SciELO - Scientific Electronic Library Online

 
 issue42“A NOSSA ASSEMBLEIA NACIONAL SÃO OS FEITIÇOS”: A IMPORTÂNCIA DAS CONCEÇÕES DA SOCIEDADE DIOLA TRADICIONAL NA RESOLUÇÃO DO CONFLITO DE CASAMANSAFOR US, WOMEN ARE SACRED: GENDER AND CONFLICT IN THE CASAMANCE author indexsubject indexarticles search
Home Pagealphabetic serial listing  

Services on Demand

Journal

Article

Indicators

Related links

  • Have no similar articlesSimilars in SciELO

Share


Cadernos de Estudos Africanos

Print version ISSN 1645-3794

Cadernos de Estudos Africanos  no.42 Lisboa Dec. 2021  Epub June 27, 2022

https://doi.org/10.4000/cea.6638 

ARTIGO ORIGINAL

UN PROCESSUS DE PAIX GENRE ? LES LIMITES DE LA MOBILISATION DES ORGANISATIONS FEMININES POUR LA PAIX EN CASAMANCE

UM PROCESSO DE PAZ GENDERIZADO? OS LIMITES DA MOBILIZAÇÃO DE ORGANIZAÇÕES DE MULHERES PARA A PAZ EM CASAMANSA

1 Faculté de Sociologie, Université de Bordeaux, France

2 Faculté des Sciences Humaines, Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal, soukeyna17@hotmail.fr


Resumé

La Casamance connait depuis près de quarante ans un conflit larvé assimilé à un « ni guerre ni paix ». Dans ce contexte, près de 200 organisations féminines de la société civile sont fédérées dans une entité dénommée Plateforme des Femmes pour la Paix en Casamance (PFPC) afin de mener des actions en faveur d’une paix définitive et accompagner les populations dans leurs efforts de résilience. Toutefois, les femmes de la PFPC ont différentes approches conceptuelles et opérationnelles de la paix, et leur capacité à avoir un impact politique déterminant pour la fin du conflit est à ce jour limitée. Cet article se propose d’analyser les effets de leur engagement afin d’en démontrer les forces mais aussi les faiblesses car malgré leur mobilisation, la paix n’est toujours pas définitive en Casamance.

Mots clés : Casamance; « ni guerre ni paix »; femmes; organisations féminines; construction de la paix; ONG

Resumo

Casamansa conhece há quase quarenta anos um conflito latente de “nem guerra nem paz”. Cerca de 200 organizações da sociedade civil de mulheres são federadas na “Plataforma das Mulheres pela Paz em Casamansa” (PFPC) com o objetivo de realizar ações em prol de uma paz definitiva e de apoiar as populações nos seus esforços de resiliência. No entanto, as mulheres da PFPC têm diferentes abordagens conceptuais e operacionais para a paz, e a sua capacidade de criação de impacto político decisivo para uma resolução definitiva do conflito tem sido limitada. Este artigo visa analisar os efeitos do compromisso destas organizações de mulheres de forma a demonstrar os seus pontos fortes, mas também as suas fraquezas, dado que, e apesar da sua mobilização durante trinta anos, a paz ainda não é definitiva em Casamansa.

Palavras-chave: Casamansa; “nem guerra nem paz”; mulheres; organizações femininas; construção da paz; ONG

Si les actions de consolidation de la paix ont longtemps été pilotées par les Nations Unies (MONUSCO1, MINUSMA2, etc.) ou par des organisations sous-régionales spécifiques (ECOMOG3 de la CEDEAO4 en Afrique de l’Ouest), elles sont de plus en plus initiées par des organisations de la société civile. Selon S. Autesserre qui fait une distinction entre l’établissement de la paix (peacemaking), le maintien de la paix (peacekeeping) et la construction ou consolidation de la paix (peacebuilding)5:

La notion d’établissement de la paix désigne le processus par lequel des parties en conflit sont amenées à trouver un accord par des moyens pacifiques ; le maintien de la paix renvoie au déploiement de forces armées pour prévenir la reprise de violences à grande échelle après la signature d’un accord de paix ; enfin, la construction de la paix recouvre toutes les actions ayant vocation à renforcer et à consolider la paix. (Autesserre, 2011, p. 153)

En Casamance, la société civile a pu se distinguer par son implication dans la construction de la paix, notamment sous l’impulsion des femmes.

