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Etnográfica

versão impressa ISSN 0873-6561

Etnográfica vol.24 no.3 Lisboa out. 2020

https://doi.org/10.4000/etnografica.9461 

ARTIGO ORIGINAL

 

Devenir « libre » grâce au logement social ? Appropriations bushinenguées à Saint-Laurent-du-Maroni (Guyane)

Becoming "free" thanks to social housing? Maroon appropriations in Saint-Laurent-du-Maroni (French Guiana)

 

Clémence Léobal*

* Université de Nanterre, France E-mail: clemence@leobal.eu

 

RÉSUMÉ

Dans cet article, j’analyse les appropriations du logement social par les classes populaires bushinenguées à Saint-Laurent-du-Maroni, en montrant comment les enjeux du gouvernement de la maison sont étroitement liés aux modes de gouvernement étatiques. Pour leurs occupants, les logements sociaux matérialisent une ascension sociale et une intégration urbaine, voire une émancipation conjugale pour les femmes : ce « changement de vie » leur permet de devenir « libres » (frey). Les habitants réalisent des marquages de l’espace extérieur et/ou intérieur et revendiquent l’aménagement du quartier. Les aménagements qui leur sont apportés font l’objet d’une dénonciation de la part des autorités françaises, selon des frontières de classe, race et nationalité. Les enjeux de « gouvernement de la maison » mêlent donc indissociablement les rapports de pouvoir internes au groupe de parenté et au couple, et les tensions entre habitants bushinengués et administrations françaises du logement.

Mots Clés: appropriations du logement social, configurations de maisons, parenté, Etat, bushinengués, Guyane

ABSTRACTS

In this article, I analyse the appropriations of social housing within maroon working classes in Saint-Laurent-du-Maroni in French Guiana. I show that issues of power within the house are intricately linked to state governing modes. For their occupants, social housing materializes social ascent and urban integration, or marital emancipation for women: this “change of life” allows them to become “free” (frey). The residents mark the exterior and/or interior space and claim the development of the neighbourhood. The adjustments they make are denounced by the French authorities, along class, race, and nationality boundaries. The issues of “house government” therefore inextricably combine the power relations within a kinship group or a couple, and tensions between inhabitants and French authorities.

Keywords: appropriations of social housing, configurations of houses, kinship, State, maroons, French Guiana

 

« Ici, c’est l’Europe ! » Ainsi s’exprimait Julia, au jour de son relogement dans les nouvelles barres de logements sociaux de Saint-Laurent-du-Maroni. L’énoncé est paradoxal : il est émis en pleine Amazonie, dans une ville de Guyane frontalière avec le Suriname. Certes, la Guyane, en tant que collectivité française d’Outre-mer, appartient administrativement à l’Union Européenne. C’est toutefois sa fierté que Julia exprimait alors : une fierté d’accéder au confort de la vie avec eau courante, mais aussi à un statut social plus élevé, tant du point de vue de sa position au sein des rapports entre les groupes sociaux qui composent la ville que des rapports au sein de son réseau de parenté.

L’heureuse attributaire de ce logement social est originaire de l’amont du Maroni, et s’identifie comme Ndyuka, l’un des groupes bushinengués, des descendants d’Africains déportés en esclavage qui ont marronné, et qui vivaient sur l’amont des fleuves surinamais et guyanais depuis le XVIIIe siècle (Price 1973 ; R. Price et S. Price 2003 ; Moomou 2015 ; Cunha 2018). Ils peuvent être de nationalité française ou surinamaise. Encore récemment, ces groupes transfrontaliers étaient catégorisés comme des « populations primitives » par l’État français : depuis les années 1980, ils sont désormais explicitement renvoyés à leur statut d’étrangers surinamais dans les discours des agents administratifs et des médias dominants – bien qu’une partie importante d’entre eux aient la nationalité française. Ils forment une majorité numérique dans la ville, mais une minorité politique, par contraste avec des classes moyennes blanches et créoles qui dominent la vie politique et économique.[1] Ce contexte postcolonial d’un département français d’Outre-Mer, où une majorité numérique est infériorisée selon des hiérarchies de classe, race et nationalité, peut être rapproché de la « situation coloniale » décrite par Georges Balandier (1951).

Les habitants des classes populaires saint-laurentaises, comme Julia, sont nombreux à -avoir fait l’expérience d’un déménagement d’une maison en bois à un logement étatique en dur. Saint-Laurent-du-Maroni croît très rapidement : la population est passée de 8000 à 45.000 habitants en 30 ans. Elle a notamment connu l’afflux d’habitants bushinengués, qui sont désormais engagés dans un processus d’urbanisation, comme ailleurs en Amazonie (Campbell 2015). En réponse à la « crise du logement » diagnostiquée par les autorités françaises, des dizaines de lotissements ont vu le jour ces dernières années, tandis que les quartiers de maisons en bois, construites par des artisans non déclarés, s’agrandissent.

Les logements sociaux, construits selon des modèles standardisés en béton sont parfois décriés comme étant des « prisons », que ce soit par des acteurs de l’urbanisme ou encore par des habitants refusant de quitter leurs maisons en bois pour y emménager. Toutefois, un grand nombre de personnes s’inscrivent sur les longues listes des bailleurs, en l’absence de possibilité financière d’accéder à des terres constructibles. Une partie d’entre elles finissent par emménager dans ces logements, parfois avec bonheur comme c’est le cas de Julia, citée précédemment. Que signifie, pour des habitants bushinengués des classes populaires, ce passage du bois au béton ? La maison est étroitement liée aux personnes qui l’habitent et son appropriation met en jeu la construction personnelle des habitants (Carsten et Hugh-Jones 1995). La matérialité des murs de la maison reflète des enjeux sociaux, si l’on porte l’attention sur la signification symbolique de la maison (façade et intérieur). Quelles transformations des modes de vie sont impliquées par le passage d’espaces habités incluant des extérieurs domestiques, au logement social collectif et locatif ? Comment les déménagements vers une « maison du gouvernement », dite aussi « maison des Blancs » (Bakaa) modifient-ils les équilibres sociaux à l’échelle de la ville, mais aussi à l’intérieur de la famille et du couple ?[2]

