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Revista Portuguesa de Educação

versión impresa ISSN 0871-9187versión On-line ISSN 2183-0452

Rev. Port. de Educação vol.33 no.2 Braga dic. 2020  Epub 31-Dic-2020

https://doi.org/10.21814/rpe.19753 

Núcleo Temático

Les décrocheurs scolaires se racontent : Comment l’entretien de recherche peut-il contribuer à la déconstruction d’identités négatives?

School dropouts tell themselves: How can the research interview contribute to the deconstruction of negative identities?

Os que abandonam a escola dizem de si mesmos: Como a entrevista de investigação pode contribuir para a desconstrução de identidades negativas?

1Université de Lille, Laboratoire CIREL-PROFEOR, France.


Résumé

Cet article questionne l’entretien de recherche comme dispositif d’intervention visant à favoriser et à accompagner le processus d’émancipation d’acteurs sociaux confrontés à une identité négative dans le cadre d’une enquête portant sur les trajectoires biographiques de jeunes, anciens décrocheurs en situation de raccrochage scolaire. En développant une méthodologie de l’entretien fondé sur les principes théoriques de la recherche biographique en éducation, on a dégagé un certain nombre de conditions favorables à ce processus d’émancipation. La prise en compte de ces conditions permet, en particulier, d’éviter l’écueil de la réduction de l’enquêté à un objet de savoir pour le considérer comme le sujet de ses transformations possibles dans le contexte de ses interactions avec le chercheur. L’entretien de recherche n’est pas sans incidence sur le chercheur qui expérimente au contact des enquêtés un espace de subjectivation réciproque, initiant un changement de position et une modification de son récit personnel.

Mots clés Décrochage scolaire; Identité négative; Entretien de recherche; Recherche biographique en éducation

Abstract

This article questions the research interview as a way to promote and support the emancipation process of social actors experiencing stigmatization, in the context of a research on biographical trajectories of former dropouts coming back to school. By developing an interview methodology based on the theoretical principles of biographical research in education, several conditions favourable to this emancipation process were identified. Taking these conditions into account makes possible, particularly, to avoid the pitfall of reducing the interviewee to an object used to know in order to consider him or her as a person responsible of his or her possible transformation through the interactions with the researcher. As another result, it appeared that the research interview is not without impact on the researcher who experiences, in contact with the interviewees, a kind of reciprocity, initiating also a change of position and a modification of his personal narrative.

Keywords School dropout; Negative identity; Research interview; Biographical research in education

Resumo

Este artigo analisa a entrevista de investigação como um mecanismo de intervenção para promover e apoiar o processo de emancipação dos atores sociais confrontados com uma identidade negativa no contexto de uma investigação das trajetórias biográficas dos jovens que abandonaram a escola. Ao desenvolver uma metodologia de entrevista baseada nos princípios teóricos da pesquisa biográfica em educação, foram identificadas várias condições favoráveis a este processo de emancipação. A consideração destas condições permite, em particular, evitar a armadilha de reduzir o entrevistado um objeto de conhecimento e considerá-lo como sujeito das suas possíveis transformações no contexto das suas interações com o investigador. A entrevista de pesquisa não é isenta de impacto sobre o pesquisador, que experimenta, em contacto com os entrevistados, um espaço de subjetivação recíproca, iniciando uma mudança de posição e uma modificação da sua narrativa pessoal.

Palavras-chave Abandono escolar; Identidade negativa; Entrevista de investigação; Investigação biográfica em educação

1. INTRODUCTION

La question de l’intervention mobilise la réflexion des chercheurs qui se préoccupent d’un usage social de leur activité non seulement orientée vers la production de savoirs diffusables dans la société mais aussi concernée par ses incidences plus directes sur les acteurs mobilisés dans la recherche et en particulier sur les enquêtés. L’entretien de recherche est un des espaces privilégiés dans lesquels peut se construire un dispositif d’intervention susceptible de produire sur les sujets impliqués des effets de l’ordre de la prise de conscience, de la formation et de la transformation favorisant leur encapacitation. Il convient de s’interroger sur les conditions de mise en œuvre d’un tel projet, non seulement scientifique mais aussi politique, qui suppose de ne pas réduire la relation d’enquête à une quête de connaissance et de réfléchir aux enjeux d’ordre éthique et méthodologique, aux distorsions presque nécessaires et aux possibles créatifs de l’interaction entre l’enquêteur et l’enquêté. Ce travail réflexif sur la situation d’enquête a accompagné un projet de recherche portant sur des jeunes, anciens décrocheurs, en reprise d’études dans un lycée expérimental dédié au raccrochage scolaire, situé dans la banlieue parisienne, Le Micro-Lycée de Sénart1 (MLS), dont j’ai contribué, alors professeur de philosophie, à la création.

Le décrochage ne peut se résumer à la combinatoire complexe de facteurs objectivables que la recherche a identifiés pour expliquer le processus de rupture dont il est la résultante et la manifestation (Blaya, 2012). La recherche menée auprès de jeunes sur ce terrain familier s’est ainsi donnée comme objectif de comprendre le décrochage dans sa dimension singulière, ce qui nécessite d’interroger le processus de subjectivation individuel dont il est indissociable et sa mise en mots. Les jeunes, anciens décrocheurs, avec lesquels je me suis entretenue, sont en situation de raccrochage et c’est dans ce contexte qu’ils sont revenus sur leur parcours et que j’ai accompagné leur démarche en m’appuyant sur les cadres théoriques, méthodologiques et éthiques de la recherche biographique en éducation. La recherche biographique (Delory-Momberger, 2003), en interrogeant le parcours social et l’histoire individuelle du sujet à travers son récit, permet d’accéder à la compréhension de la trajectoire biographique du sujet, démarche réflexive par laquelle il configure la trame des événements qui constituent son existence en interaction avec le contexte social où son expérience se situe tout en se configurant lui-même d’un point de vue identitaire. La méthodologie de l’entretien et de son analyse (Delory-Momberger, 2014) offre les conditions d’une recherche qui considère les acteurs sociaux comme des sujets porteurs d’un savoir que le chercheur doit apprendre à co-construire avec eux. L’enquête, en tant que système d’interaction, y est considérée comme un espace de subjectivation réciproque (Roche, 2007) au sein duquel l’enquêteur accompagne les enquêtés, sujets en quête d’eux-mêmes et capables de produire leurs propres effets de connaissance, tout en soutenant pour lui-même un processus équivalent. Dans cet objectif, le travail de l’entretien mené dans la recherche a visé à créer les conditions d’un déplacement de la parole des jeunes du texte public (Scott, 2009), construit, entre autres, à partir des représentations sociales du décrochage et marqué du sceau aliénant des identités négatives (Le Blanc, 2007), au texte privé (Scott, 2009), qui met en évidence une dimension infra-politique, inséparable de conduites de résistance et source potentielle de conscientisation. Cet article revient sur les conditions épistémologiques, empiriques, méthodologiques et éthiques qui ont permis d’éviter, dans le cadre de l’entretien, l’écueil de la réduction de l’enquêté à un objet de savoir pour le considérer comme le sujet de ses transformations possibles dans le contexte de ses interactions avec le chercheur.