Pourtant, l’engagement des femmes casamançaises dans la gestion des affaires de leur communauté, en particulier leur rôle de médiatrices en temps de conflit, est ancien. Dans la société casamançaise, en particulier en Basse Casamance, les femmes occupent une place prépondérante qui prend souvent le contrepied des théories féministes du Nord dénonçant le joug de la « domination masculine » (Bourdieu, 1998). Les sociétés diola de Basse Casamance ont souvent été caractérisées d’égalitaires autant dans leur structure politique que dans leur structure sociale (Diédhou, 2011), avec des formes d’arrangement de genre spécifiques (Macé, 2018; Oyewumi, 2002) laissant une grande autonomie aux femmes et leur conférant une place sociétale importante même si elles évoluent dans une société à tendance patriarcale.6

Dans ces sociétés de tradition animiste, l’introduction tardive des religions révélées au 19ème siècle (Pélissier, 1966) et de leurs pratiques à dominante patriarcale(s) a permis aux femmes de conserver un statut plus autonome par rapport aux autres femmes du Sénégal (Rudolf et al., 2012). L’adoption des religions monothéistes ainsi que la colonisation ont pu atténuer ces formes d’indépendance de la femme diola (en particulier dans les zones islamisées telles que le Blouf et le Fogny), mais celle-ci a pu subsister dans certaines zones où la conversion n’a pas été synonyme d’abandon total des traditions animistes (Bandial, Bayot, Kasa). Ainsi, dans le domaine économique, les femmes ont longtemps participé avec les hommes à la production de manière complémentaire au sein d’une société majoritairement agricole, avec une charge parfois plus lourde pour les femmes dans les sociétés islamisées (Barbier-Wiesser, 1994). Dans les domaines culturels et cultuels, les femmes sont les gardiennes des traditions ; elles sont les dépositaires des lieux de culte réservés à la maternité, au soin des enfants et à certains aspects de la vie sociale. C’est à ce titre qu’Aline Sitoe Diatta, au-delà de la symbolique de la résistance anticoloniale, était une grande prêtresse (Baum, 2010). Aussi en cas de disette, de fléau ou d’épidémie, les femmes intervenaient pour conjurer le mauvais sort. En temps de conflit, qui étaient surtout de nature inter-villageoise, leur interposition sur le champ de bataille signifiait l’arrêt immédiat des affrontements. C’est dans ce cadre que l’abbé Diamacoune Senghor, ancien leader politique du Mouvement des Forces Démocratiques de la Casamance (MFDC), avait désigné la femme comme étant « la croix rouge et le sapeur-pompier de la société diola » (S. Niang, extrait d’entretien avec une dirigeante d’association féminine le citant, Ziguinchor, septembre 2017). Toutes leurs interventions étaient alors motivées par le désir de conserver la stabilité sociale. C’est au nom du maintien de cette stabilité sociale qu’il faut comprendre leur mobilisation initiale pour le conflit, et aujourd’hui pour la paix.

En effet, l’un des angles morts de la littérature scientifique portant sur ce conflit est celui de la participation des femmes. Le rôle des femmes dans le conflit de Casamance a été pluriel et ambivalent : si une majeure partie des femmes est aujourd’hui mobilisée pour la paix, d’autres ont auparavant participé à l’effort de guerre. Certaines femmes ont apporté un soutien idéologique, militaire et logistique au mouvement armé dès ses débuts. Des femmes usana (ou « femmes des bois sacrés ») ont pu apporter un soutien mystique aux combattants ; d’autres ont joué un grand rôle à travers les cotisations, le renseignement, le transport des mines, ou en convainquant leurs fils de rejoindre le maquis.7 La mobilisation d’une grande partie des femmes casamançaises pour la paix a quant à elle progressivement pris de l’ampleur au vu de la gravité des conséquences du conflit, de sa durée et de l’incapacité de l’État comme du Mouvement des Forces Démocratiques de Casamance (MFDC) à y mettre un terme. Toujours au nom de la stabilité d’une société dont les fils s’entretuent, où les exactions et meurtres prennent une dimension exponentielle et où les conditions de vie des populations se détériorent à une vitesse alarmante, certaines ont décidé de se mobiliser pour la paix.8