Le passage d’une maison en bois à un logement social transforme les rapports de pouvoir au sein des groupes de parenté qui habitent la maison. Ces rapports de pouvoir de sexe, d’âge et de positions au sein des configurations résidentielles sont qualifiés de « gouvernement de la maison » (L’Estoile et Neiburg 2020). Loin d’une analyse qui isolerait la maison des rapports sociaux plus larges à l’échelle de la ville, je cherche à montrer comment ces relations au sein du groupe des occupants sont étroitement liés aux rapports de pouvoir entre les groupes sociaux à l’échelle de la ville ou du pays, et aux régulations étatiques. D’un côté, les politiques publiques ont des effets directs sur les conditions de vie des habitants, imposant des matériaux et des formes à leur espace de vie, ainsi que des localisations plus ou moins périphériques dans l’espace urbain ; de l’autre, les habitants peuvent se saisir des opportunités ouvertes par l’accès au logement social pour reconfigurer leur position au sein du groupe de parenté.

J’analyserai les formes d’appropriation des logements sociaux en comparant le cas des logements pavillonnaires, les sité, et celui des logements collectifs, dits batiman.[3] L’accès au logement social constitue une ascension sociale à l’échelle de la ville : des marquages de l’espace qui expriment la fierté d’accéder à une forme de « liberté ». Par conséquent, l’accès au logement reconfigure les logiques internes au « gouvernement de la maison », et permet un repositionnement au sein de la parenté et du couple, dont les configurations résidentielles complexes sont traversées par des rapports d’âge, de genre et de classe. Enfin, les usages que les habitants font des logements sociaux, et leur intégration dans des modes de vie transfrontaliers, entrent en conflit avec les injonctions des autorités locales et des bailleurs sociaux, soit du fait des attentes déçues des habitants, soit du fait des interprétations des agents administratifs.

La maison du gouvernement appropriée : les marques de la « liberté »

L’obtention d’un logement social marque un évènement dans la vie des personnes qui vivaient auparavant dans des maisons en planches, souvent jugées bonnes à démolir par les autorités, ou encore qui cohabitaient avec d’autres générations dans des logements sociaux partagés. L’accès au logement social est très restreint et nécessite des démarches longues et coûteuses (Léobal 2016), d’où la fierté qu’ont les habitants d’y accéder.[4] L’appropriation de ces logements est matérialisée par divers marquages intérieurs et extérieurs, aménagements et décorations qui personnalisent le logement : les possibilités de transformation sont toutefois très différentes selon le type de logement social qui peut être soit pavillonnaire (sité) soit collectif (batiman).

Les reformulations des pavillons : la symbolique du parpaing

Dès lors que l’on sort du centre-ville de Saint-Laurent-du-Maroni, on entre dans des lotissements de petits pavillons alignés le long de routes défoncées. Leur forme générale est standardisée, mais chaque maison est différente : beaucoup ont été élargies, rénovées et décorées d’après les goûts de ses habitants. Ces lotissements de « Logement Evolutifs Sociaux », résultent d’un dispositif de relogement spécifique à l’Outre-Mer français, qui permet aux habitants des classes populaires d’accéder progressivement à la propriété de leur maison et du terrain qui l’entoure, en payant une somme mensuelle.[5] Ces logements pensés comme « adaptés » à l’Outre-mer sont fabriqués en bois. Toutefois, les transformations effectuées par les propriétaires mettent en avant le parpaing : les maisons sont littéralement enrobées de parpaings enduits ou de béton, ce qui leur donne un aspect de « maison en dur » (siton osu). Embellies et décorées, ces façades traduisent l’ascension sociale impliquée par l’obtention d’une telle maison.

Walter et Maleiko sont un couple ndyuka que j’ai rencontrés en 2013 dans le quartier Vampire, dans l’un de ces lotissements pavillonnaires. Cinquantenaires, parents de neuf enfants, ils ont circulé tout au long de leur vie entre Saint-Laurent-du-Maroni, l’amont du fleuve Maroni où se situe le pays ndyuka dont ils sont originaires, et la capitale du Suriname, Paramaribo. Ils s’identifient comme ndyukas, et appartiennent aux classes populaires de la région : Walter travaille dans la maçonnerie et comme chauffeur de taxi, après avoir longtemps travaillé comme piroguier. Il aide également Maleiko dans son activité d’agricultrice, en réalisant les gros travaux de nettoyage et de transport tandis qu’elle plante, récolte et vend sa production. Maleiko fait également du commerce transfrontalier de produits manufacturés. Pour eux, l’obtention de leur sité, longtemps désirée, constituait une ascension sociale.

Avant leur emménagement, ils habitaient dans une maison en bois au bord de la rive du Maroni, dans les quartiers des berges qui ont été démolis par les autorités dans les années 1990. Au moment de la démolition, Walter et Maleiko n’ont pas pu bénéficier d’un relogement car ils n’avaient pas de papiers de séjour. Après sept ans de démarches, ils ont fait une demande de logement social en accession à la propriété, qu’ils ont obtenu rapidement. Ils insistent sur le fait qu’ils ont « acheté » leur maison, pour une somme de 5100 euros : Maleiko a emprunté de l’argent à sa mère pour fournir cette somme, et Walter a fait de nombreux « jobs » pour rembourser. Au terme des paiements mensuels, ils sont devenus propriétaires de cette maison. Ce pavillon a donc été obtenu chèrement, après de nombreuses difficultés.

