avec notre modernité ni notre démocratie.[1] Une grande partie de la réflexion contemporaine française semble peiner à parler de lAutre, ou à lAutre, préférant parler à la place de lAutre, comme lont montré, à différents niveaux, les débats suscités par la loi Taubira[2], en 2001, reconnaissant officiellement lesclavage comme crime contre lhumanité ou la loi Mékachéra[3] datant de 2005, construite sur le même modèle, mais mettant en avant le rôle positif de la présence française outre-mer, autrement dit de la colonisation.[4]
En effet, la loi Taubira, à qui lactuelle Ministre de la Justice et députée de la Guyane française, Christiane Taubira, a donné son nom, déclare dans son article premier :
La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans locéan Indien dune part, et lesclavage dautre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans locéan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre lhumanité.
Son article second prescrit par ailleurs létude de la traite et lesclavage dans les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines.
Quant à la loi Mékachéra qui porte, quant à elle, « sur la reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés », elle stipule, dans son article 4, que les programmes de recherche universitaires accordent « à lhistoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place quelle mérite », et dans son article 1, que les programmes scolaires français « reconnaissent (...) et accordent à lhistoire et aux sacrifices des combattants de larmée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ». Cette loi a dailleurs donné lieu à l« Appel des indigènes de la république pour la tenue dassises de lanticolonialisme » en 2005, qui a fait connaitre le mouvement, devenu depuis un parti politique (PIR). Elle est également à lorigine de la pétition « Colonisation : non à lenseignement dune histoire officielle » signée par un collectif dhistoriens, puis par des chercheurs et des enseignants, contre le « mensonge officiel sur des ignominies, sur le travail forcé, sur le racisme inhérent au fait colonial, sur des crimes qui purent aller jusquau massacre de masse, toutes vérités qui pèsent encore lourd sur le présent »[5].
Pourtant, comme laffirme Achille Mbembe :
depuis la Traite des esclaves et la colonisation, il ny a pas didentité française ou de lieux français de mémoire qui nenglobent simultanément lailleurs et lici. En dautres termes, lailleurs est constitutif de lici et vice versa. Il ny a plus de dedans qui serait coupé dun dehors, dun passé qui serait coupé du présent. Il y a un temps, celui de la rencontre avec lAutre, qui se dédouble constamment et qui consiste, non dans la scission, mais dans la contradiction, lenroulement, la jonction. Voilà, en tout cas, une géographie et une carte du sujet qui permettrait de poser dune autre manière les questions brûlantes de la banlieue, de la nation, de la citoyenneté, voire de limmigration. (Mbembe, 2006 : 132)
Aussi, dans un contexte où la lutte pour la mémoire ainsi que sa gestion politique, intimement liées au présent et à lidée de francité ou de souchité[6], vocables qui désigneraient une identité française pure par opposition aux configurations identitaires françaises impures, il apparaît urgent dordonner les récits de mémoire au service dun en-commun[7] problématisé dans sa complexité, sans complaisance ni glorifications simplificatrices. Car, les relations ambiguës entre mémoire collective, mémoire nationale et mémoire transnationale ont acquis une visibilité accrue, les récits les concernant ayant transgressé leur clandestinité pour se hisser sur la place publique et les scènes médiatiques et culturelles où ils circulent parmi les configurations esthétiques et les représentations culturelles contemporaines, manifestant une variété décarts et de détours et provoquant un certain nombre de décentrements.
Ces récits, qui interrogent lhistoire officielle et se déclinent selon diverses modalités, spatialités et temporalités, affectent à leur manière les cultures, au double sens didentité et de création artistique et bousculent les cultures dites hégémoniques confrontées à des identités qui se font, se défont et se refont, dans leur complexité et leur hybridité (Bhabha, 2007: 83). La France à longtemps entretenu et entretient encore avec les pays et leurs cultures francophones, des relations centripètes et donc inégales, que se soit en Europe ou avec la francophonie Sud avant et après la décolonisation et les indépendances, ou avec ceux qui sont devenus ses Départements et ses Territoires doutre-mer (DOM-TOM).
