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Faces de Eva. Estudos sobre a Mulher

versão impressa ISSN 0874-6885

Faces de Eva. Estudos sobre a Mulher  no.36 Lisboa dez. 2016

 

HOMENAGEM

Françoise Collin. L’agir de la philosophie

Mara Montanaro*

*Chercheuse associée, Laboratoire d’études de genre et de sexualité/Centre National de la Recherche Scientifique. Responsable scientifique des archives de Françoise Collin

mara.montanaro@hotmail.it


 

Philosophe féministe, philosophe et féministe, écrivaine et essayiste, Françoise Collin nous a quittés le 1er septembre 2012. Elle est une figure majeure du féminisme francophone des années 1970 aux années 2000, mais elle est connue aussi dans les pays anglophones, ainsi que l’attestent les hommages qui lui ont été rendus dans Radical Philosophy et Signs.

Françoise Collin était si vivante que j’avais pris l’habitude de relier mes pensées aux siennes, de parler et dialoguer chaque jour avec elle. J’avais l’habitude de rechercher en elle la force et de la considérer comme le point de référence de ma vie, d’un point de vue existentiel et philosophique. Mon livre (Françoise Collin. L’insurrection permanente d’une pensée discontinue, Rennes, PUR, coll. « Archives du féminisme », 2016), le premier consacré à son œuvre, doit énormément à toutes nos conversations, à tous les après-midis, à toutes les soirées passées à discuter en fumant autour d’un thé vert japonais, à tout le matériel inédit qu’elle m’a permis de consulter, et pour finir, qu’elle m’a confié et dévoilé. La sienne était une pensée pensante, Françoise Collin pensait en parlant, en discutant, et sa voix chaude n’était que joie.

Dans cet article j’aimerais présenter brièvement son cheminement intellectuel, sa complexité et sa cohérence dans une discontinuité tantôt choisie, tantôt simplement vécue, comme une sorte de cacophonie existentielle, comme la vie elle-même faite d’interruptions, de déplacements, hiatus, ruptures, fractures.

Françoise Collin naît comme écrivaine en publiant ses premiers romans aux éditions du Seuil. Jeune et géniale du haut de ses vingt ans, elle est d’abord attirée par le nouveau roman qui rompt avec les canons du roman traditionnel. Elle consacre ensuite sa thèse de doctorat en philosophie à Maurice Blanchot1 avant de vouer quarante années de vie et de pensée au féminisme pour revenir enfin, sans jamais se détacher de la lutte féministe ni l’abandonner, à la philosophie, à la singularité et à la solitude de la réflexion philosophique en introduisant en France la lecture libertaire de Hannah Arendt qu’elle érige aussi en référence pour la philosophie et le féminisme mêmes. Cette rencontre a signifié pour Collin non seulement le retour à la singularité de la philosophie mais aussi la constitution d’un lien différent avec l’engagement féministe. Il est important de souligner comme Collin a fait en sorte qu’Arendt, une femme philosophe, soit reconnue comme source et ressource de la pensée tout court et pas uniquement de la pensée féministe. Le grand apport de son travail en philosophie féministe est celui de s’attacher à démontrer que les femmes sont sous-représentées dans les départements de philosophie comme dans les programmes de l’histoire de la philosophie. Parallèlement, de mettre aussi en avant la contribution des femmes à la discipline et s’intéresse à la façon dont le féminin y est construit.

Lorsque Françoise Collin commence à étudier Hannah Arendt, elle sort à peine d’une longue période consacrée au militantisme : l’œuvre arendtienne lui permet alors de recréer un lien avec sa propre vie philosophique.

La lecture d’Arendt m’a permis de mieux penser l’expérience politique – mon itinéraire politique, car le féminisme est pour moi un itinéraire politique – d’une manière qui ne relève pas de la mobilisation, mais de la liberté. Une manière qui ne m’obligeait pas à tourner les dos à ce qui, par ailleurs, m’était révélé par l’écriture – et que la pensée de Maurice Blanchot m’avait éclairé –, qui me permettait de faire place à l’écriture en même temps qu’au politique. À échapper à une politique de la représentation, une politique essentialiste qui prédéfinirait les femmes ou le féminin et qui prédéfinirait le but à atteindre. Ce qui m’intéresse dans le féminisme, c’est justement ce caractère de mouvement, cette attention à l’événement, cette invention constante de ce qui ne sait pas encore. L’agir est sans modèle. Une autre dimension de cette expérience s’est trouvée éclairée par Arendt, à savoir que le féminisme est lié à la pluralité des femmes, et que cette pluralité inclut le dialogue et donc aussi le désaccord, désaccord qui n’est pas atteinte mortelle à la personne mais mise en question de ce qu’elle partage en public. Il y a un excédent de chacun(e) sur le partageable. ( ... ) Cet excédent est pouvoir de recommencement.2

