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Revista Diacrítica

versão impressa ISSN 0807-8967

Diacrítica vol.28 no.3 Braga  2014

 

VARIA

Du Conto de Amaro au Tratado das Ilhas Novas ou de l’île de Saint-Brendan à L’île des Sept Cités!: la représentation du monde au moyen âge et à la renaissance entre mythe et réalité

Do Conto de Amaro ao Tratado das Ilhas Novas ou da Ilha de São Brandão à Ilha das Sete Cidades: a representação do mundo na idade média e no renascimento entre mito e realidade

From the Conto de Amaro to the Tratado das Ilhas Novas or from Saint Brendan’s Isle to the Island of Seven Cities: world representation in the middle ages and the renaissance between myth and reality

 

João Carlos Vitorino Pereira*

*Université Lumière – Lyon 2, Lyon, France.

joaoper@aol.com

 

RÉSUMÉ

Nous voulons montrer, à travers le Conto de Amaro qui s’inspire de la légende de l’île de Saint-Brendan et le Tratado das Ilhas Novas, qu’un récit mythique médiéval pouvait contaminer un texte à visée scientifique que de la Renaissance, époque où la pensée scientifique que se construit peu à peu et où les légendes du Moyen Âge agitent les esprits. L’homme de la Renaissance, plus que jamais en quête d’un éden insulaire, est l’héritier de la culture et de l’imaginaire du Moyen Âge. Au temps des grandes découvertes du XVIe siècle, la représentation géographique du monde oscille donc encore entre le mythe et la réalité. Le Tratado das Ilhas Novas présente surtout l’intérêt d’établir une relation entre la légende des Sept Cités et la légende duroi Rodrigue et d’offrir une variante de ces deux récits mythiques dont il propose, du reste, une lecture bien portugaise, nationaliste même.

Mots clés: récit mythique, utopie, éden insulaire.

 

RESUMO

Queremos mostrar, através do Conto de Amaro que se inspira na lenda da ilha de São Brandão e do Tratado das Ilhas Novas, que uma narrativa mítica da Idade Média podia contaminar um texto de pendor científico do Renascimento, época em que o pensamento científico se constrói pouco a pouco e em que as lendas da Idade Média agitam os espíritos. O homem do Renascimento, mais do que nunca em busca de um éden insular, é herdeiro da cultura e do imaginário da Idade Média. No tempo dos descobrimentos do século XVI, a representação geográfica do mundo oscila ainda entre o mito e a realidade. O Tratado das Ilhas Novas tem sobretudo o interesse de estabelecer uma relação entre a lenda das Sete Cidades e a lenda do rei Rodrigo e de oferecer uma variante destas duas narrativas míticas das quais propõe, aliás, uma leitura bem portuguesa e até nacionalista.

Palavras chave: narrativa mítica, utopia, éden insular.

 

ABSTRACT

We want to show, through the Conto de Amaro, inspired by the legend of the Saint Brendan’s Isle, and the Tratado das Ilhas Novas, how a mythical medieval narrative could contaminate a scientific text of the Renaissance, a period in which scientific thought was in the process of construction and the legends of the Middle Ages continued still vivid in people’s minds. Renaissance man, more than ever in search for an Edenic island, inherited medieval culture and imagination. At the time of the major discoveries of the 16th century, the geographical representation of the world oscillated between myth and reality. The Tratado das Ilhas Novas is of interest above all because it establishes a relationship between the legend of the Seven Cities and the legend of King Roderick and offers a variant of these two mythical narratives, proposing a very Portuguese, indeed nationalist, intrepretation of them.

Keywords: mythical narrative, utopia, Edenic island.

 

ABEL. – L’île de Saint-Brandon, en pleine mer des Sargasses, est certainement la meilleure prison du monde.
BENTO. – Ah, si je pouvais, ah, l’île de Saint-Brandon...

Mário de Carvalho, Vive l’harmonie!

L’île de Saint-Brendan ferait donc, aujourd’hui encore, rêver des proscrits, si l’on en croit les paroles que Mário de Carvalho met dans la bouche de deux personnages de sa pièce de théâtre intitulée Vive l’harmonie! et traduite par Marie-Hélène Piwnick. Cette île imaginaire et magique (cf. Manguel & Guadalupi, 2002: 500-502, et aussi Omnés, 1997: 177-189) est à l’origine du Conto de Amaro, dont la version écrite en portugais daterait du XIVe siècle et dont il existe une traduction en français parue sous le titre L’Histoire d’Amaro. Elle est également évoquée par Francisco de Sousa dans son Tratado das Ilhas Novas où il est question d’une autre île mythique, à savoir l’île des Sept Cités. Jean Delumeau rappelle qu’il "existe (…) un lien entre l’île de Saint-Brendan et la légende des ‘sept cités’". Il démontre par ailleurs que l’île de Saint-Brendan était parfois assimilée à l’île de O Brazil, dont le nom, "contrairement à ce qu’on a cru longtemps, ne paraît pas venir d’une plante tinctoriale donnant un colorant rouge braise, mais d’un vocable irlandais, Hy Bressail ou O Brazil, signifiant ‘Ile Fortunée’ (…)" (Delumeau, 2002: 141). Et il ajoute:

A partir de la seconde moitié du XVIe siècle, O Brazil désigne de plus en plus la terre découverte par Pedro Alvares Cabral. Mais un atlas composé avant 1568 par le Portugais Fernâo Vaz Dourado comporte à la fois le nom Hobrasili appliqué au Brésil actuel et celui de Obrasill qui désigne une île mystérieuse située au sud-ouest de l’Irlande (…). (…) Néanmoins une île nommée High Brazil Rocks figurera encore en 1853 sur une carte anglaise, celle de Findlay (…). (Ibidem)

Les insulaires qui se composent de cartes d’îles et qui apparaissent à la fin du Moyen Âge (cf. Carvalho, 1993: 172) témoignent de la fascination de l’homme des grandes découvertes pour l’espace insulaire. La croyance dans des îles utopiques a alimenté l’esprit des découvertes, lesquelles, à leur tour, ont renforcé la croyance. Jean Delumeau fait d’ailleurs observer que, entre 1526 et 1721, "quatre expéditions maritimes partirent des Canaries à la recherche de la ‘Terre promise’ où aurait abordé saint Brendan et ses compagnons." (Delumeau, 2002: 140). Dans l’imaginaire paradisiaque, le paradis perdu est insulaire, et ce depuis l’Antiquité qui a donné naissance au mythe des Îles Fortunées (Idem, 15, 17, 18, 133, 134), longtemps confondues avec les îles des Canaries (Idem, 138), et à celui de l’Atlantide[1], "l’île de Platon [devenant] l’objet d’une quête pour le héros de roman" (Foucrier, 2004: 33). Ce n’est donc pas un hasard si l’utopie élaborée en 1516 par Thomas More a pour cadre une île. Au Moyen Âge et à la Renaissance, on continue de chercher, de préférence dans un ailleurs insulaire, le paradis terrestre, avec de moins en moins d’espoir de le trouver au fil des voyages de découvertes qui ne font que pousser plus loin cette insatiable quête.[2]

Par-delà leurs différences, l’imaginaire insulaire, qui est très ambivalent, et l’imaginaire utopique se rejoignent en ce qu’ils véhiculent volontiers une image paradisiaque de l’île.

Le Conto de Amaro: la quête du paradis et l’île de SaintBrendan

Contrairement à de nombreux autres textes hagiographiques portugais du Moyen Âge, le Conto de Amaro n’est pas la traduction d’un texte latin déjà connu et traduit dans d’autres pays[3], notamment en France, comme le note l’auteur anonyme de l’introduction à ce récit mythique, qui ajoute :

p>Dans le cadre de l’hagiographie médiévale, cette histoire occupe une place à part pour plusieurs raisons. C’est une traversée maritime qui a comme but la vision du paradis terrestre. Le texte portugais ne présente pas, comme ses versions espagnoles, une introduction avec la vie du saint, sa naissance annoncée et prédestinée, de nature merveilleuse, ainsi que son enfance. (…) Amaro cherche à connaître le monde, Dieu et surtout lui-même. C’est l’expérience acquise pendant son voyage qui permet sa transformation intérieure. Lors de son périple, Amaro aborde dans plusieurs îles où il sera le spectateur de merveilles. Ce schéma se rapproche des textes mythologiques irlandais : les immrama. On reconnaît ainsi dans L’Histoire d’Amaro des éléments qui évoquent la tradition celtique comme celle du Voyage de Bran, du Voyage de Maelduin, tout comme la Navigatio sancti Brandani traduite du latin par Benedeit, autrement dit le Voyage de saint Brendan, texte largement diffusé au Moyen Âge. (Nunes, 2008: 181)

