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Cadernos de Estudos Africanos
versão impressa ISSN 1645-3794
Cadernos de Estudos Africanos no.31 Lisboa jun. 2016
ARTIGO ORIGINAL
Les Guerriers Taghridjant du Delta du Fleuve Sénégal : Identité et politiques de conservation dans le Parc National du Diawling (Mauritanie)
Os “guerreiros” Taghridjant do delta do rio Senegal: Identidade e políticas de conservação da natureza no Parque Nacional de Diawling (Mauritânia)
Rachel Effantin-Touyer*, Francisco Freire**
*Observatoire de la Mauritanie Contemporaine, Centre Jacques Berque, 35 Avenue Tariq Ibn Ziyad, Rabat 10020, Marrocos, rachefftou@gmail.com
**Centro em Rede de Investigação em Antropologia, Faculdade de Ciências Sociais e Humanas, Universidade Nova de Lisboa, Avenida de Berna, 26-, 1069-061 Lisboa, Portugal, francisco.s.freire@gmail.com
RÉSUMÉ
Cet article propose une approche du repositionnement identitaire et statutaire des Taghridjant, une qabîla (tribu) considérée par les institutions de conservation de la nature associées au Parc National du Diawling (PND, sud-ouest de la Mauritanie) comme représentante emblématique du savoir-faire local dans le delta du fleuve Sénégal, autour des activités de pêche et de collecte des végétaux. Ces activités constituent un indicateur majeur de réussite de la restauration du fonctionnement de lestuaire, qui avait été dégradé suite à laménagement du barrage de Diama. À partir de lobservation des pratiques et de la mémoire collective des Taghridjant, ainsi que des gestionnaires de lenvironnement, nous nous interrogeons sur leffet des évolutions contemporaines de ces activités et de leur rôle dans la redéfinition statutaire des Taghridjant en tant que pêcheurs, questionnant ainsi le rôle qui traditionnellement a une qabîla de statut guerrier.
Mots clés : Taghridjant, fleuve Sénégal, Parc National du Diawling, Mauritanien, pêche traditionnelle, conservation
RESUMO
Este artigo aborda o atual reposicionamento identitário e estatutário dos Taghridjant, uma qabîla (tribo) que as instituições ligadas à conservação da natureza, associadas ao Parque Nacional de Diawling (PND, sudoeste da Mauritânia), veem como representante emblemática do savoir-faire local do delta do rio Senegal, vinculando-a em particular a atividades piscatórias e de recolha e tratamento de produtos de origem vegetal. Estas atividades constituem um importante indicador da recuperação de um estuário que se encontrava profundamente degradado após a construção da barragem de Diama. A partir da observação das práticas e da memória coletiva dos Taghridjant, bem como gestores do meio ambiente, interrogamos o impacto dessas atividades, assim como o seu papel na redefinição estatutária dos Taghridjant, hoje reconhecidos como pescadores, o que abertamente questiona o papel tradicionalmente atribuído a uma qabîla de estatuto guerreiro.
Palavras-chave: Taghridjant, rio Senegal, Parc National du Diawling, mauritano, pesca tradicional, conservação
Si les Taghridjant sont aujourdhui érigés comme communauté emblématique du Parc National du Diawling (PND), en réalité ils ne représentent que 5% des habitants du bas delta du Sénégal (sur la rive mauritanienne), et seulement 11% de la population directement riveraine du PND[1]. Interlocuteurs privilégiés des experts internationaux visitant ou travaillant dans le PNB (écologues, hydrologues, consultants de la coopération technique), ils montrent une habileté particulière dans la relation avec les acteurs de la coopération au développement et la conservation de la biodiversité. Dans cet article, on sinterroge sur la position de résistance de cette population tout en étant linterlocuteur privilégié de lÉtat et des ONG dans le cadre des politiques de conservation de la nature entamées dans le PND.
Dans un premier temps, nous montrons que lidentité ḥassân (guerrière) des Taghridjant souligne le fait que le modèle statutaire maure repose sur la conjugaison de différentes structures, plutôt que sur une simple lecture des partitions rigides qui servaient traditionnellement à lexpliquer[2]. Même si marqués par lordre statutaire ḥassân, les Taghridjant se qualifient sur le terrain par leurs liens approfondis avec des activités – surtout la pêche – qui ne sont pas habituellement associées au statut ḥassân. Le propos de notre contribution est aussi de voir comment une qabîla (généralement traduit par tribu) au statut ḥassân se repositionne face à de nouvelles structures (politiques, écologiques et sociales) qui simposent dans le territoire traditionnel des Taghridjant, et avec lesquelles ils négocient une participation.
Les données ont été collectées entre 2007 et 2012, au cours denquêtes sur la dimension danthropologie historique, et dun séjour de trois ans dimmersion dans laction de développement, entre 2010 et 2012. Elles relèvent dune enquête fondée sur lhistoire et la théorie anthropologique, et dune démarche de terrain plutôt ethnométhodologique : lanalyse suit une approche compréhensive de lintérêt des pratiques spécifiques du groupe étudié dans la situation contemporaine de coexistence entre leurs activités productives et symboliques et lintervention allochtone sur leur territoire de vie, au nom de la conservation de milieux déclarés dimportance écologique.
Nos résultats forment un recueil des discours qui traduisent le point de vue des Taghridjant (recueilli auprès dune dizaine de membres du groupe – pratiquant tous la pêche, la cueillette de végétaux utiles – dont la plupart sont des hommes et des femmes leaders de la communauté, des membres de la confédération tribale Tendgha, de statut maraboutique, et des agents de la conservation, employés ou collaborateurs du PNB), relatifs à leur identité et leur territorialité[3], afin de légitimer leur résistance au cours de linstallation du PND et de la mise en uvre dun projet de coopération[4]. Suite au cadrage historique et identitaire de la qabîla Taghridjant (fondamentale pour lanalyse effective de leur rôle et de leur discours performatifs contemporains), nous nous proposons de décrire lévolution de sa maitrise des ressources naturelles et des pratiques productives, et en particulier de la pêche, activité qui est dorénavant associée au nom de la tribu par les intervenants dans la conservation et le développement.
Lexception Taghridjant : des guerriers - producteurs ancrés dans un territoire
Les Taghridjant déclarent un positionnement statutaire dune grande simplicité, comme étant une qabîla ḥassân de la région du Trârza. Nonobstant, les Taghridjant opèrent dans lextrême sud-ouest mauritanien comme une chefferie ḥassân, certes, mais qui se dédie à des activités qui ne sont pas traditionnellement consacrées à cet ordre statutaire (surtout la pêche, ou lagriculture), identifié tout en particulier avec le nomadisme et lélevage. Avant davancer dans lexploration des aspects plus contemporains des Taghridjant, nous proposons dapporter une remarque concernant la définition généalogique de cette qabîla, qui savère décisive dans les positionnements contemporains du groupe.
Contredisant une grande partie des récits dorigine qui traitent du labyrinthe social maure, les Taghridjant déclarent un projet identitaire, fondé sur la généalogie, qui incorpore comme ancêtres apicaux deux personnages qui jouent des rôles distincts dans lhistoire de la région : des frères Nyarzîg et Rizg. Les deux marquent des moments particulièrement importants : le premier, comme éponyme dune ancienne population – dorigine Sanhâja (Berbère) – reconnue sur toute la côte atlantique sud-ouest saharien (entre le cap Blanc, au nord, et lembouchure du fleuve Sénégal, au sud) jusquau XVIe siècle (Freire, 2011b, pp. 55-56) ; le deuxième, identifié avec la première population dorigine arabe qui se serait établie dans lextrémité sud-ouest de lactuel Mauritanie, dans une période antérieur au XVIIe siècle (Norris, 1986).