Sa pensée se place là où s’articulent, de manière complexe, poétique et politique, politique et symbolique, pour penser le devenir du féminisme. Selon Françoise Collin, il ne peut y avoir de transformation des rapports sociaux sans une transformation de l’ordre symbolique. Repenser la ré-articulation du symbolique dans l’écriture, l’art, la philosophie et redéfinir la politique, redéfinir en fait le rapport complexe entretenu par la politique avec le privé pour penser et créer un monde commun, tel est l’enjeu de la révolution permanente de la pensée de Françoise Collin.

Radicalement matérialiste, Françoise Collin admet sans retenue que l’oppression des femmes est prioritaire et qu’une telle oppression est le fruit d’une construction sociale et historique des sexes. Toutefois, la différence des sexes n’est pas sans importance, elle ne peut être effacée. En effet, ne pas en tenir compte ou bien la nier au nom de l’égalité présuppose que cette dernière ne s’obtiendrait qu’à travers l’annulation des différences, n’étant alors qu’égalité entre mêmes. Autrement dit, cet angle de vue pose l’égalité comme construite sur le postulat de l’identité – propre à la tradition républicaine française – et comporte ainsi, pour Françoise Collin, autant de risques de discrimination que la pensée de la différence. La différence des sexes ne doit pas comporter de métaphysique des sexes : elle est praxis, enjeu recomposé et redéfini en toute conjoncture. Déplacer ce qui est, toujours, sans aucun modèle restrictif, sans jamais succomber à l’injonction du choix entre l’un ou le deux des sexes : c’est la praxis de la différence des sexes, un acte transformateur. Le féminisme, pour Françoise Collin, consiste précisément en cela. La différence est une différance, mais non déterminée a priori. La différence est, pour Françoise Collin, un acte, un acte de déplacement hors des rôles assignés, ou mieux, sans aucune assignation. La vérité des sexes est indécidable et on la re-décide à tout moment dans chaque acte politique ainsi que privé.

J’opterais plus volontiers quant à moi pour une troisième voie qui fait de la différence un enjeu éthico-politique et symbolique sans prédéterminer les différents sur le mode de l’unité ou de la dualité. Il apparaît en effet qu’il y a bien deux modes de sexuation mais que ceux-ci sont en rapport non dualisable, que la différence est un mouvement ou plus exactement un agir qui opère la transformation des différents. Si la différence des sexes est incontournable, elle n’en est pas moins soumise à un processus historico-social aussi bien qu’individuel. Et si elle est produite par des conditions historico-sociales, rien ne permet d’affirmer qu’elle soit pour autant entièrement surmontable.3

Nous pourrions dire femme ou qui entendue comme telle, c’est-à-dire qui se pose en marge, qui est une singularité en excédent, capable de briser schémas, données logiques, qui subvertit le pouvoir institué, pour créer de nouvelles formes, déplacements inédits et imprévus, nouvelles cartographies et nouvelles guérillas insurrectionnelles, nouvelles formes de résistance là où on ne les attend pas : c’est ce que nous enseignent la pensée et la vie de Françoise Collin. Une pensée, celle de Françoise Collin, toujours de type interrogatif, jamais affirmatif. Une pensée où la vigilance est de rigueur. Une pensée subversive au sens le plus strict, et marginale.

Marginalité à l’origine subie à cause de son positionnement féministe de la part du milieu philosophique, puis choisie comme lieu de possibilité radicale, comme espace de résistance non seulement dans les mots mais aussi dans les actes, dans les modes d’être et de vivre.