Depuis le début des années 2000, cet engagement pour la paix a acquis une visibilité et une ampleur sans précédents, du fait notamment d’un contexte international et national favorable. Sur le plan international, l’adoption de la Résolution 1325 en 2000 par le Conseil de Sécurité des Nations Unies exhorte les États membres à impliquer les femmes dans tous les efforts visant à maintenir la paix et la sécurité, et à prendre en compte la parité des sexes dans tous les domaines de la consolidation de la paix. Elle sera ratifiée par le Sénégal qui, en adhérant en 2014 à la Déclaration de Dakar sur la mise en œuvre de la Résolution 1325 par les pays membres de la CEDEAO, réaffirme son engagement à renforcer le rôle des femmes dans la médiation et la résolution des conflits (Nations Unies, 2017). Durant la même année sur le plan national, l’accession au pouvoir du président Abdoulaye Wade inaugure ce qui semble être une politique de dialogue et de conciliation, à l’inverse de son prédécesseur Abdou Diouf qui avait opté pour une politique militaire de répression (Diop, 2013). Le patron du Sopi9, qui avait fait du règlement du conflit en 100 jours une de ses promesses de campagne, crée un appel d’air de toutes les bonnes volontés qui désireraient s’engager dans le processus de paix casamançais (ONG, société civile, etc.). C’est ainsi que les femmes renforceront leur mobilisation autour d’un mot d’ordre : faire cesser un conflit qui a duré près de 35 ans et occasionné près de 5000 victimes humaines (Marut, 2010). Le climat d’accalmie fragilement installé en Casamance à partir du milieu des années 2000 a également favorisé l’implication des femmes et la prolifération des organisations féminines. Face à l’incapacité des belligérants à mettre fin aux affrontements, elles se sont engouffrées dans la brèche du « ni guerre ni paix » et de ses opportunités financées par les bailleurs internationaux. Le « ni guerre » leur permet de dérouler leurs programmes dans une relative sécurité, et le « ni paix » permet de justifier l’importance, l’urgence et la pertinence de leur intervention. Depuis 2010, à l’occasion du 10ème anniversaire de la Résolution 1325, les organisations féminines se sont toutes réunies au sein de la Plateforme des Femmes pour la Paix en Casamance (PFPC).

La Plateforme des Femmes pour la Paix en Casamance regroupe toutefois des femmes aux trajectoires sociales très diverses, trajectoires sociales qui conditionnent leur construction sociale et donc leur approche conceptuelle et opérationnelle de la paix. Parce qu’elles n’ont pas le même niveau d’instruction, ont des parcours socio-professionnels très contrastés, des origines géographiques diverses et des référents socio-culturels différents, ces femmes ne partagent pas la même définition de la paix et n’ont donc pas les mêmes méthodes opérationnelles pour la construire. Les variables socio-culturelles, géographiques et ethniques façonnent ainsi les « capitaux » (Bourdieu, 1980) dont les unes et les autres disposent et qu’elles déploient, utilisent et instrumentalisent pour se positionner dans l’espace interstitiel du « ni guerre ni paix ».

Cet article se propose d’analyser l’investissement de ce « ni guerre ni paix » par les femmes en Casamance dans le but de démontrer la manière dont leur diversité sociologique oriente leurs conceptions de la paix et par conséquent leurs différentes logiques opérationnelles pour la construire. Le concept d’intersectionnalité (Crenshaw & Bonis, 2005) qui fait ici état d’une grille analytique mobilisant les notions de genre, de classe et d’ethnicité permet de rendre compte de ces différentes constructions sociologiques qui orientent ces différents modes d’investissement du « ni guerre ni paix ». En cela, l’approche intersectionnelle nous permet ici d’analyser, d’expliquer et de comprendre pourquoi et comment les femmes adoptent des stratégies très diverses pour faire la paix. Il s’agira également d’évaluer l’impact et les limites de leur mobilisation, car force est de constater que la paix n’est toujours pas définitive en Casamance. En réalité, les femmes de la PFPC ont un impact réel sur la « construction » de la paix (domaines sociaux et économiques) en favorisant de manière significative la résilience des populations victimes ; cependant, leur influence sur le « processus de paix », qui lui est politique, est encore timide. En d’autres termes, leur capacité à « faire » la paix, ou plus précisément à la « faire faire » aux belligérants, est limitée. Alors qu’elles ont un vrai impact sur la gestion des conséquences de la guerre, ce sont les hommes qui détiennent encore les leviers du règlement définitif de ce conflit larvé.

Investir le « ni guerre ni paix » : une lecture bourdieusienne de l’engagement multidimensionnel des organisations féminines pour la paix en Casamance

