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Faces de Eva. Estudos sobre a Mulher

Print version ISSN 0874-6885

Faces de Eva. Estudos sobre a Mulher  no.38 Lisboa Dec. 2017

 

ESTUDOS

Philosophie politique. Différence des sexes et partage de la raison

Political philosophie. Sex-différence (gender) and the partage of reason

Rada Iveković*

* Philosophe, Paris, rivekovic@hotmail.com


 

RÉSUMÉ

L'article est un parcours rétrospectif individuel et radical d'une philosophe qui examine sa carrière pour déceler les moments d'aspérité, de difficulté et de préjugés que rencontre une femme dans sa discipline, la philosophie. Des préjugés qui concernent non seulement le sujet qui pense quand il s'agit d'une femme, mais aussi le sujet pensé lorsqu'il s'agit d'ouvrir la philosophie au féminin. Selon l'auteure, l'inclusion subordonnée des femmes dans la société est constitutive de cette dernière, ce qui reproduit sur le plan de la pensée des éléments «d'impensé» qui se transmettent par la culture pour être universalisés. La «philosophie politique» dont l'auteure parle n'est pas seulement celle, universitaire, réduite à une sous-discipline, mais aussi le fait qu'il y a une politique de la philosophie qui est toujours en accord avec le sujet hégémonique et dominant. C'est à la sortie de ce carcan que la philosophie radicalement féministe de l'auteure nous invite.

Mots-clés: Partage de la raison, philosophie, citoyenneté, nation, politique des savoirs.


 

ABSTRACT

The article is an individual and radical retrospective journey of a philosopher who examines her career to detect the moments of asperity, difficulty and prejudice that a woman encounters in her discipline, philosophy. Prejudices that concern not only the thinking subject when it is a woman, but also the subject (or object) thought when it comes to opening philosophy to the feminine. According to the author, the subordinate inclusion of women in society is constitutive of the latter, which reflects, on the plane of thought, elements that are «unthought» or unthinkable, but are transmitted by culture to be universalized. The «political philosophy» of which the author speaks is not only the academic one, reduced to a sub-discipline, but also the fact that there is a politics of philosophy that is always in agreement with the hegemonic and dominant subject. The radically feminist philosophy of the author invites us to exit this straitjacket.

Keywords: Partage of reason, philosophy, citizenship, nation, politics of knowledge.


 

Je suis philosophe indianiste par ma formation, féministe et tiers-mondiste par mon engagement. J'ai enseigné et fait de la recherche à des universités en France et à l'étranger. J'ai travaillé en philosophies comparées (Asie et Europe), en anthropologie philosophique et finalement en philosophie politique. Toutes ces distinctions disciplinaires sont problématiques. Mon approche est de facto transdisciplinaire, et (se) passe entre les langues. Mon appareil référentiel et conceptuel a des généalogies diverses. Je ne peux donc pas prétendre couvrir le champ entier de la philosophie (mais qui le peut?), ni même une partie, mais tout au plus donner une idée de ma propre démarche. Féministe, j'ai travaillé à certains thèmes, problèmes ou auteurs utiles pour déconstruire le conditionnement de nos savoirs, et en particulier leur cadre national et mysogyne. J'ai lu la philosophie, la littérature, les sciences sociales et la politique de manière critique par une perspective informée de l'inégalité des sexes, de la construction de la race et du nationalisme. Tout cela va ensemble. J'ai exploré la constitution de la nation, la configuration de la citoyenneté par le biais de la perspective de genre, et en ai tiré la conclusion de ce que l'inclusion subordonnée (avouée ou non selon les cas) des femmes (habituellement analysée en termes «d'exclusion») est constitutive de l'organisation de la société, de la nation, de l'Etat, du système symbolique, du langage et de la pensée. J'ai ainsi travaillé sur les analogies construites entre le «féminin» et «l'oriental» dont l'effet est de les rendre plus «naturelles et efficaces (Iveković, 1992, 1995).

La difference des sexes en philosophie politique

Pourquoi est-il pertinent de s'intéresser à l'inégalité des sexes en philosophie et dans les sciences humaines et sociales ? Parce que le langage, n'étant pas neutre, continue à véhiculer des valeurs confortablement installées dans l'impensé de l'histoire, du symbolique, de l'imaginaire, de la vie de tous les jours. Le français (plus que d'autres langues, même si quasiment toutes sont concernées) donne des formes masculines à l'universel et au pluriel mixte en les prétendant neutres : homme (homme + femme). L'homme (au sens universel) se déclinerait en deux formes (faisons abstraction pour l'heure de cette réduction aberrante à deux) – l'homme au masculin et l'homme au féminin (c'est à dire la femme). La faille de cette formule consiste en ce que l'un des deux (homme) apparaît deux fois où l'autre (femme) n'apparaît qu'une fois. «Femme» pointe seulement au niveau particulier, et «homme» apparaît aux deux niveaux, universel et particulier, introduisant ainsi la hiérarchie. Pourtant les instances normatives (académie, discours officiel, jurisprudence, noms de métiers, titres etc.) continuent à s'accrocher à ce schéma asymétrique qui coule l'inégalité dans le béton et favorise le modèle «universel» qui n'est qu'«universel masculin». Nous savons, grâce aux études féministes en anthropologie et en philosophie, que cette neutralité n'est qu'apparente. Mais peut-on renoncer à tout concept d'universel sans renoncer à atteindre l'humanité dans toutes ses formes ? Au-delà de la dichotomie m-f qui vient de la reproduction de l'espèce, les formes de l'humain sont infinies et ne se réduisent pas à l'homme et la femme qui, d'ailleurs, ne peuvent être définis.

Dans l'histoire des mouvements des femmes, il y a eu les deux accès, souvent opposés : procéder à l'émancipation par l'universel («les femmes sont des hommes comme les autres») d'une part, ou y procéder en revendiquant la reconnaissance des différences. Il est désormais évident que les femmes (comme tout autre groupe discriminé) doivent s'y prendre aussi bien par l'un («nous sommes égaux en droits») que par l'autre («vive la différence»). Ces deux approches sont correctives l'une de l'autre. Quel que soit le principe appliqué aux défavorisés, il est toujours prêt à se retourner contre eux/elles. Ceux qui correspondent à la figure de l'universel sont en position forte et n'ont pas le partage de la raison contre eux. Je reviendrai plus loin sur ce concept, qui s'est imposé à moi depuis des années par sa capacité à saisir à la fois le fonctionnement de la pensée et la dialectique matérielle des référents de celle-ci, et qui, selon moi, rend particulièrement présent le paradoxe de la pensée et de la condition humaine.