Le fait que le groupe sidentifie, jusquà présent, auprès dune population sans une ascendance arabe reconnue – les Nyarzîg –, constitue un aspect singulier dans le panorama socioculturel maure. En effet, dans la plupart des cas, cette sorte de filiation est à tout prix occultée, et on essaye de renaitre généalogiquement suite aux campagnes arabes (surtout Banî Ḥassân) de la fin du XVIe siècle. Ce raccourci de lhistoricité facilite la définition des liens avec des groupes dominants et concrétise une présentation des emblèmes islamiques de ces populations, alors supportés par des généalogies qui rapidement atteignent la péninsule arabique. Les actuels Taghridjant, par contre, ne se permettent pas ce genre de discours, et préservent leur filiation bipartie entre le vainqueur Nyarzîg et le vaincu Rizg :
Dans cette région il y avait deux frères, Nyarzîg et Rizg. Quand les deux sont arrivés, il ny avait que des noirs ici. Après avoir libéré la région des noirs et après linstallation de Nyarzîg et Rizg dans le territoire, il y a eu une grave querelle entre leurs descendants. Dans un premier temps la victoire dans ces combats revint aux Rizg, et ils ont gardé longtemps le contrôle du territoire. Dans un deuxième temps les Nyarzîg ont pris le pouvoir, repoussant les Rizg vers lEst (les Rizg sont maintenant les Awlâd Bouh Ali et les Awlâd Khalifa). Les Nyarzîg sont alors devenus les maîtres de la région (Sîdi al-Ḥamdi, Bneïnadji, novembre 2005, citado em Freire, 2013, pp. 67-68)[5].
Définissant leur récit fondateur dans la rencontre entre Nyarzîg et Rizg, les Taghridjant donnent la preuve dun complexe travail de redéfinition identitaire qui est structuré autour de deux cadres sociaux formellement divergents (Arabe et Berbère). Comme réponse au paradoxe (ethnique, en dernière analyse) concernant lunion entre des univers sociaux distincts, les Taghridjant surpassent un problème complexe avec une structure généalogiquement harmonieuse, que rend compréhensible et acceptable la rencontre entre Nyarzîg et Rizg. Cette opération atteste le lien ancestral des Taghridjant avec la région et assure leur intégration auprès des deux groupes peut-être les plus importants de lhistoire régionale. Lancienneté des Taghridjant dans le territoire est reconnue par la majorité des différentes populations de la région, et elle explique la genèse de leur relation privilégiée avec le PND[6]. Elle traduit aussi une vision conciliatrice de lhistoire sociale de la région, version sublimée de la rencontre entre des populations locales et des qabâail (pl. tribus) dorigine arabe qui se sont plus tard installées sur le territoire.
Si en Mauritanie lexpression visible des récits dorigine se manifeste, dans la plupart des cas, par leffacement des lignages plus anciens (Bonte, 1998, pp. 219-220, 228), ou bien les incluant dans un processus graduel darabisation (voire dagnatisation), les Taghridjant sen distinguent. Même sils acceptent la présence précoce de Rizg dans la structure fondatrice du groupe, ils maintiennent une franche résistance au modèle presque hégémonique qui vise à larabisation des lignages. Cest peut-être aussi pour cette raison que les Taghridjant sont aujourdhui un groupe marginal, exclu des grands récits tribaux qui les considèrent largement comme de simples vestiges dune ancienne population (Nyarzîg). Peut être que lhétérodoxie généalogique des Taghridjant pourrait se répliquer dans sa posture statutaire hors du commun. En tant que très anciens habitants de la région, les Taghridjant continuent dattribuer, contrairement à presque tous les récits dorigine quon peut identifier, un rôle privilégié à leur ancêtre Nyarzîg. Ce personnage, même sil ne confère pas de liens nobiliaires (généralement associés à une généalogie arabe), autorise en tout cas laffirmation dun statut guerrier, ce qui nest pas, jusquà présent, mis en doute. Nous cherchons à montrer que cette relation multiséculaire avec le territoire et les modes de production locale permet aux Taghridjant de pleinement sintégrer – en tant que protagonistes actuels – dans les activités agricoles, dans la pêche[7], aussi bien que dans les activités et politiques de conservation de la biodiversité.
Un autre élément fondamental dans le dessein actuel de la qabîla Taghridjant, qui compte à peine quelques deux cents individus, concerne le poids démographique de ses communautés ḥrâtîn[8] (les statistiques officiels ne sont pas disponibles, mais on peut affirmer que les ḥrâtîn composent certainement une majorité de la population Taghridjant). Celles-ci jouent sans doute un rôle décisif dans le développement des activités productives (pêche, agriculture, cueillette des végétaux), mais aussi dans le positionnement politique du groupe face aux nouvelles structures qui simposent aujourdhui dans la région. De plus, il confirme la pleine intégration des ḥrâtîn dans larchitecture formelle de la qabîla (qui valorise leur rôle, et leur succès dans ladoption de compétences professionnels contemporaines). Outre leur spécificité généalogique, la valorisation démographique des communautés ḥrâtîn – en parallèle à la dégradation démographique des familles bidhân (un pluriel de blanc, dénommant les communautés de statut libre) –, peut justifier la proéminence des fonctions productives de cette qabîla au statut ḥassân. Les résultats obtenus avec ce positionnement singulier consolident, à présent, un projet de résistance et une capacité dadaptation à des changements profonds qui touchent le sud-ouest mauritanien.
Ainsi, lincorporation des Taghridjant dans un espace idéologiquement arabe ne saccomplit pas – dans lhistoire – par lalliance matrimoniale, mais par le recours à un récit dorigine qui associe deux frères. Néanmoins, nous avons pu identifier leur recours à lalliance matrimoniale, et, en particulier, avec lémirat du Trârza[9]. Depuis le milieu du XVIIe siècle, ce dernier a joué un rôle décisif dans lorganisation politique de la région. Cela nous permet de repenser la structure identitaire de la qabîla, si lon considère que le mariage exogame transforme lennemi en allié. Et on peut alors émettre lhypothèse que ce moment scelle la sujétion des Taghridjant aux Trârza. Est-ce lélément décisif dans lillustration du déclin des Taghridjant, qui peut confirmer son occupation identitaire par une idéologie (et, dans ce cas, aussi par une généalogie) ḥassân ? Comment les Taghridjant ont-ils (re)construit leur rôle de leaders régionaux après ce mariage ? Et, par cette voie, ont-ils réussi à conserver leurs caractéristiques originales : capacité militaire, autonomie politique et contrôle dun territoire propre ?