Le conflit de Casamance a eu des conséquences genro-spécifiques importantes. Les hommes ont été spécifiquement ciblés, soit soupçonnés d’être rebelles (par les militaires) soit accusés d’être complices (par les maquisards). Ils ont donc été massivement victimes de meurtres, de tortures, d’enlèvements, de délations qui entrainaient souvent des exécutions sommaires sans autre forme de procès. Les femmes, quant à elles, ont vu leurs propres fils s’entretuer, l’un étant dans le camp de l’armée et l’autre dans le camp rebelle. Elles sont devenues des cheffes de famille avec à leur charge jusqu’à dix enfants, rôle auquel elles n’avaient pas été préparées. De plus, leur accès aux espaces de production (rizières, champs, forêts) est devenu limité, soit transformé en base de combat, soit détruit par les bombardements, soit miné. Les femmes sont également devenues elles-mêmes victimes de mines, subissent encore aujourd’hui vols et braquages et vivent dans l’insécurité qui limite leurs déplacements. Elles sont victimes des déplacements forcés à l’intérieur de la Casamance mais aussi dans les pays voisins (réfugiées en Gambie, en Guinée-Bissau). Un autre phénomène subi est celui des viols. Même si les femmes de Casamance n’ont pas subi des viols d’une ampleur semblable à d’autres pays en Afrique comme le Libéria ou la République Démocratique du Congo où le viol a pu être utilisé comme arme de guerre (Lahai, 2010), elles ont bel et bien été victimes de viol pendant le conflit, de la part des combattants du MFDC comme des militaires. Le tabou qui entoure le phénomène explique en réalité la faible dénonciation des cas (Lahai, 2010). Par ailleurs, la prostitution a proliféré dans les zones militarisées (Cockburn, 2012). C’est dans ce contexte que des organisations féminines se sont créées avec pour credo la lutte pour la fin des hostilités, l’aide à la résilience de ces femmes victimes et la restauration de leur dignité.

Cet article se base sur la mobilisation de cinq organisations de femmes : Kagamem10, Usoforal11, Kabunketoor12, Sant Yalla13 et la Plateforme des Femmes pour la Paix en Casamance (PFPC). Ces cinq associations de femmes sont les plus anciennes, les plus grandes en termes de membres et les plus visibles en termes d’activités aujourd’hui en Casamance. Ainsi, la documentation de leurs activités est plus fournie et plus disponible ; pour autant, cela ne signifie pas qu’elles sont les seules à agir pour la paix sur le terrain. En outre, le terme « d’organisation » est parfois utilisé en lieu et place des termes « association » ou « ONG », car ces derniers désignent des statuts institutionnels qu’elles n’ont pas toutes obtenues. Précisons enfin que même si les formes de soutien qu’ont pu apporter certaines femmes casamançaises à la guerre ont été abordées en introduction, cet article prend le parti de s’intéresser de manière spécifique à leur mobilisation pour la paix.

L’engagement des femmes casamançaises pour la paix précède en réalité les années 2000 : elle prend forme dès les débuts du conflit en 1985. Avec l’évolution du conflit, cette mobilisation aura des caractéristiques polymorphes ; les actrices en question vont se multiplier et auront des objectifs, des ambitions et des moyens pour construire la paix très différents, révélant une convergence entre les logiques d’intention et des divergences dans les logiques d’action (Crozier & Friedberg, 2014). Leur regroupement au sein de la Plateforme fera état d’une diversité intersectionnelle en termes de genre (comme construction sociale), de classe (niveau socio-professionnel) et d’origine sociale (dites « ethniques ») qui orienteront leurs manières de construire la paix.

En effet, dès les débuts du conflit en 1985, certaines femmes paysannes, au niveau d’instruction ayant rarement dépassé le collège et originaires de la région, s’étaient spontanément mobilisées pour réclamer la paix face aux arrestations croissantes, aux tortures et à la création de la branche armée du MFDC Atika. Elles se sont ensuite organisées pour créer l’association Kagamem. Avec l’évolution du conflit qui a connu une diminution puis un pic de violences au milieu des années 90, d’autres femmes « intellectuelles »14 originaires cette fois-ci du nord du Sénégal et installées en Casamance dans le cadre professionnel (enseignantes, institutrices, femmes issues du milieu des ONG, femmes politiques, fonctionnaires) décident également de s’impliquer dans la construction de la paix. Même si elles ne sont pas casamançaises, elles déclarent « se sentir concernées par la question en tant que sénégalaises » (S. Niang, extrait d’entretien avec la présidente de Usoforal, Ziguinchor, août 2017). En 1999, elles se structurent autour du Comité Régional de Solidarité des Femmes pour la Paix en Casamance (CRSFPC), qui compte néanmoins parmi ses membres des femmes autochtones. Toutefois, l’année suivante en 2000, une partie de ces femmes autochtones décide de se désolidariser du Comité car elles estiment que la question de la paix en Casamance est avant tout « une question casamançaise qui doit être prise en charge par des casamançaises » (S. Niang, extrait d’entretien avec la présidente de Kabunketoor, Ziguinchor, septembre 2017). Elles créent Kabunketoor. La même année, le CRSFPC change de dénomination pour devenir Usoforal. Ce changement de patronyme est stratégique : il traduit une volonté de l’organisation de réaffirmer, auprès des bailleurs internationaux comme auprès des populations, leur ancrage local malgré leurs origines allochtones.