Cette « interruption généalogique » (Mongin, 2002: 319) correspond également au passage dun contexte culturel marqué par lacculturation ou lassimilation, à un contexte postcolonial qui interroge la place de la France comme centre, et voit se recomposer lidentité française, notamment avec les descendants des populations immigrées provenant des anciennes colonies, mais aussi avec la nouvelle globalisation que connaissent actuellement ses départements dOutremer devenus des lieux aux enjeux géopolitiques, culturels et économiques considérables. Cette transformation est doublée par le bouleversement de lordre des représentations culturelles, marquées par les ruptures anthropologiques liées à la société de consommation amorcée au début des années 1970, qui ont conduit à un fossé de plus en plus profond séparant les élites et les masses.
Cest pour toutes ces raisons que la bande dessinée « postcoloniale francophone », comme la désignée par exemple Anne Miller (2007), me semble un lieu en quelque sorte paradigmatique depuis lequel procéder à une première tentative de cartographie, établie à partir dune constellation de points de vue et de représentations Autres et des Autres,fonctionnant comme contrepoints à une histoire officielle, traditionnelle ou même coloniale au service du grand récit de la construction nationale française comme « communauté imaginée » (Anderson, 1996), selon les contextes politiques et idéologiques du moment. Dautant plus que la bande dessinée francophone franco-belge[8] notamment, a souvent servi sinon dinstrument de propagande, tout du moins de relais à lidéologie coloniale, Tintin au Congo de Hergé, destinée à la promotion de la mission civilisatrice de la colonisation belge au Congo au moment de lapogée du projet colonial en Europe, en offrant lexemple sans doute le plus connu.
Par ailleurs, le média a récemment été étudié par Éric Maigret comme un cas emblématique du virage post-légitime que vivent les société dites occidentales. Selon lauteur, les nouveaux arts , dont fait partie le bande dessinée, seraient dans une situation pour partie assimilable à la condition postcoloniale, en ceci quils ont connu une émancipation effective dans des mondes où a longtemps régné la légitimité culturelle au sens où lentendait Pierre Bourdieu (distinction entre culture consacrée et culture de masse) ; la culture légitime patrimoniale ayant perdu de sa centralité, en partie sous linfluence de laffirmation des dites contres cultures subalternes qui contestent la norme distinctive ou canonique, sans pour autant que cette norme, en constante recomposition, ne se dissolve ou ne se subvertisse complètement. Selon ses mots :
[à] la façon dont le spectacle des relations de « nations » ou de « races » incite à évoquer lexistence dun monde non pas simplement décolonisé (cest arrivé, cest fini), ni a-colonial (ce nest jamais arrivé), ou encore demeuré strictement colonial (ce nest jamais fini), mais bien postcolonial, il faut probablement parler de culture postlégitime, intégrant les dimensions contradictoires de lémancipation dune norme qui ne veut pas pour autant mourir. (Maigret, 2012: 136)
Jai choisi daborder ici certains de ces décentrements à partir de lexemple de la bande dessinée dite postcoloniale Île Bourbon 1730, scénarisée par Olivier Appollodorus, alias Appollo et Laurent Chabosy, alias Lewis Trondheim qui en est également le dessinateur.[9]
Ayant pour cadre lîle Bourbon au XVIIIe siècle, en pleine période du trafic négrier et de lesclavage, cette bande dessinée participe de la construction dun discours sur lîle de La Réunion qui permet de problématiser ce qui serait un devoir dhistoire plutôt que de mémoire, tout en échappant à une pensée binaire et simplificatrice à laquelle pourrait conduire une défiance aveugle à légard des positions centralisatrices ou des tropismes trop exclusivement occidentaux. Les aspects formels de la bande dessinée, ses lieux, ses instances et ses modalités dénonciation, sont utilisés pour amener le lecteur à se décentrer de lhistoire traditionnelle telle quelle est enseignée dans le système éducatif français, de façon à ce que le lecteur sen fasse sa propre opinion. On y interroge les lieux et les manières de sy situer, tout en ouvrant lespace et le temps. Car la petite histoire du jeune héros, Raphael Pommery, sert de fil conducteur à un réseau dautres histoires peuplées dautres héros, qui constituent une relecture de lHistoire de lîle indiaocéanique mais aussi du département français de La Réunion et, par conséquent, de lHistoire française.