La tradition Taghridjant de mise en valeur du bas delta
Le bas delta du fleuve Sénégal est un réseau de marigots qui se rejoignent pour former un seul lit à lembouchure. Ce réseau hydrique déborde en période de crue pour ne laisser émerger que trois massifs dunaires désormais reliés par des digues : le cordon littoral, la dune de Ziré au centre et la dune de Birette au sud-est (Hamerlinck & Duvail, 2003 ; Taïbi et al., 2006) (Fig. 1). Zone de contact depuis le Néolithique entre cultivateurs africains sédentaires et peuples sahariens proto-berbères nomades (Vernet, 1993), puis porte dentrée en Afrique pour les Européens depuis le XVe siècle, le bas delta est le terrain de multiples batailles territoriales autour du contrôle des routes commerciales, des pêcheries et des pâturages, dont la mémoire collective actuelle relate systématiquement le climat dinsécurité (Duvail, 2001 ; Ould al-Barra & Ould Cheikh, 1996). À la période contemporaine, il demeure un carrefour entre communautés maures, peuls et wolofs.
Avant lendiguement du fleuve, le bas delta fut le support de lenchevêtrement spatio-temporel dactivités qui sont rythmées par le régime des crues dun fleuve qui alimente une région sahélienne caractérisée par lincertitude pluviométrique (Hamerlynck & Duvail, 2003). Lexploitation des ressources naturelles est diversifiée : pêche en eau douce, cueillette de techanet (Sporobolus robustus) pour la confection de nattes, de gousses (selaha) dAcacia nilotica (al-âmûr) pour le tannage des peaux, et de nénuphar (Nymphea lotus, djaqar), agriculture pluviale sur les dunes, élevage de caprins, de bovins et de camelins, commerce du sel, etc. Elle sorganise dans le cadre de chaque communauté ethnolinguistique, qui a une spécialité mais jamais lexclusivité dune activité (Duvail, 2001) : les Wolofs vivent essentiellement de la pêche en mer et lassocient à la pêche dans le fleuve, aux cultures pluviales et au petit élevage villageois ; les Maures (majoritairement du groupement Tendgha) pratiquent le commerce, lélevage de bovins et de camelins et cohabitent avec les éleveurs peuls (de la famille Abass). Les pêcheurs du fleuve font partie des communautés ḥrâtîn issues de différentes tribus : parmi eux, les Taghridjant sont considérés comme les plus anciens résidents et la pêche est aujourdhui au cur de leur identité.
Lespace de nomadisation de la tribu Taghridjant, avant lendiguement du fleuve, sorganisait sur environ 2000 km2, dans un périmètre compris entre Simsyât (120 km au sud de lactuel Nouakchott) et Khcheime Larda au nord, Gwâreb sur le littoral (30 km à louest de Keur Macène) et le Nthiallakh au sud. Le système productif Taghridjant associait lélevage, la pêche et le commerce, comme la plupart des communautés du littoral nord-ouest africain.
En hivernage, alors que les troupeaux se dispersaient au nord-est dans la dune de Tamzaqt, la communauté se rassemblait sur la dune de Ziré pendant la haute saison de pêche, lors de la crue dans les bassins du delta (Bell, Diawling, etc.) qui atteignait la dune. Cette pêche était individuelle, chacun préparait des longues palangres (dailonk) quil fixait au sol avec des pierres, juste avant quelles soient couvertes par leau de la crue. Cette pêche permettait de capturer les poissons venus frayer dans les eaux peu profondes et nutritives. Dans cette saison, on pratiquait également lexploitation des salines (sebkhas) pour exporter le sel vers lest en amont du fleuve, ainsi que des cultures pluviales sur les sols dunaires.
En saison sèche froide, les troupeaux descendaient au sud sur le littoral. La pêche se poursuivait au niveau des marigots situés autour de la moitié sud de Ziré, jusquau confluent du Nthiallakh. Elle se pratiquait selon un système de piégeage collectif (tantkin) fait de palmes, qui consiste à devancer la migration des poissons de retour vers le fleuve. Ce travail extrêmement physique nécessitait vingt hommes pour soulever la nasse (tabdiaghlit) faite dune sorte de jonc, le Sporobolus robustus (techanet). Ce système de pêche à pied, désormais révolu, est devenu emblématique du patrimoine culturel du bas delta restauré. Le produit de cette pêche lest également, comme une sorte de produit du terroir avant le label : le poisson transformé (guedj) par les Taghridjant conserve jusquà nos jours sa spécificité très appréciée au Sénégal, du fait de leau saumâtre du delta, du choix de lespèce ciblée et du mode particulier de transformation[10].
Enfin, en saison sèche chaude, les troupeaux transhumaient au Sénégal, les familles se dispersaient entre Nouakchott, Keur Macène et le Sénégal, pour sadonner au commerce.
Pendant que les hommes migrent temporairement, les témoins actuels insistent sur le rôle pilier des femmes pour entretenir les campements à partir de leur cueillette de végétaux des zones humides pour la confection daliments et doutils quotidiens de lhabitat nomade (couscous, nattes, peaux, tentes en poil et tissu, selles et bâts de dromadaires, sacs de bât, couvertures de cuir, outres à baratter, etc.). Ils démontrent ainsi leur capacité historique dautosuffisance vivrière, liée à une connaissance fine du bas delta et de la valorisation productive de sa biodiversité.
Le mode dappropriation des terres chez les Maures relève traditionnellement du droit islamique malikite (Ould al-Barra & Ould Cheikh, 1996). Comme nous avons indiqué en début de larticle, les Taghridjant ont une présence dans la région antérieure à la conquête Banî Ḥassân (fath) (voir Norris, 1986). Ainsi, louverture de leur terre au dar al-islam est due seulement à leur conversion à lislam. Ils conservèrent la capacité de lauto-protéger, tout en passant alliance avec les arrivants Banî Ḥassân, et notamment avec lémirat du Trârza. Néanmoins, la colonisation française a supplanté lautorité des émirats, minimisant le pouvoir des autorités émirales par leur politique militaire de pacification du territoire mauritanien (fin du XIXe-début du XXe siècle) (Taylor, 1995). Il semble que dans ce contexte, les Taghridjant aient choisi de faire une démarche de validation de leur appropriation territoriale ancestrale : ils disposent aujourdhui dun document délivré en 1957 par lautorité coloniale installée à Saint-Louis, reconnaissant leur maitrise collective du territoire (Freire, 2011a, pp. 290-291). Cette précaution peut se justifier notamment par le caractère singulier de cette appropriation foncière par une tribu guerrière, dorigine Sanhâja assumée, préexistante à la conquête Banî Ḥassân.
Les Taghridjant justifient également leur maitrise foncière dans le bas delta par le principe de vivification (ihyâ), cest-à-dire, de mise en valeur dune terre par des aménagements et des activités de collecte ou de production. Dune part, ils témoignent avec fierté la qualité du sol de Ziré. Dautre part, ils précisent spontanément leffort daménagement que leurs ancêtres ont consenti pour pouvoir circuler entre terres et eaux et les rendre hospitaliers et productifs. Ceci suppose une connaissance du milieu, un savoir-faire et un effort physique exceptionnel : Ziré a été façonnée par la main de lhomme nous précise une femme Taghridjant (Enquête de terrain, 2012). Tout autour de la dune, des layons forestiers ont été défrichés pour ouvrir des accès au fleuve en saison sèche. De même, les marigots sont curés et désherbés pour libérer des espaces de pêche de décrue. Ces deux types daménagement (chenal entretenu et layon forestier) ont en commun la désignation de machra et celui qui laménage se lapproprie : il en gère lusage, peut le transmettre mais ne peut pas le vendre car cest toujours le territoire de la qabîla. Il existait ainsi plusieurs machara en tant que voie daccès au fleuve : la famille du propriétaire assurait la traversée du bétail, des marchandises et des personnes vers le Sénégal. Quant aux machara de pêche, ils correspondaient à des segments de marigots sur lesquelles on posait les pièges collectifs (tantkin) pendant la décrue, sous la gestion de laménageur de chaque machra. Cette pratique se combinait avec, en période de crue, une pêche massive mais individuelle dans un espace ouvert non aménagé.