2. CONSTRUIRE UNE RECHERCHE SUR DES DÉCROCHEURS EN SITUATION DE RACCROCHAGE AU MICRO-LYCÉE DE SÉNART (MLS)

2.1. LE PUBLIC : UN GROUPE MINORÉ CONFRONTÉ À UNE STIGMATISATION

Les jeunes rescolarisés au MLS ont fait l’expérience du regard que porte la société sur le décrochage scolaire et les décrocheurs. Dès le début des années 2000, le décrochage scolaire s’est imposé en France comme problème social. Les politiques publiques mises en œuvre témoignent de représentations qui stigmatisent ceux qui décrochent. Le décrocheur est victime d’une identité négative qui prend des formes variées selon les caractéristiques et les orientations des politiques de traitement du décrochage scolaire. Diagnostiqué comme souffrant d’un déficit d’intégration et d’insertion, le jeune décrocheur en vient à être considéré comme un mauvais sujet, déviant ou assisté. Objet d’une désignation réglementaire à la fonction régulatrice, il peut être ainsi repéré pour entrer dans des dispositifs dont la mission socialisatrice est essentiellement orientée vers l’employabilité, à court terme, par l’accès au marché du travail, ou, à moyen terme, grâce au diplôme. Le décrocheur est devenu désormais une figure du NEET, c’est-à-dire un jeune vulnérable qui n’est pas en capacité de répondre aux normes de qualification pour prendre place dans la société et apporter sa contribution. Ces différentes figures du décrocheur sont toues adossées à des injonctions sociales dont l’institution scolaire se fait le relai. Le décrocheur envisagé comme un jeune en panne de socialisation à la fois professionnelle et sociale renvoie à l’injonction à l’insertion qui repose sur la capacité à s’adapter. La seconde figure du décrocheur, celle du jeune déviant et assisté par la société, renvoie à un autre registre d’injonction sociale, celle de l’autonomie qui n’est plus pensée comme une forme de maitrise de soi conquise par le travail de la pensée, mais comme une modalité d’existence sociale qui ne s’appuie pas sur les ressources d’autrui mais sur ses ressources propres. Du fait de la confrontation à un ordre socio-économique qui tend à défaire l’État Providence, l’école se met à promouvoir une représentation de l’autonomie de l’individu qui s’ordonne à une double logique de conformation, à celle de ses qualités individuelles soumises à l’impératif du développement, d’une part, et à celle de l’état du système socio-économique, d’autre part, autant de conditions sans la prise en compte desquelles il ne peut espérer subvenir par lui-même à ses besoins et rendre à la société ce qu’il lui doit. En arrière-plan de ces considérations, se profile le principe d’une dette du citoyen qui, par une forme de contrat tacite, est dans l’obligation de donner en retour à la société qui lui a permis de grandir et de se former, au moins en ne lui coûtant plus. La troisième figure du décrocheur renvoie à l’injonction à l’achèvement des études qui constitue un paradigme nouveau de la norme scolaire. Son indissociabilité avec le principe de continuité lui donne un sens tout particulier. L’emprise de l’école se manifeste dans le parcours même du jeune qui ne peut déroger à une trajectoire scolaire prédéfinie. L’orientation scolaire met en valeur un certain modèle d’efficacité rationnelle: le choix de l’élève doit être prédictif d’engagement et de performance. Son projet doit donc répondre à des critères techniques de faisabilité et de réalisation. La dernière figure du décrocheur renvoie à l’idée d’un gâchis de capital humain et répond à l’injonction à l’employabilité qui est tout particulièrement produite par le discours de l’Union Européenne. Le stigmate de l’échec scolaire et de l’impossible adaptation à l’école conduit à un étiquetage qui configure l’identité du décrocheur et témoigne de la violence symbolique que subissent les jeunes en décrochage.

2.2. LE JEUNE DÉCROCHEUR EN SITUATION DE RACCROCHAGE : UN RAPPORT AMBIGU À LA NORME SCOLAIRE

Le décrocheur c’est celui qui, au prix de souffrances évidentes, a décidé ou a été contraint de sortir de la norme dominante définie par l’institution scolaire. Il n’a plus à incarner ou à jouer la figure de l’élève avec toutes les ritualisations qui l’accompagnent. Mais cette forme de libération qui à la fois consacre et autorise le déplacement à l’égard de la norme majoritaire de l’école se solde par une identité négative dont le décrocheur subit les conséquences psychologiques et sociales alors même qu’elle témoigne d’un effort de singularisation. Le décrocheur, en rompant avec l’école qui est devenue, à l’heure actuelle, le parcours obligé de la socialisation et de la formation, se situe du côté d’une norme minoritaire qu’il lui est ainsi difficile d’assumer et de revendiquer. Il se trouve dès lors en tension entre le conformisme de la norme majoritaire que la scolarisation constitue et l’effort de singularisation que manifeste à des degrés divers son décrochage. L’engagement dans le raccrochage scolaire témoigne des difficultés de se maintenir dans le statut de décrocheur qui ne peut satisfaire le désir de reconnaissance sociale sans laquelle construire l’estime de soi-même s’avère une tâche ardue, voire impossible. Il est, en effet, très courant d’entendre de la part des décrocheurs rescolarisés dans une structure expérimentale comme le MLS qui interroge la forme scolaire, une demande pressante de retour à la norme sans le respect de laquelle il leur semble ne pas pouvoir reconquérir la légitimité sociale à laquelle ils aspirent. S’autorisant peu de marges d’initiative, le jeune n’est plus alors en capacité de créer, c’est-à-dire de modifier les normes qu’il a lui-même assimilées pour mieux maîtriser sa vie et se trouve donc bloqué. S’opère alors en lui une scission entre la norme à laquelle il veut se soumettre et ce qui désire s’en libérer. «Le moi créateur disparaît alors au profit du moi reproducteur» (Le Blanc, 2007, p. 25). Le conformisme désinvesti de certains élèves témoigne de cette forme de renoncement à l’exploration de soi induit par le désir de norme. La tentation d’un retour à la normalité, indissociable de la quête de reconnaissance, est nécessairement source d’une forme d’angoisse pour les jeunes en situation de raccrochage puisqu’elle signifie aussi le sacrifice de la vie créatrice indéterminée et illimitée de l’individu au profit d’une vie opératoire définie par la seule efficacité d’une tâche à atteindre. Le raccrochage scolaire est ainsi inséparable d’un rapport ambigu à la norme scolaire, à la fois source d’un rejet et considérée comme un impératif auquel il faut se soumettre quand bien même il suscite une aliénation dont le jeune s’était provisoirement libéré par le décrochage.