Située dans lOcéan Indien, « espace sans supranationalité ni territorialisation précise ( ) espace culturel à plusieurs espaces-temps qui se chevauchent, où les temporalités et les territoires se construisent et se déconstruisent » (Marimoutou, 2006: 131), lîle de La Réunion a été affectée, comme lensemble du monde indiaocéanique, par larrivée des Européens, selon différents « fuseaux historiques » (Marimoutou, 2006: 132). La circulation des biens et des marchandises dont le commerce desclaves, a emprunté des itinéraires déjà tracés, les Européens y ayant « introduit le monopole commercial dans un monde fondé sur léchange libre, ( ) accéléré, intensifié la traite des esclaves » (Marimoutou, 2006: 133).
Les imaginaires produits par la globalisation liée à la traite et à lesclavage dans lOcéan Indien connaissent dabondantes études qui, comme lévoque Isabel Hofmeyr (2007) ont fréquemment considéré les îles comme le centre de lexpérience de lesclavage, comme des espaces de créolisation où vivent des peuples sans nation, « a kind of ultra-Caribbean model of European, African and Asian traditions being violently brought together » (Hofmeyr, 2007: 9). Il existe cependant des singularités dans cet espace non homogène dont les îles font partie, les îles indiaocéaniques se définissant « chacune, par une hybridité originelle, une hétérogénéité constitutive, fondement même de leur unité ou de leur identité » (Marimoutou, 2006: 133).
Inhabitée jusquau XVIIe siècle, lîle de La Réunion fait partie de larchipel des Mascareignes (avec lîle Maurice et Rodrigues) à qui Pedro Mascarenhas, y ayant débarqué alors quil se trouvait sur la route de Goa, a donné son nom. Elle devient française en 1638 et prend le nom de Bourbon (nom de la famille royale). Des mutins, des colons et des Malgaches sy installent en 1663, avant que lîle ne soit gérée par la Compagnie des Indes Orientales en 1665, qui en fera une base de ravitaillement. En 1715 avec lexploitation du café, puis plus tard de la canne à sucre, le système de lesclavage se met en place. En 1792, lîle prend le nom de Réunion (en mémoire de la rencontre des troupes révolutionnaires à Paris en 1790) puis reprend brièvement le nom de Bourbon sous le contrôle anglais entre 1810-1815. Lesclavage ny sera aboli quen 1848, et non en 1794 quand la Convention proclame son abolition, remplacé par le « travail sous contrats » en provenance principalement du Sud de lInde. Cest au XIXe siècle quarrivent de nouvelles vagues dimmigration en provenance de la Chine et de lactuel Pakistan. La Réunion comme Département français depuis 1946, sest construit sur cet héritage, sans combat ni massacre, ni subordination des peuples autochtones, mais par ladaptation des nouveaux venus, de grès ou de force, à une société souvent oppressive dont ils ont contribué à la construction. Cest sans doute ce qui explique que, selon Peter Hawkins, les réunionnais aient fait lobjet dune « dé-colonisation par assimilation » (2003: 311) pour devenir français et que « le discours sur cette île ne cesse, dune part, daffirmer laltérité irréductible des Réunionnais, et de lautre, de prôner la réussite de lintégration » (Vergès, 2001: 218). Car si lesclavage a bien été aboli en 1848, le statut colonial sest maintenu, construisant une citoyenneté paradoxale jusquà ce que les habitants de lîle ne deviennent citoyens français avec la départementalisation de 1946.