La décoration extérieure de la maison est réalisée avec un soin spécial : cela reflète la personnalité de ses occupants et leurs rêves (Villanova, Raposo et Leite, 1994). La façade est un élément symbolique, personnalisé, comme l’a remarqué James Holston (1991) à propos de maisons auto-construites au Brésil. Quand Walter et Maleiko ont emménagé, ils ont réalisé des ajustements, des agrandissements et des améliorations du logement. Walter a mis à l’œuvre ses compétences dans le bâtiment, mobilisant ses « capitaux techniques » (Gollac 2013). Ils ont radicalement transformé leur maison, dont le modèle original en bois n’est plus reconnaissable : tout autour du logement initial, ils ont construit une terrasse fermée par un muret et une grille en fer forgé.[6] Elle est surmontée de feuilles de tôles qui prolongent le toit initial en lui donnant une forme incurvée. La façade apparait comme celle d’une maison en dur. Walter et Maleiko valorisent le résultat de leurs aménagements de béton comme « beau ». Leur maison, comme beaucoup d’autres du voisinage, est en outre personnalisée avec des décorations en plâtres, des animaux ou encore des piliers surmontés de chapiteaux (figure 1). Ces sité métamorphosées reflètent l’investissement personnel dans ces maisons désirées.

 

 

 

 

À l’échelle du quartier, l’appropriation passe aussi par les luttes pour des équipements collectifs. Ces nouveaux lotissements créés – le terme de sité désigne par extension le quartier – étaient largement dépourvus de services urbains : l’appropriation de ces logements est d’abord passée par une lutte pour l’équipement du quartier auprès des autorités publiques. À sa création, le lotissement de Vampire ne comportait ni école, ni équipement public, ni commerce. En 1997, les habitants de Vampire ont bloqué la route à trois reprises pour obtenir qu’elle soit asphaltée. Chokoto Afonsoa, qui a participé à ce mouvement, relie la question de l’asphalte à celle du transport scolaire. Il s’agissait pour elle d’envoyer ses enfants à l’école du centre-ville. Des écoles ont par la suite été créé sur place. La mobilisation des habitantes s’est ensuite poursuivie pour l’équipement du quartier et sa connexion avec le centre-ville. Chokoto Afonsoa s’est ainsi battue pour la construction d’un terrain de foot, de basket, une piscine, pour les enfants, « pour que Vampire soit une sité qui ait tout, parce que bientôt Vampire va devenir une grande ville, où on a droit à tout comme les autres quartiers ».[7] Elle revendiquait alors l’accès aux équipements urbains en termes de droit, marquant une socialisation au vocabulaire français. La relégation en périphérie urbaine est jugée indigne par les habitants qui revendiquent l’égalité d’accès aux services urbains (école, transports, commerces, hôpitaux), et négocient l’équipement progressif des quartiers.

 

 

Le cas des sité illustre la « reformulation architecturale » des logements sociaux en fonction de dispositions à habiter (Pinson 1992 : 13). Les habitants évoquent le sentiment d’être « libres » (frey) qu’ils ont éprouvé en s’installant dans un logement pourvu d’eau et d’électricité. Cette dimension est exprimée de manière plus manifeste encore au moment de l’emménagement dans un batiman.

La distinction par le confort : aménager l’intérieur du batiman

Ces dernières années, de nombreuses barres de logements sociaux locatifs ont été construites par les autorités, qui ont abandonné l’idée des pavillons. Ces batiman sont très standardisés, et se ressemblent tous, qu’ils soient sous forme collective (petits immeubles) ou sous forme horizontale (maisons partagées en appartements) – là encore, le terme de batiman se réfère au logement individuellement, mais aussi par extension à l’ensemble du quartier. Ils sont rutilants, flambants neufs, et desservis par de belles routes asphaltées. Dans ce cas, les appropriations de l’espace sont moins visibles que dans les sité : les aménagements apportés sont davantage intérieurs qu’extérieurs (Raymond 1984).

Au terme de longs mois de recherche, Julia a enfin trouvé un batiman. Cette mère de cinq enfants, âgée de 39 ans au moment de mon enquête, habitait depuis onze ans dans un endroit « provisoire », dans l’attente d’un relogement par les autorités qui avaient expulsé les habitants de leur précédent emplacement. Lassée de ses conditions de vie, elle espérait beaucoup de ce logement social. Il doit lui permettre de réaliser ses rêves, de devenir « libre » (frey) : ce terme est prononcé, non pas en ndyuka mais en sranan tongo, la langue du littoral surinamais, qui connote évoque la modernité et l’urbanité. Julia associe à la vie en batiman de nombreuses valeurs positives comme la liberté, la tranquillité, la propreté, la beauté, la dureté de ces logements construits par des entreprises. Elle trouve que son project est « joli ». Le batiman de Julia se trouve dans un ensemble de sept immeubles. Le terme de project qui désigne la résidence est une insertion du néerlandais pour « projet ». Ce choix linguistique dénote une volonté de souligner l’attractivité de ces constructions (Migge et Léglise, 2013). Les quartiers avoisinants sont beaucoup moins denses, moins hauts, moins espacés, et moins rutilants de nouveauté, d’où la fierté des habitants à habiter ce project. Julia et voisins se plaignent ainsi des enfants du voisinage qui viennent y jouer : « il faudrait mettre des portes et un code, comme dans la résidence route de Saint-Maurice ». Ils comparent ce faisant leur nouvelle résidence à une résidence privée qui accueille les classes moyennes de la ville : comme les habitants relativement aisés des HLM des années 1960 (Chamboredon et Lemaire, 1970), ils cherchent à se distinguer des classes populaires avoisinantes.