2.3. LA QUESTION DE LA RÉSISTANCE : PASSER DE L’INFRAPOLITIQUE AU POLITIQUE ?

Les jeunes, s’ils reviennent aux études en grande partie par souci de conformité, n’en manifestent pas moins des formes de résistance à l’ordre scolaire et aux injonctions socio-économiques qu’il véhicule. Ces comportements d’opposition relèvent d’un infrapolitique (Scott, 2009), caractérisé par des modalités de contestation non déclarées, discrètes ou encore déguisées dont l’absence de revendication peut donner lieu à une interprétation réductrice de l’ordre du psychologique, voire du pathologique et non pas du politique. Les raccrocheurs sont en position de dominés et en situation de dépendance en tant que bénéficiaires de l’action publique. Pour rester scolarisés dans les structures de raccrochage, ils doivent accepter au moins en apparence le système de représentations du monde que l’Institution éducative impose à travers ses politiques publiques et que les enseignants incarnent à leur corps défendant dans la mesure de la promotion qu’il font d’une école alternative à sa forme néo-libérale. Si en tant que sujet d’une société de contrôle fondée sur un ensemble d’injonctions le raccrocheur se plie volontairement aux procédures inhérentes à l’institution scolaire dont il a besoin, il est néanmoins confronté à la souffrance d’une normalisation, qui le conduit à affirmer sa singularité en s’opposant et en se distinguant. La résistance au projet de normalisation que l’école représente se manifeste de façon détournée à travers le refus d’être un acteur efficace (Melin, 2010). Cette modalité de résistance des jeunes raccrocheurs se caractérise, dans l’attitude en classe, par la passivité, du silence et l’absence de production des travaux écrits. Ainsi, l’enjeu social d’un travail de recherche sur les jeunes anciens décrocheurs en situation de raccrochage peut consister dans le cadre des entretiens à favoriser une mise en sens de ces conduites de résistance en accompagnant le passage de l’infrapolitique au politique par le développement de dimensions à la fois critiques et cliniques. Il s’agit en particulier de contribuer à l’émergence d’un esprit critique et à l’élaboration réflexive des souffrances associées à l’identité négative du décrocheur de sorte que les pratiques de résistance des élèves raccrocheurs n’aboutissent pas à une reproduction sociale mais débouchent sur une transformation individuelle, source potentielle de transformation sociale. Je me suis engagée en tant que chercheur à favoriser, dans les entretiens avec les jeunes, l’analyse des ressorts d’une pédagogie de la tolérance 2 qui, tout en portant attention et assistance à un groupe discriminé comme celui des décrocheurs, renforce en réalité l’étiquetage subi en ne questionnant pas la norme dominante portée par les politiques publiques de prise en charge du décrochage.

2.4. LES DÉCROCHEURS-RACCROCHEURS AU PRISME DE LA RECHERCHE BIOGRAPHIQUE EN ÉDUCATION

L’objectif de notre travail de chercheur est de développer une nouvelle perspective qui se préoccupe de l’incidence des structures sociales sur les individus en visant l’articulation entre une théorie critique de la société et une intervention à l’écoute de leur souffrance pour qu’ils puissent développer leur capacité à se construire comme sujet dans une démarche de formation et d’autoformation aux effets émancipateurs. Pour comprendre l’expérience du raccrochage (Melin, 2019), je l’ai inscrite dans sa dimension biographique, c’est-à-dire dans la temporalité d’une biographie individuelle qui interroge l’articulation possible entre un passé douloureux de décrochage et un avenir, encore très incertain, dont les contours se dessinent de nouveau au travers d’un projet scolaire qui interroge le projet de vie. Le raccrochage, en tant qu’expérience, est ainsi inséparable d’une épreuve, aux dimensions multiples, dont l’enjeu est la restauration d’une continuité biographique qui fait face aux différentes injonctions subies. Cette continuité biographique permet à l’existence, suspendue en quelque sorte depuis le décrochage, de prendre un sens, une orientation grâce à laquelle le sujet se reconquiert comme projet et reconfigure son identité dans un établissement scolaire, émanation des politiques publiques de traitement du décrochage, et dans la rencontre avec de nouveaux acteurs institutionnels.

Les cadres théoriques et méthodologiques de la recherche biographique en éducation permettent de prendre en compte les dimensions cliniques et politiques inséparables de l’expérience du raccrochage. La recherche biographique en éducation explore « les processus de genèse et de devenir des individus au sein de l’espace social » et analyse la façon dont « ils donnent une forme à leur expérience », dont « ils font signifier les situations et les événements de leur existence » et conjointement la façon dont «les individus, par les langages culturels et sociaux qu’ils actualisent dans les opérations de biographisation … contribuent à faire exister, à produire et à reproduire la réalité sociale» (Delory-Momberger, 2014, p. 74). Le processus de biographisation ou travail biographique relève d’une activité réflexive qui permet à l'individu, dans les conditions de son inscription sociale, d'intégrer, de structurer, d'interpréter les situations et les événements de son existence afin d’en construire, autant que faire se peut, la cohérence et de développer son pouvoir d’agir. C’est donc en portant mon attention sur la biographisation des élèves, anciens décrocheurs en situation de raccrochage, que j’ai construit la démarche de recherche.