Dans cette île, la colonisation produit des textes de lois qui programment la différence entre les Blancs et Noirs, qui aura des conséquences, notamment sur limaginaire. Lesclave est pensé comme Noir, même si lîle colonisée a vu arriver des esclaves acquis en Inde, en Malaisie ou à Madagascar et sur les ports de traite des côtes africaines (Vergès, 2001: 220). Labolition est à lorigine dune autre hiérarchisation, née dune volonté de ceux qui ne sont pas descendants desclaves de se démarquer dune filiation considérée comme humiliante. Une nouvelle typologie qui ne tient pas compte ni de la créolisation des groupes, ni des reconfigurations historiques sinstaure :
En haut de léchelle les Gros Blancs, grands propriétaires qui tiennent à leur blanchitude ; ensuite les Petits Blancs Patates (Yab ou Pat jone), pauvres ou démunis, mais dont la couleur blanche leur assure une place au plus près des puissants ; puis les asiatiques Chinois (Sinwa) et Indiens (Malbars) ( ) travailleurs sous contrats, cette différence les sauvant de la marque infamante de lesclavage ; et enfin les descendant desclaves (Kaf). (Vergès, 2001: 220)
France de lOcéan Indien, lidentité de La Réunion épouse lidentité française, la plongeant dans une fiction (Vergès, 2001: 225) détachée de lOcéan Indien et des mondes africain, asiatique et arabo-islamiques qui sy croisent.
Si la dimension historique dÎle Bourbon 1730 est déclarée en ouverture du volume, elle est simultanément objet dune distanciation marquée par lannonce des auteurs : « Île Bourbon 1730 na pas pour vocation dêtre un ouvrage historique. Cest une uvre de fiction qui sinspire librement de faits historiques » (Appollo & Trondheim, 2011: 2). Lenchevêtrement entre lhistoire du domaine de la fiction et lHistoire sexpose à travers les notes détaillées qui figurent dans les dernières pages (Idem, 280-287). Elles informent des réalités propres à La Réunion dans un contexte historique et idéologique particulier. On pense à la note nº 208, par exemple, qui sattarde sur le code noir en vigueur à lépoque (Idem, 285).
Ainsi lhistoire quelque peu anodine et strictement individuelle du héros recoupe la grande Histoire, celle de lîle Bourbon des années 1700, qui est elle-même faite des H(h)istoires collectives de lesclavage et de la piraterie, H(h)istoires clandestines, lune pour des raison politiques, lautre parce quelle renvoie à une culture jugée populaire et infantile.
Le héros de la bande dessinée, Raphaël, est le second dun ornithologue expérimenté, le « Chevalier Despentes de lAcadémie des Sciences de Paris », quil suit sur lîle Bourbon en 1730 dans lobjectif dexaminer les oiseaux, et parmi ceux-ci, le dernier Dodo quils ont pour mission de capturer avant la disparation de lespèce. Linitiation de Raphaël à la science des oiseaux est cependant perturbée par son intérêt pour les histoires de pirates quil tentera ensuite dapprocher.
Lhistoire chronologique et linéaire portée par le héros, est fissurée par un réseau de récits en rhizome destinés à créer une tension narrative propre au récit daventures, savamment exploitée au niveau graphique.
Le Dodo et les pirates, par exemple, qui motivent la quête de Despentes et de Raphaël se dérobent au regard des personnages dont lil est ironiquement trompé : où le héros, et le lecteur avec lui, pense avoir trouver un Dodo, apparaît Virginie, fille de Robert, un ancien pirate blanc pardonné et assimilé. Lexotisme cédant le pas à la réalité coloniale, ou lHistoire et le progrès, souvent imposés à lAutre par la civilisation dite occidentale, prenant le tour dune vaine investigation scientifique[10], le Dodo, nayant sans doute jamais existé sur lîle Bourbon. Remarquons que le Dodo est un des symboles de ces îles de lOcéan indien et quil est devenu, dans une période plus récente, celui de la résistance ou la représentation des pratiques éradicatrices de la colonisation.
Comme le Dodo, La Buse, figure historique réelle dÎle Bourbon 1730, pirate dorigine inconnue mais française dont le vrai nom aurait été Olivier Levasseur, nest pas non plus montré. Le fil narratif qui en préparait lapparition débouche en réalité sur la représentation de son absence, constatée par le gouverneur esclavagiste qui en avait fait son prisonnier. Comme le décrit la note nº 90 (Idem, 283), La Buse est connu avoir pris des pirates noirs parmi les membres de son équipage, comme Ferraille, un ancien pirate dorigine africaine ayant servi sous ses ordres et vivant maintenant sur lîle avec les marrons.[11] La Buse est le garant de la liberté des esclaves en fuite, les marrons, et des pirates et un enjeu pour le général Dumas : sil disparaissait, celui-ci aurait le champ libre pour éliminer le marronnage et, du même coup, les conséquences négatives pour les propriétaires esclavagistes, qui non seulement perdaient des esclaves mais craignaient également les représailles de ces mêmes esclaves devenus marrons.