 

 

A l’échelle urbaine, les habitants gagnent en liberté de déplacement. Ce sentiment de « liberté » renvoie aussi à la fierté d’avoir obtenu une vraie place dans la ville. Les habitants font usage des « opérateurs de domestication » que sont l’architecture et les techniques telles que la salle de bain, les toilettes, la gazinière (Béguin 1977). L’ascension sociale est mesurée par comparaison aux quartiers de pangas (maisons en planches) voisins. Julia, du fait de son déménagement, est désormais pleinement intégrée au lotissement, par un au réseau viaire asphalté, contrairement à son ancienne maison qui se trouvait au bord d’un chemin en latérite rouge et collante. Ses filles peuvent désormais aller au collège, sans tacher leur uniforme de boue. Elles n’ont plus les contraintes de leur maison en planches, tels que les problèmes d’eau potable, d’inondation, ou encore d’éclairage. C’est donc un grand changement pour toute la famille : ses enfants peuvent enfin faire leurs devoirs tranquillement, à la lumière éclatante des néons, et se projeter dans des projets d’études. Cette ascension sociale est également exprimée en termes ethnicisés, par opposition à leur ancien quartier stigmatisé comme « bushinengué ». Tandis que ses filles croient un instant que « même des Blancs » habitent ici, en voyant passer une voiture de l’hôpital, Julia espère sortir de la ségrégation qui a marqué son parcours résidentiel jusque-là. Elle souligne la diversité d’appartenance de ses voisins qui ne sont pas tous Ndjukas, mais aussi Saamakas ou Haïtiens, pour exprimer l’ascension sociale qu’elle a réalisée.

Elle s’approprie son logement en transformant ses pratiques de consommation et son style de vie, orienté vers un nouveau statut social auquel elle aspire. Ces pratiques font l’objet d’un investissement financier et symbolique en ce qu’elles sont à la fois classées et classantes (Bourdieu 1979). L’accès au logement comporte un potentiel distinctif souligné par ces efforts pour l’aménagement des intérieurs. Beaucoup de soin et d’argent sont placés dans la décoration intérieure et l’ameublement, notamment celui du salon. À logement neuf, mobilier neuf. Elle a récupéré certains de ses meubles, mais racheté un téléviseur à écran plat, un grand canapé d’angle, un réfrigérateur, une gazinière, mais aussi des rideaux ; elle a décoré les murs avec des dessins imprimés ou un vase de fleurs séchées. Tous ces achats montrent sa bonne volonté culturelle à se conformer au style de vie qu’elle associe à ce type de logement.

Ces achats sont encouragés par les institutions et le marché. Ses choix sont guidés par l’offre en décoration des magasins d’ameublement de la ville, ou des colporteurs qui font du porte-à-porte : ces intermédiaires contribuent à produire les intérieurs ménagers (Gilbert 2017). L’Etat encourage ces achats par des prêts à l’installation dans le logement via la Caisse d’Allocations Familiales. Julia, qui vit des prestations sociales, peut acheter à crédit pour plus de 1000 euros de meubles, à rembourser avec des mensualités de 27 euros par mois. Historiquement, ces prêts renvoient à une vocation éducative du logement social : depuis le XIXe siècle en France, l’Etat cherche à « faciliter l’investissement affectif du logement par ses occupants » en encourageant sa personnalisation (Bonnet 2015).

Les effets de l’obtention du logement social sur les configurations familiales

L’accès aux « maisons du gouvernement », comme sont appelés les logements sociaux, dénote une ascension sociale. Le logement social représente l’aboutissement d’un désir migratoire qui a amené ces personnes à centrer leur vie à Saint-Laurent-du-Maroni, alors qu’elles sont originaires du pays ndyuka en amont du fleuve, et ont aussi vécu « au Suriname » (c’est-à-dire le littoral du Suriname, le pays ndyuka étant conceptualisé comme un territoire distinct, comme en témoigne cet usage restrictif du terme Suriname). Souvent, elles ont quitté les villages de l’amont pour chercher une vie sans contraintes, notamment l’isolement géographique ou les conflits au sein des groupes de parenté. Elles disent qu’elles ont voulu « changer de vie » en venant en ville : ce terme renvoie également à la conversion vers l’évangélisme, réalisée au moment de leur installation en ville. L’une d’elle explique qu’en venant à Saint-Laurent, elle a voulu tourner le dos à un espace de l’amont chargé en sorcellerie. Ces personnes sont transformées par leur migration en ville, mais restent le résultat de leurs socialisations antérieures. Elles performent leur « identité continuée », largement incorporée et inconsciente (Pina-Cabral 2016). Notamment, elles continuent d’habiter au sein de réseaux de parenté élargis qui constituent leur cadre de référence. Le fait d’accéder au logement social transforme les relations au sein de ces réseaux : il devient une ressource au sein de leur configuration de parenté et de leur couple.

Transformations des sité et reconfigurations familiales

Les sité sont aménagées en fonction des usages que leurs habitants en font. Ils les agrandissent en fonction de leur composition familiale, conformément au caractère « évolutif » de ces logements sociaux spéciaux. Maleiko et Walter ont ainsi élargi leur maison en plusieurs étapes, année après année, avec des parpaings achetés en petites quantités. La création de chambres supplémentaires suit les évolutions de la famille, les naissances de petits-enfants, et les personnes âgées prises en charge. Cette cohabitation entre générations est vue de manière positive par Maleiko : « Je suis habituée à eux, quand ils partiront, tout va s’arrêter ».

 

 

Ces travaux d’embellissement suscitent des conflits dans l’entourage du couple. Selon Maleiko, « quand les voisins ont vu l’agrandissement de notre maison, ils ont arrêté de faire la fête tout le temps et se sont mis à construire aussi ». Ces efforts de décoration reflètent l’investissement dans une maison désirée, mais aussi l’affirmation d’une « bonne vie » au vu et au su du voisinage. Cela a suscité des conflits dans leur famille. Un frère de Walter est venu chez lui faire un esclandre avec ses fils : il accusait Walter de sorcellerie suite au décès de l’un de ses fils – ce qui est qualifiée de jalousie par Walter. Il s’agirait d’une réaction à l’accès à une « maison du gouvernement » magnifiquement agrandie et rénovée : l’ascension sociale matérialisée par l’accès à un logement social, son agrandissement, mais aussi l’achat d’une voiture ou la naissance du dernier enfant du couple expliquaient le sentiment de jalousie du beau-frère. Il existe des phénomènes similaires dans les classes populaires françaises, où l’accusation de sorcellerie envers les personnes engagées dans un processus d’accumulation inégalitaire est un « moyen d’entraver le développement des processus de singularisation biographique » ; inversement, l’accusation de « jalousie » permet de légitimer cette accumulation de capitaux et d’espaces (Terrail 1990 : 30 ; Favret-Saada 1977).