En tenant à distance les préjugés relatifs aux décrocheurs, je suis ainsi allée à la rencontre de leurs histoires individuelles et j’ai cherché à rendre compte de leurs cheminements biographiques. J’ai tenté d’observer, d’une part, comment le jeune a pu vivre le décrochage et réorganiser son identité en fonction de cette expérience et, d’autre part, comment il a abordé et vécu le processus de raccrochage qui suppose une transaction entre son identité de décrocheur et celle de raccrocheur à laquelle il aspire. Une telle approche permet de mettre en lumière les enjeux du retour à l’école pour le sujet et les difficultés d’ordres institutionnel, psychologique et social qu’il peut y rencontrer.

3. SE RACONTER QUAND ON EST UN DÉCROCHEUR-RACCROCHEUR

3.1. L’ESPACE DU RÉCIT DANS L’EXPÉRIENCE DU RACCROCHAGE

L’ancrage dans des mondes sociaux pluriels induit des figures de soi divergentes et parfois même contradictoires produisant des effets de discontinuité et de fragmentation biographique en les individus. Pour parvenir à recomposer leur unité psychologique et de réunifier le cours de leur vie, il leur faut trouver la forme d’inscription biographique de nouvelles expériences qui bousculent la configuration antérieure et qui débouchent sur une transformation de la perception du monde, des autres et de soi-même. La biographisation en tant qu’écriture de soi (Delory-Momberger, 2003) s’opère de façon privilégiée dans la narration. La question se pose de savoir si le récit de celui qui, à l’instar du « décrocheur », a subi une violence symbolique et une exclusion sociale, est possible et à quelles conditions (Delory-Momberger & Niewiadomski, 2010). C’est avec cette vigilance que j’ai abordé les espaces de récits dans la structure de raccrochage et en particulier les entretiens avec ces anciens décrocheurs. Le jeune, lorsqu’il s’adresse à autrui en tant qu’élève ancien décrocheur, tend à produire une parole aliénée sur soi, pointant les manques et les lacunes en écho avec l’étiquetage qu’il a subi. Ses explications témoignent bien souvent d’une intériorisation des difficultés sous la forme du handicap socioculturel, comme s’il se heurtait à la figure de l’élève normal, à l’artefact de l’élève dont la normalité ne peut que discréditer son parcours et sa pratique du métier d’élève, présentés alors comme des anomalies et des insuffisances.

L’« espace du récit » (Delory-Momberger, 2009) est inséparable des questions de savoir et de pouvoir, de maîtrise du langage et de légitimité et d’autorisation. Cet « espace du récit » n’est pas partagé de la même façon par tous et dépend des moyens d’expression et de la capacité de se faire entendre comme acteur social. Je me suis demandé comment faire en sorte que l’élève se récupère comme sujet dans l’entretien, trouve les mots pour se dire et mette en valeur sa configuration identitaire, nécessairement plurielle, contre les injonctions normatives auxquelles il est confronté dans l’espace social. Il s’agit aussi de savoir prendre en compte, dans l’échange, la structure psychique dissociée du jeune, partagée entre aspiration à la norme et mise à distance de la norme. Une parole qui a l’habitude d’être évaluée, jugée par un autre, posé en autorité hiérarchique et en autorité de savoir, a du mal à s’autoriser face à la dualité du chercheur à la fois enseignant que j’ai incarnée aux débuts de mon travail de recherche. Il a donc fallu réfléchir à la constitution d’un dispositif d’entretien dépassant l’asymétrie des positions pour favoriser le passage à la dimension d’auteur de sa parole. Il a aussi été important de mettre en place des modalités d’écoute qui permettent d’entendre la souffrance sans y réduire l’enquêté mais en ouvrant les possibles, ressources d’un pouvoir d’agir renouvelé.

3.2. LA QUESTION DU RÉCIT, LE STATUT DU RÉCIT DANS LES STRUCTURES DE RACCROCHAGE SCOLAIRE

La structure de raccrochage mobilise des entretiens biographiques. Elle constitue un espace social dans lequel sont produits et reçus des récits de vie qui répondent à certains usages, prennent certaines fonctions et contribuent à produire certains effets individuels et collectifs.

Le désir de raccrochage du jeune s’affirme d’abord auprès de l’institution scolaire comme un projet biographique et se met en récit dans le cadre de l’entretien de recrutement. Les jeunes y opèrent un récit biographique qu’ils configurent en fonction des attentes qu’ils supposent de la part des enseignants. Leur narration gomme les discontinuités, les incohérences à l’œuvre dans le décrochage dont ils ont fait l’expérience, en donnant une explication socialement acceptable et en affirmant la clarté de leur motivation scolaire. Ce récit se construit, la plupart du temps, sur le mode rétrospectif : il commence au présent, par l’évocation de leur situation actuelle, et remonte dans leur passé scolaire. Cette démarche rétrospective favorise un propos explicatif, allant des effets aux causes. Ce récit biographique initial procède d’une sorte de fiction, mise en scène sociale qui leur permet d’être intégrés dans le dispositif et reconnus dans la légitimité d’un projet leur conférant une existence et une visibilité sociale, auprès de ceux qui ont leur destin social entre les mains. Les jeunes décrocheurs se trouvent en effet dans une position sociale semblable à celle de subordonnés dont la performance publique, sous l’effet de la prudence, de la crainte ou du désir, est guidée par la nécessité de satisfaire les attentes des dominants. Scott (2009) utilise

le terme texte public pour décrire cette interaction entre les subordonnés et ceux qui les dominent. Le texte public peut aisément induire l’observateur en erreur et, à tout le moins, il n’épuise que très rarement la richesse sémantique de la relation de pouvoir – il est d’ailleurs souvent dans l’intérêt des deux partis de mettre tacitement en œuvre une performance fallacieuse. (p. 16)

La mise en recherche doit pouvoir, autant que faire se peut, repérer ce texte public que les dominés sociaux que sont les décrocheurs pratiquent et qui travestit la parole des jeunes.

