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Faces de Eva. Estudos sobre a Mulher

versão impressa ISSN 0874-6885

Faces de Eva. Estudos sobre a Mulher  no.39 Lisboa jun. 2018

 

ESTUDOS

Une cartographie des féminismes postcoloniaux et decoloniaux (Mohanty, hooks, Vergès)

A cartography of postcolonial and decolonial feminism (Mohanty, hooks, Vergès)

Uma cartografia do feminismo pós-colonial e decolonial (Mohanty, hooks, Vergès)

Mara Montanaro*

*Chercheuse associée, Université Paris 8, UMR 8238 LEGS, Laboratoire d'études de genre et de sexualité, 93526, Saint-Denis, França, mara.montanaro@hotmail.it


 

RÉSUMÉ

La disparité géographique et les interruptions temporelles dans l'histoire des sociétés postcoloniales appellent à mettre en question l'universalité des catégories du féminisme occidental, le sens des différences et leur importance en tant qu'enjeu essentiel pour notre modernité politique. Les mouvements féministes occidentales ont tendance à produire un sujet politique,

Nous les femmes, qui nivèle la multiplicité des expériences de sexisme vécu par les femmes sur une expérience type. Dans cet article nous nous proposons d'explorer quelques aspects symptomatiques concernant la question des sujets féministes aujourd'hui.

Mots-clés: race, sexe, féminisme, marge, résistance


 

ABSTRACT

Geographical disparity and temporal interruptions in the history of post-colonial societies call into question the universal character of the categories of Western feminism, the meaning of the differences and their importance as an essential issue for our political modernity.

Western Feminist movements tend to produce a political subject, We the Women, which levels the variety of the ways women experience sexism, by referring it to a single model experience. In this article we propose to explore some symptomatic aspects concerning the issue of Feminist subjects today.

Keywords: race, sex, Feminism, margin, resistance


 

RESUMO

A disparidade geográfica e as interrupções temporais na história das sociedades pós-coloniais põem em questão o carácter universal das categorias do feminismo ocidental, o sentido das diferenças e a sua importância enquanto questão essencial da nossa modernidade política.

Os movimentos feministas ocidentais tendem a produzir um sujeito político, Nós as Mulheres, que nivela a multiplicidade de experiências de sexismo, referindo um único modelo singular. Neste artigo propomo-nos explorar alguns aspectos sintomáticos que referem hoje a questão dos sujeitos feministas.

Palavras-chave: raça, sexo, feminismo, margem, resistência.


 

La disparité géographique et aussi les interruptions temporelles dans l'histoire des sociétés postcoloniales appellent à mettre en question l'universalité des catégories du féminisme occidental, le sens des différences (de genre, de classe, de race) et leur importance en tant qu'enjeu essentiel pour notre modernité politique.

Les mouvements féministes occidentales ont la tendance à produire un sujet politique, Nous les femmes, qui nivèle la multiplicité des expériences de sexisme vécu par femmes sur une expérience type.

Tout se passe comme si on supposait une expérience pure du sexisme comme condition de possibilité et de légitimité d'une mobilisation féministe. L'unicité du sujet politique du féminisme – Nous, les femmes, parce qu'elle est appréhendée comme la condition d'émergence du féminisme, universalise abusivement une expérience de la domination de genre, calquée sur l'expérience des femmes de la classe moyenne européenne ou nord-américaine, et dessine les contours de ce en quoi doit consister l'émancipation des femmes. Or le problème n'est pas tant que le Nous qui s'exprime parle abusivement au nom de toutes les femmes : le problème réside plutôt dans le fait que ce Nous qui parle s'adresse aux Autres femmes comme à des objets de discours.

Cette préoccupation est au cœur du féminisme sans frontières de Chandra Talpade Mohanty. C'est à partir de l'urgence politique qu'il y a à former des coalitions stratégiques en dépassant les barrières de classe, de race, de nationalité qu'elle pose le problème du Nous les femmes et critique le féminisme occidental.