Ainsi les Taghridjant ont développé un système de pêche qui combine appropriations individuelles et collectives. Il permettait daffronter le travail de collecte et den organiser le partage des produits, sur un territoire commun à la qabîla, selon la répartition et la migration des ressources halieutiques et lévolution de la morphologie des sites de pêche au fil des saisons.
Au cur des bouleversements écologiques et politiques
En conséquence des sécheresses qui ont sévi dans le sud-ouest saharien dans les années 1970, le bas delta a été transformé depuis 1985 par lédification de la retenue anti-sel de Diama, dans le but douvrir des périmètres rizicoles dans la vallée et dassurer une production alimentaire. En aval de cette retenue, un grand désert salé résulta de la rupture du fonctionnement estuarien. La pêche fluviale, le pastoralisme et la cueillette ont pâti dune érosion drastique des ressources. Chez les Taghridjant, comme dautres communautés maures, cela a provoqué une vague démigration massive dans la sous-région. En même temps, les populations se sont sédentarisées dans le bas delta, en villages essentiellement entretenus par les femmes : les communautés ḥrâtin Taghridjant se sont rassemblées à Ziré Taghridjant et à Débi, de part et dautre du fleuve, tandis que les quelques familles bidhân se trouvent à Bneïnadji, près de Keur Macène. Sur la dune de Ziré, il faut aussi signaler la création du village de Bounayatt (ou Ziré Moussafirine), fondé par les réfugiés Taghridjant après les graves événements transfrontaliers de 1989 (voir Baduel, 1989), fuyant le Sénégal où ils pratiquaient le commerce et lélevage depuis les années 1970.
Ainsi, exclu de lespace fluvial aménagé, le bas delta fit lobjet dune politique de restauration écologique des États mauritaniens et sénégalais, impulsée par lUICN puis lUNESCO[11]. Dans ce cadre, le PND est créé en 1991 avec une mission pionnière de conservation au profit du développement des populations locales et draine de nombreux partenaires de coopération internationale à cette fin[12]. Cette mission repose sur la création artificielle de crues visant la restauration de lécosystème estuarien, par la vidange des eaux du fleuve via deux ouvrages installés sur la digue de la retenue deau, dans les bras du delta, compartimentés par un réseau de digues équipées douvrages. Dès 1994, des scénarios de gestion consensuelle furent élaborés, avec les différents groupes dusagers, résidents au cur du Parc, sur la dune de Ziré, dont le groupe Taghridjant a été le principal protagoniste, au côté des autres groupes Tandgha[13]. Quinze ans plus tard, les activités locales liées aux ressources des milieux humides ont repris.
Cependant, face aux modifications écologiques, les populations font preuve dune remarquable capacité dadaptation dans leurs modes de production.
Nous avons connu la dernière crue en 1988. Avant, la régulation était naturelle, il y avait toujours de leau, salée en saison sèche et douce en hivernage. Mais lhomme a stoppé leau et la sécheresse a continué artificiellement. (Entretien avec un pêcheur Taghridjant, Ziré, juin 2012)
Selon les Taghridjant, la sécheresse puis les aménagements du fleuve ont empêché définitivement les crues qui atteignaient autrefois la dune de Ziré, entrainant le comblement des marigots. Par conséquent, le système de pêche a été modifié et essentiellement concentré autour des deux ouvrages de vidange. Le piège traditionnel est remplacé par des filets dormants individuels, alignés depuis les ouvrages, vers lintérieur du marigot ; la place des filets fait lobjet dun tirage au sort le jour douverture officiel de la saison de pêche, à la décrue. Environ 75 pêcheurs occupent ces sites au plus fort de la saison qui sétale sur trois mois et le guedj produit est exporté au Sénégal via la digue et le barrage. Pendant la crue, qui nest plus la haute saison de pêche, les pêcheurs continuent de poser leur palangre dans les bassins, pendant que les deux ouvrages de vidange sont ouverts, mais désormais, ils ne les posent plus au sol mais les montent en suspension dans leau sur des flotteurs.
Sur les ouvrages, les pêcheurs sont organisés en sein dabdal pour transformer le poisson et préparer leur repas : ce sont des collectifs dune dizaine dhommes où toutes les hiérarchies sociales sont abolies au nom de la productivité du travail, valeur et fierté des Taghridjant : Dans labdal, [Ahmed] nest plus mon ainé, on est dans le travail ! (Entretien avec un pêcheur Taghridjant à Ziré, décembre 2010).
Ensuite une pêche dappoint est pratiquée dans le delta, au niveau des ouvrages de régulation installés par le Parc (Bell) (cf. Fig. 1). Sur linitiative de plusieurs projets dappui à la population résidente du Parc (UICN, IPADE/AECID), on assiste également à lintroduction de petites pirogues à fond plat. Ces pirogues servent de moyens de stockage du poisson levé sur les filets dormants, et ont permis lapparition dune nouvelle pêche au mulet frais (originaire des lacs de Chott Boul) sur linitiative dun mareyeur externe[14]. De même, la pêche à la crevette en saison froide a été lancée dans les lacs salés du delta (Nter) depuis 1998, à laquelle participent les Taghridjant aux côtés dautres habitants de Ziré et du littoral.
En somme, les pratiques de pêche Taghridjant se sont adaptées à différents facteurs exogènes (aménagement, entreprises privées, et intervention de développement). Les Taghridjant en tirent un bilan mitigé mettant en balance dun côté le gain en pénibilité du travail et une meilleure valorisation économique de la pêche, et de lautre, une perte en ressource halieutique, du fait des effets limités de la crue artificielle et de la courte durée de la saison de pêche. Cest une façon pour eux de justifier ladoption du maraichage depuis 1997-1998, grâce à la recharge des nappes en eaux douces et lappui en microcrédit de projets associés au Parc[15].
Les Taghridjant expliquent également cet intérêt pour le maraichage par le fait que cette activité peut se gérer de façon autonome : La pêche est sous le contrôle de lOMVS[16] et du PND, alors que pour lagriculture, nous savons quand on veut cultiver. Ils se revendiquent depuis peu comme les grands maraichers du bas delta (35% de la superficie maraichère de la commune de Ndiago[17]) ; ils souhaitent ainsi corriger leur renommée réductrice de pêcheurs du Diawling, notamment auprès des acteurs de développement intervenant dans le domaine agricole.
De lopposition à la préservation du rôle dinterlocuteurs privilégiés du Parc
Les premières visites de terrain par des consultants internationaux accompagnés dagents étatiques, chargés du diagnostic préalable à la création dun Parc, ont suscité un accueil hostile de la part des Taghridjant. Ils refusaient lidée de la création dun autre Djoudj[18] de ce côté du fleuve, cest-à-dire lusurpation de leur territoire et le risque dexpulsion ultérieure. Cependant, ces intervenants ont progressivement gagné le dialogue en déployant un plaidoyer sur la restauration écologique en faveur des populations, et sur lalliance nécessaire entre pêcheurs du delta et conservationnistes contre la progression de la riziculture, contrôlée par des hommes daffaires proches du pouvoir[19]. Des offres demploi dans les travaux du Parc et des programmes de microcrédit constituent des arguments économiques classiques pour obtenir le soutien de la population local.