D’après Jean Delumeau, on connaît "au moins quatre-vingts versions différentes de la Navigatio sancti Brandani" (Delumeau, 2002: 139). Dès la première phrase du récit[4], Amaro est présenté comme un homme pieux, "huu ho?m boo (…) que avya grã desejo de veer o parayso terreal" (A: 184). Dans son sommeil, il entend une voix : "‘(…) Vay-te a rrybeira do mar e nõ digas a n?huu n?huã cousa (…). E mete-te ? huã nave e vay-te hu te deos quiser guyar.’" (A: 184). Pour découvrir ce lieu caché qu’est le paradis terrestre, il faut donc prendre la mer. Accompagné de "dezaseis mãcebos grandes e arryzados", Amaro aborde, après avoir essuyé une tempête, "huã inssoa pequena que nõ era povorada senõ de huu moesteiro de irmitãães" (A: 184). Il ne s’agit pas d’une île paradisiaque mais plutôt d’une île damnée : "(…) virã jazer acerca do moesteiro gram cõpanha de lyonees e outras bestas maas (…). (…) aly jaziã mortas e (...) eram tantas ? aquella inssoa que nõ podyã hy aver n?huu proveito antre ellas." (A: 184).[5]

C’est pourquoi l’ermite dit à Amaro de quitter l’île à jamais (A: 184). L’Histoire d’Amaro s’écarte donc du Voyage de saint Brendan: "Cet évêque, abbé de Clonfert (Irlande), mort à la fin du VIe siècle, fonda des monastères en Angleterre et entreprit un voyage en Écosse qui se transforma en légende. Celle-ci prit corps dans la Navigation de saint Brendan, l’un des romans d’aventures les plus fameux du Moyen Âge", explique Jean Delumeau (2002: 139). Celui-ci ajoute: "Il s’agit du périple du saint et de ses compagnons parmi des îles désignées respectivement sous les noms de ‘Plaine du Plaisir’, ‘Terre du Bonheur’ et ‘Terre des Bienheureux’" (Ibidem); ces noms d’îles allégoriques sont autant d’étapes sur le chemin de la Béatitude.

Dans L’Histoire d’Amaro, le chemin menant au paradis est semé d’embûches et de tentations car, dans la littérature religieuse, on s’attend à ce que la foi du croyant soit mise à l’épreuve. Amaro quitte donc cette petite île innommée puis débarque "em huã insoa grande que era povorada de cinco castellos" (A: 186). Après le lion, associé aux puissances infernales, c’est le château qui retient d’entré de jeu l’attention des voyageurs à l’arrivée sur cette deuxième île qui ne sera pas non plus la terre du bonheur. Cet élément familier du paysage architectural du Moyen Âge peut présenter, sur le plan symbolique, quelque chose d’inquiétant car, comme le lion, il peut être regardé comme une image de l’enfer.[6] Le symbolisme du lieu est aussitôt mis en évidence: "E os hom??s daly erã muitos longos e grandes e luxuryosos e doutras maas condiçõões" (A: 186). Après plusieurs semaines de pause, Amaro entend une voix lui souffler dans la nuit: "Amaro vay-te desta terra maldita que deos maldisse por muitos pecados que se em ella fazem singra per esse mar hu deos quiser guyar" (A: 186). Amaro se laisse donc guider par la voix de Dieu et quitte l’île du péché:

E entõ foy-sse cõ sua cõpanha e começarõ de singrar muito fortem?te. E passarõ o mar rruyvo per hu deos guyou os filhos de israel quando farao e o poboo do egipto foram depoes elles e foram afundados e mortos ? no mar. E os filhos de israel forõ em salvo que os guyou deos e abryo lhes o mar. (A: 186)

Amaro et ses coreligionnaires soumis à la volonté de Dieu et voguant d’île en île représentent l’humanité pieuse en quête de la Terre promise. Dans l’imaginaire, l’embarcation tient de l’espace insulaire, devenant un "archétype rassurant de la coque protectrice, du vaisseau fermé, de l’habitacle" (Durand, 1992: 286); c’est cette image sécurisante qui se dégage de l’arche de Noé. Ainsi, la "joie de naviguer est toujours menacée par la peur de ‘sombrer’, mais ce sont les valeurs de l’intimité qui triomphent et ‘sauvent’ Moïse des vicissitudes du voyage" (Ibidem). D’après Gilbert Durand, le bateau est donc parfois perçu comme "un lieu clos", une "île miniature" (Idem, 287). Le voyage, notamment sur l’eau, est une représentation de la vie comme traversée périlleuse, comme passage d’un monde à un autre. Après avoir traversé la mer Rouge, le paradis étant aussi localisé en Orient au Moyen Âge (cf. Delumeau, 2002: 303), "amaro e sua conpanha (...) virõ jazer huã inssoa muy grande e em muy rryca terra e muy avondada de todallas cousas que deos no mudo quis dar e avya nome fonte clara e aportarõ aly (…)" (A: 186). Nous avons enfin affaire à une île enchanteresse dotée, comme il se doit, d’une nature généreuse :

(…) as jentes daly eram das mais fermosas criaturas que avya no mudo n? mais louçaãs n? mais corteses ?ssynadas de todo bem e fezerõ-lhe muita honrra e davã-lhe todallas cousas que lhe faziam mester. E era terra tam saborosa e tam sãã que nuca hy morrya n?guu de n? huã door que ouvesse senõ de vilhice e vivya hy o hom? trez?tos años comunalm?te. (A: 186)

Cette troisième île n’est pas tout à fait le paradis terrestre car la mort, bien que douce, y étend son ombre. Il s’agit plutôt d’un pays de Cocagne (cf. Delumeau, 2002: 179) où vivent dans l’abondance et l’insouciance des individus à la longévité hors du commun, sains de corps, puisqu’ils ne connaissent pas la maladie, et d’esprit, puisqu’ils se préservent du Mal comme dans le jardin d’Éden avant la faute adamique. En ce lieu dont le nom poétique évoque un monde de pureté et aussi la Fontaine de Jouvence[7], on s’élève de la beauté des corps à la beauté des âmes. Toutefois, pour s’élever vers Dieu et accéder, selon la conception platonicienne, à la contemplation du vrai paradis, du Beau absolu, il faut renoncer aux vaines joies terrestres. Toujours est-il qu’il semble difficile de quitter une île bien tentante, comme le suggèrent la répétition de l’adverbe d’intensité "tam" et du superlatif "as mais" ainsi que la comparaison superlative absolue: les habitants de ce lieu enchanteur sont, notons-le, incomparables. Au bout de sept semaines passées sur cette île, une femme avisée apparaissant comme une messagère de Dieu fait cette recommandation à Amaro: "Amigo eu te cõselho que te sayas desta terra que eu sey bem que tu andas ? serviço de deos. E que depois que esta tua gente ouver doyto esta terra e os deleites della e viços nõ te querram sayr della e queran-te desenparar (…)" (A: 186). Cette île pourrait donc bien devenir une délicieuse prison. Dans une œuvre fortement imprégnée de morale chrétienne, il fallait bien mettre en garde contre les faux plaisirs terrestres et les faux paradis, le croyant devant résister à la tentation.[8] On remarquera que cette île se présente comme un piège tentateur susceptible de se refermer sur ceux qu’elle attire.

Amaro et ses compagnons firent voile sans délai. Au lever du jour, comme ils aperçoivent sept navires immobiles, ils se croient à proximité de la terre ferme. Mais il n’en est rien. Leur embarcation, en effet, se retrouve prisonnière d’une mer figée (A: 186); il est aussi question d’une mer solidifiée dans la Navigation de saint Brendan, comme le fait remarquer Ana Paula Dias (2013: 3). Un spectacle de désolation s’offre alors à la vue des voyageurs: "E pararõ m?tes e vyrom bestas marynhas que eram fortes e esquivas e eram mayores que cavallos e ?travã dentro ? aquellas sete naaos e tiravã de dentro dellas os hom??s mortos que hy jaziam que morryã cõ fome e comyã-nos" (A: 186, 188). Ce passage rend compte de l’univers mental de l’homme du Moyen Âge pour qui l’existence et le monde sont régis par le surnaturel, d’où la référence ici au miracle divin (A: 186) et aux monstres infernaux des océans. Notons que la ‘véracité’ du récit est immédiatement soulignée afin de ne pas amoindrir sa portée didactique: "E tanto que sayrõ daquel maar calhado talharõ os callabres. E desto nõ vos maravilhedes n? o tenhades por chufa que sabede que esto foy verdade e ordenado por deos que os quise poer ? salvo" (A: 190).