Les améliorations du logement, en tant que marques d’appropriation, sont également un enjeu dans la relation de couple. Au contraire du couple formé par Maleiko et Walter qui sont copropriétaires de la maison, certaines femmes tiennent à avoir leur chez-elle. Une autre habitante ndyuka de Vampire, mère de six enfants et âgée de 42 ans, Chokoto Afonsoa, insiste sur le fait qu’elle est la seule propriétaire du logement en droit comme en pratique. Son conjoint n’est pas mentionné comme propriétaire du logement sur les papiers ; en outre, lors des travaux importants de rénovation qu’elle a effectués, elle souligne qu’il n’a « pas mis un seul parpaing ». Chokoto a financé l’achat des matériaux avec l’argent des allocations familiales et a demandé à son cousin de réaliser les travaux quasiment gratuitement, moyennant quoi il pourra habiter quatre ans dans la maison pendant qu’elle retournera vivre près de chez sa mère dans une maison en planches. Chokoto explique ainsi qu’en cas de séparation d’avec son mari, il ne pourra rien lui demander – elle envisage cette situation dans la mesure où il refuse de quitter son autre femme, dans un contexte culturel polygame.

Le marquage de l’espace réalisé dans les sité dénote ainsi une réussite sociale qui peut permettre d’assoir l’autonomie d’une femme vis-à-vis de son conjoint, ou encore la réussite professionnelle. L’obtention d’un batiman peut permettre également une redéfinition de la position occupée au sein du réseau de parenté ou du couple. Toutefois, les règlementations concernant les batiman, locatifs, ne permettent pas de tels marquages distinctifs.

Le bail comme ressource au sein d’une configuration de parenté

Tout comme pour les sité, l’accès à des batiman désirés par tous suscite des convoitises. Julia a été fréquemment malade après son emménagement et a fait plusieurs séjours à l’hôpital. Elle attribue cela au fait qu’il y avait tellement de gens qui voulaient ces maisons qu’ils les ont ensorcelées au hasard, notamment des haïtiens, considérés comme dangereux. Certains locataires, avant d’emménager, demandent à un pasteur de bénir le logement à l’huile d’olive. La mixité sociale des batiman, tout en étant valorisée par l’ascension sociale qu’elle symbolise, est également considérée comme potentiellement dangereuse.

Le bail locatif peut aussi représenter une ressource distinctive : Emilia Schijman (2013) a montré comment, dans des lotissements argentins, les locataires réalisaient différentes transactions et échanges à partir de tels baux. Julia réussit ainsi à transformer un bail locatif en un capital social et symbolique qui lui permet de se repositionner vis-à-vis de sa famille proche et de son mari. Comme pour les sité, cette distinction est structurellement ambivalente : la distinction de la vie en batiman va de pair avec de nouveaux conflits de voisinage associés à la « jalousie » des proches et voisins de Julia. À l’Eglise, quelqu’un lui avait prédit qu’une femme dans l’Eglise allait trouver un autre endroit, ses proches vont changer de discours. Après son emménagement, Julia peut désormais penser que cette prophétie s’est réalisée. Non seulement elle a accès au confort du batiman, mais elle transforme également ce droit d’usage en un capital social et symbolique qui lui permet de reconfigurer ses relations sociales. Elle a ainsi organisé une grande fête pour ses 40 ans. Son appartement était rempli de parents et de « frères et sœurs » de l’Eglise, y compris certains pasteurs les plus en vue. Depuis qu’elle a trouvé son batiman, ses sœurs et sa mère, avec qui elle était en conflit, sont toutes « derrière sa porte » à lui demander des choses. Julia est revalorisée par son déménagement au sein de ses proches.

L’obtention de son logement lui a également donné une certaine autonomie conjugale. Son ancienne maison en bois avait été payée et construite par son mari [8] et elle lui appartenait. Au moment du déménagement, il avait donc donné les planches, les tôles et les meubles à sa propre mère qui habite le quartier et qui les a mises sur son abattis pour y construire une maison. Julia se sent lésée parce que lorsqu’ils avaient agrandi la maison, elle avait dépensé 1000 euros qu’elle n’a pas pu récupérer.

Au contraire, le batiman est à son nom seul. Elle est déclarée mère célibataire à la Caisse d’Allocations Familiales, car son mari est polygame, ce que l’administration bakaa ne reconnait pas. Cela n’a pas toujours été à son avantage dans la mesure où elle n’a jamais pu faire état des revenus de son mari dans sa demande de logement, alors qu’il travaille de manière déclarée. Quand Julia faisait ses recherches de logement, elle envisageait de quitter son mari une fois son logement obtenu, car elle ne supportait plus sa polygamie, décriée par les pasteurs évangéliques. Les années qui suivent l’obtention de son logement sont l’occasion de réarrangements conjugaux : elle a désormais l’autonomie suffisante pour le quitter.

Julia occupe également une nouvelle position au sein de sa belle-famille, qui habitait également à ses côtés dans son ancien quartier, mais qui soutiendrait systématiquement sa coépouse à son détriment. Sa belle-mère serait « jalouse » d’elle en tant que seconde épouse, un rang moins légitime que la première. Son nouveau statut de locataire lui offre l’occasion de se repositionner socialement dans ses relations sociales les plus proches. Julia a donc su mettre à profit l’acquisition de son batiman pour se repositionner de manière avantageuse au sein de sa famille maternelle, de son couple et de sa belle-famille. Ces reconfigurations impliquant des ascensions sociales sont potentiellement porteuses de conflits et tensions au sein des groupes sociaux en transformation, comme on l’a vu dans son cas, mais aussi dans celui des habitants des sité de Vampire.