Je me propose alors d'explorer quelques aspects symptomatiques concernant la question des sujets féministes aujourd'hui et cette figuration déplacée de la femme du tiers-monde comme l'appelle Gayatri Chakravorty Spivak à travers les analyses de Mohanty qui reste encore très peu connue dans le monde francophone, ainsi que les analyses de bell hooks et de Françoise Vergès.

En effet Mohanty, féministe d'origine indienne, est une figure très importante de la théorie et de la praxis des féministes contemporaines. Elle a été l'une des premières à conceptualiser les tendances orientalistes de la pensée féministe occidentale. Mais sa définition du féminisme occidental ne consiste pas à réifier un bloc monolithique anhistorique, mais bien à problématiser ce qu'elle appelle des formes de colonisation discursive de la diversité matérielle et historique de la vie des femmes.

Or, pour Mohanty le problème n'est pas tant le Nous qui s'exprime au nom des toutes les femmes, le problème réside plutôt dans le fait que ce Nous qui parle, comme on vient de dire, s'adresse aux Autres femmes comme à des objets de discours : notamment aux femmes du tiers-monde.

Mohanty nous précise que des termes comme ceux de tiers-monde et premier-monde sont très problématiques : à la fois parce qu'ils suggèrent des similarités trop simplifiées entre les pays qu'ils désignent et parce qu'ils renforcent les hiérarchies économiques, culturelles et idéologiques existantes que cette terminologie évoque.

C'est en toute conscience des problèmes qu'il pose donc qu'elle utilise le terme de tiers-monde et elle en fait un usage critique en précisant aussi qu'elle utilise cette expression entre guillemets. C'est bien cette réification et cette objectivation condescendante que critique Mohanty comme une forme de colonialisme orientalisant.

Dans son article fondateur publié la première fois en 1986, intitulé Sous le regard de l'Occident : recherche féministe et discours colonial Mohanty nous montre tout d'abord comment le terme de « colonisation » suggère toujours une relation de domination structurelle et la suppression discursive ou politique de l'hétérogénéité du ou des sujets en question.

En 2003, elle écrit Sous les yeux de l'Occident revisité : La solidarité féministe par les luttes anticapitalistes qu'elle repense après 17 ans de sa première publication en explicitant l'enracinement historique et la nécessité de mettre à jour son objectif et sa signification politique.

En 1986 elle dénonce les pratiques hégémoniques du féminisme occidental qui se servait d'un universalisme présumé, pour consolider formes de colonisation discursive des femmes du tiers-monde. Réduites à victimes de la violence masculine, du processus colonial, des structures familiales ou des convictions religieuses et considérées par conséquent comme objets, puis observées comme telles.

Son propos est d'analyser alors la manière dont des féministes occidentales ont produit ce sujet monolithique et singulier : « La femme du tiers-monde ».

Sa définition du terme « colonisation » est discursive, à savoir elle nous montre comment des catégories analytiques qui adoptent comme point de référence principale les problématiques féministes telles qu'elles ont été élaborées aux États-Unis et en Europe de l'Ouest permettent une certaine forme d'appropriation et de codification de la recherche et du savoir portant sur les femmes du tiers-monde.

Il faut aussi souligner qu'elle ne conçoit pas le féminisme occidental comme un monolithe, mais qu'elle veut souligner à quel point l'utilisation des catégories et mêmes des stratégies d'analyse diverses qui codifient la relation à l'Autre en termes hiérarchiques, produit des effets semblables.

La recherche féministe, soutient-elle, comme d'ailleurs toute recherche, n'est pas seulement une production de savoir sur un sujet particulier, elle constitue une pratique discursive qui a un impact politique direct dans la mesure où elle poursuit un but et défend une idéologie. Sa critique porte alors sur trois présupposés qui sous-tendent le discours féministe occidental sur les femmes du tiers-monde, mais sa critique vaut aussi pour quiconque utilise ces stratégies analytiques.

En d'autres termes, sa critique s'adresse à tout discours qui pose son sujet en tant qu'auteur (e), en tant que référent implicite, comme l'étalon qui lui permet d'encoder et des représenter les autres. C'est là que le pouvoir s'exerce dans le discours.