Le séjour des voyageurs opiniâtres sur une quatrième île sera de courte durée mais assez décisif: "(…) foram ? tres dias e tres noytes a huã terra que virom jazer no mar. E virõ jazer huuã muy grande abbadya em que que moravã muitos irmitãães. E aquella terra avia nome inssoa deserta. Porque aquella terra fora despoborada por grandes e esquivas alymary as que comiã as gentes" (A: 190). L’île Déserte[9] est infestée de "lyõõ? e serpentes e outras muitas maas alymaryas" et on y respire une odeur insupportable, d’après un ermite qui conseille à Amaro de quitter cette terre de désolation "onde nõ entram nuca hom??s" (A: 190). Cette fois, le récit ne livre aucune vision infernale mais Amaro finit par entendre les "muy grandes braados e muy medrosos daquellas alimarias" (A: 192) qui l’empêchent de dormir.

Le voyage maritime entre le paradis et l’enfer se poursuit au petit matin vers "huã terra muy fremosa e mui saborosa" (A: 190). L’ermite rencontré sur l’île Déserte avait indiqué la bonne direction à Amaro: "Virõ muy preto de ssy huã terra a mais fremosa e mais avõdada do mudo. E vierõ aa terra e virõ estar huu moesteiro acerca de hua serra e era moesteiro de frades brancos e hom??s de booa vida. E aquell moesteiro avia nome val de flores" (A: 192). La rhétorique du merveilleux qui caractérise le discours utopique est de nouveau à l’œuvre, la comparaison superlative absolue et le nom bucolique du monastère excitant l’imagination du lecteur qui est ainsi introduit dans un cadre enchanteur: "Aly corryã grandes rryos e muitas fontes que naciã daquella serra e aly avia muitos jard?ns e muitos prados e muitos virgeus" (A: 192). Nous tenons là une préfiguration du paradis terrestre dont les principaux éléments constitutifs sont évoqués. Le paradis est un lieu planté d’arbres et arrosé abondamment d’eau, l’eau vive jaillissante signalant dans la Bible la présence de Dieu qui est "source d’eau vive" (Gerard, 1989: 284).[10]

La description de ce nouveau lieu se rapproche du texte biblique qui dépeint ainsi la Terre promise: "Je ferai sortir des fleuves du haut des collines, et des fontaines du milieu des champs; je changerai les déserts en des étangs, et la terre sèche et sans chemins en des eaux courantes." (Isaïe, XLI, 18). Le jardin où poussent fleurs et fruits est une image persistante du paradis (cf. Delumeau, 2002: 165, 172, 177). On remarquera également dans cette évocation la présence d’une montagne (cf. Chevalier & Gheerbrant, 1982: 645) au pied de laquelle est construit le monastère ; il s’agit là d’un appel à la transcendance à laquelle renvoie également le grand arbre (cf. Idem, 62) sous lequel se trouve un religieux : "E o frade avya nome leomites porque os leõões e as outras alimaryas vinhã demãdar que os benzese e beijavõ-lhe as mããos e os pees muito huuldosam?te (...). E este frade fora natural de babylonya a deserta" (A: 192).

Par conséquent, il s’agit d’un saint homme venu de Babylone, ville biblique ambivalente. En effet, Babylone, avec ses jardins suspendus, est un lieu paradisiaque au point que l’on a parfois localisé le paradis terrestre en Babylonie, une légende voulant même qu’Adam ait vécu dans les environs de sa célèbre capitale (cf. Delumeau, 2002: 215). Bien que situé dans cette région continentale, le paradis terrestre était d’ailleurs volontiers associé à un espace insulaire puisqu’une "carte jointe (…) dans l’ouvrage d’Hopkinson situe le jardin du bonheur dans une île entourée par le Tigre et le Pishôn, le Guihôn et l’Euphrate" (Idem, 218; cf. aussi p. 222). Mais Babylone ne sera plus que l’ombre d’elle-même, la Bible la décrivant comme déserte: "(…) je la nettoierai, et j’en jetterai jusqu’aux moindres restes, dit le Seigneur des armées" (Isaïe, XIV, 23); dans L’Histoire d’Amaro, l’appellation "Babylone la Déserte" semble faire écho à ces paroles bibliques. Babylone est à la fois paradis perdu et terre maudite. Originaire de Babylone la Déserte, Léomites a donc trouvé refuge au monastère baptisé "Val des Fleurs", ce nom symbolique suggérant un lieu régénérant. Les bêtes fauves y vivent en parfaite harmonie, notons-le, avec l’homme, ce qui n’est pas sans rappeler une prophétie d’Isaïe.[11] La vision de ce cadre où évoluent maintenant Amaro et ses compagnons offre un avant-goût du paradis terrestre. Nous n’avons plus affaire à un merveilleux inquiétant, bien au contraire: "desque os benzia hyan-sse [les animaux sauvages] muy humildossam?te pera os mõtes" (A: 192).

Dans ce havre de paix, Amaro était en réalité attendu par Léomites qui, parce qu’il avait surmonté jusqu’alors ses épreuves, l’a aussitôt considéré comme un homme de plus grande valeur que lui : "Senhor mas beenze tu a m? que es mais digno que eu" (A: 192). Ce commentaire évaluatif positif vient d’un "sancto hom?" (A: 194), ce qui lui confère davantage de crédit. La quête spirituelle, à laquelle se réfère le moine qui a eu une révélation de Dieu, porte donc ses fruits puisque Amaro gravit avec succès les marches du perfectionnement moral qui devrait le conduire au paradis : "E sabe amigo que esta tua vuda me foy mostrada pello anjo de deos. E nõ me digas mais da tua faz?da n? da tua viida que eu o sey bem e per quantas coytas passaste e eu te direy como faças ? guisa que tu acabes o que demãdas" (A: 192). Le merveilleux chrétien qui, dans le récit, côtoie le merveilleux fantastique est à l’œuvre ici. Amaro s’est visiblement attiré la faveur divine. On assiste sur cette île à sa transformation spirituelle: "E amaro esteve em aquell moesteiro huã quarentena fazendo penit?cia e hy rrecebeo o corpo de deos. E nuca avia sabor ? al se nõ falar ? nas obras e serviço de deos cõ aquell seu amigo leomites." (A: 194). Il semble donc se détourner définitivement des vains plaisirs terrestres. Un homme nouveau émerge sous les yeux du lecteur, Amaro se soumettant de bonne grâce pendant quarante jours à un rite de purification au monastère du Val des Fleurs. La fleur peut être d’ailleurs interprétée comme un symbole de spiritualité et de renouveau (cf. Chevalier & Gheerbrant, 1982: 447, 449), tout comme le nombre quarante.[12] La construction de l’homme nouveau chrétien passe donc par un heureux processus de mortification rédemptrice.

Le paradis terrestre se dessine peu à peu : "(...) acharas huu porto em que nõ estam se nõ quatro casas. E (...) está hy huu mes. E desy sayrás tu soo per huu vale muy grande e vai-te polla rrybeira de huu rryo per aquelle valle a ?festo quanto poderes e tu acabarás aquello que tu queres e que desejas" (A: 194), dit Léomites à Amaro. Cette vallée et ce fleuve du paradis s’opposent au "rryo de amarguras" et au "valle de lagrymas" auxquels se réduit le "mudo mezquinho", comparé aussi par Léomites à un "lago de treevas" (A: 196). Le récit repose sur un jeu d’oppositions produit par la pensée judéo-chrétienne qui est bipolaire ; la dichotomie corps / âme apparaît nettement à la fin du Conto de Amaro (A: 214). On remarquera également que la linéarité du récit où est raconté chronologiquement le voyage initiatique d’Amaro est la résultante de la pensée chrétienne car, dans les textes bibliques, on ne peut atteindre le nouveau paradis terrestre qu’au terme d’un voyage dans l’espace et, surtout, dans le temps.[13]

L’utopie religieuse chrétienne qu’offre le Conto de Amaro ne peut donc se développer que selon un temps se déroulant linéairement. Amaro et ses seize compagnons quittent la cinquième île et arrivent au port indiqué par Léomites, en naviguant "pella rrybeira deste mar" (A: 194) car le cabotage est de mise au Moyen Âge. Le climat tempéré, clément qui règne en ce lieu ressemble à celui qui est censé régner au paradis (cf. Delumeau, 2002: 170, 210), lequel semble désormais proche : "E este porto ? que estavã era da mais fremosa jente do mudo e de muitas auguas e de muitas fruytas e era terra muy sãã e muy t?perada pero nõ era bem povorada" (A: 198). Le port, symbole de salut – les marins, en cas de tempête, y trouvent refuge –, est un lieu entre mer et terre, à la lisière, donc, de deux mondes. Amaro laisse ses compagnons en lieu sûr, au port, c’est-à-dire au seuil d’un autre monde. En se séparant d’eux, une soudaine tristesse l’étreint car il pense visiblement qu’il va désormais entreprendre son dernier voyage qui le mènera au paradis, au "royaume de la béatitude définitive", selon l’expression de Jean Delumeau (2002: 228): "E entõ disse amaro : // ‘Amigos ora me benzede e abraçade-me todos que ja nuca me veredes ? este mudo.’ // E ell chorava cõ elles tam rryjam?te que todallas suas faces erã cheas de lagrymas" (A: 198).