Une fois rescolarisés, ces jeunes passent du statut de « décrocheurs » mis au ban de l’école à celui de « raccrocheurs ». Le processus de raccrochage en tant que biographisation consiste à renouer effectivement, et non plus fictivement, les fils d’une continuité biographique entre un passé de « décrocheur » et le projet actuel de rescolarisation. Le décrocheur en situation de raccrochage est confronté, comme nous l’avons montré, à des tensions identitaires entre ce qu’il était dans le passé, ce qu’il se considère être au présent, ce qu’il voudrait devenir, entre la façon dont il se voit et dont il pense que les autres l’envisagent. Il lui est ainsi nécessaire d’opérer des transactions entre toutes ces dimensions identitaires pour se retrouver et trouver une place au sein de l’école qu’il a choisi de réintégrer et restaurer une continuité biographique. Les enseignants ont pour vocation d’accompagner, en particulier dans le cadre d’un dispositif de tutorat dénommé « référence », ce processus complexe qui fait émerger d’autres formes de récits biographiques, caractérisées par leur éclatement, leur discontinuité, leurs blancs et leurs contradictions. Face à cette parole qui organise le travail biographique propre au raccrochage dans une sorte de chaos, les enseignants sont dans une posture délicate les mettant souvent en tension entre l’exigence de soutenir un processus et la nécessité de l’évaluer. Ainsi, ces récits continuent à s’intégrer dans une relation de pouvoir, bien souvent à l’insu des enseignants et contre leur gré, et ne sont, dans cette mesure, que des variations du texte public. Les jeunes sont dès lors difficilement audibles dans leur authenticité par l’institution qui les confronte à la nécessité de devenir ce qu’ils n’ont pas pu être jusqu’alors, à savoir des acteurs rationnels et efficaces.

3.3. L’ACCÈS À LA PAROLE DU DÉCROCHEUR-RACCROCHEUR DANS LE CONTEXTE DE L’ENQUÊTE

En tant que chercheur, j’ai conduit des entretiens qui m’ont permis de mettre en évidence un certain nombre de conditions pour que le jeune puisse devenir l’auteur d’un récit qui le produise en tant qu’être singulier. Le jeune doit s’être dégagé de habitus narratifs propres au texte public du dominé. Il doit aussi être convaincu de ne plus courir le risque d’être enfermé dans son récit et de s’y voir identifié. Une autre condition semble aussi très importante : il faut que la prise de conscience de fragments de réussite les aient confortés dans leur estime d’eux-mêmes ou que leur vie se soit déjà prolongée vers d’autres désirs qui représentent de nouveaux possibles.

J’ai constaté que la démarche était plutôt difficile pour les anciens élèves que je sollicitais pour un entretien. Ils adhéraient en apparence au projet de recherche que je leur présentais comme le moyen pour moi de mieux comprendre leur parcours d’ancien « décrocheur » en reprise d’études. Ils se déclaraient prêts à y participer. Mais la plupart d’entre eux ne se sont pas présentés au premier rendez-vous, sous des motifs très variés qui avaient assez l’apparence d’actes manqués. Il a fallu plusieurs prises de rendez-vous avant que l’entretien ait effectivement lieu. Tous m’ont dit qu’évoquer leur parcours, même s’il a été, au bout du compte, couronné par un succès au baccalauréat, restait une épreuve psychologique. Il a été surprenant pour moi de constater que, malgré un certain nombre d’années écoulées et en dépit d’une réparation narcissique et d’une insertion sociale réussie, des aspects de leur histoire personnelle et, en particulier, l’époque de leur déscolarisation demeuraient sources d’une grande souffrance. Cela m’a conduit à réfléchir sur les résistances à l’entretien biographique lui-même et à mettre en évidence certaines conditions favorables au dépassement des réticences des élèves.

3.4. DES CONDITIONS EMPIRIQUES : ALLIANCES FAVORABLES À L’ENTRETIEN ET LEURS LIMITES

Je n’ai pas décidé des élèves avec lesquels j’ai fait un entretien. J’ai plutôt saisi les opportunités que certaines situations m’offraient d’entrer dans ce type d’échange. Je ne voulais pas me servir de ma position d’autorité pour les inciter à accepter un entretien. J’ai attendu qu’ils s’ouvrent d’eux-mêmes pour leur proposer ensuite un entretien formalisé. Il se trouve que ce sont mes anciens référés avec lesquels j’avais déjà commencé à construire un lien rendant possible un échange sur leur histoire et un certain degré d’intimité, qui se sont prêtés le plus aisément aux entretiens. Ceux qui n’étaient pas d’anciens référés ont eu beaucoup plus de difficulté à y rentrer. Malgré un accord donné et un rendez-vous posé, ils ont fui les entretiens ou les ont fait avorter d’une manière ou d’une autre, à quelques exceptions près. Ce n’est pas surprenant, puisque la nature et la fonction de la référence c’est de construire un lien de personne à personne, instituant une confiance, au sein duquel l’enseignant témoigne avant tout d’une capacité d’écoute et fait preuve d’attention à l’égard des difficultés personnelles du jeune et de son vécu en général. Mais si le lien de référent à référé de l’ordre de l’alliance se démarque très nettement de la relation de professeur à élève fondée sur une autorité institutionnelle, elle a aussi ses propres limites puisqu’elle peut susciter un lien affectif, source de confusion entre les deux individus, handicapant pour la communication. L’élève peut chercher à satisfaire les attentes de celui qui a été son référent et développer un discours de complaisance qui ne satisfait pas davantage aux exigences de la recherche. Les dimensions transférentielles et contre-transférentielles (Devereux, 1980) qui témoignent des projections inconscientes présentes aussi bien du côté de l’enquêté que de celui du chercheur et des réactions qu’elles suscitent en chaque interlocuteur ne manquent pas d’agir sur l’interaction en produisant des distorsions auxquelles il faut être attentif.