Je vais alors montrer les trois présupposées :

1) le premier présupposé analytique concerne l'attribution stratégique d'une place ou d'un positionnement spécifique à la catégorie « femmes » dans le contexte d'analyse. Postuler une catégorie « femmes » déjà constituée en un groupe cohérent sans tenir compte des spécificités de classe ou de race implique une conception de la différence sexuelle ou même du patriarcat à la fois universelle et transculturelle ;

2) le second présupposé analytique est la manière non critique d'établir les « épreuves » d'universalité et de validité transculturelle ;

3) le troisième est que les deux premiers présupposés postulent nécessairement une conception homogène de l'oppression des femmes.

En résumant, elle montre comment le discours féministe occidental sur les femmes du tiers-monde utilise la catégorie d'analyse « les femmes » à travers cinq manières différentes afin de construire les femmes du tiersmonde : 1) les femmes, victimes de la violence masculine ; 2) les femmes comme universellement dépendantes des hommes ; 3) les femmes comme victimes du processus de colonisation ; 4) les femmes comme victimes des systèmes familiaux ; 5) les femmes, victimes des idéologies religieuses.

Ce qui me semble intéressant c'est d'analyser comment Chandra Mohanty détecte une démarche colonialiste dans la recherche féministe occidentale et donc ses conséquences politiques.

Avancer l'idée d'une lutte commune de toutes les femmes du tiersmonde, indépendamment de leur classe et de leur culture, contre une oppression générale (trouvant son origine essentiellement dans le groupe détenteur du pouvoir, c'est-a -dire les hommes) implique le présupposé de ce que Foucault appelle en 1980 un modèle de pouvoir «juridico-discursif» dont les principales caractéristiques sont une insistance sur la règle (qui détermine un système binaire), et une uniformité du dispositif fonctionnant à différents niveaux.

Comme, par ailleurs, Françoise Collin, féministe et philosophe belge, fondatrice en 1973 de la première revue féministe en langue française, Les Cahiers du Grif (Groupe de recherche et d'information féministe), ne manquait pas de le rappeler, la condition commune d'oppression ne suffit pas elle seule dans la mesure où cette oppression n'adopte pas les mêmes formes d'une culture à l'autre et d'une époque à l'autre, et que ce concept doit être constamment réactivé, ré-analysé, re-décliné dans des circonstances concrètes, historiques et contingentes.

L'oppression, au sens plus concret du terme, à savoir celui de la matérialité des pratiques, atteint chaque femme jusque dans son intimité de manière toujours singulière. Ou comme le souligne Audrey Lorde, l'une des figures majeures des luttes des féministes et lesbiennes noires des années 1980, dans Sister outsider : Sur la poésie, l'érotisme, le racisme, le sexisme, que je cite :

L'oppression des femmes ne connaît aucune frontière ethnique ou raciale, c'est vrai, mais cela ne signifie absolument pas qu'elle est identique au sein de ces différences. (…) Il existe entre femmes des différences certaines de race, d'âge, et de sexe. Mais ce ne sont pas ces différences qui nous séparent. C'est plutôt notre refus d'accepter ces différences. (…) Aujourd'hui les femmes blanches se focalisent sur leur oppression de femmes et ne tiennent aucun compte des différences de race, de préférence sexuelle, de classe sociale et d'âge. Le mot sororité recouvre d'un faux-semblant d'homogénéité l'expérience de toutes les femmes, mais dans les faits, la sororité n'existe pas. (Lorde, 2003, pp. 76 ;126-127)

Les discours féministes occidentales sur le tiers-monde qui postulent l'existence d'une catégorie homogène – un groupe – appelé « les femmes » fonctionne alors nécessairement sur la base des divisions du pouvoir de type binaire.

Le cœur du problème tient dans ce présupposé initial que les femmes forment un groupe ou une catégorie homogène (« les opprimées »). Que se passe-t-il lorsque ce présupposé selon lequel « les femmes forment un groupe opprimé » est utilisé dans la littérature féministe occidentale sur les femmes du tiers-monde ?

C'est ici que Mohanty situe l'approche colonialiste ce qui, à mon sens, est intéressant à analyser.