A l’occasion du 10ème anniversaire de la Résolution 1325 en 2010, Usoforal et Kabunketoor décident de créer la Plateforme des Femmes pour la Paix en Casamance (PFPC). L’objectif est de réunir toutes les organisations féminines (associations, ONG, Groupements de Promotions Féminines et Groupements d’Intérêts Économiques) qui travaillent pour la paix et la promotion de l’autosuffisance des femmes en Casamance, afin de parler d’une seule voix et d’avoir plus de poids au niveau national et international dans le processus de paix. Entité apolitique et laïque, la Plateforme regroupe aujourd’hui près de 210 organisations de femmes et compte quelques 25.000 membres répartis à travers les trois régions de la Casamance (Ziguinchor, Sédhiou, Kolda). Elle compte à sa tête une présidente mais aussi un directoire, un bureau exécutif et une équipe technique. L’objectif de la PFPC est d’avoir plus de poids et de crédibilité en mobilisant toutes les forces vives féminines de la Casamance « afin d’amener l’État et le MFDC à prendre en compte les propositions des femmes et à les inclure dans le règlement du conflit conformément à la Résolution 1325 » (S. Niang, extrait d’entretien avec la présidente de la PFPC, Ziguinchor, août 2018).

Pourtant, l’union de toutes ces femmes aux origines sociales et « ethniques » diverses et aux parcours professionnels contrastés au sein de la Plateforme démontre une logique d’intention commune autour de la paix, mais masque des divergences dans les logiques d’actions. La constitution de cette entité ferait en réalité suite aux critiques adressées par des membres du MFDC, à qui les femmes reprochaient leur division comme frein à la tenue de négociations sincères pour parachever le processus de paix. En retour, ces derniers ont admis « leur division pour faire la guerre » mais ont reproché aux femmes « leur division pour faire la paix » (S. Niang, extrait d’entretien avec un ex-combattant du MFDC, Sindian, mars 2019). En effet, la Plateforme réunit des femmes qui n’ont pas la même définition de la paix, et de ce fait n’ont pas les mêmes méthodes opérationnelles pour la construire. Venant d’horizons très divers, elles ne disposent pas des mêmes capitaux en termes social, culturel, économique et symbolique (Bourdieu, 1980). Or ces capitaux traduisent une diversité intersectionnelle qui oriente leurs modes opératoires dans le « ni guerre ni paix ».

En effet, les femmes de Usoforal mobilisent leur capital social et culturel. Issues du nord, pour la plupart diplômées d’université et anciennes militantes de gauche, elles ont par leur formation plus de capacités à attirer les bailleurs grâce à leurs réseaux socio-professionnels, plus de capacité à rédiger des rapports d’activités et des demandes de financements, à répondre aux appels d’offres, à avoir des compétences en informatique (site internet, boite mail institutionnelle), plus de facilités à communiquer avec les médias, la presse, les instances étatiques, plus de capacités à mobiliser un personnel qualifié et compétent et dresser un organigramme afin d’être une structure cohérente, fiable et valable aux yeux des pourvoyeurs de fonds internationaux. Elles vont dès lors capter les fonds des plus grands bailleurs (USAID15, AJWS16, UE17, Fondation Frederik Ebert, etc.) et auront donc plus de moyens financiers.18 La disponibilité des moyens orientant la stratégie opérationnelle, elles décideront de faire du développement car pour la dirigeante, « il ne peut y avoir de paix sans développement, et de développement sans paix » (S. Niang, extrait d’entretien avec la présidente de Usoforal, Ziguinchor, septembre 2017). L’organisation, qui s’inscrira par-là dans la lignée du gouvernement visant à développer la région pour résoudre le conflit, s’est ainsi beaucoup investie dans le volet économique à travers la mise en place en zone rurale comme en zone urbaine de projets économiques et sociaux intégrateurs à destination des femmes (maraîchage, élevage, pisciculture, aquaculture) et de projets de micro crédit. Le développement durable et la protection de l’environnement ont constitué un autre axe d’intervention dans la mesure où le conflit a transformé plantations, forêts et rizières en champs de bataille, causant l’insécurité et la peur chez les populations. De 2014 à 2017, des programmes de déploiement de biodigesteurs et de fermes agroécologiques ont été mis en place en zone rurale pour la promotion des énergies renouvelables. À Ziguinchor, le projet ECAF (Espace de Capacitation des Femmes) pour la transformation en vinaigre des milliers de mangues qui finissent chaque année dans les bennes à ordures a été un projet économique piloté par des femmes formées.