Si lincursion dans lauthentique monde des pirates savère une désillusion pour Raphaël, qui pressent que les histoires quils racontent ne sont que des légendes, elle inaugure une série dautres rencontres, elles aussi décevantes, après son retour vers son maître. Le chemin du héros-narrateur croise le chemin dune série de personnages habitant lîle, tels que, comme nous lavons vu, les colonisateurs blancs, dont le gouverneur Dumas, inflexible, cynique, cruel, inspiré du personnage historique du même nom, père de Dumas-Père et grand-père de Dumas-Fils. Il côtoie également les anciens pirates blancs repentis, pardonnés et assimilés dont Robert, détesté par le gouverneur, et sa fille, Virginie, naïve et rebelle qui cherche à rejoindre le groupe des marrons. Divers types desclaves, dont la gouvernante de Virginie (dite Evangéline ou Nénène), qui est également espionne-informatrice travaillant pour les esclaves marrons dont Ferraille, leader plein de haine qui cherche à inciter les autres à la rébellion ouverte ou encore Laverdure, plus sceptique quant à la nécessité de la révolte.
La diversité de cette galerie de personnages mise en scène dans la première de couverture des éditions Delcourt est une représentation de la complexité des situations anthropologiques, des formes et des modalités des présences de la mémoire dans lespace contemporain de lénonciation quest la bande dessinée.
Comme le montre la couverture de Île Bourbon 1730 (figure 1), la dimension des personnages est inversement proportionnelle à leur importance historique officielle. Ferraille, le pirate noir, est celui qui occupe le plus de place à limage, sans doute parce quil condense linjustice la plus flagrante : il ne peut être amnistié comme les autres pirates parce quil est noir. A lopposé Dumas, représentant officiel blanc, est le plus discrètement figuré.
Ce dessin inaugural, le seul en couleur dans loriginal et où lon peut distinguer les différences de peau, se (dé)compose de deux groupes, celui des blancs dans lequel figure Despentes, représenté en noir, et celui des noirs qui inclut une blanche, Virginie, dont le rêve est de rejoindre les marrons. Lanimalisation des personnages, sans aucune correspondance avec des caractéristiques qui les représenteraient, comme cétait le cas des chats et les souris dans Maus dArt Spiegelman[12] ajoute à ce trouble et rend ténue la frontière entre les animaux, les animaux-personnages et la végétation envahissante où les marrons se dissimulent.
Là où la bande dessinée et la littérature coloniale sefforçait de construire un discours fondé essentiellement sur le stéréotype, lessentialisation, la réification de lautre du discours, Île Bourbon 1730 et le traitement quelle réserve au noir et blanc, fait écho aux ambiguïtés soulignées par Campbell quant à la race, à la liberté et à lesclavage dans lOcéan Indien: « the boundaries between slave and free were much more blurred than in the Atlantic; and, furthermore, the association of race and slavery did not exist in any marked form » (apud Hofmeyr, 2007: 11). La complexité des sociétés post-abolitions et la particularité de lesclavage et des abolitions dans la région est dailleurs soulignée par Isabel Hofmeyr
Slavery in the Indian Ocean is more complexe: the line between slave and free is constantly shifting and changing ( ). The possibilities for mobility or manumission were consequently greater. Debt slavery or pawning of a lineage member were also strategies followed in times of catastrophe, such as drought or famine. The hope, however, was that these conditions were not permanent. (Hofmeyr, 2007: 14)
En attribuant à Île Bourbon 1730 des caractéristiques de ce qui serait une bande dessinée postcoloniale dont la cartographie reste à faire, je serai tentée de la situer dans une sorte de filiation à lintérieur de lensemble bande dessinée et de ce qui serait son histoire coloniale. Il est évident que lon est ici loin de ce que lon pourrait appeler une bande dessinée sinon officielle en tout cas au service de la nation. On se souvient que Tintin guidait ses lecteurs à travers la colonisation qui servait de toile de fond à lalbum Tintin au Congo, adoptant une position autant hérocentrique queurocentrique qui trouvait sa justification dans lidéologie et les genres dominants à lépoque. Le célèbre petit reporter était au centre dun récit daventures et dune hiérarchie qui commandait laction et ses péripéties, narrées à la manière de la ligne claire, cest-à-dire selon une conception de la bande dessinée qui privilégie la lisibilité, tant sur le plan visuel, quaxiologique, diégétique ou narratif.