En mettant en parallèle la représentation des femmes du tiers-monde et la représentation que les féministes occidentales ont d'elles-mêmes dans le même contexte, nous voyons, nous dit Mohanty, que seules les féministes occidentales deviennent de vrais « sujets » de cette contre-histoire.

Les femmes du tiers-monde, elles, ne s'élèvent jamais au-dessus de la généralité débilitante de leur statut d'objet. En appliquant aux femmes du tiers-monde l'idée d'une catégorie homogène de femmes, on colonise et on s'approprie donc la pluralité des situations que connaissent simultanément différents groupes de femmes dans leur classe sociale et leur groupe ethnique ; au final, on leur vole leur capacité d'action historique et politique. En d'autres termes, le discours féministe occidental, en partant du présupposé que les femmes forment un groupe cohérent et déjà constitué, placé dans les structures de parenté, légales et autres, définit les femmes du tiers-monde comme des sujets en dehors des rapports sociaux au lieu d'étudier la façon dont les femmes sont constituées par ces mêmes structures.

Les structures légales, économiques, religieuses et familiales sont considérées comme devant être jugées en fonction des normes occidentales. C'est là qu'intervient l'universalité ethnocentrique. En définissant ces structures comme « sous-développées » ou « en développement » et en plaçant les femmes dans ces structures, on produit une image implicite de « la femme du tiers-monde moyenne ».

On voit la « femme opprimée » devenir la « femme opprimée du tiersmonde ». Lacatégorie de « la femme opprimée » estcréée àpartir de la seule prise en compte de la différence de genre, mais la catégorie de « la femme opprimée du tiers-monde » a un attribut supplémentaire – la « différence du tiers-monde ».

La différence du tiers-monde implique une attitude paternaliste envers les femmes du tiers monde.

Les femmes du tiers-monde en tant que groupe ou catégorie sont automatiquement et forcément définies comme adeptes d'une religion (à savoir non progressistes), centrées sur leur famille (c'est-à-dire traditionnelles), manquant de connaissance du droit (c'est-à-dire elle ne savent pas qu'elles ont des droits).

C'est ainsi qu'est produite la « différence du tiersmonde ». On ne fait alors que renforcer le présupposé selon lequel le tiers-monde n'a pas autant évolué que le premier monde.

Ce mode d'analyse, en homogénéisant et en systématisant les expériences de différents groupes de femmes de ces pays, efface tous les modes et les expériences marginaux et renforce l'impérialisme culturel occidental. Car dans l'équilibre des pouvoirs entre le premier-monde et le tiers-monde, les analyses qui se rendent coupables de véhiculer et d'entretenir la prédominance de l'idée de supériorité de l'Occident produisent des images correspondantes de la femme du tiers-monde qui ont un rayonnement universel, anhistorique et déclenchent un discours colonialiste qui exerce un pouvoir très spécifique dans la définition, dans le codage, le maintien de rapports entre premier monde et tiers-monde.

La comparaison entre la représentation que les féministes occidentales ont d'elles-mêmes et celle qu'elles ont des femmes du tiers-monde est très féconde.

Sans « la femme du tiers-monde », la représentation particulière que les Occidentales ont d'elles-mêmes, serait problématique.

On peut alors aussi opérer une comparaison avec bell hooks dont vient de sortir la traduction française d'un deuxième essai De la marge au centre. Théorie féministe.

Bell hooks, comme nous le savons, s'inscrit dans la tradition de lecture critique du féminisme qui pointe notamment ses limites concernant les interrelations entre les rapports sociaux de classe, de race et de sexe dans la société états-unienne « patriarcale, raciste, capitaliste et impérialiste » (bell hooks, 2017, pp. 107-118) Elle souligne combien les théories féministes, développées dans le contexte états-unien par des femmes blanches, reflètent les valeurs de classe et de race de celles qui les ont élaborées.

« Quand on parlait des femmes, nous dit-elle, l'expérience des femmes blanches était universalisée pour représenter l'expérience de toutes les femmes » (hooks, 1994, pp. 120-121).