La philosophie plus que d'autres savoirs a exploité cette configuration de la raison arrêtée en faveur de ceux qui correspondent à la norme. Elle a été en cela soutenue par le fait que la profession de philosophe a été niée aux femmes avec l'accès aux études, à la politique, à la citoyenneté. Je suis pour ma part d'une génération (1945) pour laquelle le modèle du philosophe était un homme. Il n'y avait pas beaucoup d'exemples visibles de femmes philosophes, et le sujet de la différence des sexes n'était pas considérée sérieux (Fraisse, 1996). Il nous a fallu apprendre la philosophie avec ceux qui pensaient que nous n'y avions pas notre place, puis exercer un métier où nous étions souvent conspuées. Nous pratiquions une «discipline» qui nous niait en tant que sujet(s) au nom de l'universalité. Il y a aujourd'hui dans le décentrement du sujet toute une histoire de critique de la philosophie qui concerne aussi d'autres catégories que les femmes. Mais les femmes plus que tous autres étaient vitalement interpelées par la philosophie, par la théorie, puisque celles-ci les réduisaient au particulier et au sub-humain. La question n'est plus si marginale et requiert de revoir et critiquer le tout de la philosophie. Elle est centrale à notre temps (XXe-XXIe siècles) en philosophie.

Encore convient-il de comprendre qu'il n'y a aucune recherche ni science qui ne présuppose un ordre des sexes avec un ordre social, même sans le dire ; l'ordre des sexes fonde la société. Cela est dû à la structure et à la construction historique de l'universel, qui est une hiérarchie non dite ainsi qu'une asymétrie symbolique. Avant-même qu'il ne soit question de ne pas reconnaître le travail sur la différence et surtout sur l'inégalité des sexes, le problème est disqualifié à tous les niveaux de l'inconscient et de l'histoire effective. L'inégalité des sexes, avant inscription dans nos intentions et «idéologies», est inscrite dans nos langues, dans les termes en lesquels nous pensons, et passe par l'inconscient. La redresser n'est pas une question de volonté sociale ou politique individuelle, ni même simplement du symbolique, c'est une question épistémologique : celle selon laquelle nos savoirs sont construits, transmis à notre insu avant même que nous ne prenions conscience du problème. Des obstacles épistémologiques (plutôt qu'«idéologiques») opèrent inévitablement jusque dans les sciences.

Problematiques et recherches. État des questionnements

Mon travail puise dans mon expérience de vie et de terrains divers: les Balkans (l'espace yougoslave), l'effondrement étatique, la pratique «anthropologique» de l'Asie du Sud, de l'Amérique centrale et d'autres régions ont contribué à interroger la théorie. Je conceptualise l'inégalité sociale, politique, symbolique, économique etc., ainsi que sa compréhension, dont l'une des formes fondamentales, aussi bien sur le plan socio-politique que sur le plan épistémologique (car il y a isomorphie entre l'objet et sa capture conceptuelle), est celle des sexes, par la notion de partage de la raison.

Pour comprendre ce concept, on pourrait partir, dans le cadre de la philosophie «occidentale» moderne, de la distinction kantienne entre la raison théorique et la raison pratique, tout en sachant que ce clivage – irréparablement non raccomodable chez Kant[1] – s'annoncait depuis Platon. Kant n'a lui-même jamais reporté l'inégalité des sexes à son concept de partage, bien que le «différend des sexes», pour reprendre une expression de Françoise Collin résumant cette très vieille polémique (Collin, 2000), soit l'un des mécanismes importants de sa reproduction ainsi que de celle de l'inégalité. Kant n'a pas non plus renvoyé le clivage entre les deux raisons vers d'autres dichotomies de la pensée (entre blancs et non blancs, métropole et colonies, domination et hégémonie…) pour les mettre en parallèle, même si elles font système. Ce parallèle est aujourd'hui non seulement possible mais théoriquement inévitable dès lors que l'on perçoit la portée normative de la raison depuis l'avènement de ce qu'on appelle la «modernité». Il a fallu, pour le voir, le «tournant linguistique» (linguistic turn) intervenu en philosophie au XXe siècle, qui a permis de revenir sur le rôle du langage dans la pensée, sur celui de la subjectivation (la manière dont se construit le sujet), ainsi que sur la philosophie occidentale elle-même, autorisant le philosophe et à sa «discipline» de se mettre en cause sans pour autant renoncer à la fonction critique. Il a fallu aussi la critique féministe, qui a approfondi cette «révolution dans la pensée». Ces nouvelles réflexions ont mis en évidence que le partage de la raison, dans toutes ses configurations et à chaque fois qu'il est arrêté, est une mesure normative. C'est tout particulièrement le cas à propos de l'inégalité des sexes, qui constitue sa forme la plus intransigeante en réduisant le rapport des sexes à la sexualité et au binaire. Il ne tient pas compte de la diversité, des singularités. Il est responsable du fait que la société «hétérosexuelle» est, sociologiquement, encore en grande partie homo-sociale, homo-politique, homo-économique.