L’accès aux « maisons du gouvernement », aux « maisons bakaas », est donc vu comme un moyen d’être libre (« frey ») au sein de la ville comme au sein des groupes de proches : ce sentiment d’ascension est exprimé en termes matériels par les transformations apportées au bâti dans le cas des sité, et aux décorations intérieures dans le cas des batiman.

Une appropriation des logements en tension avec les autorités françaises

Les transformations des logements sont interprétées comme déviantes par les agents des autorités françaises, qui infériorisent les classes populaires bushinenguées. Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad ont analysé les transformations des manières d’habiter des paysans dans les camps de regroupements forcés en Algérie en temps de guerre, dans leur ouvrage sur le « déracinement » (Bourdieu et Sayad 1964 : 163-171). Ils voient dans ce « dédoublement », imputé à la situation coloniale, un « déracinement » aux effets destructeurs pour les « paysans dépaysannés », et en déduisent un échec de l’appropriation des logements proposés : les familles, « passées brutalement du bidonville à un appartement doté du confort moderne, ne parviennent pas à prendre possession de l’espace imparti et […] ‘bidonvillisent’ leur logement parce qu’elles ne peuvent pas moderniser leur mode de vie, faute de disposer des ressources nécessaires et d’être capables d’adopter le système de conduites et d’attitudes qu’exige l’habitation moderne » (Bourdieu et Sayad 1964 : 171). Au contraire, dans le cas étudié dans cet article, les marquages impriment dans les murs la fierté d’être accepté dans le pays bakaa qu’est Saint-Laurent, et d’avoir l’occasion d’une reconfiguration des rapports au sein de la parenté. L’intégration des logements sociaux dans des modes d’habiter de part et d’autre du Maroni est également l’objet de telles tensions dialectiques : dénoncée comme déviante par les agents des bailleurs, elle constitue une manière de réaffirmer des racines en pays bushinengué pour les nouveaux locataires.

Un rapport conflictuel avec les autorités : des appropriations vues comme des « dégradations »

Les injonctions des autorités concernant l’appropriation domestique diffèrent selon le type de logement sociaux. Si dans les batiman, ce genre de modifications est interdite, elles sont possibles pour les logements évolutifs sociaux dits sité.

Pour ces derniers, les modifications sont autorisées voire encouragées par les autorités, sous réserve que les accédants fassent une demande de permis de construire en fournissant un plan des aménagements. Les modifications des sité sont toutefois soumises à des régulations étatiques, initiées notamment par la mairie afin de pouvoir collecter des taxes d’habitation, calculées en fonction de la surface du logement. Walter et Maleiko n’avaient pas fait de demande de permis de construire avant de modifier leur maison. Toutefois, un représentant du service urbanisme de la mairie, lors d’une opération de régularisation dans le quartier, avait avalisé officiellement ces extensions, tout en augmentant leur taxe d’habitation, impôt local proportionnel à la surface construite. Un géomètre est également venu délimiter le tracé des contours de la parcelle, qui a été très vite murée à hauteur d’homme par Walter – la clôture, légèrement ajourée afin de permettre un regard chez le voisin, apparait comme primordiale pour délimiter les bornes de l’espace privé : la clôture est un élément fondamental du marquage de l’espace (Raymond 1984 : 59 ; Cortado 2020).

De plus, les habitants ont pu aménager leur maison pour y développer des activités productives : si les réglementations des sité ne prévoyaient pas d’autoriser de faire des commerces, des pratiques informelles sont pourtant tolérées par les autorités. Chez Maleiko et Walter, l’arrière-cour est plantée d’arbres fruitiers, et comporte également un carbet, construction légère, où le manioc amer récolté dans l’abattis par Maleiko est transformé en couac (farine de manioc). La terrasse est aménagée pour pouvoir stocker et vendre les produits agricoles. Maleiko peut ainsi vendre sa production agricole, les médicaments qu’elle fabrique elle-même à base de plantes, ou encore des produits achetés au Suriname, disposés sur un étal en bois comportant une vitrine en plastique transparent. Cette pratique de revente est courante dans le voisinage : ces pratiques de commerce à domicile comblent le relatif isolement du quartier par rapport au centre-ville, situé à deux ou trois kilomètres. Ces habitants se saisissent de l’opportunité qui leur est offerte d’adapter leur maison à leurs usages productifs, comme au Suriname (Verrest 2008).

 

 

Dans le cas des batiman, au contraire, les aménagements sont combattus par les bailleurs sociaux, les entreprises semi-publiques propriétaires des immeubles : ils les qualifient de « dégradations ». Lors de réunions préparatoires à l’entrée dans le logement, les locataires de la Guyasem, un des bailleurs sociaux, sont informés que si des aménagements sont possibles, les transformations ne le sont pas. Les agentes les menacent de devoir rembourser, de la même façon que les salissures ou dégradations des espaces collectifs sont répercutées sur les charges. L’espace intérieur de l’appartement est ainsi aménagé de manière à héberger un nombre d’enfants bien supérieur aux prévisions des bailleurs. Alors même que sa situation correspond à ce que les normes des autorités du logement désignent par « sur-occupation »,[9] Julia ne se sent pas à l’étroit dans sa maison. Elle a décidé, quelques mois après son emménagement, de prendre en charge de manière permanente la fille d’une de ses cousines, âgée de deux ans. C’est une pratique de forsterage courante dans la société ndjuka, pour les femmes qui ne peuvent plus avoir d’enfants, d’élever l’enfant d’une autre femme du matrilignage comme si c’était le leur : c’est aussi une marque de prestige aussi du groupe de parents (Vernon 1992). L’appartement à deux chambres est donc aménagé pour elle et ses six enfants, à l’aide de lits superposés.