La géographie du paradis se précise dans le récit. Amaro se retrouve dans la vallée dont lui avait parlé Léomites et que l’on peut regarder comme l’antichambre du paradis terrestre : "(…) foy-sse per huu vale muy grande e byu jazer huu muy nobre moesteiro ao pee de huu mõte muy alto (...)." (A: 200). Le paradis terrestre ne devait pas ressembler à une vaste plaine : il devait être composé de vallées où l’eau coule en abondance et de montagnes (cf. Delumeau, 2002: 228). Amaro est accueilli au monastère portant le nom de "flor de donas" par des "donas de muy sancta vida" (A: 200). Celles-ci "sayrom (...) ataa huã fonte a que moyõ dez e sete moynhos e stava hy quatro fayas muy grãdes e muy altas e aguardarõ aly e virã-no viir per aquelle valle muito cansado." (A: 202) ; nous retrouvons dans ce passage le symbolisme de la montagne, de la fleur et de l’eau vive.[14] Ces "servas de deos" (A: 202) avaient été informées de l’arrivée d’Amaro par Bralides, "natural de monte sinay" (A: 196).

Par sa pénitence spectaculaire, cette dernière est devenue une sainte femme: "(...) era dona de muy gram castidade (…). E avia quar?ta e dous anos que andava pellos desertos fazendo muy estranha penit?cia" (A: 196). La quête de la Terre promise par les Hébreux à travers le désert du Sinaï n’avait duré que quarante ans. L’errance dans le désert qui constitue un acte de purification ritualisé, notamment pour les moines chrétiens, s’inscrit clairement ici dans une quête spirituelle; rappelons-nous, à ce sujet, l’île Déserte où ne vivent que des ermites (A: 190). Seule Bralides sait où se trouve le paradis terrestre. Notons que la femme compte désormais dans la société féodale, ce qui n’est pas étranger au culte marial qui s’impose au Moyen Âge; ce n’est donc pas un hasard si le personnage féminin prend de l’importance en peinture et en littérature, notamment dans les chansons d’amour où il occupe une position centrale (cf. Rougemont, 1979: 124, 135-136). Les femmes qui vivent sur cette dernière île n’ont d’ailleurs rien d’une Ève tentatrice, pécheresse. Voici ce qu’un vieil ermite dit à Amaro au sujet de Bralides: "E esse parayso que tu dizes em esta terra esta, mas nõ o sabe n?huu hu he se nõ aquella dona balydes e nõ se mostra se nõ a muy sancto hom?" (A: 200). L’homme du Moyen Âge cherche, comme Amaro, le "parayso terreal" (A: 200) que ne peuvent trouver que ceux qui, comme ce dernier, accèdent au statut d’homme "de muy sancta vida" (A: 202). C’est Bralides, "serva da virg? sancta Maria" (A: 196), qui, notons-le, confère ce statut à Amaro.

Toutes les conditions sont donc réunies pour que celui-ci découvre enfin le paradis terrestre sur cette île. Dans la Genèse, l’homme a été chassé du jardin d’Éden à cause du péché d’Eve. Dans le Conto de Amaro, c’est la femme régénérée en Dieu par une "muy estranha penit?cia" (A: 196) qui guide l’homme vers le paradis perdu: "E sabede que aaquesta dona mostrou deos o parayso terreal e deu-lhe deos daquell paraiso vergas cõ folhas que senpre eram verdes e fremosas. E eram de huã arvor que estava no parayso a que chamã arvor de consollaçõ e outras vergas de huã arvor a que chamã dulces amores." (A: 196). On relèvera ici une référence au jardin d’amour, le paradis étant associé au Moyen Âge à cet espace clos très difficile d’accès.[15] Le jardin des délices se caractérise dans l’imaginaire paradisiaque par une végétation, un climat et une géographie propres.

En effet, au jardin des délices poussent des fleurs et des arbres paradisiaques dont l’action est bienfaisante, le pommier, par exemple, passant pour un arbre du mal (cf. Delumeau, 2002: 165). Le vert des rameaux symbolise l’espérance, la foi, comme le rappelle Ana Paula Dias (2013: 7). C’est pourquoi le croyant qui reçoit à l’article de la mort le rameau de l’arbre de la consolation est "logo confortado ? tal guysa que quãto pesar e coyta avia todo se lhe tornou ? prazer" (A: 198). Le paradis terrestre est aussi traversé par un fleuve (A: 194), le paradis terrestre ne se concevant pas sans eau en abondance. Le fleuve du paradis (cf. Delumeau, 2002: 225-226) coule dans "huu vale muy grande" (A: 194) ou dans "huu grande chããõ" (A: 212). La vallée, "voie royale vers l’immortalité", "symbolise le lieu des transformations fécondantes, où se joignent la terre et l’eau du ciel (…) ; où se joignent l’âme humaine et la grâce de Dieu, pour donner les révélations et les extases mystiques" (Chevalier & Gheerbrant, 1982: 992, 993). La grande vallée va de pair avec le "mõte muy alto" (A: 200); Bralides vit d’ailleurs "nas montanhas" (A: 200) d’où elle descend pour indiquer le chemin du paradis terrestre à Amaro. Ainsi, une autre opposition radicale et structurante se fait jour dans le récit qui joue sur la dialectique du bas et du haut, autrement dit sur la dichotomie entre la vie matérielle et la vie spirituelle. On remarquera que les indices de la proximité du paradis terrestre se multiplient dans le sixième tableau qu’offre le récit. Le paradis terrestre se réduit, en dernière analyse, à des cours d’eau, à des arbres, à des fleurs et à des fruits (cf. Delumeau, 2002: 195-196) ; en attendant son entrée au paradis céleste, Amaro décide de s’installer en un lieu qui rappelle le paradis terrestre qu’il a fini par voir: "E entõ se foy a huu logar onde eram tres valles e corryam per hy tres rryos grandes e juntavã-sse ? huu grande chããõ e erã das mais bellas terras que no mudo podya seer. (...) E elle avia sabor daquella terra por que era mui booa e perto daquelle moesteiro[16] que elle muito amava (...)" (A: 212). Ce lieu aux portes du paradis terrestre le comble de plénitude, celle-ci étant symbolisée par le chiffre trois sur lequel insiste le récit biblique.

Au terme de son voyage terrestre ou plutôt de son ascèse, Amaro, qui endosse l’habit blanc que lui tend Bralides (A: 204, 206), découvre enfin le jardin d’Éden où l’on se sera pas étonné de trouver le pommier car il s’agit bien du paradis perdu, d’avant le péché originel. Voici ce qu’il voit après avoir suivi un "rryo muy grande que saya [de huã] serra e vinha do parayso terreal", lequel fleuve "vinha cheo de pomas e de flores" (A: 204):

E depois que amaro chegou aa meetade daquella serra vyo estar huu castello mais grande e mais alto e mais fremoso de quantos no mudo avya e estava ? huu grãde chãão ? na cima daquella serra (…). E todo o castello e as torres eram de pedra marmore e parfilios e huãs pedras erã brancas e outras verdes e outras vermelhas e outras pretas. (…) de cada huã destas torres saya huu rryo e entrava ? no mar cada huu per sy. E ante que chegasse aaquelle castello achou huã tenda de pedras cristaaes e doutras muitas pedras fremosas. (…) Esta tenda (...) estava ? arcos toda a arredor. Esta tenda era estrada cõ muitas pedras preciosas. E estavã dentro quatro fontes muy bellas (...) e saya a augua per senhas bocas de lyõões. (…) E desy foysse pera a porta daquel castello e estava ante a porta delle huu alpender cuberto de abobeda muy alta. (A: 206, 208)