C'est ce que j'ai pu constater et approfondir au cours de mes travaux. Tout en tenant compte de la distinction kantienne, j'ai entrepris une recherche indépendante – bien que fortement informée par Nāgārjuna[2], Deleuze ou encore Lyotard – qui portait sur la construction de la nation[3]. M'intéressant à toutes les différences que celle-ci met en jeu (sexe, «ethnie», religion…), je me suis trouvée confrontée à la question de la construction des «identités» qui est liée à ce processus. J'ai notamment constaté que la nation se constitue au moyen de la normativité sexuelle, de même qu'elle la reproduit. J'ai porté mon attention sur la subjectivation et la citoyenneté différentielles des femmes et des hommes, tout en me gardant bien d'essentialiser des identités sexuelles. Car la différence des sexes est aussi une relation entre deux (ou plusieurs) termes conceptuellement extrêmes qui, eux, ne peuvent être définis sans reste, mais qui subissent néanmoins constamment des re-définitions dans toute tentative normative : il y a autant de sexes que d'individus, mais du point de vue de la reproduction de l'espèce, qui représente le grand enjeu du pouvoir, il n'y en a que deux – schème binaire qui ne correspond point à la multiplicité vécue. Les termes sont fixés par la nomination dans un but directif : on doit être femme ou homme. Cependant, le fait que «la femme» ou «le féminin» n'existent pas n'implique aucunement, comme certains philosophes adeptes des théorisations postmodernes de la «mort du sujet» ont voulu nous le faire croire, qu'il n'y ait pas de sens à soutenir politiquement et théoriquement la subjectivation chez les ou des femmes (individus ou groupes), ainsi que leur pleine citoyenneté. D'autant que, lorsqu'on renonce à la subjectivation individuelle et qu'on cherche refuge dans la seule collectivité – dans le cas des revendications identitaires en tout cas –, on tombe facilement dans le communautarisme, comme nous le voyons actuellement un peu partout dans le monde et en particulier en Europe. Si l'on veut éviter ces mauvaises alternatives extrêmes (subjectivation par l'individualisme ou le communautarisme), il convient de se reprendre d'une dépolitisation, démobilisation, relativisation et désémantisation générales produites par des vagues successives de «fin des grands discours», de «fin de l'histoire» et aussi de «fin» de la Guerre froide.

Au cours de ces travaux, j'ai été amenée à voir la dynamique qui fait jouer la hiérarchie installée sous prétention de symétrie : qui procède soit en désamorçant cette fausse symétrie par le refus de fixer les identités, soit au contraire en l'institutionalisant et fixant les termes du binôme. Les deux procédés relèvent des possibles de ce que j'ai appelé le «partage de la raison» en jouant d'une part sur les deux sens (antinomiques) du mot partage (à la fois «séparation» et «mise en commun») et d'autre part sur les deux sens (tout aussi antinomiques) induits par la consctruction syntaxique partage de la raison (à la fois «produit par la raison» et «subi par elle») (Iveković, 2005, 2007). Le partage de la raison, en tant qu'enchaînement de concepts cherchant à comprendre la dynamique événementielle, présente d'un côté des capacités d'ouverture et d'engendrement de mondes multiples, et de l'autre des capacités de fermeture, d'arrêt de la dynamique d'enchaînement et d'enfilade nécessaire des idées. Il est nocif quand il institutionnalise une inégalité en figeant les rôles ou les «identités» par des normes ; mais il est porteur d'évolution, de transformations, d'aménagements et de révolutions quand il reste mouvement.

Un autre exemple du fonctionnement du partage de la raison concernant les femmes est celui de la conception fermée de la laïcité à la française. Ainsi, au-delà de la fixation d'une certaine posture laïque (ou disons plutôt : laïciste) sur les vêtements de certaines femmes (appartenant à un groupe perçu comme immigré, ce qui est déjà une présomption en plus d'être un préjugé)[4], on pourrait voir une option politique fondée sur un principe historiquement important. Mais les choix historiques peuvent-ils être faits une fois pour toutes, y compris pour les générations à venir ? Si ce choix est reconduit et réitéré, on voit bien qu'il nécessite une volonté étatique et nationale, une volonté majoritaire, voire hégémonique et une contrainte pour être maintenu dans la durée, et que des propositions d'aménagement vont forcément apparaître. Aucune hégémonie n'est éternelle. Comme tout principe décidé collectivement, il a son début à partir d'une bifurcation dans la pensée – c'est à dire un embranchement de choix possibles en 1905 : soit on restait dans la logique divisive et oppressive (oppressive aussi bien pour l'individu que pour les communautés et la société) de l'Église, soit on optait pour une certaine indifférenciation ou plutôt une relative invisibilisation de la religion dans la vie publique et l'éducation, qui garantirait l'égalité de principe de tous. Le choix opéré en 1905 était sans doute le plus approprié à l'état de la société et de la pensée du moment, mais croire qu'il peut rester intangible, c'est compter sans le partage de la raison, c'est-à-dire sans considérer que l'une et l'autre évoluent. Car quels que soient les décrets, les lois ou les idées arrêtées, la réflexion continue son chemin jusqu'à l'intersection suivante, jusqu'à la prochaine bifurcation possible de la raison avec de nouvelles options. Au moment de son invention en France, la laïcité ne concernait nullement les femmes, encore moins leurs vêtements, mais la neutralité citoyenne minumum assurant l'égalité de tous par rapport à la religion et sous condition de l'effacement de la différence entre les religions les plus pratiquées alors sur le sol français. Les enjeux aujourd'hui sont tout autres. Le partage de la raison, dans l'un de ses déroulements possibles, permettrait des modifications aussi bien dans les objectifs que dans les instruments de la laïcité, en accord avec les transformations de la société (les religions présentes sont désormais plus nombreuses, et l'islam est devenu une religion importante en France). Plutot que de bifurquer à propos des religions avec des choix divers (car on peut imaginer des «fourches» dans la raison à propos de toutes sortes de sujets), le choix de s'en tenir à une option datant de plus d'un siècle fonctionne comme un arrêt : la raison (irrémédiablement) partagée s'oppose au partage dynamique de la raison. Partagée, la raison arrêtée divise la société au lieu de produire du commun. À propos des femmes, elle produit d'autres divisions encores : elle sépare les femmes portant le foulard de celles qui ne le portent pas, et plus pernicieusement, elle construit les femmes et filles «voilées» en opposition à celles qui ne le sont pas, impliquant une différence de fond entre les musulmanes (avec le flou delibéré entre «immigrées» plus ou moins imaginaires et femmes «nationales») et celles qui représentent la norme.