Julia souhaite donc se conformer aux injonctions de la Guyasem quant aux modes d’habiter repliés à l’intérieur ou à l’absence d’activité commerciale. Toutefois, elle est amenée à composer avec ces règles et à en transgresser certaines, notamment les formes familiales bourgeoises et européo-centrées promues par les bailleurs, afin de vivre selon ses propres valeurs et ravitailler les six enfants qu’elle a désormais à charge. Elle développe donc, à l’instar d’autres habitants, des usages de son logement qui sont interprétés comme déviants. Les agents qui gèrent le logement social considèrent les personnes bushinenguées comme incapables d’habiter de manière « civilisée », ce qui renvoie à l’époque où ces groupes étaient considérés comme des « primitifs », mais aussi à une disqualification plus récente sur des lignes nationales. Pour les agentes rencontrées ces « dégradations » sont imputées à la « culture » bushinenguée. Ce recours à l’ethnicité masque une domination racialisée coloriste (Ndiaye 2006), où les Bushinengués sont infériorisés et renvoyés à une altérité radicale. Aux yeux des agentes des bailleurs, ces interprétations légitiment in fine des pratiques d’attribution sélectives des logements : certaines résidences sont attribuées aux demandeurs bushinengués. Les autorités reproduisent ainsi la ségrégation des espaces urbains à laquelle les habitants bushinengués voulaient précisément échapper.

Outre les transformations du bâti, l’intégration des logements sociaux dans des modes d’habiter transfrontaliers est également un objet de tension avec les agents des autorités guyanaises. Mais ces modes d’habiter sont le cadre de référence des personnes qui les habitent au sein de leurs réseaux de parenté élargis, et nourrissent l’affirmation de soi de ces personnes minorisées.

Le logement social comme base de modes de vie transfrontaliers

Les pratiques transfrontalières des locataires peuvent être disqualifiées par les agents de l’Etat français. Les agentes d’un bailleur social, des personnes créoles respectivement guadeloupéenne et cayennaise, déplorent par exemple que leurs locataires aient une « adresse fictive » à Saint-Laurent mais sous-louent leur logement et vivent « en face », voire investissent dans une construction dont ils deviennent propriétaires. Elles dénonçaient, en entretien, le fait qu’ils achètent beaucoup « en face », à Albina [la ville jumelle de Saint-Laurent] ou à Paramaribo, donc « l’argent qui sort de la France n’est pas dépensé en France ».[10] Les modes d’habiter transfrontaliers dénoncés comme déloyaux sont attribués principalement aux Bushinengués, que les administrations françaises, depuis la guerre civile surinamaise et l’afflux de réfugiés en Guyane, perçoivent de manière croissante comme des étrangers indésirables qui profiteraient du système social (Léobal 2015).

Pourtant, le déploiement dans l’espace transnational du fleuve Maroni est l’une des conséquences du repositionnement social permis par l’obtention d’un logement. Le logement social est intégré au sein de modes de vie transfrontaliers. Tout en vivant en ville, les habitants continuent de fréquenter le territoire transfrontalier facilement accessible, que ce soit l’amont ou Paramaribo. L’obtention d’un logement social devient une ressource pour consolider leurs modes d’habiter poly-topiques de part et d’autre du Maroni. Une fois les dépenses d’agrandissement réalisées, le fait de posséder un logement social à Saint-Laurent devient également une ressource qui permet aux personnes d’investir ailleurs, et de les inscrire dans des configurations de maisons éventuellement transfrontalières. Cette unité décrit un groupe de quasi-résidence commune, qui vit ensemble au-delà des murs d’une seule maison, et au-delà des bornes de la famille nucléaire (Marcelin 1996 ; Motta 2014 ; Freire 2014 ; Araos, 2016). Les logements sociaux locatifs sont insérés dans des modes d’habiter transfrontaliers impliquant des lieux différents.

Maleiko et Walter ont au cours de leur vie commune construit leur patrimoine immobilier, de part et d’autre du Maroni (figure 6). Les opportunités offertes par le gouvernement surinamais ont permis à Maleiko de devenir propriétaire dès les années 1980. En France, c’est seulement au moment où ils sont devenus propriétaires de leur sité qu’ils ont pu avoir ce type de stratégie. Ils ont vécu en amont, mais aussi à Paramaribo, en alternance avec Saint-Laurent. Ils s’étaient principalement installés du côté français du Maroni, tout en maintenant des liens forts avec le Suriname, notamment via la possession et l’entretien de leurs maisons secondaires en différents lieux. En 2013, ils possédaient donc quatre maisons de part et d’autre du fleuve, dont le logement social à Saint-Laurent. Sur leur abattis, Edi avait construit lui-même une maison en planches, au toit de tôle. En outre, Maleiko avait une maison à Paramaribo : ils louaient cette maison à une famille, à l’exception d’une des chambres qui restait à leur disposition. Ils se considéraient donc encore comme chez eux là-bas. Enfin, Walter avait hérité avec ses frères de la maison de leur mère dans leur village d’origine, Benanu : ils y ont remplacé l’ancienne maison en bois par une petite maison en dur, avec une terrasse. Le logement social est ainsi intégré dans un mode d’habiter transfrontalier qui implique plusieurs maisons.

 

 

L’obtention d’un batiman peut lui aussi servir de base à un réinvestissement d’autres espaces. L’habiter de Julia s’inscrit ainsi dans un territoire transfrontalier. Elle continue de se rendre plusieurs fois par an au Suriname, pour rendre visite à sa mère adoptive qui vit encore là-bas, faire des achats et des démarches dans la capitale, où elle envisage aussi de se construire une maison en dur. A cause des impôts en France, Julia pense qu’il ne faut pas faire de grande belle maison à Soolan, mais qu’il vaut mieux rester dans une petite maison en planches et investir au Suriname : « Là-bas, tu paies ton terrain, et c’est bon ». Ce type d’investissement dans une maison au Suriname est courant parmi ses connaissances de Saint-Laurent. L’inscription à Soolan que matérialise l’accès au logement social n’est donc pas exclusive de projets d’installations dans d’autres espaces géographiques.