4. REVENIR SUR LA DÉMARCHE MÉTHODOLOGIQUE ET ÉTHIQUE DES ENTRETIENS : QUEL BILAN?

4.1. SORTIR DES STÉRÉOTYPES RELATIFS AU DÉCROCHAGE, SOURCE DE STIGMATISATION

Tout en m’intéressant au vécu du décrochage, j’ai ouvert le champ des questions sur l’histoire très générale de leur parcours scolaire et sur le récit qu’ils en font, c’est-à-dire sur leur biographisation scolaire. En travaillant avec eux à leur biographisation scolaire, il a été possible de repérer des éléments de construction identitaire qui ne subissant pas le prisme déformant du décrochage, échappent aux stéréotypes et permettent de valoriser leur réalité existentielle. Je me suis attachée, avec eux, à configurer leur rapport au savoir, à préciser leur représentation de l’apprentissage, en essayant de saisir des métaphores créatrices qui ouvrent sur une conception singulière. La mise en intrigue articule le mouvement successif des événements et le mouvement réflexif de leur compréhension (Ricoeur, 1983) en donnant sens et orientation à l’expérience vécue. S’opérant dans la narration, elle peut prendre des formes multiplies. La mise en intrigue qui a lieu dans les entretiens porte, en définitive, davantage sur le rapport des jeunes à la formation et au savoir que sur leur expérience scolaire. Même si leur rencontre avec l’école est une étape incontournable de leur narration, leur biographisation scolaire s’inscrit dans la biographisation plus globale de l’apprentissage formatif.

Le détour de la biographisation du parcours scolaire permet aussi d’interroger indirectement leur expérience au MLS à partir de perspectives plus larges qui imposent un autre mode de réflexivité. J’ai voulu éviter, autant que possible, l’écueil maintes fois constaté du récit hagiographique brossant un portrait idyllique de la structure de raccrochage et du temps qu’on y a vécu, portrait d’une grande utilité quand il s’agit de convaincre les politiques, mais peu éclairant pour la recherche. En effet, le jeune tend à répéter un discours convenu sur le MLS, débordant d’une reconnaissance qui rend impossible une distanciation critique. J’ai néanmoins fait en sorte que les élèves puissent effectuer, dans le cadre formel de l’entretien, un bilan de leur expérience de rescolarisation. Pour les anciens élèves, cela ne posait pas de difficulté. Concernant les élèves encore scolarisés, un entretien a toujours eu lieu en fin d’année, dans le cadre d’un bilan leur permettant de jeter un regard rétrospectif sur le chemin parcouru, qu’ils restent l’année suivante ou qu’ils quittent le MLS.

Parfois, je n’ai pas hésité, lors de certains entretiens, à partir d’une question d’ordre thématique qui me semblait pouvoir éventuellement éclairer d’une façon pertinente leur rapport à l’école et constituer une porte d’entrée suggestive sur leur problématique d’ancien décrocheur en situation de raccrochage qui leur permette de sortir de représentations d’eux-mêmes qui les enfermaient dans des éléments de langage porteurs de la conviction de leur handicap socio-culturel (Charlot, 1997).

Le travail d’entretien a permis de proposer une nouvelle approche, plus fine et plus réaliste, du profil de ces élèves victimes de tout un ensemble de préjugés aux lunettes grossissantes et de parti-pris idéologiques déformants. L’exploration des situations individuelles a favorisé l’émergence d’éléments d’analyse permettant d’éviter l’écueil de la stigmatisation, de mobiliser les ressources du sujet et, ainsi, de contribuer au développement de son pouvoir d’agir. Il m’a semblé intéressant de m’appuyer sur l’approche de Lévine et Moll (2001) concernant la socialisation construite, en premier lieu, dans la famille et, dans un second temps, à l’école. Ces dimensions de socialisation endogamique et exogamique sont à l’origine d’épreuves variées, en interaction les unes avec les autres et qui ont des incidences dans l’un et l’autre des mondes auxquels elles renvoient. J’ai tâché de respecter le principe de l’écoute tripolaire qui présuppose d’être attentif et de donner place aux trois pôles distincts de la dynamique psychique de l’individu : sa partie accidentée qui témoigne des incidences des épreuves vécues sur sa construction psychique, la réaction à cette partie accidentée qui est constituée par l’ensemble des défenses mises en œuvre pour se protéger contre les failles narcissiques qui en résultent et garder la face dans les interactions sociales, et la partie intacte avec laquelle on va pouvoir faire alliance pour la compréhension et la réparation des deux autres parties dans une dynamique de conscientisation et d’encapacitation.

4.2. CONSTRUIRE UN DISPOSITIF D’ÉTAYAGE DE LA SUBJECTIVATION

La dimension d’intervention dans l’entretien consiste à rendre possible moins « l’accès à la subjectivité que l’étayage de la subjectivation » (Roche, 2007, p. 172). Il faut entendre ici la notion de subjectivation comme l’effort réflexif de l’individu pour se reconquérir comme sujet en prenant conscience des processus d’assujettissement (Foucault, 2001) qui le déterminent et s’en libérer en se donnant une forme autonome.

Mettre en valeur la notion d’étayage suppose le prise en compte de la médiation d’un accompagnant qui soutient un processus à l’œuvre en l’accompagné de l’ordre d’un apprentissage et d’une transformation qui constituent, l’un et l’autre, les moments d’une conquête de soi, caractéristique de la subjectivation. Le retour réflexif sur la recherche fait apparaître différentes dimensions relatives à la notion d’étayage (Bruner, 1983) mobilisées dans les entretiens.

L’accompagnement du chercheur dans le processus de subjectivation se manifeste d’abord dans la fonction d’enrôlement qui consiste à susciter et à soutenir l’intérêt du sujet par rapport à l’effort de mise en mots de soi. Emile, élève poli et insaisissable, jamais contrariant, demeurait fuyant et esquivait toute forme de communication qui l’impliquait à titre personnel. Dans le cadre du cours de philosophie qu’il ne fréquentait d’ailleurs pas assidûment, il a proposé comme sujet de la réflexion collective la question de l’engagement. Il s’est exprimé en disant qu’il avait eu le sentiment de ne pas être capable de s’engager véritablement dans des revendications sociales alors même qu’il trouvait les causes justes et qu’il avait envie de les défendre. Après le cours, je lui ai dit que je pensais que cette question de l’engagement ne concernait pas seulement son action de citoyen. Je considérais qu’il y avait aussi un lien à faire avec la question de son raccrochage. Nous pouvions en discuter s’il le souhaitait dans le cadre d’une participation à mon travail de recherche. Je lui ai immédiatement proposé de lui donner à connaître mon parcours de formation dont j’avais fait le récit dans une logique de don contre don (Mauss, 2007). Cette idée d’échange lui a beaucoup plu et c’est à l’issue de la lecture de ma narration qu’il a donné son accord pour un premier entretien de discussion autour de ce qui l’avait intéressé et questionné en rapport avec sa propre expérience. Cette rencontre initiale a rendu possible son engagement dans la recherche à travers tout un ensemble d’échanges autour de sa trajectoire biographique. Dans la situation d’entretien avec Emile, apparaît aussi une seconde dimension de l’étayage qui consiste à proposer des modèles de références pour permettre à l’enquêté d’oser se risquer à l’écriture de soi, en faisant l’expérience de l’hétérobiographisation, processus subjectif par lequel « nous nous approprions (le récit de l’autre) au sens de nous le rendre propre, de nous y comprendre nous-mêmes » (Delory-Momberger, 2014, p. 155) sans nous aliéner à la forme qu’il a prise en lui octroyant une valeur d’expertise mais dans un effort de reconnaissance singulière de soi à soi par soi. C’est par la confrontation avec le processus de subjectivation d’un autre, celui du chercheur, et avec les procédures personnelles qu’il a utilisées pour opérer le travail de configuration de soi dans la narration de soi que l’enquêté s’ouvre un chemin singulier pour produire un récit dans lequel il advient en tant que sujet.