On remarquera que le discours merveilleux est volontiers marqué, comme le discours utopique, par le superlatif, l’hyperbole, la répétition, qui traduisent la magnificence du lieu observé et le ravissement de l’observateur. Pour le symbolisme de la description, nous renvoyons à l’étude d’Ana Paula Dias (2013) que nous compléterons en rappelant que la voûte, "Symbole du ciel", représente "l’union du ciel et de la terre" (Chevalier & Gheerbrant, 1982: 1027) et que la tente "symbolise la présence du ciel sur la terre, la protection du Père" (Idem, 938-939). En outre, le château figure "parmi les symboles de la transcendance : la Jérusalem céleste prend la forme, dans les œuvres d’art, d’un château fort hérissé de tours et de flèches, au sommet d’une montagne" (Idem, 216). La dialectique du bas et du haut, à laquelle se prête d’ailleurs la figure de l’île[17], est donc nettement à l’œuvre dans ce passage. Amaro, qui a accédé à la sainteté – ce n’est que sur cette sixième et dernière île qu’il est présenté à trois reprises par des personnages vertueux comme un homme menant sainte vie (A: 202, 208, 212) – , n’entrera pas au paradis car Dieu ne l’a pas encore rappelé à Lui (A: 208) ; il lui est cependant donné de contempler le paradis terrestre:

E o porteiro lhe mostrou primeiram?te a poma de que adam comera (…). E amaro byo dentro tantos prazeres e tantos sabores e tãtos viços quantos nõ poderyam contar n?huu hom? do mudo. E quãtas arvores no mudo avya todas aly estavã (…) e todas eram cubertas de folhas e cheas de fruytas e as hervas erã verdes e cõ flores. E cheiravã tam bem que non ha hõ? que o podesse contar n? dizer. Aly estavã muitos lavatoryos feitos a grande nobreza. E aly nuca era noyte n? chuva n? fryo n? quaentura mas aly era muy bõõ tenparam?to. E amaro vyo muitas tendas de panos verdes e vermelhos muy preciosos e doutras muitas colores. E todollos canpos jaziã estrados de flores e de maçããs e de larãjas e de todallas outras fruytas do mudo. E asy cantavã as aves tam saborosam?te que ainda que hy nõ ouvesse outro viço aquell avondarya muy bem. (A: 208)

On notera la présence, à côté du pommier, de l’oranger qui "devint un arbre du paradis terrestre parce qu’il ne perd pas ses feuilles et donne ses fruits en hiver" (Delumeau, 2002: 165). Le paradis est naturellement dépeint comme une terre d’abondance et de beauté exotique où règne un climat tempéré, toujours doux, et où vivent des hommes heureux. En effet, Amaro voit de jeunes hommes, qui jouent de la musique et qui chantent, et de jeunes filles, la tête couverte de "toalhas tam brancas como a neve" (A: 210), qui entourent "huã dona muy grande e muy fremosa das mais bellas criaturas do mudo" (A: 210). Il s’agit de la "santta Maria madre de Jhesu Cristo" (A: 210) à laquelle est dédié le chant que les jeunes gens qui l’accompagnent entonnent pour satisfaire au culte marial. La vision du paradis sur terre aura duré, d’après le portier, "duz?tos e seseenta e sete años" (A: 210). Amaro, qui progresse dans la voie de la sainteté et donc de l’immortalité, n’a pas vu passer le temps qui n’a pas prise sur lui. Il retourne au port où il a laissé ses compagnons. Après tout ce temps, ce port s’est transformé en une cité prospère, si bien qu’Amaro, qui s’est lui aussi transformé, ne le reconnaît pas (A: 212). Il s’établit alors dans la grande plaine au milieu de trois vallées évoquée plus haut avec quelques nouveaux compagnons. Là, "começou de deitar da terra que trouxera do parayso terreal que cheirava mais e melhor de todallas cousas do mudo" (A: 214). Le merveilleux chrétien intervient une dernière fois dans le récit qui est placé sous le signe de la transformation positive:

E entom aquelles seus naturaaes fezerõ aly nuy nobres casas e muitas vinhas e pumares e muitas ortas e creciã aly as arvores ? huu año mais que em outro logar em cinco. E depois que as gentes souberõ que tam booa terra era aquella, vierõ aly pavoar e a muy poucos dias foy aly muy grande cidade e muy rryca e amaro era senhor desta cidade. E esta cidade avia nome trevilles por que era cercada das auguas que vinhã de aquelles valles. (A: 214)

Les portes du mystère divin s’ouvrent enfin à Amaro :

(…) veeo a amaro door de morte (…). E entõ lhe sayo logo a alma da carne e foy-sse aaquel parayso dos angeos que he nos altos ceoos.

(…) E depois de sua morte fez deos por el muitos millagres e assy acabou amaro o que desejava polla graça e esforço que em deos tomou.

Deo gracias. (A: 214)

Un tel récit ne pouvait s’achever que sur des manifestations divines particulièrement éclatantes. Ainsi s’exauce le désir d’Amaro qui découvre enfin la Jérusalem céleste, "le paradis des anges" qu’un voile de mystère enveloppe. Mais, pour que le récit soit complet, ne manque-t-il pas un septième tableau, un septième lieu à découvrir et à décrire ? Si le chiffre trois est très présent dans le récit, le chiffre sept, "nombre des Cieux" (Chevalier & Gheerbrant, 1982: 861), en est absent. Le chiffre sept "symbolise l’achèvement du monde et la plénitude des temps. (…) il mesure le temps de l’histoire, le temps du pèlerinage terrestre de l’homme" (Idem, 862). D’après le livre de la Genèse, la terre paradisiaque fut créée en six jours; dans le Conto de Amaro, le paradis terrestre se situe sur la sixième île où aborde Amaro qui n’entrera pas tout de suite au paradis, au "‘septième ciel’ du bonheur éternel et de la vision béatifique" (Delumeau, 2002: 37). Il faudra donc attendre encore un peu, le récit laissant le lecteur, qui a suivi le voyage initiatique d’Amaro, au seuil du paradis terrestre. N’est-ce pas par l’attente qu’est mise à l’épreuve la foi qu’il faut savoir garder ? Mais cet autre monde dont le paradis terrestre n’offre qu’un pâle reflet peut-il être décrit ? Le moine Léomites garde espoir : "(…) nuca me ja mais veredes em este mudo mas veremo-nos no outro ? no parayso se deos quiser" (A: 194), dit-il, confiant, à Amaro qui, dans le récit hagiographique qui nous occupe, incarne un héros moral et mystique qui a trouvé la voie de l’incorruptibilité et de la divinisation sur laquelle il s’engage résolument. En effet, l’homme nouveau chrétien se transforme radicalement par la piété et la pénitence. Il accède dès lors à la sagesse et à la connaissance au terme d’un voyage initiatique qui est fondamentalement un voyage intérieur. Il résiste aux tentations terrestres, se tourne exclusivement vers Dieu et la vie intérieure et incite ceux qui l’entourent à suivre son exemple. Il use de son libre arbitre avec discernement, devenant en quelque sorte un homme incorruptible, un homme nouveau. Sur la sixième île – l’île paradis – dont il faut retarder la vision pour augmenter l’intérêt romanesque, Amaro attend patiemment d’entrer au septième ciel, auprès de Dieu. Comme le rappelle Jean Delumeau (2002: 37), beaucoup de juifs et de chrétiens ont pensé pendant des siècles que le paradis terrestre "subsistait toujours comme lieu d’attente pour les justes avant la résurrection et le jugement dernier dont l’échéance était estimée proche".

L’utopie religieuse se concrétise donc lorsque les flots déversent les pieux voyageurs sur les rives de "l’île paradis", préfiguration de l’arrivée tant désirée par le croyant sur le rivage du paradis céleste promis par Dieu. Parce qu’elle est hors du temps et de l’espace, l’île peut figurer le paradis, intemporel lui aussi : "L’île paradisiaque est, pour ainsi dire, hors du temps et de l’espace. Il y règne, comme à l’époque de l’âge d’or, un climat égal et doux. Fleurs et fruits y poussent en abondance (…).", écrit Jean Delumeau (2002: 172). Ce dernier fait aussi observer que le jardin d’Éden a d’abord été dépeint comme un jardin clos (Idem, 161, 166, 168), d’où la pertinence du choix d’une île, lieu clos et refermé sur lui-même, pour y situer le paradis. Notons également que l’île lointaine, "symbole d’inconnu", est représentée dans la cartographie du Moyen Âge "aux lisières du monde connu" (Meistersheim, 2001: 34).