Le partage de la raison, dans le sens constructif de l'expression, qui laisserait évoluer la pensée et les idées, qui permettrait l'entrée de l'altérité dans un système épistémologique, devrait pouvoir s'ouvrir à la pensée des intéressées qui ne sont pour l'instant que des objets de la réflexion. Les jeunes filles au foulard, coincées entre deux patriarchies, celle de la communauté et celle de l'État[5] (Balibar, 2004), ont été éloignées de la possibilité de dire leur point de vue. Selon l'idée de la laïcité, la «pensée» à leur sujet s'arrête à «l'étage» de la «raison»… donnant circulairement raison à l'idée laïciste selon laquelle les femmes doivent être dévoilées quelle que soit leur opinion. Ici, pas de partage de la raison ouverte et fluide, mais arrêt. La manière péremptoire de vouloir imposer à des femmes une tenue sans leur en demander leur avis, ne débouchera jamais sur rien d'autre, sur aucune autre idée, sur aucune bifurcation de raison(s). On ne fabrique pas de bifurcations créatives dans la pensée, d'ouverture épistémologique, avec une fin de non recevoir ou une commande. Voilà donc un cas de partage de la raison où des options différentes sont possibles, mais ont été interdites.

Sur ce sujet, je suis arrivée à la conclusion que la subjectivation des femmes est inévitable – comme celle de tout le monde – là où la subjectivation est la norme (Occident moderne), sinon elles seront perdantes. Dans la pensée européenne moderne, en effet, la subjectivation – le devenir sujet – s'est imposée à partir de la complémentaire mise en place des souverainetés d'État dans le système international et de la fin des Anciens Régimes, quand d'une part les États européens ont commencé à échapper à la suprématie de l'Église, et que d'autre part les individus ont pu se soustraire aux dictats de leurs communautés. Historiquement, ce processus a été et demeure moins simple pour les femmes, dont la dépendance a duré plus longtemps et dont la citoyenneté n'a pas été admise en même temps que celle des hommes. Or la subjectivation sur le plan conceptuel précède (ou équivaut à) la citoyenneté sur le plan politique. L'idée du caractère inévitable de la subjectivation des femmes n'est qu'en apparence en contradiction avec ma ferme conviction – résultat de ma recherche depuis plus de vingt ans – qu'il n'y a pas d'ontologie des sexes et du genre à poursuivre ni à affirmer (Iveković, 1995, 2007b e c). En effet, il n'y a pas d'identité sexuelle qui se suffise à elle-même et qui soit sans reste. Il n'y a pas d'identité qui tienne.

Par ailleurs, il me semble aujourd'hui évident que ce que les femmes ont contre elles, ce ne sont pas de simples «idéologies», c'est-à-dire des systèmes d'idées construits à coups de croyances, d'opinions politiques, de rumeurs et de dogmes[6]. Au-delà de telle ou telle idéologie, c'est tout l'epistémé – toute la configuration des savoirs, de leur construction, leur transmission et leur rapport au pouvoir – qu'il faudrait reconstruire. Cette nécessité ne s'impose du reste pas seulement pour les femmes. Diverses études subalternistes, postcoloniales, les options décoloniales[7], la recherche sur les classes sociales, sur la construction des concepts de race, classe, nation, ethnie, sexe, genre, sur les Rroms et autres groupes défavorisés selon le lieu et le moment, les recherches sur les frontières, sur les migrations ou encore sur les refugiés, travaillent sur la reformulation d'épistémé alternatifs qui débloqueraient l'arrêt de la raison (Iveković, 2010a, 2010b).

Pour ma part, j'ai tenté d'approfondir les liens entre mes sujets de recherche et la question de la modernité. Si l'on a pu affirmer qu'«il n'y a de modernité qu'occidentale» sans tomber dans le non-sens, puisque l'on disait par-là la provenance de cette condition ou la politique qui la définit, il est aujourd'hui plus raisonnable de tempérer cette opinion. La modernité, désormais disséminée et universalisée à partir du modèle occidental, a subi des métamorphoses considérables et a produit de nombreuses formes de modernités alternatives et métissées. D'un point de vue particulièrement eurocentriste ou occidentaliste, on peut soutenir – et ceux qui l'ont fait sont légion - que la modernité a échoué dans les contrées du tiers monde, dans les sociétés islamiques, ou dans les pays anciennement socialistes. Ils n'ont pas suivi le même cours de l'histoire. Il est plus sage de reconnaître ces autres formes de la modernité, car en raison de la mondialisation elles font aussi partie de la (post) modernité interne occidentale, et donc de nos conditions de vie. C'est ici le côté épistémologique qui m'intéresse : il n'y a pas d'égalité cognitive, et une justice cognitive (Santos, 2000) doit encore être trouvée, qui prenne en compte aussi bien le sens venu du sud de la planète, que le problème de la différence des sexes. Le redressement épistémologique opéré par le biais de la critique féministe peut s'allier à ce dernier.

Dans les circonstances de modernité altérée, le sujet à divers degrés «subalterne» se construit autrement que le sujet dominant (blanc, mâle, majoritaire, actif, de l'hémisphère Nord), de même que la nation (puisque l'État national occidental a été exporté dans tous les continents). Les nations décolonisées se sont faites paradoxalement sans toujours disposer d'un peuple apte à en soutenir le développement grâce à des oligarchies créoles coloniales. Dans nombre de cas, le peuple ne s'est constitué qu'une fois la nation ou l'Etat proclamés (par une oligarchie métisse, créole, épi-coloniale). C'est douloureusement, après les indépendances, qu'il a souvent fallu inscrire le peuple dans la nation, alors que se présentaient pêle-mêle force «tribus», «ethnies» ou religions voulant s'y insérer avec leurs différences désormais racialisées et ethnicisées, produisant par là ce qui est construit comme de la «prémodernité» ou de la «tradition» au sein de la modernité de la nation. Une fois les souverainetés acquises, l'indépendance a souvent trahi les rêves de liberté[8]. En Europe même, se trouve maintenant à l'ordre du jour la question des Tsiganes, celle des migrants et encore celle des femmes, qui n'ont toujours pas acquis leur égalité réelle, en dépit le leur égalité de principe et des droits formels. Ces groupes distincts peuvent avoir des intérêts stratégiques coïncidants, ce qui n'en empêchera pas d'autres à venir les rejoindre.