Savoir orienter le travail d’élaboration de l’enquêté, c’est-à-dire s’assurer qu’il ne s’écarte pas du but assigné de l’entretien, relève aussi de la démarche d’étayage de la subjectivation. La vigilance dans la fonction d’orientation s’est particulièrement manifestée dans l’attention aux éléments de discours qui pouvaient conforter l’identité négative du décrocheur en mettant en avant les déficiences et les manques. La figure centrale que présente le récit de Pierre c’est celle de l’exil. Exil géographique d’abord : ses parents ont quitté leur région natale pour s’installer à Bagnolet, banlieue à distance du centre, et les membres de sa famille dont il est proche sont loin, vers le Sud, les régions chaudes. Exil social, ensuite, puisqu’il nous raconte l’histoire d’un déclassement : il avait droit au savoir scolaire, aux études ouvrant sur le diplôme et le maintien au moins dans la classe sociale représentée par le lignage paternel, c’est-à-dire dans la petite bourgeoisie cultivée. Mais il a échoué et il est déchu ; il se retrouve, à plus de 25 ans, sans place dans la société et sans diplôme. Exil psychologique, puisqu’il a dit littéralement qu’il avait « perdu son nom », or le nom désigne l’identité la plus primaire, fondatrice et originelle, qui fait rentrer dans la communauté des hommes. Exil cognitif, enfin, puisqu’il se sent coupé du savoir qu’il désire. Il ne cesse d’évoquer ses lacunes et ses manques comme un déficit de savoir indéfiniment à combler. Il ne sait jamais assez pour avoir le sentiment de savoir. Il est comme le tonneau percé des Danaïdes : il ne peut se remplir de savoir. Pierre, s’identifiant à l’enseignant qui l’a antérieurement jugé, a fait sien le handicap socio-culturel dont Charlot (1997) dénonce l’usage essentialisant. Le travail d’entretien, qui a lieu en parallèle avec une psychothérapie, a consisté à maintenir le cap d’une réévaluation de son parcours qui lui a permis d’avancer conjointement dans la reconquête de son identité et dans la prise de conscience de ses acquis et de son potentiel d’affirmation singulière : « Parler avec toi, ça me permet quelque part d’approfondir le rapport que j’ai avec l’enseignement… j’ai besoin de traces, ça me permet d’approfondir mes relations avec l’enseignement et avec le MLS. Ça me permet d’éclaircir des malentendus. J’étais désarmé pour défendre mes intérêts… Ça me permet de voir que je n’étais pas si nul que cela ». Ce travail de configuration de soi par le récit dans l’interaction avec le chercheur lui a permis de s’armer pour faire face aux défis de l’existence sociale en se réappropriant sa dimension de sujet. Dans le cadre des entretiens avec Pierre, une autre dimension de l’étayage a été bien souvent convoquée. On peut remarquer d’ailleurs qu’elle a été presque quasiment toujours présente dans les différentes situations d’entretien dont j’ai pu faire l’expérience dans cette recherche. Le contrôle de la frustration permet d’éviter que les difficultés rencontrées dans le travail d’élaboration du récit de soi et, en particulier, la réactivation des souffrances associées au parcours personnel et scolaire de l’enquêté ne suscitent un sentiment de démotivation et une angoisse qui entrainent la suspension, voire l’arrêt, du processus de subjectivation.

Dans le travail d’étayage de la subjectivation, s’affirme progressivement l’intention de désétayage, processus par lequel le chercheur, accompagnant et soutenant la dynamique d’élaboration du sujet narrateur de lui-même, se désengage pour que l’enquêté advienne à lui-même passant du statut d’agent, source d’informations pertinentes dans le cadre de ses réponses aux attentes du chercheur, à celui d’acteur collaborant à un projet de recherche au sein duquel il prend des initiatives, pour, enfin, devenir auteur de lui-même en s’appropriant une démarche de récréation de son histoire et de son avenir, productrice de savoir aux effets émancipateurs. Les positions s’égalisent, actualisant ainsi la symétrisation potentielle, caractéristique de l’entretien de recherche biographique, entre chercheur et enquêté. Est ainsi consacrée la dimension de co-construction de l’espace de la rencontre.

4.3. LES INCIDENCES DU DISPOSITIF D’ENTRETIEN SUR LE CHERCHEUR

Accompagner l’enquêté dans l’entretien n’a pas seulement consisté à recueillir sa parole mais a porté aussi son attention sur la façon dont il se pense à travers sa mise en mots. Dans le travail de reformulation et de reprise du récit dans les questions de relance, il s’est agi de favoriser le « mouvement par lequel (l’individu) nie, détruit puis recompose sans cesse ce qui le présuppose, le détermine (dans l’espace social) » (Roche, 2007, p. 163). Faire en sorte de susciter et d’entretenir en l’autre une dynamique de déplacement à l’égard des représentations sociales subies, de changement de perspective sur soi autorisant le dépassement des discours réducteurs qui enferment dans le texte public, souvent malheureusement nécessaire dans les espaces de domination mais source de souffrances dans le rapport à soi, m’a rendue vigilante à l’égard du processus subjectif qui s’opérait parallèlement en moi. Il m’a fallu soutenir de mon côté ce travail de subjectivation sans lequel je ne pouvais jouer ma fonction d’étayage dans le cadre des interactions avec les enquêtés. Il convenait que je porte mon attention sur les formes d’assujettissement qui étaient les miennes et que les paroles des enquêtés pouvaient convoquer dans une sorte de retournement si caractéristiques des interactions humaines, me mettant au défi de reconnaître mes propres aliénations pour les élaborer. Bien souvent, le surgissement d’une souffrance, conçue comme la marque de l’identité négative et l’indicateur d’un étiquetage, a donné lieu, soit à un temps d’arrêt de l’entretien, soit à une suspension provisoire de l’échange sur la thématique problématique pour permettre au chercheur et à l’enquêté de trouver les ressources psychiques pour se reprendre et reprendre le récit.