Dans le Conto de Amaro, l’île remplit la fonction première que lui assigne l’imaginaire insulaire où elle se présente volontiers comme "l’île paradis", figure étudiée par Anne Meistersheim. L’île paradisiaque représente un monde parfait, un microcosme reflétant le macrocosme (Idem, 23 et suiv.) qui, dans la littérature à forte coloration mystique dont relève le Conto de Amaro, serait le paradis céleste, le monde divin; comme chacun sait, la pensée religieuse du Moyen Âge se nourrissait de platonisme chrétien (Payen, 1971: 255-268). Gilbert Durand (1992: 280-281) attire l’attention sur le symbolisme amniotique, intra-utérin de l’île qui traduirait un désir de retour à la mère ; pour Gilles Deleuze (2002: 11-17), le rêve d’îles désertes exprimerait un désir de recommencement et de retour aux origines. Mais "l’île paradis" a son envers car l’île comme symbole est ambivalente, ainsi que le démontre Anne Meistersheim (2001: 71-79). En effet, l’île comme espace matriciel s’oppose à l’île comme lieu de dévoration qui apparaît dans le Conto de Amaro où l’île est présentée comme un lieu où l’on peut perdre ou sauver son âme, comme un lieu utopique ou anti-utopique.[18] Toutes ces configurations imaginaires ou fantasmatiques de l’île se retrouvent dans le Conto de Amaro.

Tratado das Ilhas Novas de Francisco de Sousa: les îles de Saint-Brendan et des Sept Cités

A la Renaissance, on rêve plus que jamais d’îles; le Conto de Amaro a d’ailleurs été imprimé en 1513 (cf. Dias, 2013: 2), peu avant la parution de L’Utopie ou le traité de la meilleure forme de gouvernement de Thomas More. L’Histoire d’Amaro a été rééditée au XIXe siècle, ce qui ne nous surprendra pas vu qu’il s’agit d’un siècle où l’utopie est à l’honneur. C’est au XIXe siècle que le Traité des îles nouvelles de Francisco de Sousa, qui date de "l’an du Seigneur 1570" et qui présente une carte des îles décrites, connaît deux éditions: l’une en 1877, sortie des presses de la Typografia Minerva Insulana, de Ponta Delgada; l’autre en 1884, sortie des presses de la Typografia do Archivo dos Açores, de Ponta Delgada également.[19] Les deux éditions contiennent une préface et des notes de João Teixeira Soares de Sousa dont le nom n’est pas mentionné dans la première. La deuxième édition est une édition augmentée car elle contient des notes qui complètent celles de João Teixeira Soares de Sousa décédé en 1882. L’auteur de ces notes fait observer ceci:

A publicação do Tractado das Ilhas Novas em 1877, apezar de pela maior parte, só conter noticias de ilhas phantasticas, ainda assim, provocou varios estudiosos a fazer indagações com o fim de determinar melhor os factos apontados por Francisco de Sousa, com relação á colonia portugueza estabelecida no Cabo Bretão no primeiro quartel do seculo XVI. (T: 23)

Au Moyen Âge, on situe dans l’Atlantique l’île de Saint-Brendan, l’île des Sept Cités, appelée aussi des Sept Evêques, ainsi que les Îles Fortunées. Voici ce qu’écrit Jean Delumeau (2002: 141-142) au sujet de la légende des "sept cités":

Il existe (…) un lien entre l’île de Saint-Brendan et la légende des "sept cités". Il s’agit, cette fois, de sept évêques qui avaient fui l’Espagne morisque et navigué témérairement dans l’Atlantique. Ils y avaient finalement découvert une île où ils avaient bâti sept villes. Dans l’entourage d’Henri le Navigateur on accorda d’autant plus de crédit à ce récit qu’un capitaine de navire affirma au prince avoir effectivement découvert cette île (…), qui devint, comme celle de Saint-Brendan et comme celle de Brazil, un pôle qui aimanta la curiosité des découvreurs. Au XVIe siècle, l’île fabuleuse des évêques se transforma en pays de "sept cités de Cibola" que les capitaines et aventuriers espagnols cherchèrent en vain (…).

Les conquistadores crurent que la région des "sept cités" regorgeait d’or et autres richesses.

Le Tratado das Ilhas Novas de Francisco de Sousa est un texte marqué encore par le merveilleux bien que son titre traduise le scientisme de la Renaissance, époque où une vision scientifique du monde se fait jour et où des aventuriers cherchent des îles imaginaires, l’utopie servant de moteur aux Grandes Découvertes que l’on doit également à des progrès technico-scientifiques, bien évidemment. Dans le cas lusitanien, ce rêve d’îles sera alimenté aussi par le sébastianisme, comme l’observe le deuxième annotateur du Tratado das Ilhas Novas dans une note intitulée "Ilhas phantasticas"[20]:

Na ilha da Madeira, como nos Açores, é frequente o phenomeno meteorologico a que se dá o nome de miragem, ou reflexão de imagens terrestes [sic] nas nuvens. A profunda ignorancia das leis da optica, originou nos povos insulanos uma viva e não interrompida crença em ilhas encantadas e encobertas, que vistas, de longe, por numerosas testemunhas, se desvaneciam completamente quando anciosos as buscavam.

As lendas das ilhas das Sete-Cidades, de S. Brandão e da Antillia conservaram-se até os tempos modernos alimentadas pela crença supersticiosa da existencia do infeliz D. Sebastião, em uma das taes ilhas encobertas. Nos Archivos Publicos restam ainda documentos que provam os auxilios prestados pela fazenda real, para a busca de suppostas ilhas (…). (T: 36)

Le Tratado das Ilhas Novas n’est pas un texte de fiction. C’est un opuscule qui se veut scientifique, véridique au point d’inclure une carte des îles décrites par Francisco de Souza, et qui affiche ses prétentions scientifiques dès le titre, lequel fait penser aussitôt à un traité de géographie. Mais le mot "tratado" ne doit pas faire illusion car l’auteur, qui invoque Dieu, mêle dans son texte légendes et faits réels. Francisco de Sousa est "feitor d’ElRei Nosso Senhor na capitania da cidade do Funchal da ilha da Madeira e natural da dita ilha", comme il se présente lui-même dans la page de titre. Ainsi que le rappelle Jean Delumeau (2002: 138), les "Portugais s’installèrent à Madère entre 1418 et 1430, aux Açores (précédemment explorées par des Italiens au XIVe siècle) entre 1432 et 1457"; l’archipel des Açores est également mentionné dans le Tratado das Ilhas Novas.

L’esprit scientifique anime Francisco de Sousa qui s’appuie sur des informations, parfois indirectes (T: 14) ou floues ainsi que le suggère le verbe "presumesse" (T: 11), sur des cartes comme celle qu’il annexe à son opuscule et sur sa propre expérience : "p’ra credito das informações que tenho fui sobre ella, e tem grande roda com muito baixio, a lugares grande musgo do mar, onde vi muitas diversidades de peixe, e a sondei por minha mão, e fui na Barca de Manoel Bayão, que Deus tem (…)" (T: 12). On se souvient de l’expression qu’utilise Luís de Camões dans Os Lusíadas et qui est révélatrice de l’esprit scientifique qui règne au XVIe siècle: "Vi, claramente visto" (V, 18) ; d’après ce dernier, l’honnête homme de la Renaissance se distingue par son "honesto estudo / Com longa experiência misturado" (X, 154).

Voici comment Francisco de Sousa décrit géographiquement l’île de Saint-Brendan, située sur la carte sans fioritures qui agrémente l’ouvrage et qui se donne à voir comme un document objectif et scientifique, alors que la cartographie de l’époque est volontiers illustrée[21], comme celle du Moyen Âge: "No merediano da Ilha do Porto Santo, pola banda do norte, em 35 está uma Ilha que se chama São Brandão, tão larga como comprida, redonda, que tem uma legoa e meia para duas, e arriba della em 35 graos e dous terços está outra ilha que se chama Sancta Clara (…)" (T: 12). Francisco de Sousa ne nous dit rien d’autre sur cette île au nom mythique dont nous retiendrons la parfaite rotondité (fig. 1).