En 1973 elle fonde a Bruxelles Les Cahiers du Grif (Groupe de recherche et information féministes), première revue féministe en langue française fondée comme espace de résistance et d’insurrection pour les femmes, pour toutes les femmes qui avaient la possibilité d’écrire, de parler, de se réunir. Les Cahiers du Grif connaissent deux phases et donc deux séries. Si le siège de la première série (1973-1978) est à Bruxelles, des contacts et ramifications s'établissent dans tout le monde francophone et au-delà; la seconde, davantage liée au milieu intellectuel, a son siège à Paris – où Françoise Collin s’est entre-temps établie – et s’étend de 1982 à 1997, avec une brève parenthèse de l’Université des femmes que Françoise Collin fonde à Bruxelles.

La seconde série coïncide également avec la récupération du féminisme par l’institution au début des années 1980 et avec la création des trois premiers postes universitaires en études féministes. Récupération et passage de l’insurrection à l’institution que Françoise Collin ne cesse d’interroger et problématiser : elle souligne des limites et pense des ré-articulations et redéfinitions qui permettent de ne pas rompre avec l’institution pour pouvoir la transformer et la subvertir de l’intérieur. Celles-ci maintiennent néanmoins un rapport avec la marginalité, avec un féminisme qui a été un détonateur insurrectionnel et non un instrument du pouvoir-savoir académique. Assistant à l’académisation des études de genre de la part de l’institution universitaire ou pire, à leur suppression, elle tente de sauvegarder l’indiscipline, une nouvelle cartographie insurrectionnelle plutôt que de dessiner un monde utopique au-delà et en dehors du réel. Sa tentative consiste aussi à proposer de nouvelles recompositions de lutte, à travailler hors et dans les études de genre, à l’extérieur et à l’intérieur de l’institution, à l’extérieur sur les marges choisies et vécues comme espace d’excedence nécessaire et vital et à l’intérieur pour la modifier tout en gardant toujours une attention aux conjonctures. En conclusion nous pouvons alors affirmer que la pensée de Françoise Collin est une prestation critique en acte, elle possède une cohérence structurelle et non une dialectique, elle constitue une expérimentation dans la mesure où la pensée n’est pas une thèse mais une boîte à outils, une praxis et non une théorie. Sa pensée et d’ailleurs l’ensemble de son œuvre sont une pratique de liberté et d’indépendance, une résistance à toute forme de dogme, de dogmatisme, une révolution permanente qui démantèle le donné, le réel et invente de nouveau parcours, de nouvelles pratiques. C’est donc à un cheminement complexe et articulé que Françoise Collin nous convie, cheminement cacophonique comme, du reste, l’existence humaine elle-même, mais jamais incohérent car pour elle, il s’écrit, s’agit, sans que le mot fin soit jamais prononcé. Et sa mort qui laisse un vide béant n’est pas le mot fin.

Avec ses mots :

Dans le langage comme dans l’agir, il s’agit d’aller vers ce qui n’est pas encore, de faire être le nouveau, même si ce n’est pas la révolution, mais un déplacement. ( ... ) Le féminisme c’est une manière d’être au monde: une grille ouverte. ( ... ) J’ai toujours voulu laisser réinterroger la pensée par la pratique et accompagner la pratique par la vigilance de la pensée. Je recours volontiers au concept de praxis, rencontré dans le marxisme, mais présent aussi chez Hannah Arendt dans sa référence à Aristote, pour désigner à la fois la pensée et la pratique. ( ... ) Le caractère passionnant du féminisme était, et reste pour moi, lié à cet projet premier: dessiner le paysage de la liberté plutôt que d’en définir les objets. L’insurrection ou si on préfère la déconstruction plutôt que l’institution.4

1 F. Collin, Maurice Blanchot et la question de l’écriture, Paris, Gallimard, 1971.         [ Links ]

2 F. Collin, « Écritures du désastre », entretien avec J. Hermsen, Amsterdam, 1988, in Je partirais d’un mot. Le champ symbolique, op. cit., pp. 148-149.         [ Links ]

3 F. Collin, « Le sujet et l’auteur. L’acte d’écrire comme universel », in Je partirais d’un mot. Le champ symbolique, Paris, Fus Art, 1999, p. 37.         [ Links ]

4 F. Rochefort et D. Haase-Dubosc, « Entretien avec Françoise Collin. Philosophe et intellectuelle féministe », in Clio. Histoire, femmes et sociétés, n. 13, 2001( http://clio.revues.org/index1545.html), p. 10.