Lewis Trondheim, que lon a volontiers qualifié dinventeur au sein de la bande dessinée contemporaine, nest pas un héritier de la ligne claire, basée sur des lignes graphique et narrative univoques. Au contraire, son dessin, peu soigné voire grossier ou tout juste ébauché de façon non réaliste, manipule une « archive postcoloniale [qui] est une archive des traces, des spectres, des disparus, des anonymes » (Marimoutou, 2006: 138), réhabilitant les voix et les discours des assujettis appartenant à « des terres où la culture est en grande partie immatérielle et où larchive est essentiellement celle des colonisateurs ou des notables de la période précoloniale » (Ibidem).
Comme jai tenté de le démontrer, le réseau qui entrelace lHistoire, les histoires et leur mise en intrigue dans Île Bourbon 1730 séloigne des oppositions binaires et sécarte dun récit unique, univoque et officiel des faits, au profit dun type de relation complexe et critique, rendant compte de pratiques nées en contexte postcolonial qui ne sont pas (ou plus) réductibles aux rapports centre/périphérie. Les auteurs construisent un espace de représentation singulier qui réactive dans le présent des discours venus dautres lieux et dautres temps, et donne voix et vie à un peuple « parlé par dautres » (Vergès & Marimoutou, 2005: 34), objet de représentations dans lesquelles ils ne se reconnaissait pas. Ce sont ceux que lespace officiel avait exclu à qui on restitue un pouvoir de lutte et de négociation, les débarrassant de leur carcan de victime.
Ces (H)histoires sont prises dans des intertextualités et des intericonicités qui se référent tantôt à lîle de La Réunion et à lOcéan Indien, tantôt à la France métropolitaine. On trouve des références à la première bande dessinée en créole de la région, lalbum mauricien fondateur Repiblik Zanimo (1975), adaptée dAnimal farm de G. Orwell et dont Furlong et Cassiau-Haurie (2009) retracent et analysent lhistoire , ou à la revue Le Cri du Margouillat[13]qui marque le début de ce que lon désignera par tradition de la bande dessinée réunionnaise (Lent, 2005: 464), dont Appollo est lun des fondateurs et qui a marqué la bande dessinée de lOcéan Indien francophone, mais aussi à La tempête de Shakespeare dans sa reprise par Aimé Césaire ou encore à des bande dessinées métropolitaines comme Les Passagers du vent de François Bourgeon (tome 1/7: 1980), ou Isaac le pirate de Christophe Blain (2001) et Sept Histoires de pirates, collectif auquel Appollo a lui-même contribué.
Île Bourbon 1730, participe des productions culturelles qui jettent un pont entre lex-métropole et ses anciennes périphéries et qui peuvent apporter des réponses à un ensemble de questionnements sur la nécessité pour les Suds de participer au débat postcolonial. Lîle de La Réunion se trouve confrontée au dilemme de la volonté dautonomie culturelle et du compromis avec les instances de consécration des Nords, en loccurrence de la France métropolitaine, car beaucoup des créateurs en bande dessinée réunionnais fournissent des éditeurs comme Delcourt, Glénat, ou Casterman (Lent, 2005: 463), La Réunion nayant pas lindustrie locale qui leur permettrait de publier dans lîle dont le marché est par ailleurs dominé par la bande dessinée franco-belge et le manga japonais[14] et par le segment mainstream. Remarquons à ce propos que la dichotomie entre bande dessinée mainstream et bande dessinée dauteur constitue un autre des rapports binaires reprenant lancienne distinction entre haute et basse culture à laquelle Île Bourbon 1730 pourrait offrir une alternative, en éloignant la menace de la généralisation de lEntertainment mainstream deshistoricisé perçu comme domination culturelle généralisée. Car si Île Bourbon 1730 est avant tout une bande dessinée daventures portées par des pirates et par leur/s (H)histoire/s, dont de grands capitaines qui ont marqué lhistoire et la culture populaire de La Réunion, elle peut se prêter à différents niveaux de lecture et à des itinéraires en dévoilant la complexité.