L’association Kagamem s’est également beaucoup investie dans le domaine économique. Même si la dirigeante de l’association a un niveau d’études comparativement bas (école élémentaire), elle a su faire usage de son capital symbolique (volontarisme et ancrage territorial par son statut d’autochtone) pour être une actrice incontournable et crédible auprès des organisations internationales (CARITAS, UNESCO, PAM, UNICEF, etc.). Kagamem s’est d’abord créée pour porter assistance aux populations vivant au cœur des zones d’affrontement, afin de subvenir à leurs besoins de première nécessité en leur fournissant abris, vêtements et vivres. Par la suite, l’association prendra en charge les populations déplacées à Ziguinchor : près de 60 000 selon le recensement de l’ANRAC en 2014 (Le Monde, 2015). Ces populations ont choisi Ziguinchor comme lieu de refuge du fait de sa relative sécurité (siège des bases militaires gouvernementales) mais aussi du fait qu’elle abrite la plupart des sièges des ONG présentes dans la région. Les femmes ont été les plus nombreuses parmi les déplacés ; les hommes ont soit fui dans les pays voisins, soit été recrutés de gré ou de force, ou victimes de meurtres. Fuyant leurs villages sous les bombardements, les femmes sont arrivées à Ziguinchor seules avec leurs enfants, démunies et traumatisées, souvent après des jours et des nuits de marche en forêt. L’association Kagamem les a pris en charge en leur prodiguant des sessions de formation en couture, en teinturerie, en vannerie, en techniques de fabrication du savon, mais aussi en les formant aux techniques de transformation des produits locaux. En ayant acquis ces compétences, les femmes ont pu commercialiser leurs produits pour avoir des revenus économiques et vivre décemment avec leurs enfants à Ziguinchor. Originaires de Kaguitt, Mpack, Effok, Brin ou encore Kouring, elles ont aujourd’hui formé l’association des femmes déplacées à Ziguinchor, un réseau d’entraide avec en son sein plusieurs GIE.19 L’autre axe d’intervention de Kagamem a été également l’assistance aux victimes de mines, avec le soutien de l’ONG Handicap International.

Kagamem a déployé ses activités de 1985 aux débuts des années 2000, période où les femmes « du haut » s’installeront en Casamance et, faisant usage de leurs capitaux social et culturel, « voleront la vedette » à toutes les autres organisations féminines « du bas ».

L’Union Régionale Sant Yalla est également une association féminine importante qui a dès sa création mis en avant le volet économique pour assurer l’autonomisation des femmes. Il s’agit en réalité d’un GIE qui a vu le jour en 1991 afin de répondre à deux besoins : la constitution d’un espace où les femmes peuvent s’exprimer et partager les souffrances vécues pendant le conflit, et la construction de leur résilience morale et économique. L’organisation s’est alors donnée pour mission de renforcer les capacités de chacune par l’union des compétences de toutes dans des domaines précis où s’activaient déjà les femmes avant le conflit. L’objectif était alors de « contribuer à l’émergence de groupements féminins formés et capables de valoriser les ressources de leur terroir en vue de concourir au développement socio-économique et pacifique de leur région » (S. Niang, extrait d’entretien avec la présidente de Sant Yalla, Ziguinchor, août 2018). Aujourd’hui, il s’agit de la plus grande organisation de femmes transformatrices de produits locaux en Casamance, avec plus de 1000 adhérentes réparties en 58 GIE. Les produits transformés sont l’anacarde (par les femmes du Bandial), le néré ou netetou (femmes du Blouf), le pain de singe (femmes du Fogny) et les produits halieutiques (femmes vivant dans les zones côtières : Elinkine, Kafountine, Diogué, Abémé, Kabadio). Ziguinchor et Dakar constituent les principaux marchés d’écoulement des produits, mais les femmes déclarent avoir des commandes au niveau international.

A l’inverse de ces organisations qui mettent en œuvre une « paix moderne » appuyée sur le développement socio-économique pour la résilience des populations, Kabunketoor défendra pendant longtemps une « paix traditionnelle » par la mobilisation du capital symbolique diola. L’association regroupe entre autres membres 14 femmes issues de bois sacrés. Selon Kabunketoor, « faire du développement n’est pas faire de la paix » (S. Niang, extrait d’entretien avec la coordinatrice de Kabunketoor, Ziguinchor, septembre 2017). La priorité de l’intervention sera dès lors donnée à la rencontre avec les belligérants (en priorité les combattants, majoritairement diola comme elles) pour demander l’arrêt des combats, ainsi que les prières dans les bois sacrés. Ne disposant pas des mêmes capitaux que les femmes allochtones, Kabunketoor attire moins les bailleurs internationaux et a ainsi un rayon d’action plus limité. Les membres sont des femmes casamançaises dont le niveau scolaire et universitaire est comparativement moins élevé que celui des membres d’Usoforal. Elles disposent ainsi de moins de « réseaux » et leur structure est moins aboutie, même si quelques-unes de leurs dirigeantes ont été formées au nord (à Dakar, Saint-Louis, et plus rarement en Europe). Cependant, depuis le milieu des années 2000, dans une logique de survie, Kabunketoor capte tout de même des fonds et déploie des programmes orientés vers le socio-développement, notamment par la réhabilitation des infrastructures de base pour les retournés (cases de santé, abris), la résolution des conflits inter-villageois et le déminage.