Mais, en réalité, cest le processus de consultation des populations locales sur le fonctionnement hydrologique et la connaissance de lécosystème du bas delta qui a scellé le début de la collaboration. Les Taghridjant avaient ainsi la satisfaction de prouver leur savoir, et par là, leur légitime maitrise du territoire. Dès lors, ils se sont imposés comme experts empiriques du bas delta et reconnaissent avoir été associés à la décision daménagement à lintérieur du delta, cest-à-dire le tracé des digues intérieures et des ouvrages de régulation (cf. Fig. 1).
Cependant, les Taghridjant ont fait maintes fois preuve de vigilance dans lavancement des travaux du Parc : ils ont manifesté leur résistance en sabotant des aménagements liés à la gestion de leau, chaque fois que les agents du Parc agissaient sans les informer, ou que des actions observées contredisaient les promesses émanant des agents du Parc. Ce fut le cas de lincident lors de limplantation des échelles limnimétriques, et de façon beaucoup plus ferme, de laffaire de louvrage de Berber installé sur la digue de Ziré en 1996[20].
Dès 1995, le Parc consolide une collaboration privilégiée avec les Taghridjant, et en particulier dans le domaine de la pêche[21]. Le Parc cherche ainsi à atténuer leur méfiance, mais aussi à accéder à leur expertise sur lexpérimentation du système de gestion artificielle des crues, initié en 1997. Cette relation permet également de mesurer limpact de la restauration écologique sur la production halieutique et le niveau de vie des pêcheurs, lun des rares indicateurs facilement vérifiable, en plus du rituel dénombrement annuel des oiseaux. Ils démontrent en échange une certaine franchise dans lanalyse dimpact et une capacité de proposition pour ajuster les choix de gestion, à partir de la pratique quotidienne du milieu.
Les Taghridjant firent ainsi aligner la côte maximum du bassin de Bell à 1,4 m, pour correspondre au niveau des crues observées avant laménagement. Voici comment lhydrologue qui suit la gestion de leau du Parc rend compte de la proposition qui a contribué à ajuster le calendrier actuel de gestion des ouvrages :
Les pêcheurs Taghrédients ont insisté sur la nécessité dinonder les bassins à des cotes élevées. Ils sont par ailleurs favorables à une inondation précoce des bassins, dès le mois de juillet, lorsque les poissons sont prêts à frayer. Ils préfèrent que les ouvrages soient ouverts très tôt et à de forts débits. [ ] Selon eux, la vidange des bassins ne doit pas être trop rapide. Une lente décrue permet de prolonger la campagne de pêche jusquau mois de février[22].
Jusquà aujourdhui, les pêcheurs Taghridjant sont les seuls à participer aux journées annuelles de concertation sur la gestion de leau du Parc et à entretenir un contact informel avec le conservateur :
Nous sommes exclus des rouages de lÉtat même au niveau de la commune mais celui qui vient faire une étude sans nous associer na aucune chance de voir les fruits de son projet. (Entretien avec une femme leader Taghridjant à Ziré, juin 2012)
Cette exclusivité résulte de lhistorique particulier de résistance de cette communauté, qui a imposé au Parc de maintenir une approche concertée du terrain. Cependant que les autres habitants ne présenteraient pas de danger et seraient dailleurs moins directement exposés aux effets de la gestion de leau du Parc.
Des changements interviennent cependant depuis 2010 avec des projets de coopération qui promeuvent un développement local plus participatif à léchelle de lensemble du bas delta. Ainsi, un projet décodéveloppement coexécuté dans la période 2008-2013 entre une ONG nationale (ASSPCI) et une ONG espagnole (IPADE) a identifié plusieurs groupes de pêcheurs dans le delta, et lenjeu de revaloriser les pêcheries vivrières minoritaires pratiquées dans les marigots de Nthiallakh et Ndereye. Les Taghridjant réagirent : Nous sommes les seuls vrais pêcheurs de la zone [ ] Ne nous mélangez pas avec les gens du Nthiallakh.
Cela les a poussés à redoubler darguments pour prouver leur hégémonie locale dans ce secteur et leur habileté en matière de négociation avec des agents de développement. Ils ont dans ce cadre participé à la conception des actions, en faisant preuve de mesure dans lidentification de leurs besoins, et de leur capacité dorganisation pour la gestion durable des investissements offerts par le projet[23].
De léchelle du Parc constitué par ses trois bassins, périmètre daction pratiquement réservé aux Taghridjant, on passe à celle de la Réserve de Biosphère Transfrontalière du Delta du Sénégal créée en 2005 (RBT). Cette nouvelle entité vise à répondre davantage aux exigences écologiques et sociales ; néanmoins, à linstar dautres expériences similaires dans la sous-région, les fondements institutionnels et conceptuels sont encore en gestation (Cormier-Salem, 2006). Sur proposition de lUICN, la RBT véhicule le nouveau concept de gouvernance partagée, repris en 2012 par la Coopération Allemande, alors chargée de réactualiser le plan daménagement du PND, caduque depuis 2000[24]. En élargissant le cercle de concertation et de bénéficiaires, à lensemble des usagers et habitants du bas delta transfrontière, ces interventions remettent en cause le dialogue informel, vieux de deux décennies, entre le Parc et les Taghridjant. Elles promeuvent également laménagement durable des zones périphériques du Parc, cest-à-dire les dunes, et les marigots situés à louest entre le Parc et le cordon littoral (de Chott Boul au Nthiallakh), puis le fleuve en aval du barrage de Diama. Dans ce contexte, les Taghridjant sévertuent à cultiver leur réputation dexperts locaux, capables de propositions collectives fondées sur des valeurs culturelles qui les distinguent des autres habitants du bas delta, tout en affirmant auprès deux un leadership dans la gestion des relations extérieures[25].
La distinction identitaire Taghridjant dans le nouveau monde de la conservation de la nature
La légende de leur origine est celle de lunion dun guerrier Taghridjant et dune femme lamantin. (Duvail, 2001)
Malgré la coexistence avec dautres groupes anciens dans le delta, les Taghridjant sont reconnus par les organisations environnementalistes et lÉtat mauritanien comme la communauté emblématique du bas delta restauré. Comme nous lavons vu plus haut, les Taghridjant savent justifier leur appropriation ancestrale du territoire. Lautochtonisation (le fait de définir lantériorité dinstallation à certains groupes dans un territoire, qui leur donne des droits particuliers sur celui-ci) des groupes dans les aires protégées est fréquemment associée au processus de patrimonialisation de la nature (comme processus dinstitution dun espace ou dun élément naturel comme un bien commun hérité à transmettre aux générations futures) (Dahou & Ould Cheikh, 2007 ; Weigel, Feral & Cazalet, 2007), qui implique la fixation de limites spatiales nouvelles et de droits exclusifs sur le territoire à conserver. Ce paragraphe présente la façon dont les Taghridjant se positionnent en tant quautochtones, en démontrant leur connaissance du milieu et leur appropriation ancestrale des terres, afin de justifier les conditions de leur collaboration aux projets environnementalistes sur leur lieu de vie.