Au terme de ce parcours, sil apparaît clairement quÎle Bourbon 1730 doit être replacée dans ce contexte indiaocéanique pour être comprise pleinement, il semble tout aussi évident que le prisme de son indiaocéanéité doit sadosser à une réflexion approfondie sur lopérationnalité des lieux théorico-critiques et les épistémologies à convoquer. Ceux-ci oscillent entre les approches propres au Area Studies tendant à considérer lOcéan Indien francophone au sein dun ensemble politique et culturel francophone plus ample, marqué par une matrice coloniale qui le rend souvent problématique, et des approches transnationales et les paradigmes qui leur sont propres et qui permettent dappréhender lespace indiaocéanique comme un réseau dinterconnexion entre mondes créoles, depuis des lieux dénonciation réappropriés.
Car la contemporanéité de La Réunion ne peut être comprise quà partir de lexamen de ce qui lancre ou lamarre (Vergès & Marimoutou, 2005) dans lOcéan Indien ; la façon dont la parole y est prise et y circule ; la minoration de sa culture ; sa relation avec les pays et les continents qui lentourent (Magdelaine-Andrianjafitrimo, 2006: 251).
Cet ancrage suppose également que soit prise en compte lhistoire dans ce lieu privilégié de créolisation, entendue comme dynamique et en tension, et dont léthos
( ) travaille à préserver léquilibre entre unité et diversité au nom du passé partagé de la violence, de la déportation et de lexil et du présent commun et du futur à construire. Dun côté, rupture brutale avec le passé, avec un monde qui a été perdu, domination culturelle, appropriation et expropriation, un régime fondé sur le racisme et la violence institutionnalisée ; de lautre, le métissage, une relation autre à lhistoire que celle de nations définies, des récits fondés sur lexil, le voyage, et le traumatisme de la séparation. (Marimoutou, 2006: 136)
Une lecture formaliste, comme celles qui ont longtemps dominé le champ des études de la bande dessinée, conduirait à dire que luvre dAppollo et Trondheim ne présente pas dintérêt particulier, la participation de Lewis Trondheim, inventeur de la nouvelle bande dessinée hexagonale, à ce projet créant sans doute des expectatives non satisfaites. Île Bourbon 1730 offre pourtant un jeu intéressant entre les points de vue qui se tissent aux niveaux narratif et diégétique et qui se sert des possibilités de la bande dessinée pour construire une poétique qui révèle une critique de lhistoire traditionnelle française dont lhistoire officielle ignorait ou minorait lesclavage et le trafic négrier auxquels la France a pourtant participé pendant plus de deux siècles. Une approche chevillée à lidée dindiaocéanité me semble extrêmement productive pour penser une approche dîle Bourbon 1730 en tant que contribution à un en-commun qui donnerait un sens à la fois à un nous français et à un nous réunionnais par les liens de la mémoire et par ceux de limaginaire, de lhistoire et de loyautés culturelles partagées. On peut émettre lhypothèse quÎle Bourbon 1730 a affaire avec les pensées et les pratiques du lien (Marimautou, 2006: 134) capables de répondre à la complexité des défis contemporains dont la configuration identitaire réunionnaise est dune certaine façon paradigmatique : comment en effet « dire en même temps et se dire en même temps, Français, Réunionnais, Créole, dorigine indienne ou africaine ou malgache ou chinoise, tout en se définissant comme métis, ( ) tout cela, non pas de manière juxtaposée ou par périodes, mais en permanence et à cent pour cent ? » (Marimoutou, 2006: 135).