L’accès à un logement bakaa n’exclut pas le projet de construire d’autres maisons au style moins conforme à l’esthétique du béton valorisée pour la résidence principale. Après l’obtention du logement social, Julia exprime des jugements sur la beauté architecturale des carbets en toit de feuilles de palme des Amérindiens Kali’na, et dit que ce serait un endroit agréable pour se reposer. En outre, elle développe un rapport empreint de nostalgie avec le village du Moyen-Maroni dans lequel elle a passé des années : elle dit qu’il faudrait rouvrir ce site désormais envahi par la végétation, comme de nombreux villages désertés du Maroni. Après l’obtention de son batiman, elle est ainsi engagée dans un processus de transformation de soi vers une identité d’urbains, de Bushinengués du pays blanc (bakaa).

Conclusion

L’analyse des usages bushinengués des logements sociaux a donc permis de mettre à jour les tensions qui accompagnent l’emménagement dans ces logements. D’un côté, les « maisons du gouvernement », et la matérialité du béton qui leur est associée, symbolisent l’accès « libre » à la ville et au pays bakaa. Les habitants bushinengués investissent l’espace des logements en apportant des marques distinctives sur les formes architecturales (dans le cas de pavillons évolutifs) ou les intérieurs (dans le cas de logements locatifs). Ces marques suivent l’évolution de la composition des groupes domestiques élargis qui ne se limitent pas à une seule maison, mais circulent au sein de configurations de maisons éventuellement transfrontalières ; elles correspondent aussi à des formes de poly-activité où le logement peut servir à des petits commerces ou revente de produits agricoles. Les marquages des logements sociaux rendent ainsi visible l’ascension sociale de leurs habitants et symbolisent le sentiment d’être « libre » grâce à ce déménagement valorisé socialement. Ils reflètent des changements de position sociale au sein du réseau de parenté.

Mais de l’autre, des hiérarchies de race, de classe et de nationalité traversent ces transformations matérielles des maisons. Les marquages des logements sociaux sont considérés comme des « dégradations » par les autorités. Ces usages entrent en tension avec les normes des bailleurs et leurs perspectives sur le bien-habiter. Leur dénonciation est utilisée par leurs agents créoles comme justification de la mise à l’écart des Bushinengués au sein de résidences locatives périphériques.

Les enjeux de « gouvernement de la maison » mêlent donc indissociablement les rapports de pouvoir internes au groupe de parenté et au couple, et les tensions entre habitants bushinengués et administrations françaises du logement qui traduisent des rapports sociaux de classe, de race et de nationalité. À l’échelle de la maison mais aussi de la ville, c’est une véritable transformation de soi qui a lieu au moment de l’accès au logement social, par le travail d’appropriation des espaces réalisé par les habitants. Les manières de se définir comme personne évolue en termes de relations intimes, mais aussi d’ethnicité. Par un mouvement dialectique, le fait de se voir comme intégré à la ville bakaa en devenant titulaire d’un logement social, n’empêche pas la persistance de frontières racialisées au sein de la ville. Par opposition aux assignations infériorisant les Bushinengués, les habitants renouvellent la fierté de l’identification en tant que Bushinengué et re-construisent des liens avec les espaces bushinengués de l’amont du fleuve.

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Receção da versão original / Original version 2018 / 08 / 06 Aceitação / Accepted 2019 / 07 / 31

Notes

[1] En Guyane, le terme créole renvoie aux descendants d’esclaves affranchis lors de l’abolition de l’esclavage par la France, auxquels se sont agglomérées d’autres groupes créolisés.

[2] Le terme ndyuka bakaa désigne généralement les individus perçus comme  » blancs«  (weti), mais peut aussi renvoyer à des personnes qui seraient racialisées comme Noires en France hexagonale : les Créoles, parfois appelés « Noirs bakaa » (Bakaanenge), forment une élite métisse francophone associée à la blancheur. Le terme se réfère à la blancheur des personnes, mais aussi des maisons et du gouvernement. La blancheur est ici entendue comme construction sociale (Léobal 2018).

[3] Cet article est fondé sur des enquêtes ethnographiques menées en 2013 et 2014 auprès d’habitants bushinengués ndyukas, dont j’ai appris à parler la langue, le ndyuka, et partagé le quotidien à Soolan, le nom qu’ils donnent à la ville de Saint-Laurent-du-Maroni. Les données ethnographiques sont complétées par des entretiens et archives des institutions du logement, notamment à la mairie et auprès des bailleurs sociaux, menés en langue française.

[4] Paradoxalement pour un territoire aussi peu densément peuplé, la situation du logement en Guyane est très tendue. Sur 8311 demandes de logement déposées au 1ier janvier 2012, 1,2% ont été satisfaites en 2012. 80% de la population guyanaise est éligible au logement social. Selon : Audeg, Observatoire de l’habitat, Le logement social en Guyane : objectifs, occupants, accès, Note 2, janvier 2013 : 2.

[5] Ce dispositif est exceptionnel car le logement social, en France hexagonale, est principalement locatif depuis sa genèse jusqu’à nos jours (Bonnet 2015).

[6] Ce type de logements sociaux en « auto-finition », dits Logements Évolutifs Sociaux, sont livrés non finis, sans cloisons intérieures ni sol, à l’exception des parties humides (salle de bain et cuisine).

[7] Entretien avec Chokoto Afonsoa du 25 mai 2013 : les termes en français dans ses propos en ndjuka sont mis en italique.

[8] Je traduis ici le terme ndjuka man par mari. Il ne s’agit pas d’un mariage reconnu par l’Etat français, mais d’un mariage coutumier, à la manière ndjuka, impliquant une cérémonie entre les deux lignages des époux.

[9] La norme est de 9 m2 par personne, seuil en dessous duquel l’allocation logement ne peut plus être versée, selon une assistante sociale de la Caisse d’Allocations Familiales, entretien du 25 juillet 2014.

[10] Entretien avec Sandrine Pessac et Louisa Forest, Guyasem, 16 mai 2013.

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