En montrant leur connaissance fine du delta et un savoir vivre ancestral dépendant de ses ressources naturelles, les Taghridjant ont acquis le rôle décologues locaux, et sont régulièrement consultés par les agents du PND et par tout expert venant évaluer le système de gestion des eaux du Parc. Ce savoir correspond à la fonction productive de la tribu, liée, en particulier, à la cueillette et à la pêche, et qui est généralement assurée par les classes tributaires de la qabîla. Ainsi les ḥrâtin Taghridjant se sont trouvés valorisés comme des collaborateurs incontournables de la conservation de la nature.
Les ḥrâtin Taghridjant portent aujourdhui la responsabilité de représentants de la qabîla dans le bas delta ; un rôle, comme nous lavons vu, justifié par le récit historico-identitaire du groupe, et par sa démographie contemporaine[26]. Pour entretenir lidentité guerrière Taghridjant, ceux-ci évoquent lattitude de leurs ancêtres aux combats : ceux qui ne reculaient pas devant la difficulté, et qui combattaient jusquà la mort (Entretien, femme Taghridjant sous anonymat, juin 2012). Mais surtout, ils affirment leur légitimité sur un territoire quils ont acquis au prix de difficiles batailles[27] et qui ne serait facilement occupé : après avoir arraché cette terre par les armes, ce nest pas un Parc qui va nous déloger. De même, ils rappellent spontanément à chaque nouvel intervenant daide au développement une autorité historique qui sera même reconnue au sein de lémirat du Trârza[28]. Ils développent notamment un discours sur leur capacité toujours vive dautodéfense par simple dissuasion verbale, en cas datteinte de leurs biens et de leur terre[29].
Cette fonction guerrière a été bien intégrée dans les discours des experts[30], qui, sous une version moderne, la considère comme un élément efficace de protection de la nature. Le code des valeurs distinctives de leur statut – honneur, intégrité, témérité, générosité (Ould al-Barra & Ould Cheikh, 1996) – duquel émanait de lautorité en milieu insécurisé, demeure apprécié. En retour, les Taghridjant revendiquent cette capacité de protection de leur territoire, sur laquelle le Parc devrait sappuyer, au nom de la restauration de la biodiversité.
Cependant les Taghridjant font une nuance très claire entre le mode dappropriation de leur territoire traditionnel et les changements en cours depuis la déclaration dutilité publique des zones humides quils utilisent, dans le cadre du PND.
Maintenant que nous ne sommes plus les gendarmes de notre zone, le Parc doit nous donner des cartes de pêche et assurer que les bassins de Bell et Diawling sont pour nous. Car il est difficile pour nous dempêcher à nos parents de Keur Macène ou du Sénégal de pêcher sur les ouvrages. (Entretien avec un pêcheur Taghridjant à Ziré, 2011)
Les Taghridjant considèrent certes avoir conservé le droit dusage des eaux où ils pêchaient traditionnellement, mais aussi avoir perdu au profit du Parc le droit de gestion et dexclusion qui est juridiquement plus fort (Le Roy, Karseny & Bertrand, 1996) : ils nont plus lautorité doctroi daccès et de défense du territoire. Cest précisément cette revalorisation de leurs droits, dans le cadre dun partenariat formel avec le Parc concernant la surveillance écologique, qui permettrait daméliorer lefficacité de la protection de la nature. Dans ce sens, les Taghridjant de Ziré ont demandé au Parc de formaliser leurs droits dusage exclusif, par des cartes de pêche pour les résidents du Parc, y compris pour la nouvelle pêche à la crevette[31]. Cela ne devrait pas affecter les autres groupes voisins qui se sont historiquement appropriés des espaces dusages voisins, et non superposés aux leurs ; à notre connaissance, ces voisins ne montrent pas dopposition à la légitimité des Taghridjant dans leur rôle leader denvironnementalistes locaux, du fait de leur savoir et de la situation de leur zone dusage clairement au cur du Parc. Cependant, parmi les Taghridjant, certains dentre eux sinquiètent de ce type dexclusivité daccès à un site de pêche qui suscite des divisions internes dans la qabîla. En pratique, cela a favorisé un groupe villageois, voire des individus, selon leur présence lors de lenregistrement auprès du Parc. Loctroi de lexclusivité aux pêcheurs résidents, les distinguant de leurs frères saisonniers non résidents, va à lencontre du traditionnel rassemblement saisonnier à Ziré. Lautochtonisation due à la patrimonialisation de la nature, viendrait ainsi ébranler lorganisation sociale interne du groupe tribal visé, en contredisant le principe de mobilité des hommes et des groupes, au fondement des sociétés nomades mauritaniennes.
Cette dégradation de leurs responsabilités juridiques, associée à celle du milieu naturel, justifient selon les Taghridjant que lÉtat leur consente des compensations. Comme ils lont eux-mêmes assumé par le passé, lÉtat en tant que nouveau maitre des lieux ne peut prétendre à ce titre que sil en assure la vivification. Cela explique la détermination continue à demander des aménagements qui pallient aux méfaits de la retenue deau du fleuve (curage des marigots) et favorisent le développement dactivités génératrices de revenus (aménagement de désenclavement, dirrigation).
Les Taghridjant exigent également des compensations comme conditions à leur bonne coopération aux projets exogènes. Selon eux, ceux-ci leur doivent lemploi rémunéré de main duvre, mais également la rémunération de leur participation aux réunions : leur présence devient un service rendu à lÉtat, en tant quacte de légitimation des actions censées être participatives. Ils cèdent cependant à ce principe pécuniaire lorsquun intervenant propose un partenariat pour lequel ils estiment disposer dune marge de manuvre suffisante pour satisfaire leurs intérêts.
Nous avons vu que le passage des interventions à léchelle de la RBT remet en question leur position dinterlocuteurs privilégiés du Parc quils sefforcent à défendre. Ils justifient alors leur privilège, en tant que premiers affectés par la gestion des crues artificielles[32], ce que le Parc veille à respecter. Leur préoccupation est perceptible dans leur positionnement au sein des organisations locales émergeantes, notamment dans le cadre de laction du projet décodéveloppement IPADE/ASSPCI, qui a impulsé la création dun comité intervillageois de la commune de Ndiago, dun groupement dauxiliaires délevage et dune association décogardes civils locaux. Tout dabord, ils ont veillé à être bien représentés dans chacune delles. Ensuite ils se positionnent comme gardiens de lintérêt collectif, contre les comportements dopportunisme individuel : ne cherchant pas nécessairement une position de dirigeant, les leaders Taghridjant préfèrent conserver un rôle de contrôle sur les personnes mandatées pour représenter la population devant les institutions extérieures.
En somme, les Taghridjant considèrent que lÉtat, et tout le système dintervention associé, ont réussi à ébranler les solidarités tribales et ont créé de nouvelles formes dexclusion internes : dune part, par le biais de laménagement du fleuve, différencié entre le moyen delta utile (aménagé pour la riziculture en amont du barrage), et le bas delta restauré, qui marque une distinction de laccès au développement ; et dautre part, par le mode de représentation dans les nouvelles instances de consultation élargies.