Certains soutiennent que l'inscription dans la nation ou l'égal accès à la citoyenneté ne sont pas possibles à cause de l'asymétrie symbolique – argument inspiré par la psychanalyse[9]. Étienne Balibar parle ainsi de deux grands champs d'exclusion de la citoyenneté effective et de «l'égaliberté», champs qui représentent des obstacles majeurs, dans la théorie et la pratique, à la constitution d'une communauté libre, et à la lutte contre les inégalités sociales : il s'agit de la différence des sexes (les femmes) et de la différence entre travail manuel et intellectuel (le travail physique) (Balibar, 2010b, p. 80). Il parle aussi, entre autres, de l'exclusion en Europe des migrants et des Tsiganes et de la racialisation de ces derniers (Balibar, 2010a). Il me semble que le traitement reservé aux Tsiganes s'apparente effectivement à celui des femmes, en ce que les deux relèvent d'une dimension largement symbolique, mais que ce n'est pas la même dans les deux cas : le rejet des Rroms ne s'intègre pas bien dans la catégorie de répulsion du travail manuel, et la subordination des femmes (qui continuent à faire le travail ménager, manuel) non plus. Les Rroms sont discriminés plutot par une racialisation qui a tout de l'ordre et du fantasme des «castes» avec son idée de pureté et de souillure (Iveković, 2011).

C'est aussi sous cet angle – inscription différentielle et décalée dans la nation et la citoyenneté de fait contestée même quand elle est par principe acquise – qu'il faut voir la condition des femmes et celle de la formation de leur subjectivité, plutôt que de l'immobiliser dans une «nature» anhistorique. L'accès à la modernité et à la politique n'a pas été le même pour les deux sexes, comme il n'est pas le même selon de quel côté de la césure coloniale on se trouve. Il y a une coupure au sein de la modernité non seulement à propos des sujets extra-européens, mais aussi pour les femmes. Pourquoi restent-elles assignées à la «prémodernité ? Car ni l'urbanisation, le commerce, les communications, la contraception, la croissance démographique, la représentation, la subjectivation, la laïcisation ni même le suffrage «universel» n'ont suffi à rendre égaux les femmes et les hommes. C'est que l'on avait inventé la non-historicité de «l'éternel féminin», que l'on a refusé de réformer la société du point de vue des rapports sociaux de sexe, et que l'on a nié à ceux-ci le statut de philosophème. L'écart entre la subjectivité et la citoyenneté des femmes et des hommes a été plus ou moins sciemment construit, et désinvesti de sa dimension historique et politique. Il faut croire que cette fracture a servi le système et a été profitable à ceux qui se sont identifiés avec lui jusque dans leur conviction de neutralité et de leur représentativité universelle. Elle a été économiquement et politiquement rationnelle et efficace. Sans elle, il n'y aurait eu ni modernité ni capitalisme.

La citoyenneté formelle active des femmes est aujourd'hui considérée «en retard» d'à peu près cent cinquante ans sur celle des hommes du «suffrage universel» masculin. Mais alors : de combien était «en retard» la citoyenneté et la nation des colonisés sur celles des colons ? À ce propos, nous ne parlons aujourd'hui plus de décalage, car les études (post) coloniales et subalternistes nous ont appris à renverser les perspectives et à percevoir les sujets alternatifs, non-identifiables selon un point de vue dominant. Nous avons appris à relativiser quelque peu l'idéologie du progrès selon laquelle les mêmes donneraient toujours la mesure. C'est que le tournant linguistique a permis au philosophe et à sa «discipline» de se mettre en cause sans pour autant renoncer à la fonction critique. C'est ainsi que la question du retard historique disparaît peu à peu, ou bien qu'elle peut être renversée – par exemple en pensant le retard de «l'Occident» et non de «l'Orient» dans le tournant linguistique – d'autant que la philosophie indienne, dans une différente histoire des idées et en d'autres conditions, a opéré son propre tournant linguistique avec le bouddhisme, quelques mille ans et plus avant l'Europe (raison pour laquelle les philosophies «indiennes» ne sont en général pas reconnues comme étant de la philosophie par les penseurs occidentaux). Dire qu'il n'y a pas de retard des femmes ni des peuples colonisés en matière de modernité, c'est dire que la norme de celle-ci a été établie de façon autoréférentielle à partir d'une position hégémonique. C'est dire que ces ratages ont été institutionnalisés afin de maintenir les privilèges de ceux qui auraient eu tout à perdre si d'autres sujets qu'eux avaient pu se présenter au devenir-citoyen. La règle du jeu dicte qui est en retard, mais elle n'a elle-même jamais été établie de manière consensuelle ; cette règle est arbitraire. Elle peut donc être modifiée.

État de la recherche

En France l'espace public et l'espace officiel ne brillent pas par leur curiosité pour les théories féministes ou postcoloniales, même s'il y a du mieux dans les secondes dernièrement, avec l'ambigüité d'un effet de mode. Concernant les premières, il n'y a aujourd'hui que des chercheuses et chercheurs encore isolés pour s'intéresser la question philosophique du sexe, qui concerne pourtant la constitution et le statut de tout sujet, aussi bien individuel que collectif, du fait des idées reçues issues d'une raison arrêtée dans son partage. La philosophie, qui ne s'y intéresse en général pas, mais qui reconduit le partage, ne pourra sans doute plus s'abstenir longtemps d'étudier la différence des sexes sans se rendre ridicule. Il en va de la philosophie elle-même (Fraisse, 1996). Étant l'une de ces disciplines construites sur la négation du sexe comme problème théorique afin de mieux entériner l'utilité normative dont elle se nourrit en tant que science directive qui ne se reconnaît pas, la philosophie est confrontée à la nécessité interne de relecture, sous l'angle du sexe, de toute son histoire.

Cette tâche a pu être assumée dans le passé par l'anthropologie, par la psychanalyse, par les théories (des) féministes. Elle commence à se muer en autocritique de la philosophie. Il n'y a pas de certitude anthropologique sur l'identité sexuelle, d'où le besoin d'interroger tous les dispositifs de fondations sur l'arrêt de l'une d'entre elles, la masculine, comme dominante. Il y a autant de sexes que d'individus, mais il y a bien construction, domination et hégémonie de l'un des deux seuls définis, qui se dit «neutre», «universel» et incarnation idéale de «l'humain» dans un univers dichotomique. La philosophie, qui pourtant s'intéresse au langage, s'associe souvent à sa maîtrise asymétrique du monde, jusqu'à en oublier la fonction de l'énoncé qu'elle utilise : en celui-ci est affirmé subrepticement le sujet qui le lance. Une centricité et une certitude égotique et subjective. Comme l'a rappelé Luce Irigaray, «Parler n'est jamais neutre» (Irigaray, 1985).