Tout un travail alors de déconstruction de la catégorie « femme », comme nous avons pu le voir, s'avère nécessaire pour marquer que le genre n'est pas le seul élément qui intervient dans la construction des femmes.

Ce travail, selon bell hooks, a constitué « une profonde révolution dans la pensée féministe hégémonique » (hooks, 2017, p. 84).

C'est, en effet, cette participation non-interrogée des femmes blanches aux politiques d'oppression ainsi que la pluralité des expériences des femmes, qu'Audre Lorde, par exemple, s'était employée à faire reconnaître : « les femmes blanches nient les privilèges inhérents à leur blancheur et définissent la femme uniquement en fonction de leur seule expérience ». (Lorde, 2003, p. 129).

De son côté, bell hooks procède à une relecture historique, notamment de la période de l'esclavage. C'est en écho à ces positions qu'on retrouve la critique des limites des théories féministes occidentales de Chandra Mohanty, laquelle avait été la collègue de bell hooks.

Mohanty, écrivant comme sujet non-occidentale, est l'une des premières à critiquer la constitution et l'utilisation des catégories telles que femmes du tiers-monde comme sujet unique, monolithique. Dès lors on retrouve la même conclusion chez bell hooks : le féminisme occidental échoue à embrasser la totalité des expériences des femmes. Si on peut admettre comme universelle la situation d'injustice, d'inégalité entre femmes et hommes, la difficulté vient de ce que les théories féministes se pensent relever de l'universel, indifférent par définition aux situations géographiques, socio-historiques, culturelles. Les femmes occidentales de la classe moyenne tendent à projeter leurs propres problématiques aux femmes des pays du tiers-monde. Elles ignorent les différences entre elles. Il s'agit d'ailleurs d'une problématique qui traverse beaucoup de féministes décoloniales. Comme l'atteste, entre autres, la féministe chicana Gloria Anzaldùa qui, dans sa production théorique et politique montre le caractère fractionné et multiple de la construction du sujet à partir de son expérience personnelle devenue un véritable champ d'enquête et de lutte. Comme elle le dit elle-même dans Théories féministes et queer décoloniales : interventions chicanas et latinas états-uniennes, cordonnée par Jules Falquet et Paola Bacchetta : « Que suis-je ? Une féministe lesbienne du tiers-monde avec des tendances marxistes et mystiques. S'ils le pouvaient, ils me découperaient en petits fragments et colleraient une étiquette sur chaque morceau » (Anzaldùa, 2011, p. 77).

Dans une perspective assez proche, même Norma Alarcon, l'une des figures majeures du féminisme transnational et décolonial, elle-même Chicana, critique vivement la notion de sujet unitaire, entendu comme le sujet monolithique et non-problématisé du féminisme dominant. Je me limiterai à noter que, d'après Alarcon, l'unité du sujet individuel, autocentré et autonome est de fait un héritage non questionné de la philosophie occidentale dominante. C'est pourquoi, dans des cultures où les relations asymétriques entre les races et les classes sont un principe fondamental d'organisation sociale, il devient possible, aussi, de devenir femme par opposition aux autres femmes. Ce qui impose, encore une fois, de problématiser la catégorie « femmes » dans son ensemble.

C'est pour cette raison que Mohanty pose la nécessité de faire appel à des modèles théoriques qui incluent l'intersectionnalité. En second lieu, il est, selon Mohanty, impératif de prendre en compte les spécificités des structures existantes au lieu d'appliquer des grilles toutes faites, biaisées. Il s'agit de sortir d'un féminisme universel et européen et d'imaginer une nouvelle cartographie de la décolonialité qui croise les différentes luttes des femmes et réécrit l'histoire des luttes de libérations des femmes en partant d'autres périodicités et d'autres territorialisations.