Conclusion
Lexpérience acquise avec le Parc National du Djoudj, créé en 1971, aurait servi de leçon pour la création du Parc National du Diawling, sur la rive droite du fleuve, en 1991. Les modalités de gestion prévues pour ces deux aires protégées reflètent assez fidèlement lévolution de la pensée mondiale de protection de la nature – dune mise sous cloche excluant les populations, à lintégration du développement local au cur du principe de conservation environnementale. Cependant, le positionnement de certains groupes locaux joue également un rôle déterminant, lorsquils sinscrivent dans un rapport de résistance déterminée et organisée. Il semble que ce soit le rôle quait tenu la communauté Taghridjant au fil de la mise en uvre du PND, qui lui a valu une position privilégiée dans la gestion de leau notamment.
De ce processus de positionnement des Taghridjant vis-à-vis du Parc et de ses partenaires, nous avons observé la façon dont ils réinventent leur identité. Dans lhistoire statutaire et lidentité territoriale, ils justifient leurs revendications actuelles : lantériorité dinstallation, le savoir sur le delta et, enfin, les valeurs guerrières. Concernant ces dernières, cela sest manifesté par une attitude collectivement organisée de fermeté dans la défense des intérêts de la communauté, une franchise avérée dans les moments de négociation et linscription de plusieurs actes symboliques de défense sur le terrain dans le processus de collaboration avec le Parc.
Ainsi, lidentité historique des Taghridjant est fondée sur larticulation entre une autonomie de défense et une autonomie productive sur un territoire approprié.
Cette identité est réinventée à lheure de la conservation de la nature, objet dune initiative de lÉtat mauritanien, impulsée par de multiples partenaires internationaux animés par une idéologie écologique occidentale. Les guerriers pêcheurs, si lon peut qualifier ainsi les Taghridjant, seraient devenus les conservateurs locaux du patrimoine naturel et culturel du bas delta. Cependant, cette institutionnalisation de leur nouveau rôle dans la société locale saccompagne dun constat de dépossession de leurs territoires : ainsi de leur point de vue, leur identité de conservateur apparait davantage instrumentale, et vise à régler leur relation avec ladministration étatique afin dassurer leur subsistance dans leur lieu de vie. Et cette raison est précisément conditionnée par la restauration du milieu humide : on assiste donc à la convergence dintérêts très commune, entre subsistance de lhomme et une gestion durable du milieu naturel et ses ressources[33].
Notre discussion souligne donc le fait que les valeurs ancestrales liées au caractère guerrier de cette qabîla sont aujourdhui convoquées comme fondement de lattitude du groupe actuel des pêcheurs. En même temps, son association avec les institutions environnementalistes de lÉtat pourrait contribuer à restaurer le statut privilégié que les Taghridjant ont historiquement revêtu dans la région. Dans ce sens, leur statut ḥassân prouve sa flexibilité face à un paysage sociopolitique tout nouveau, et dans lequel ils essayent de perpétuer leur influence. Le caractère hétérodoxe de lidentité Taghridjant – son inscription généalogique et son comportement statutaire –, nempêche pas que le groupe saffirme comme leader local et comme participant actif dans les projets qui, plus récemment, visent le développement intégré et la gouvernance partagée du territoire. La marginalité du bas delta dans laménagement productif du fleuve, puis son importance en matière de restauration écologique ont scellé son destin singulier en matière dapplication du droit foncier national. En créant le Parc National du Diawling, lÉtat ne vise pas lapplication de la privatisation de cette terre selon la loi foncière de 1983, mais il la déclare dutilité publique, dans la lignée du droit importé lors de la colonisation française. Ce contexte rend particulièrement facile la coexistence entre le Parc étatique et des institutions tribales dappropriation territoriale établies selon le droit islamique[34], étant donné que lusufruit des terres et la valorisation des ressources naturelles par les populations locales constituent un objectif majeur pour le Parc.
Prendre en compte de façon formelle les modes préexistants dappropriation des ressources naturelles et leurs adaptations aux changements permet de renforcer la responsabilisation des populations qui vivent a priori la création dune aire protégée comme une dépossession. Dans le cas des Taghridjant, il y a lieu de valoriser ce syncrétisme juridique, à luvre dans lensemble de lespace rural africain (Le Roy et al., 1996) et en particulier dans les aires protégées : la conservation de la nature est-elle lultime option pour protéger un territoire dusage ?
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Recebido: 11 de fevereiro de 2015; Aceite: 9 de março de 2016
NOTES
[1] Cf. recensement projet IPADE/ASSPCI 2009 : Population Taghridjant (Ziré Taghridjant et Bounayatt) de 170 personnes ; population du bas delta mauritanien de 3148 habitants ; population riveraine du PND (dune Birette et Ziré) de 1509 personnes.
[2] Le modèle statutaire maure est basé sur une séparation entre populations de statut libre/noble (ḥassân ou zawâyâ) et populations de statut tributaire. Ces dernières étaient liées aux premières de plusieurs façons, mais traditionnellement les groupes de statut ḥassân/guerrier supportaient lordre matériel et des groupes au statut zawâyâ/religieux, la gestion du sacré, dans un modèle amplement répandu dans la région Sahara/Sahel. Soulignant une vision plutôt flexible des rapports inter-statutaires, lexpression clients, ou clientèles, est aussi utilisée, et servira à mieux comprendre les indiscutables connections entre maitres et groupes de statut servile. Voir, entre autres, Bonte (1990, 2008) ; Boubrik (1998) ; Hall (2011) ; Hamès (1969) ; Norris (1986) ; Ould Cheikh (1991) ; Stewart (1973) ; Webb (1995).
[3] Selon le sens donné par C. Raffestin (1987), lensemble des relations quune société entretient non seulement avec elle-même, mais encore avec lextériorité et laltérité, à laide de médiateurs, pour satisfaire ses besoins dans la perspective dacquérir la plus grande autonomie possible, compte tenu des ressources du système.
[4] Francisco Freire est anthropologue, travaillant en Mauritanie depuis 2002. Il a développé des recherches centrées dans la chefferie Taghridjant entre 2007 et 2011. Rachel Touyer est docteure de lAgro-Paris Tech, et travaille sur la relation entre activités productives et gestion des ressources naturelles et sur la question de lappropriation locale de lintervention de développement. Vivant en Mauritanie depuis 2007, elle poursuit ses travaux entre recherche et action, notamment durant trois années, en tant que coordinatrice dun projet décodéveloppement au profit des populations du delta du fleuve Sénégal.
[5] A propos de récits dorigine, fondé sur le rôle des frères et, notamment, celui des jumeaux inégaux : La sentence fatidique, doù cette discussion est partie, se ramène en fin de compte à laffirmation implicite que toute unité renferme une dualité, et que, quand celle-ci sactualise, quoi quon désire et quoi quon fasse, il ne peut y avoir dégalité véritable entre les deux moitiés (Lévi-Strauss, 2008, p. 1324). Sur le modèle de fondation tribale duelle en Mauritanie, voir Bonte (1997). Pour un contexte géographique élargi, voir Bourdieu (2000) ; Lefébure (1979) ; Peters (1960).
[6] Dans la région, il faut aussi mentionner lancienneté des populations Tandgha (de statut maraboutique). Si dans le rapport régional ḥassân-zawâyâ, les Ahl Bouhubbayni (appartenant à lunion Tandgha) sont supplantés par la tribu Ikumlaylin (autre tribu maraboutique du sud-ouest mauritanien) en tant quofficiants privilégiés des Taghridjant, les Tandgha revendiquent une très ancienne présence dans le territoire du bas delta du Sénégal, en même temps quils forment la majorité de la population actuelle de la région.