Certes, la thématique passe mieux aujourd'hui que ce n'était le cas il y a quelques décennies. Un grand travail philosophique a été fait dans de nombreux idiomes ; toutes les sciences humaines et sociales ont bénéficié de l'approche féministe dans les langues hégémoniques du nord global. Les nouvelles historiographies, les études subalternistes, culturelles, postcoloniales etc. sont passées par là. Dans les sciences sociales et humaines, toutefois, le français reste le plus réticent, parmi les langues qui me sont accessibles, à ces nouvelles connaissances informées d'une perspective féministe. L'organisation étatique des «disciplines» par le Conseil national des universités (CNU) et les grands organismes de recherche y est pour beaucoup. Le rôle de l'Académie française également, ainsi que les relais qu'ont offert à ses verdicts la plupart des institutions. Au final, la conformation actuelle de la langue est en concert avec la construction verticale (régalienne) de la souveraineté d'État. Un exemple est suffisamment emblématique : le français de France garde encore des expressions ou des noms d'institutions aujourd'hui dépassés, tels que les «sciences de l'homme» ou les «droits de l'homme» pour désigner ce que l'on peut et devrait désormais nommer «sciences humaines» et «droits humains» (Touraine, 2006). Mais il y a certes des évolutions.

La problématique de l'inégalité des «sexes» et celle du «genre» ont été peu à peu intégrée dans les «disciplines» humaines et sociales, où se sont créées des «spécialisations» qui sont parfois mal valorisées, non reconnues (point de section «théories féministes» au CNU, point de départements universitaires consacrés à ce sujet sauf rares exceptions, etc.). Les chercheuses qui s'y consacrent sont considérées comme ne faisant pas un travail important alors que, paradoxalement, les chercheurs qui s'y consacrent sont vus comme audacieux et originaux. Une grande partie des clichés sexistes sont ainsi maintenus et reconduits à tous les niveaux académiques. Or une majorité des chercheurs travaillant sur le genre sont des chercheuses. On interpelle d'ailleurs en général plus volontiers des femmes quand il s'agit de participer à un colloque ou de contribuer à un volume portant sur les rapports de sexe, «indigénisant» ainsi les chercheuses de manière comparable à celle où, aux États-Unis, on reserve le travail sur la condition des Noirs à des Noirs : on valorise en eux et elles la dimension «spécimène» qui est plus proche de l'objet d'étude, même quand elle est agrémentée d'une dimension «spécialiste». De manière semblable, Naoki Sakai a pu démontrer que, dans la construction coloniale, nationale et internationale des savoirs, les «humanités» se trouvent du côté de l'Europe/Occident, alors que «l'anthropos» à étudier se trouve du côté du reste du monde – en l'occurrence l'Asie (Sakai, 2010, 2011a, 2011 b). Ces exemples ne font que répéter la construction normative de l'universel («l'Occident», «l'homme») par rapport au particulier (l'Asie/l'Afrique, la «femme»). Ils se traduisent aussi en la construction de l'opposition normative – et appropriante du monde – de la «théorie» à la «pratique» (Iveković, 2013). Ajoutons que tous les epistémé n'ont pas souhaité construire cette hiérarchie entre la théorie et la pratique, caractéristique de la modernité occidentale.

Des critères alternatifs et hétérogènes, parfois informels ou non dits, existent néanmoins par exception, dans les orientations de tel ou tel groupe de recherche ou laboratoire[10]. Même en ignorant la problématique, on l'intègre ; la question n'est alors pas celle de l'objet d'étude, mais de la démarche, ainsi que de l'epistémé dans lequel on baigne[11]. Il y a toujours une politique de la recherche, dite ou non. Nous sommes tous conditionnés par notre contexte politique, culturel, de langue, d'accès aux savoirs. Si on arrive parfois à s'y arracher, l'inégalité des sexes reste largement consensuelle. C'est le partage qui résiste le mieux à toute évolution, car l'inégalité des sexes est secrètement à la base de toutes les autres formes d'inégalité qu'elle sous-tend ; elle en est une sorte d' «archétype» et d'analogie difficilement surmontable. Dans toute subordination quelle qu'elle soit, le terme «faible» désignant l'altérité est toujours féminisée[12], c'est à dire affaibli, ridiculisé, afin de pouvoir être «légitimement» déshumanisé et exclu.

On pourrait penser que faire entrer des femmes dans les institutions règlera l'affaire. Certes ce n'est pas négligeable, et il faut espérer que les femmes puissent s'y insérer en plus grand nombre, idéalement à 50%. Mais cela ne suffira pas à établir la justice de genre – du moins pas avant longtemps –, puisque les femmes comme les hommes transmettent et reproduisent les clichés sexistes, et aussi parce que la société et l'État sont biaisés en faveur du modèle dominant. Non seulement l'inégalité entre les sexes est institutionnalisée, mais elle fonde la société, les institutions et l'État de manière universellement consentie. Il ne s'agit pas ici d'hostilité des hommes ou de telle ou telle institution envers les femmes : même sans hostilité particulière ou voulue, la société, les institutions, la culture et surtout l'episteme prévalente sont construites sur l'inclusion subordonnée des femmes.

Il faut par ailleurs savoir que la production philosophique féministe et la contribution des femmes en philosophie sont loin d'être faibles. La faiblesse que je dénonce concerne la philosophie telle que traditionnellement exercée par les hommes, dans le passé et encore en grande partie aujourd'hui, de même que la non reconnaissance de l'apport des femmes. Les questions qui, en philosophie, intéressent les femmes, n'intéressent en général pas les collègues hommes, ou très peu. Or les philosophes femmes se sont intéressées à toutes les spécialités et orientations philosophiques, souvent avec beaucoup d'originalité, souvent envers et contre tous. L'éventail des thématiques et disciplines philosophiques qu'elles ont pratiquées est très large, et ne concerne pas seulement les questions dites «féministes» qui traitent de l'émancipation et de la libération des femmes. Cette production est riche, diversifiée, souvent audacieuse, et couvre pratiquement tous les champs. Elle ne s'arrête pas aux frontières d'une langue ou d'un pays. Quelques noms prestigieux pourraient être cités concernant au moins l'histoire récente et le contemporain, mais au risque d'en omettre beaucoup plus. 