 

 

A l’ouest des Açores se trouvent des îles noyées dans les brumes océanes où les Portugais ne vont jamais, ce qui nimbe ces lieux de mystère. Poursuivant son objectif ‘scientifique’, Francisco de Sousa nous livre des informations géographiques et historiques sur ces îles lointaines et tout particulièrement sur l’île des Sept Cités[22] que certains navigateurs cherchaient toujours au moment où le Tratado das Ilhas Novas voyait le jour. La description de cette île nouvelle, qui reste pourtant à découvrir véritablement, se veut tout d’abord scientifique:

A oeste das Ilhas dos Açores está uma Ilhêta que se chama a Ilha da Graça[23], e desta Ilhêta indo a oeste dusentas legoas e outras dusentas da Ilha das onze mil virgens em altura de 39, 40, e 41 gráos, pouco mais ou menos está uma grande Ilha que se chama São Francisco, que tem melhor de quarenta legoas de comprido de Norte–Sul, e de largo vinte e tantas, com grandes Bahias, Ribeiras d’agoas e arvoredos, segundo as informações que tenho d’ella e por via de França tive as mais das informações (…) ; e estas ilhas estão em partes donde os Portuguezes não navegam se não fôr algum esgarrado[24], de que tambem ouvi informação, porque os navegantes se vigiam disso muito pelos rumos porque navegam de não darem guinadas ; quanto mais irem por rumos fóra de seus caminhos donde estam[25], e principalmente Ilhas que estam cobertas de nevoas grossas por causa dos arvoredos e humidades do viço d’elles e vontade de Nosso Senhor. (T: 12-13)

Nous retiendrons de ce passage l’explication mi-scientifique, mi-religieuse concernant les brumes qui enveloppent ces îles; si nous ne les voyons pas, ce n’est pas parce qu’elles sont imaginaires mais parce que le voile brumeux qui les entoure les dérobe à notre vue. Néanmoins, le traité de Francisco de Sousa fait vite place à la légende, ouvrant les vannes de l’imaginaire insulaire. En effet, l’auteur offre cette version de La Légende du roi Rodrigue[26] qui est ainsi mise en parallèle avec la découverte de l’île des Sept Cités:

No tempo que se perderam as Espanhas, que reinava Dom Rodrigo, que vai para quatro centos anos que com as sêcas se despovoaram as gentes, e pereceram com a grande esterilidade e da entrada dos Mouros (…), por a qual cauza do Porto de Portugal os mareantes e homens Fidalgos tendo noticia que para o Ponente havia terra que até então não fora descoberta (…) determinarão de se embarcarem em sete náos com toda sua familia (…) confiados na misericordia de Nosso Senhor (…) forão por barla-vento das Ilhas dos Açores, que inda não eram descobertas, e forão aportar na Ilha de S. Francisco (…) dizem as informações que tenho (…); e eu por rasão da navegação acho ser sua derrota assim (…). (T: 13)

A une époque où les famines faisaient rage, la nécessité économique de trouver de nouvelles terres arables par-delà les mers est un fait historique connu. Mais l’auteur, qui mêle faits réels et faits imaginaires, verse rapidement dans le pur imaginaire, le récit mythique lui fournissant un cadre explicatif, ce qui relève d’une démarche non scientifique. Ainsi, Francisco de Sousa recourt à la légende de Rodrigue pour accréditer l’existence d’une île, vraisemblable à un moment où l’on en découvrait beaucoup, où des chrétiens "de nação Portugueza" se seraient installés à la suite des invasions musulmanes responsables de la chute du royaume wisigothique[27] du roi Rodrigue, qui aurait eu lieu huit siècles plus tôt et non pas quatre cents ou trois cents ans, comme on peut le lire sur le frontispice du Tratado das Ilhas Novas: "E assym sobre a gente de nação Portugueza, que está em huma grande Ilha, que n’ella forão ter no tempo da perdição das Espanhas, que ha trezentos e tantos annos, em que reinava ElRei Dom Rodrigo". D’entrée de jeu, l’auteur aiguise la curiosité du lecteur en évoquant la légende de Rodrigue et en annonçant des informations sur l’existence d’une communauté portugaise vivant sur une île depuis la conquête de la péninsule ibérique par les Maures.

Dans la version que Francisco de Sousa, qui ne révèle pas ses sources, donne de cette légende, les sept évêques catholiques fuyant avec leurs ouailles la péninsule ibérique devant les invasions musulmanes, pour s’installer sur une île où chacun sera à la tête d’une ville, sont remplacés par sept capitaines portugais qui s’embarquent, emmenant avec eux "mareantes e homens Fidalgos", "com toda sua familia":

(…) queira Nosso Senhor permittir se descubra esta Ilha como atraz fica dito onde ella demora ; e por irem em sete náos disem as informações que cada capitão com sua náo, tanto que aportarão, se repartirão cada um em sua parte da Ilha, e os antigos lhe chamão a esta Ilha as sete Cidades ; mas outros por via de França lhe chamão a Ilha de S. Francisco, o qual, por quem é, queira rogar a Nosso Senhor dêmos com ella para valermos á salvação da gente que n’ella está, pois procede de Christãos : e achei mais que é terra de boa abitação por ser grande e de muito proveito ; e por rasão da virtude dos climas acho está situada no 5.° clima, que dado que seja mais frio que as Ilhas dos Açores não o é tanto como França, Inglaterra, porque é Ilha do mar a que o mar aquenta, e mais que nas faces do sul é habitavel os dois terços d’ella debaixo de boas zonas. (T: 13-14)

L’auteur du Tratado das Ilhas Novas se perd en conjectures au sujet de la localisation de cette île mythique qui, d’après lui, jouit d’un climat agréable, ce qui la rend plus attractive. Le désir pieux de retrouver les chrétiens oubliés sur l’île des Sept Cités qui s’évanouit chaque fois que l’on s’en approche anime Francisco de Sousa qui veut les délivrer de cette île-prison pour les réintégrer dans la communauté humaine et, surtout, chrétienne. Il voudrait aussi aller à la rencontre des Portugais qui ont fui Terre-Neuve, l’île de la morue, "por acharem a terra muito fria" (T: 14); ces derniers "correram para a costa de Leste Oeste té darem na de Nordeste–Sudoeste, e ahi habitaram, e por se lhe perderem os Navios não houve mais noticia d’elles" (T: 14). Il forme alors un vœu:

Nosso Senhor queira por sua misericórdia abrir caminho como lhe vá socorro, e minha tenção é hir á dita costa de caminho quando fôr á Ilha de S. Francisco, que tudo se póde fazer d’uma viagem.

Porque ao tempo que os antigos dão informação d’estas ilhas a navegação ainda não era apurada como agora e, deve-se de se buscar nas ditas partes, ou por mais um gráo ao Norte ou ao Sul (…), resolvendo-se, como os mariantes melhor o saberão fazer, se Nosso Senhor não for servido que eu o faça, porque alem de saber a navegação tenho outras regras das sciencias Mathematicas e bom engenho para todo o necessario ao dito descobrimento ; e Nosso Senhor ordene o que fôr mais ao seu Santo serviço. (T: 14-15)

En s’aventurant par-delà la mer océane sur les traces des Portugais de Terre-Neuve et fort de ses connaissances ‘scientifiques’, Francisco de Sousa débarquerait, si telle était la volonté de Dieu, sur les rivages enchanteurs de l’île des Sept Cités. Qui pourrait en douter?

Conclusion : la permanence de l’éden insulaire

Ainsi, l’homme de la Renaissance, qui aime à lire des récits de voyage, est plus que jamais à la recherche d’îles nouvelles et paradisiaques; l’épisode de l’île des Amours (cf. Pascal, 1998) qui agrémente Les Lusiades de Luís de Camões répond d’ailleurs à ce désir d’îles. L’imaginaire insulaire est si puissant qu’il se met en branle chaque fois qu’une terre nouvelle est en vue, aussi le Brésil est-il décrit au moment de sa découverte comme une île. C’est que les Grandes Découvertes réactivent l’imaginaire insulaire à un moment où l’utopie semble devenir réalité, la science aidant. C’est ainsi qu’à la Renaissance, époque où la pensée scientifique se construit peu à peu, les légendes du Moyen Âge agitent les esprits et se retrouvent même, par contamination, dans des textes sérieux à visée scientifique, didactique, comme celui de Francisco de Sousa. La science moderne n’est donc pas encore née mais la pensée scientifique change, bien que subsiste une vision du monde ancienne. Le mythe des Îles Fortunées n’a cessé de travailler l’imaginaire européen où l’éden insulaire occupe depuis l’Antiquité une place importante. Il a néanmoins subi des métamorphoses au fil des siècles, la légende de l’île de Saint-Brendan dont s’inspire le Conto de Amaro ou de l’île des Sept Cités ou encore de l’île du Brasil découlant du mythe atlantidien dans lequel l’archipel des Açores joue un rôle non négligeable (cf. Foucrier, 2004, et aussi Guillaud, 2003: 27-31).