[7] Dans la suite de larticle nous verrons comment le PND enferme les Taghridjant dans leur identité de pêcheurs, en même temps qui ne leur reconnait une activité délevage et dagriculture que très récemment. Il est en effet probable que ce ne soit que récemment que les ḥrâtin Taghridjant pratiquent lélevage et commercialisent leurs produits agricoles ; lélevage est cependant une pratique séculaire au sein du groupe, mais autrefois contrôlée par les bidhân de la tribu, avant dêtre décimés.
[8] Le terme ḥrâtîn désigne les populations arabophones dorigine esclave, généralement sédentaires, qui exercent des activités productives et qui entretiennent des relations de subordination avec les familles de statut libre. Aujourdhui les ḥrâtîn sont formellement affranchis mais entretiennent néanmoins avec leurs maitres une relation de dépendance (Botte, 2007).
[9] Au début du xxe siècle, notons le cas du mariage dune femme Taghridjant avec un homme Trârza : Soukeina mint al-Jayrib, la mère de lémir Habib Ould Ahmad Salam (père de lactuel émir).
[10] Le procédé de transformation prend sept jours : fermentation, retrait de la tête, ouverture en filet en conservant la colonne, alternance de séchage et de piétinement jusquà obtenir un filet très mince (Enquêtes de terrain, 2010, 2011).
[11] UICN : Union Internationale de Conservation de la Nature ; UNESCO : United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization.
[12] Coopérations bilatérales (néerlandaise, espagnoles, française, allemande, japonaise, américaines, etc.), les ONG quelles financent, et divers universités et centres de recherches occidentaux associés à celles de la sous-région.
[13] Ibid. ; Hamerlynck et al., 2005.
[14] Entretien de terrain, étude didentification de lappui au secteur de la pêche locale, Projet décodéveloppement AECID/IPADE-ASSPCI, 2010-2011.
[15] Lors de la saison 97-98, les Taghridjant ont créé 42 ha de périmètre maraicher, qui sétend à 74 ha en 2012 (Recensement des périmètres maraichers, commune de Ndiago, projet décodéveloppement AECID/IPADE-ASSPCI, juillet 2012).
[16] Office de Mise en Valeur du fleuve Sénégal.
[17] Entretien de terrain, étude didentification de lappui au secteur de la pêche locale, Projet décodéveloppement AECID/IPADE-ASSPCI, 2010-2011.
[18] Parc National des Oiseaux du Djoudj, créé en 1971 sur la rive gauche du fleuve, en face du PND.
[19] Hamerlinck & Duvail (2003). Pour une vision critique des travaux des expertes dans les zones protégées et leur production dun nouveau sujet, voir West & Brockington (2006).
[20] Au-delà de sa fonction de circulation hydrique entre les bassins de Bell et Diawling, cet ouvrage devait permettre le désenclavement de la dune. Cependant, louvrage terminé ne permettait que la circulation à pied ou à vélo, afin de limiter les nuisances à lintérieur du Parc. La modification de cet ouvrage pèse toujours aujourdhui comme une condition à la bonne collaboration de la communauté Taghridjant avec le PND (ibid.).
[21] Documents consultés : Hamerlinck & Duvail (2003) ; Duvail (2001) ; Duvail, Rapport de mission au PND en 2003 ; Hamerlinck, Rapport de mission au PND en 2009 ; Rapports dactivité du Parc 2007-2008-2009-2010-2011.
[22] Ibid.
[23] Ainsi est né laccord dincitation environnementale entre le projet, la coopérative des pêcheurs et le PND en décembre 2010. Il définit la subvention en matériel de pêche autorisé, contre un engagement de durabilité dans la gestion collective de ce fonds de roulement matériel et ladoption de pratiques de pêche responsable (ex. abandon de lusage du filet monofilament interdit).
[24] Notons ici, comme dans de nombreux pays du Sud, le protagonisme des organisations de coopération internationale, partenaires des institutions publiques gestionnaires, uvrant sur le terrain pour la protection de la biodiversité, en faveur de la réappropriation des décisions par le citoyen (Aubertin, 2005).
[25] Dans ce sens, on ne peut pas affirmer quune transformation sociale est eu lieu avec limplantation du PND (West & Brockington, 2006, pp. 260-263) : si les Taghridjant ont changé de fonction dans le territoire, ils ont conservé leur leadership dans la région.
[26] Sur le plan démographique, les ḥrâtin sont les survivants de la tribu, étant donné quune seule famille bidhân subsiste à Bneïnadji. De ce fait, la chefferie incorpore les ḥrâtin comme acteurs majeurs pour la subsistance de la qabîla. Cest ce qui fait sa particularité par rapport à dautres tribus ḥassân, qui cependant ont, elles aussi, des classes productrices. Par exemple, contrairement aux pêcheurs du Parc National du Banc dArguin (plus au nord dans le littoral mauritanien) au service dentrepreneurs issus de leur hiérarchie tribale (voir Dahou & Ould Cheikh, 2007), au statut plus élevé, et qui avaient les moyens dinvestir dans le secteur, les ḥrâtin Taghridjant travaillent pour leur propre compte et sont de ce fait les véritables interlocuteurs du Parc pour la gestion de leau dans le PND.
[27] Telles que la bataille de Simsyât de la fin du XIXe siècle (Leriche & Ould Hamidoun, 1948).
[28] La justification courante pour cette relation est notamment que le rituel dintronisation de lémir du Trârza prévoyait une nuitée à Ziré chez les Taghridjant.
[29] Si je laisse mon sac au bord de la digue (la route), personne ne savisera à y toucher, ou encore Lorsque les vaches du ministre (originaire dun village voisin du groupe Tendgha) sont venus détruire mes cultures, il a essayé de ne pas payer les dommages, puis sest rapidement ravisé !... (Extraits denquêtes sociologiques, 2010-2011).
[30] petite mais redoutable tribu guerrière généralement considéré comme les premiers habitants du bas delta. [ ] Il est probable que leur passé de guerriers glorieux leur procurait également un sentiment de sécurité [...] (Hamerlinck & Duvail, 2003).
[31] Hamerlinck & Duvail (2003). Observation de terrain, journée de concertation de la pêche organisée par le PND (dans le cadre du projet PARCE de la Coopération espagnole), 26-28 octobre 2010.
[32] Nous, les Taghridjant, comme nous subissons le danger des ouvertures [des ouvrages hydrauliques], il nous revient dentrer en concertation avec le Parc (pêcheur Taghridjant, Ziré, juin 2012).
[33] Nous nous rapprochons du point de vue développé par Smith et Wishnie (2000), considérant que si les petites communautés locales sont très rarement des conservateurs volontaires, ils savent concevoir sur la longue durée des systèmes de gestion et dusage des ressources naturelles qui conduisent à la préservation de la biodiversité, voire sa restauration.
[34] Cette superposition du droit foncier de lÉtat mauritanien, hérité de la colonisation, et de lappropriation collective des territoires tribaux est actuellement une généralité en Mauritanie, du fait de lexistence de larticle 5 de la loi foncière de 1983 qui, malgré lobjectif dabolition du droit coutumier au profit de la privatisation foncière, prévoit la reconduite des droits collectifs tribaux sils sont immatriculés au nom des chefs ou notables (Ould El Barra & Ould Cheikh, 1996, pp. 177-178).