Références
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[Recebido em 25 de setembro de 2013 e aceite para publicação em 7 de novembro de 2013]
Notes
[1] Même si la pensée de langue française a amplement contribué à la réflexion sur le fait colonial, depuis des lieux critiques dits postcoloniaux, si lon pense à des auteurs comme Fanon, Césaire, ou Glissant par exemple, ou à linfluence des analyses de penseurs comme Foucault, Derrida ou Lacan, pour ne citer que quelques exemples.
[2] La loi nº2001-434 du 21 mai 2001 est disponible sur http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000005630984&dateTexte=20091103.
[3] Du nom du Ministre délégué aux anciens combattant de lépoque, Hamlaoui Mékachéra, la loi nº2005-158 date du 23 février 2005. Elle est disponible sur http://legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000444898.
[4] Dans leur livre / anthologie Nous sommes les indigènes de la République publié en 2012 aux éditions Amsterdam, Houria Bouteldja et Sadri Khiari reviennent sur la réinterprétation radicale par le PIR des conflits présents dans la société française, sur le racisme ou les luttes de limmigration, à travers les catégories de « colonialité » ou de « races sociales ». Voir : http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article602.
[5] Voir : http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article602.
[6] Je reprends ici le néologisme souchien employé par Haria Bouteldja, du parti politique Les Indigènes de la République pour désigner les français de souche. Ce terme, interprété par le philosophe Alain Finkielkraut et le journal Marianne notamment, comme une insulte : sous-chiens, a valu à son auteure, Haria Bouteldja, une accusation pour injure raciste anti-blanc.
[7] Tel que lentend Achille Mbembe, à la suite de Jean-Luc Nancy, len-commun consiste dans le partage des singularités et sélabore, non pas par linclusion à ce qui est déjà constitué, mais par « la communicabilité et la partageabilité ( ), un rapport de co-appartenance entre de multiples singularités» producteur dhumanité (Mbembe, 2007).
[8] Lécole franco-belge, qui sest constituée dans la période de domination européenne en Afrique, a mobilisé des stéréotypes coloniaux, notamment dans un corpus situé entre les années 1930 et les indépendances dans les années 1960 (Delisle, 2008 et 2011). Sur la bande dessinée coloniale francophone voir McKinney (2011).
[9] La bande dessinée a été publiée en 2007 et réédité en 2011 aux éditions Delcourt dans la collection Shampoing dirigée par L.Trondheim.
[10] Comme Pangloss dans Candide de Voltaire, Despentes est passif face à un système esclavagiste cruel duquel il se rend complice et Raphaël est confronté à cette cruauté, sans cependant la dénoncer, ni même la mentionner quand il devient à son tour conteur dhistoires de pirates.
[11] Comme le rappelle la note nº 41 le mot marron provient sans doute du mot espagnol cimarron(...) il désigne à la fois des animaux domestiques ou des plantes cultivées qui deviennent sauvages (...) et des esclaves en fuite (Idem, 281).
[12] Île Bourbon 1730 sinscrit dans une tradition anthropomorphique occidentale qui remonte aux fables dEsope, exploitée par lauteur Maus, Art Spiegelman, pour raconter lHolocauste. Pour une analyse de lanimalisation dans la bande dessinée, voir Reynschi-Chikuma, 2011.
[13] Fondé en 1986 à La Réunion par lassociation BandDécidée, le Cri du Margouillat éditera 28 numéros avant de devenir un journal satirique, Le Margouillat, entre 2000 et 2002. Le journal participe à la création du festival Cyclone BD. Le Cri du Margouillat regroupait des auteurs réunionnais (dont Téhem, Li-An, Serge Huo-Chao-Si, Appollo, Mad) malgaches (Pov, Anselme...), mauriciens (Laval NG) et mahorais (Liétard). Certains de ces auteurs collaboreront avec le journal sud-africain BitterKomix (Joe Dog et Conrad Botes sont publiés dans le Margouillat, Huo-Chao-Si, Appollo ou Hobopok dans Bitterkomix). Un label dédition, Centre du Monde, est créé et les premiers albums sont publiés, dont la série Tiburce, de Téhem, qui connait un succès à la Réunion.
[14] Selon Serge, le succès et la popularité du manga est dû à la forte présence de lanime japonais à la télévision (Lent, 2005: 466).