Du côté des féministes africaines on lit ce même constat. En raison de cet hégémonisme et des implications racistes et classistes du terme féminisme, ainsi que des stéréotypes véhiculés, la pertinence du féminisme dans le contexte africain a été mise en question par beaucoup d'auteures qui refusent cette importation et imposition du modèle occidental. La féministe nigériane Amina Mana critique dès le début des années 1980 ces formes des lectures féministes hégémoniques. Elle a forgé, en effet, le terme de « féminisme impérial » pour signifier la participation historique pourtant niée des femmes blanches à la domination coloniale et raciale des populations noirs, même au cœur de leur lutte pour leur propre libération comme femmes, et pour isoler les éléments les plus impérialistes à l'intérieur du mouvement international des femmes.

On peut voir en acte ce propos de la féministe nigériane Amina Mama, sur le silence des femmes blanches dans la catastrophe coloniale, si on se déplace à l'île de la Réunion et précisément en juin 1970.

Il s'agit du livre qui vient de sortir de Françoise Vergès, Le ventre des femmes. Le livre, que je résume brièvement, montre comment, en juin 1970, un scandale éclate à l'île de la Réunion : des milliers d'avortements sans consentement auraient été pratiqués par des médecins qui auraient prétexté des opérations bénignes pour se faire rembourser par la Sécurité Sociale. Ainsi, non contents d'amasser des sommes considérables, ils auraient enfreint deux lois : celle qui interdit l'avortement et criminalise ceux qui la pratiquent et celle qui encadre les remboursements d'actes médicaux. Plusieurs femmes portent plainte, mais elles seront à peine entendues. Pendant le procès les inculpés déclarent avoir été encouragés indirectement par les politiques antinatalistes que l'État avait mis en place dans les département d'outre-mer et directement par ses représentants sur l'île, alors que la contraception et l'avortement, comme nous le savons (on est dans les années 1970), sont criminalisés et durement réprimés en France, et qu'à cause de cette criminalisation un million de femmes risquent la mort en avortant chaque année dans des conditions déplorables. La contradiction n'est qu'apparente nous dit Vergès.

C'est le même contrôle du corps des femmes qui est visé en France et dans les départements d'outre-mer mais il n'est pas pratiqué de la même manière dans les deux lieux.

Sans doute peut-on dire que, dans les deux cas, le corps des femmes est instrumentalisé pour les intérêts de l'État, mais il n'en demeure pas moins que la différence de l'un à l'autre est cruciale. Dans les colonies devenues départements d'outre-mer la reproduction a été intégrée dans la logique du capitalisme racial.

Autrement dit, les politiques de reproduction sont adaptés aux besoins de la ligne de couleur dans l'organisation de la main-œuvre : le ventre des femmes comme nous dit Vergès a été racialisé. Cette affaire emblématique permet d'analyser les choix politiques et économiques gouvernementaux pour les outre-mers, la politique de répression et d'hégémonie culturelle dans une postcolonie, les nouvelles formes de féminité et de masculinité qui sont proposées dans les départements d'outre-mer, l'adoption y compris par les féminismes « franco-centrés » d'une cartographie mutilée produite par le dispositif discursif de ce que l'historien Todd Shepard avait appelé l'invention de la décolonisation. L'ouvrage de Vergès marque un tournant dans les études féministes car l'étude des politiques de la reproduction dans le long temps colonial révèle une gestion du ventre des femmes qui éclaire la colonialité du pouvoir. Étudier l'histoire de la gestion du ventre des femmes dans le Sud fait apparaître alors non seulement l'assignation des femmes à la reproduction mais la dimension racialisée de cette assignation. Encore plus particulièrement aux fins de notre analyse, cette étude se révèle significative car elle cherche à introduire des voix dissonantes dans le récit du féminisme occidental. Car les femmes d'outre-mer, selon Vergès, qu'elles soient esclaves, engagées ou colonisées existent à peine dans les analyses des féministes occidentales qui les traitent comme des témoins de diverses oppressions, mais jamais comme des personnes dont les paroles singulières remettraient en cause un universalisme qui masque un particularisme. Il s'agit là d'une analyse qui observe ce qui se joue dans le processus d'inégalité de genre, de classe, de racisation sur des territoires de la République issus de son empire colonial esclavagiste.