Le systeme epistemologique en tant qu'obstacle

J'aimerais répondre sur deux plans à la question des «biais idéologiques» qui est au cœur des interrogations de cet ouvrage. D'une part en m'intégrant à sa problématique, d'autre part en la déplaçant, car je ne peux utiliser le terme idéologique en restant cohérente philosophiquement.

Sur le premier plan, je voudrais expliquer pourquoi l'introduction du terme genre dans les études sur les femmes n'aide pas, selon moi, à mieux comprendre les questions liées à leur subjectivation. Si après un usage de l'expression «différence sexuelle», on a vu émerger les formulations «différence des sexes», ou encore «rapport social des sexes» (selon les chapelles), le terme de genre s'est installé dans le paysage intellectuel français avec toute l'ambigüité des termes qui le précédaient (Varikas, 2006). Il est utilisé aussi bien pour différencier les hommes des femmes, que pour dire qu'il ne s'agit pas d'une différence ancrée dans la nature, mais d'une différence sociale. Encore faudrait-il comprendre qu'il doit être employé au singulier. Ce terme dépolitise et dilue la question historique. Bien qu'on imagine le «sexe» comme relevant de la «nature» et le «genre» comme relevant de la «culture» ou de«l'histoire», l'un comme l'autre ne nous sont accessibles aux humains que par le «genre» justement, c'est-à-dire par la «culture». Le «genre», c'est avant tout la relation. Depuis les critiques féministes et autres faites à Claude Lévi-Strauss (2009), nous savons que l'opposition nature-culture ne tient pas car elle-même est normative. Autrement dit, la distinction même qui est établie en anglais entre «sex » et «gender » ne peut être soutenue scientifiquement, car il n'est pas possible pour l'humain de mettre le doigt exactement sur la ligne de partage entre le naturel et le social. Cette ligne, comme celle de la différence des sexes, passe par l'intérieur de chacun/e d'entre nous. Au niveau politique, cependant, cette distinction est utile, puisque le terme gender assure que la différence n'est pas fatale, n'est pas «naturelle» et n'est donc pas justifiable. Or cette distinction a tendance à être effacee dans l'usage qui est fait aujourd'hui du terme «genre» dans le debat public francais. Le français et l'anglais font différemment le partage entre les termes de sexe et de genre, mais à cause de leurs histoires différentes et des généaologies différentes des termes gender et genre dans leurs langues respectives, ils ne peuvent signifier tout à fait la meme chose dans les deux cas. En français, le terme genre reste aussi imprécis que celui de sexe.

Sur le second plan, je voudrais insister sur le fait qu'en philosophie, il n'est plus possible d'entretenir l'illusion qu'il y aurait d'un coté «l'idéologie» (terme simplificateur connoté historiquement[13]), de l'autre la «science». Il n'y a pas de degré zéro de l'idéologie. Aucune «science» n'échappe par principe à son cadre épistémologique ou même à des idéologies politiques, même si des bifurcations dans le raisonnement peuvent donner lieu à l'arrachement de la pensée à ses limitations. Les mêmes mécanismes traversent l'une est l'autre. Une «idéologie» est un système de valeurs et un horizon politique hégémonique ou contre-hégémonique. Il serait naïf de croire qu'il y aurait des situations où l'on y échapperait complètement. L' «idéologie» n'est pas seulement un instrument de reproduction sociale, mais est aussi en retour reproduite par la société. C'est pour cela qu'il est inutile d'étudier ces obstacles épistémologiques aux connaissances et aux agissements sociaux et politiques (plutôt qu'«idéologies») du coté de la seule intention cognitive, du coté des «disciplines» isolées ou par un biais moral : il faut étudier les conditions historiques et politiques de la constitution et de la transmission des savoirs et le fonctionnement de la pensée et de la raison. Il règne encore un consensus hégémonique, bien que diversement, sur le statut dérivé, subalterne et mineur des femmes et du féminin. Ce problème est mal servi quand il est n'est pas saisi à sa base épistémologique et politique, aussi bien concernant les savoirs que les politiques à imaginer[14].

Le travail nécessaire sur l'épistémologie est fortement incité par l'intérêt de la chercheuse ou du chercheur, par son expérience et son vécu. Non pas qu'il faille être femme pour s'intéresser à la condition féminine, mais enfin, la situation propre peut réveiller des soupçons et lancer une réflexion politique que l'on relayera dans le travail de recherche. Ce travail intellectuel est aussi d'intérêt existentiel et général. Quand il s'agit de la philosophie occidentale (comme pour beaucoup d'autres «savoirs»), la position de philosophes-femmes est paradoxale : reconnues «en principe», la discipline ne les accepte que sous l'angle de «l'humain universel» en écartant leurs différences particulières, ainsi que leurs revendications. Pendant longtemps, jusqu'à ce que le systeme de pensée dominant cède en partie peu à peu, c'est-à-dire jusqu'à ma génération, les femmes n'ont pas été «crédibles» en philosophie à ses yeux. Il a donc fallu travailler sur et avec les femmes et le féminin en tant que sujets, en tant qu'objets, en tant qu'instruments politiques, en tant que messages, symboles etc.

Je n'en ai pour autant pas tiré d'identification arrêtée ou d'essence de «la femme» ou du «féminin». Je n'ai pas réduit le féminin au maternel et n'ai pas construit du définitif sur l'opposition de la production et de la reproduction : cette non construction voulue d'un sujet féminin, de la ou des femmes, rend encore plus insaisissable et difficile à défendre l'évidence de la subordination de ces groupes qui existent pourtant : les filles, les femmes. Cependant, cette non construction d'une féminité arrêtée est nécessaire dans la théorie, du point de vue qui est le mien, selon lequel il s'agit de devenir plutôt que d'être. Cela n'empêche pas de voir que certains «faits» considérés comme «naturels» et «éternels» et qui sont bien à l'origine de la discrimination négative historique des femmes, appartiennent eux-mêmes à la sphère de la pensée, de l'histoire, de la culture et non de la nature. Ce qui aide à ne pas s'enfermer dans le déterminisme sexuel, c'est l'idée de circonstancielles alliances et analogies dans les discriminations, et d'avancées possibles par rapport à elles.