Le volet social et culturel est également investi par ces organisations féminines. Dans les zones rurales, elles organisent depuis 2011 des forums et des sessions de dialogue sur la paix. La volonté affichée est celle de former les populations à la prévention et à la gestion non violente des « petits » conflits communautaires et inter-villageois engendrés par le « grand conflit » (conflits fonciers, conflits liés aux ressources naturelles, rixes et tensions entre les populations), la formation à la réconciliation, au pardon, à la lutte contre la prolifération des armes légères. Dans les villages, des comités villageois et inter-villageois sont mis en place afin de constituer une cellule de veille. Le volet culturel est mobilisé par Usoforal à travers la production de pièces théâtrales sur le pardon et le déploiement d’expositions itinérantes sur les conséquences néfastes de la guerre, expositions qui chemineront jusqu’à la maison culturelle Douta Seck à Dakar en 2005. Dans la capitale sénégalaise, des soirées culturelles et des concours de poésie seront organisés pour partager la richesse du patrimoine de la région sud, et sensibiliser sur l’ampleur des dégâts créés par le conflit.

Enfin, le volet politique constitue l’autre axe d’intervention des femmes de la Plateforme à travers des activités de plaidoyer. Celles-ci déploieront des missions de sensibilisation et multiplieront les rencontres avec les protagonistes du conflit afin d’agir sur le processus de paix pour sa résolution définitive. Des manifestations seront organisées à Dakar pour faire du conflit non plus qu’une question casamançaise mais sénégalaise. La Journée Internationale de la Paix (JIP) célébrée le 21 septembre dans le monde entier est également un moment fort pour la Plateforme pour communiquer sur l’état des lieux du conflit et sur le processus de paix en présence des représentants de l’État, des représentants du MFDC20, des bailleurs, des représentants de la société civile et divers acteurs travaillant sur le conflit. Lors de l’édition 2017, le Forum des Femmes de l’espace Sénégal-Gambie-Guinée-Bissau (FFSGB) a été formalisé, actant la volonté de la Plateforme d’impliquer les pays voisins dans la résolution du conflit de Casamance au vu de ses retombées transfrontalières. Au niveau sous-régional, la Plateforme mène une étroite collaboration avec le WANEP21 et le MARWOPNET22, organisations créées en 1998 et en 2000 par des femmes libériennes et sierra-léonaises pour contribuer à la résolution des conflits armés dans leurs pays respectifs.

Ainsi en Casamance, les organisations féminines se sont fortement impliquées dans la construction de la paix par un engagement multidimensionnel. À travers leurs actions dans les domaines socio-économique et par leur plaidoyer politique, elles ont su exploiter le « ni guerre ni paix » en y déployant (ou en y opposant) une « économie modernisée de la paix », ou une « économie traditionnalisée de la paix » (Awenengo-Dalberto, 2006). Les logiques d’action des deux organisations fondatrices de la PFPC, Usoforal et Kabunketoor, sont à l’image de ces approches divergentes pour construire la paix. Si Kabunketoor défend une vision classique de la paix comme arrêt définitif des combats et médiation directe auprès des protagonistes, Usoforal prône quant à elle une conception moderne de la paix, soit une corrélation avec le développement, contribuant à faire de la résolution de ce conflit un enjeu économique en plus d’être politique. Ces différentes conceptions de la paix orientent les méthodes pour y parvenir : approche traditionnelle pour les unes (remobiliser le capital culturel diola en retournant aux fétiches, effectuer des prières dans les lieux de culte, privilégier le mystique et le spirituel qui a été au cœur du déclenchement du conflit, rencontrer les belligérants, le tout dans la plus grande discrétion) et approche moderne pour les autres (mise en place de projets onéreux financés par les bailleurs, rapports aux bailleurs, conférences avec le public, déclarations à la presse, rencontres médiatisées avec les protagonistes du conflit). Cette « paix moderne », nouveau paradigme dans l’arène du « ni guerre ni paix » casamançais, a été parrainé par les bailleurs internationaux (ONG américaines, françaises, allemandes, suisses, espagnoles, agences onusiennes, etc.) et facilité par l’État sénégalais qui a autorisé voire encouragé leur présence active et massive dans la région. La priorité ne sera plus seulement de faire taire les armes, mais aussi de faire du développement afin de lutter contre la pauvreté ainsi que le dénuement extrême créé ou exacerbé par le conflit.