La démarche d’interprétation mise en œuvre (Dubar & Demazière, 2004) consiste à questionner les catégories naturelles de l’élève en situation de raccrochage, en étant vigilant aux effets des catégories officielles, c’est-à-dire du texte public, qui, dans ce contexte spécifique, concerne les représentations institutionnelles et sociales du décrochage et les normes qui en découlent et qui sont rendues explicites à travers la formulation d’injonctions adressées au public vulnérable et précaire des décrocheurs. C’est à condition d’avoir contourné l’écueil des catégories officielles qui tendent à prédéterminer certaines au moins des catégories naturelles des sujets interviewés et à influencer la construction inductive des catégories théoriques que j’étais en capacité d’opérer, en tant que chercheur et en intelligence avec les élèves concernés par les entretien, la reconstitution de leurs logiques pratiques en tant qu’acteurs sociaux. Sont ainsi requises des conditions que les modalités particulières de mon entrée en recherche ont permis de mettre en œuvre. Si je me suis inscrite dans une démarche de recherche du fait de l’émergence d’un point de vue critique sur les politiques publiques de prise en charge du décrochage, mon activité de praticienne m’imposait de suivre les prescriptions qu’elles promouvaient. Je me suis, ainsi, trouvée en situation d’expérimenter, comme les élèves, une position subalterne qui entretenait un texte caché et dont les conduites de résistance relevaient elles aussi d’un infrapolitique. Accompagner les élèves dans l’entretien et dans son analyse en questionnant leurs catégories naturelles m’a permis de clarifier et d’approfondir ma réflexion critique sur les catégories officielles par un travail de conscientisation en lien avec la mise à jour de mon propre texte caché. En effet, je ne pouvais pas conduire le travail de théorisation des catégories sans prendre conscience, formuler et donc révéler mon texte caché qui contenait les éléments critiques non explicités à l’origine de mon engagement dans la recherche. Ce processus de subjectivation s’est fait au contact des élèves, dans les interactions que j’ai développées avec eux.

5. CONCLUSION

Dans une société où les individus effectuent des expériences d’apprentissage plurielles et des expériences sociales diversifiées, du fait de ruptures, de délocalisations, de renouvellement, les trajectoires de la formation ne peuvent plus rentrer dans des catégories générales et communes. « Elles se singularisent dans des histoires individuelles qui travaillent et s’incorporent chacune à leur façon les apports extérieurs et les expériences propres » (Delory-Momberger, 2003, p. 5). La démarche d’entretien conduite dans la recherche s’est intéressée à la trajectoire subjective du raccrochage scolaire qui constitue un exemple de ce processus de singularisation. Comprendre le raccrochage scolaire présuppose la prise en compte des modalités et des processus par lesquels les jeunes en reprise d’études biographisent leur expérience scolaire dans ses différents aspects et l’inscrivent dans leur histoire singulière. L’analyse des entretiens, reprise avec les élèves interviewés, s’est préoccupée de leur expérience de l’école sous ses formes plurielles ainsi que de leurs représentations des activités et des objets scolaires en prenant en compte le contexte plus général et diversifié de leur socialisation, source d’autres formes d’apprentissage. Le travail interprétatif a permis de mettre en évidence comment ce vécu et ces représentations structurant leur rapport à l’apprentissage et à la connaissance, contribuent à leur figuration biographique et au projet qu’ils ont d’eux-mêmes, dessinant ainsi les contours de la logique subjective à l’œuvre dans leurs pratiques sociales. Les deux étapes du dispositif d’entretien, le temps de la construction du récit et de son interprétation, ont été pensées pour favoriser et accompagner la dynamique de subjectivation des élèves interviewés, inséparable d’un déplacement subjectif, d’un processus de dé-assignation (Badiou, 1982) qui contribue à mettre à distance l’étiquetage propre aux identités négatives et le texte public participant à la structuration du récit qu’ils font d’eux-mêmes. Le retour réflexif sur le dispositif d’entretien en tant que production et système d’interprétation de récit, s’opérant dans une dynamique de co-construction avec les jeunes interviewés, montre, d’une part, la symétrisation des positions entre chercheur et enquêté à l’égard de la quête de connaissance et, d’autre part, la réciprocité du processus de subjectivation comme conquête d’un soi devenu capable d’interroger les dimensions assujetties de sa subjectivité. Si le dispositif d’entretien constitue un espace non seulement d’intervention mais plutôt de co-transformation d’acteurs sociaux, il se heurte à certaines limites. Les dimensions transférentielles et contre-transférentielles peuvent agir sur les élèves interviewés en questionnant leur libre-arbitre et les intentions qui sont les leurs dans le travail d’investigation qu’ils mènent avec le chercheur lui aussi mis en demeure de réfléchir sur ses motivations, puisqu’il engage les jeunes dans une démarche difficile de confrontation à leur passif, non sans coût psychologique dont témoignent les enjeux émotionnels de l’entretien.

RÉFÉRENCES

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Notes

1Établissement de l’Éducation Nationale, il a été créé en 2000 à l’initiative d’un groupe d’enseignants concernés par le devenir des décrocheurs de lycée. Structure expérimentale, il fonctionne en relative autogestion et selon le principe de la collégialité, autour d’une équipe éducative, responsable des choix organisationnels et pédagogiques. Une centaine de jeunes de 17 à 25 ans y sont scolarisés.

2Voir les travaux de Janne Bromseth, relatifs à la pédagogie critique de la norme (Pereira, 2017).

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