Est-ce à dire que j'estime ma démarche «scientifique» ? Cette approche n'est pas forcement satisfaisante : d'une part, le «scientifique» n'est pas définissable sauf à se poser en arbitre, comme du point de vue surplombant de la «théorie» auto-adjugée. D'autre part, il renvoie à un partage de la raison arrêté – supposé contraire«d'idéologie». Mais «l'idéologie»traverse les mécanismes de la pensée eux-mêmes en posant son exception de la raison. Or, cette exception relève de la fiction, quand ce n'est pas d'une politique normative délibérée.

Aux yeux de la philosophe que je suis même modestement, il ne s'agit pas de scientificité. Je ne crois en aucun critère ultime dans la science. Le féminisme n'est pas plus scientifique que d'autres «ismes». La «science», qui attend dans tous les segments ses révolutions épistémologiques, est faite pour se dépasser ; il y a toujours une politique des savoirs qui fonctionne, comme les rapports de pouvoir, à l'intérieur même de la raison, de la pensée, des rapports sociaux et politiques et du sujet pensant. Ce dernier se constitue par cette politique, cette asymétrie, cette inclinaison de la «discipline», même involontairement. Il/elle ne préexiste pas à la mise en forme des savoirs et de leur politique. J'assume alors le féminisme pour donner de la visibilité aux problèmes et afin de penser une politique et une société plus justes, même s'il a souvent pu être amer de le faire. Cela ne veut pas dire que ma recherche ne soit que féministe, ni que je travaille sur les seules questions qui concernent les femmes ou le féminin. Le féminin fait partie d'un monde pluriel.

 

REFERÊNCIAS BIBLIOGRÁFICAS

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Recepção : 29/04/2017

Aceite para publicação: 01/09/2017

 

[1]. Voir Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Paris, PUF 2012, tr. par André Tremesaygues et Bernard Pacaud ; Critique de la faculté de juger, Paris, Flammarion 2000, tr. par Alain Renault.

[2]. Nāgārjuna, IIe-Ier siécle avant l'ère commune, fondateur de l'ecole dite du śūnya-vāda ; voir R. Iveković, L'éloquence tempérée du Bouddha. Souverainetés et dépossession de soi, Paris, Klincksieck 2013, sous presse 2013.

[3]. R. Iveković, Le Sexe de la nation, Paris, Leo Schéer 2003 ; Dame Nation. Nation et différence des sexes, Ravenne, Longo 2003 ; La balcanizzazione della ragione, op.cit. ; Autopsia dei Balcani. Saggio di psico-politica, Milan, Cortina 1999 ; Lire en français : Autopsie des Balkans. Essai de psychopolitique : http://radaivekovicunblogfr.unblog.fr/2009/10/30/autopsie-des-balkans-essai-de-psychopolitique-livre/, accédé le 21 juillet 2013 ; Les citoyens manquants. Banlieues, migrations, citoyenneté et la construction européenne, Recueil Alexandries, Collections Études, septembre 2010 : http://www.reseau-terra.eu/article1061.html, accédé le 21 juillet 2013.

[4]. Je n'envisage ici la laïcité que sous cet aspect limité mais hypertrophié du traitement de la différence des sexes, hypertrophié par une mise à l'œuvre divisive du partage de la raison.

[5]. Voir Étienne Balibar, «Dissonnances dans la laïcité», Mouvements 2004/3-4 (n° 33-34) http://www.cairn.info/revue-mouvements-2004-3-p-148.htm

[6]. Rappelons tout de même en grandes lignes l'évolution moderne du terme «idéologie» (partie de l'avancée des sciences modernes) : au XIXe siècle, il a encore une connotation générale positive en tant que «système de pensée cohérent», et on le croit neutre ou transhistorique. C'est Marx qui fait intervenir l'analyse des intérêts de classes sociales dans la compréhension du concept, qui perd alors sa neutralité et se voit informé par l'histoire.

[7]. Noms de diverses écoles de pensée contemporaines.

[8]. Voir Ranabir Samaddar, «Dreams of the Colonised», manuscrit 2003. Egalement: Re-Envisioning the State. Space, Territory and the State: new Readings in International Politics, edited by Ranabir Samaddar, New Delhi, Orient Longman 2002.

[9]. Entre autres : G. Fraisse et É. Balibar.

[10]. Par exemple TERRA www.reseau-terra.eu

[11]. Voir François Jullien, Entrer dans une pensée, ou Des possibles de l'esprit, Paris, Gallimard 2012.

[12]. Voir R. Iveković, Orients : Critique de la raison postmoderne, op. cit.

[13]. Au XIXe siècle, ce terme avait encore une connotation générale positive en tant que «système de pensée cohérent», et on le croyait neutre ou transhistorique. C'est Marx qui a fait intervenir l'analyse des intérêts de classes sociales dans la compréhension du concept, qui a perdu alors sa neutralité et s'est vu informé par l'histoire. Pour Marx, l'idéologie dominante était celle de la classe dominante. Par analogie, on peut dire la même chose des intérêts du sexe dominant, même si aujourd'hui on voit bien que les intérêts ne sont pas seulement économiques : ils se présentent aussi sous le signe de la «culture», des «choix sexuels», de la «religion» etc. Ainsi, la pensée scientifique moderne, la Révolution industrielle, la Révolution française, le marxisme, tous ont contribué à l'évolution du concept. Plus récemment, divers philosophes y ont aussi contribué, entre autres Althusser, Habermas, Derrida, Balibar ; mais aussi les théoriciennes féministes, entre autres Irigaray.

[14]. Des auteurs tels que Perry Anderson (Indian Ideology. Gurgaon: The Three Essays Collective, 2011), ou encore Balibar, réintroduisent des versions critiques, complexes et opératoires du concept d'idéologie, pour signaler des écarts productifs d'idées politiques (voir étienne Balibar, “Cosmopolitanism and Secularism: Controversial Legacies and Prospective Interrogations”, Grey Room 44, Summer 2011, pp. 6-25).