On voit alors en acte ce qu'on a dit par rapport à Chandra Mohanty et à bell hooks, c'est-à-dire la nécessité de désoccidentaliser le monde et de développer une histoire connectée globale et transnationale, au rebours de l'histoire nationale des colonies.

Il est alors question de dénationaliser le féminisme à la suite de l'invitation à provincialiser l'Europe, c'est-à-dire d'interroger par la même, la constitution, dans le cas de Vergès, d'un féminisme français.

Provincialiser le féminisme c'est dénationaliser ses récits et peut-être, selon Vergès, envisager de nouveaux processus de décolonisation car ce qu'elle se propose de comprendre c'est pourquoi le scandale des avortements forcés en outre-mer n'a pas été au centre des luttes du Mouvement de Libération des Femmes autour de la contraception et de l'avortement, en d'autres termes comment un mouvement si radical n'a-t-il pas perçu ce que ce scandale révélait de l'existence d'un patriarcat d'État racial dans la République, ni les avortements forcés dans le départements d'outre-mer comme une gestion racialisée du ventre des femmes.

Dès lors, à mon avis, repenser des concepts et des catégories du féminisme forgés dans une histoire européenne et occidentale doit alors forcément passer par une problématisation de l'espace, à la fois comme la matrice d'expérience d'une diversité de luttes (extra-européennes, transnationales, coloniaux et postcoloniaux) et comme l'horizon de leur possible composition par les biais d'un travail théorique. Encore, repenser l'espace des féminismes postcoloniaux et décoloniaux en tant que produit d'interrelations complexes, s'avère, être une tâche qui assume aujourd'hui une importance stratégique. En effet, dans un tel espace coexistent des trajectoires différentes. Il s'agit de penser la matérialité de ses frontières non pas comme quelque chose de figé, donnée une fois pour toutes, mais au contraire, comme une dimension où les luttes féministes, les subjectivations nouvelles qui en ressortent, les rapports de genre qui se transforment, reformulent sans cesse et reconstruisent ses limites et ses frontières. D'où la nécessité d'envisager une géographie capable de faire de l'espace l'objet d'une problématisation critique, pour montrer comment cet espace – et son historicité est affecté dans sa matérialité géographique et culturelle par les luttes féministes contemporaines. L'approche géographique permet une compréhension plus profonde de l'hégémonie, sous sa forme coloniale et impériale, et dans ses dimensions indissociablement culturelles et matérielles. Autrement dit, il s'agit d'en finir avec l'idée que l'espace de l'Occident demeure « la » condition spatiale et géopolitique de possibilité des discours et des pratiques féministes qui appartiennent à notre présent : il y a, sans aucun doute, bien d'autres relations et d'autres histoires à raconter qui sont hors-cadre, dans un espace à cartographier en fonction de nouvelles expériences extra-occidentales du féminisme. En effet, le terme transnational référé au féminisme désigne une modalité de créer, sur une échelle globale, des alliances entre sujets occupant positions de pouvoir asymétriques qui les décompose à partir de la spécificité de leur appartenance sexuelle, de genre, de race et de classe. Sous cet angle, il faudra s'en tenir à ce que De Lauretis disait dans sa critique au sujet féministe unitaire et doué d'une identité fixe, pour mettre en revanche au centre de la scène les processus de déplacement alimentés par les discours et les pratiques. Il s'agira donc de redéfinir la temporalité et l'histoire du féminisme occidental, d'ouvrir un dialogue avec d'autres penseuses provenant d'espaces et horizons multiples et de travailler donc d'autres concepts en redéfinissant, à travers cela, notre dispositif conceptuel lui-même. Il s'agira de penser un espace fait de déplacements, de hiatus, de ruptures, mais aussi de rencontres, de confrontations, d'interactions et surtout des résistances aux pièges sans cesse déjoués du pouvoir car, comme a écrit Awa Thiam dans son livre La Parole aux négresses : il faut opposer une résistance active, une résistance effective à toute oppression d'où qu'elle vienne, à tout moment. Seule une multitude de voix, une multitude de résistances pourrait changer la face actuelle du monde.

 

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Recepção: 31/08/2017

Aceite para publicação: 26/02/2018