Ainsi que le suggère son titre alléchant, le but du Tratado das Ilhas Novas est autant de faire rêver le lecteur que d’entretenir l’esprit des découvertes et des sciences. Malgré son titre qui souligne sa dimension didactique, le Tratado das Ilhas Novas, où l’on trouve une carte assez vague relevant plus de la fantaisie géographique que de la cartographie, alimente la confusion entre science et imaginaire, entre fiction et réalité. A l’évidence, l’homme de la Renaissance est l’héritier de la culture et de l’imaginaire du Moyen Âge. Au temps des grandes découvertes du XVIe siècle, la représentation géographique du monde oscille donc encore entre le mythe et la réalité. Le Tratado das Ilhas Novas présente surtout l’intérêt d’établir une relation entre la légende des Sept Cités et la légende du roi Rodrigue qui lui sert même de cadre explicatif et d’offrir une variante de ces deux récits mythiques dont il propose, du reste, une lecture bien portugaise, nationaliste d’une certaine façon puisqu’il n’y est fait référence qu’à des Lusitaniens installés sur l’île des Sept Cités après avoir fui la péninsule ibérique occupée par les Arabes.

 

Referências

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[recebido em 16 de janeiro de 2014 e aceite para publicação em 20 de junho de 2014]

 

Notas

[1]"Cet événement [la découverte de l’Amérique], qui bouleversa la vision du monde des Européens, eut pour conséquence de promouvoir durablement l’hypothèse atlantidienne dans le champ des réflexions sur le monde primitif. En 1492, en effet, se posa cette question à la fois ethnologique et théologique: d’où viennent les Indiens. (…) // (…) Cette question cruciale avait pour corrélat que le Novus Orbis n’était peut-être pas si nouveau que cela… Serait-il un fragment détaché de l’Ancien Monde (…), bref, un monde oublié (…). De telles interrogations firent évidemment resurgir les vieilles croyances religieuses relatives à la situation occidentale du Paradis terrestre, l’histoire des explorations maritimes de l’Antiquité, et aussi les ‘prophéties’ de l’Amérique, telles que les incarna, dans l’imaginaire occidental, la tradition des pays merveilleux et des îles Fortunées décrites par les Grecs (…)." (Foucrier, 2004: 19).

[2]"Joseph Duncan constate judicieusement qu’aux XVIe et XVIIe siècles ‘la localisation du paradis terrestre a plus attiré l’attention [des spécialistes] que n’importe quelle autre question le concernant (...)’." (Delumeau, 2002: 205-206 ; cf. aussi pp. 19, 131, 138, 303).

[3]"Si L’Histoire d’Amaro n’a pas de modèle latin connu, beaucoup d’érudits pensent que c’est sans doute un manuscrit latin qui a servi de base à la rédaction de la version portugaise." (Nunes, 2008: 182).

[4]Toutes nos citations seront tirées de l’édition d’Irene Freire Nunes (2008); l’abréviation A servira à la désigner.

[5]"Le lion évoque en effet la férocité, l’excès d’orgueil, la force incontrôlée, le despotisme, l’avidité aveugle, tandis que sa gueule béante d’où sort un rugissement l’associe aux puissances infernales." (Mozzani, 1999: 995)

[6]"Le château noir est le château définitivement perdu, le désir condamné à rester à jamais inassouvi: c’est l’image de l’enfer, du destin fixé sans espoir de retour, ni de changement. C’est le château sans pont et vide éternellement, à l’exception de l’âme solitaire qui erre sans fin entre ses murs sombres." (Chevalier & Gheerbrant, 1982: 216)

[7]"La place faite, à l’époque, à la légende de la ‘Fontaine de Jouvence’ mérite ici une attention particulière. Le Moyen Age en avait déjà rêvé, la situant à l’intérieur du royaume du Prêtre Jean ou la faisant chercher à travers le monde par des chevaliers errants." (Delumeau, 2002: 179)

[8]Depuis longtemps, on mettait en garde contre tout ce qui pouvait offrir l’apparence d’un paradis, comme le rappelle Jean Delumeau (2002: 181).

[9]A la fin du XVe siècle, on trouve dans la Relation de Diogo Gomes une référence à l’île Déserte, située à proximité de l’île de Madère (cf. Cristóvão, 2000: 96).

[10]On lit dans le livre d’Isaïe, par exemple: "Vous puiserez avec joie des eaux des fontaines du Sauveur." (Isaïe, XII, 3, in La Bible, trad. Lemaître de Sacy, Paris, Robert Laffont, 1990, p. 901; toutes les citations bibliques seront tirées de cette édition).

[11]"Le loup habitera avec l’agneau ; le léopard se couchera auprès du chevreau, le veau, le lion et la brebis demeureront ensemble, et un petit enfant les conduira tous." (Isaïe, XI, 6)

[12]Jean Chevalier et Alain Gheerbrant rappellent que "le ressuscité apparaît à ses disciples pendant les quarante jours qui précèdent l’Ascension" (1982: 793); ils ajoutent que "ce nombre marque (…) un passage à un autre ordre d’action et de vie" (Ibidem).

[13]"Le destin d’Israël et son Dieu sont un destin et un Dieu historiques, perçus dans le temps, dans un devenir. A travers les épreuves et les souffrances, le peuple élu marche vers un futur, vers une délivrance située dans le temps : la Terre promise est au bout d’une patience et d’une durée (…). Dès lors, le temps n’est plus dégradation, il ne faut plus s’en évader pour retourner à l’âge d’or, mais l’accomplir, attendre la réalisation de la promesse divine et l’instant où le Messie viendra rebâtir le temple de Jérusalem. (…) l’histoire se conçoit linéaire. Le temps, facteur de décadence, se voit récupéré en facteur de perfectionnement." (Trousson, 1999: 36-37).

[14]D’après Éloïse Mozzani (1999: 860), le hêtre, "considéré comme bénéfique, est comme protégé par une autorité supérieure"; il "symboliserait ‘la mort ésotérique, c’est-à-dire la mort temporaire (saisonnière), suivie d’une renaissance plus ou moins joyeuse’".

[15]"A la fin du Moyen Age, le jardin d’amour séparé du reste du monde est un thème classique de l’iconographie et de la littérature." (Delumeau, 2002: 228)

[16]Il s’agit, rappelons-le, d’un "muy nobre moesteiro ao pee de huu mõte muy alto" (A: 200).

[17]"L’île serait ainsi une forme symbolique privilégiée, car associée au thème du temps et du déroulement de l’existence par le jeu simultané de ses attributs : le vertical, l’ascension et la chute ; l’horizontal, le circulaire : l’horizon ‘fabuleux’ venant doubler la circularité insulaire (…)." (Meistersheim, 2001: 27)

[18]"L’île est tout à la fois ouverture et fermeture, paradis et enfer, symbole de liberté et prison, prison concrète." (Meistersheim, 2001: 72)

[19]Francisco de Sousa, Tratado das Ilhas Novas e descobrimento dellas e outras couzas, Ponte Delgada, Typografia do Archivo dos Açores, 1884. L’abréviation T servira à désigner cette édition augmentée dont seront tirées toutes nos citations; la carte des îles décrites, que l’on trouve au début de notre texte (fig. 1), n’est pas reproduite dans la version numérisée.

[20]Cf. aussi le début de la préface de João Teixeira Soares de Sousa.

[21]Cf. Videira (2013: 17-48) et aussi les cartes du Moyen Âge et de la Renaissance qui figurent dans l’ouvrage de Jean Delumeau (2002) abondamment cité dans le présent travail.

[22]Sur cette île imaginaire, entre autres, cf. Carvalho (1993: 171-187).

[23]D’après le deuxième annotateur du Tratado das Ilhas Novas, "parece estar deturpado este nome, devendo talvez ser a I. da Garça" (T: 37).

[24]Si l’on s’en tient au Robert historique de la langue française, ce terme, mis en italique dans un passage où l’auteur se réfère à la France, dérive vraisemblablement du verbe français "esgarer", qui s’écrit aujourd’hui "égarer" et qui a donné lieu en portugais à "esgarrar", ce verbe s’appliquant plutôt aux bateaux.

[25]On lit "fóra de seus caminhos donde estas ilhas estam" dans l’édition de 1877.

[26]"Elle a exercé sa fascination sur une grande partie de la littérature européenne jusqu’au XIXe siècle. // La légende de Rodrigue est le résultat d’une création de sources mozarabes, arabes et chrétiennes du Nord qui, tout au long des siècles, ont convergé pour son élaboration." (Nunes, 2008: 120 ; on trouvera, p. 121, des références bibliographiques sur cette légende).

[27]"A monarquia dos visigodos, que havia unificado a península, é destruída pela invasão islâmica em 711, que a domina quase por completo." (Sobral, 2012: 26).