Par ailleurs au sein de la Plateforme, d’autres femmes se distinguent par une conception encore différente de la paix. Elles sont indépendantistes : pour elles, c’est l’indépendance de la Casamance qui est synonyme de paix, et c’est par l’indépendance de la Casamance qu’une paix durable peut être envisagée.

Ainsi, même si toutes les femmes de la Plateforme sont animées par une même volonté de participer à la construction de la paix, elles n’en ont pas la même conception afin de pouvoir déployer les mêmes actions. Des querelles de légitimité internes entre traditionnelles et modernes, autochtones et allochtones ont pu apparaître et saper la force du mouvement. La question de la construction de la paix de manière traditionnelle (par les « femmes du bas ») ou de manière moderne à travers le développement (par les « femmes du haut ») a cristallisé ces différences de construction sociale, lesquelles ont été analysées et modélisées grâce au concept d’intersectionnalité. De même, la présence de femmes indépendantistes au sein de la Plateforme a pu davantage polariser le mouvement des femmes.

Toutefois, l’engagement des femmes a eu un réel impact socio-économique par l’amélioration des conditions de vie des populations victimes de la guerre et bénéficiaires de leurs projets.

Impacts de la mobilisation des femmes en Casamance : l’émergence d’un leadership féminin et l’amélioration des conditions de vie de populations victimes de la guerre

La mobilisation des femmes pour la construction de la paix a eu un impact considérable en Casamance. D’une part, leur mobilisation a permis de faire émerger un leadership féminin ; d’une autre part, leur intervention a permis l’amélioration du quotidien des populations victimes de la guerre, dans les zones d’intervention.

L’engagement des femmes a permis l’accroissement et la visibilité d’un leadership féminin en Casamance. Leur implication par la constitution d’une Plateforme leur a permis de se hisser à un rang d’acteur légitime sur la question du règlement du conflit auprès de l’État, dans la région et dans la sous-région. De victimes directes ou indirectes du conflit, les femmes sont devenues des actrices de premier plan pour sa cessation, et des interlocutrices visibles auprès des deux protagonistes. Elles obtiennent des audiences avec les représentants de l’État et les différentes factions du MFDC, et sont même reçues à trois reprises par le président de la République et la première dame. Ainsi, un des succès de leur mobilisation est selon elles l’instauration du climat d’accalmie. Même si cette accalmie n’est pas due au seul fait de leur mobilisation, elles ont su démontrer selon elles, surtout avec leur union au sein de la PFPC, une volonté populaire en faveur de la paix (la PFPC compte près de 25.000 femmes membres et jusqu’à 2000 personnes sont réunies lors des manifestations).

Ce conflit a également été l’occasion pour les organisations féminines de faire émerger un leadership féminin non plus qu’au niveau national mais aussi au niveau sous-régional. Par leur fédération en Plateforme transrégionale (la PFPC compte parmi ses membres des femmes de Ziguinchor, Sedhiou et Kolda), et leurs collaborations avec les pays frontaliers (création du Forum Sénégal-Gambie-Guinée-Bissau en 2017), les femmes sont devenues des actrices visibles et incontournables dans le domaine de la paix dans la sous-région ouest-africaine. Par ailleurs, grâce à des formations dispensées par les bailleurs internationaux sur les techniques de communication, les techniques de médiation, les techniques de règlement de conflit et de plaidoyer, elles ont su se projeter sur la scène médiatique pour faire entendre leur voix et remplir ce rôle qui leur a été conféré en 2012 par le président de la République Macky Sall : « Être un troisième acteur sur la question casamançaise après l’État et le MFDC » (S. Niang, extrait d’entretien avec la présidente de la PFPC, Ziguinchor, octobre 2018).

Les conditions de possibilité de ce leadership ne se limitent cependant pas à leur engagement ; elles sont à trouver d’une part dans le statut social « libre » des femmes casamançaises dans la société pré-conflit (pour les autochtones), et d’autre part dans une projection sociale permise par une captation des fonds assurée par les bailleurs internationaux qui ont essaimé la région (pour les allochtones).

De profondes transformations sont également à noter sur le plan socio-économique du fait de leur engagement. Grâce à leurs projets, les femmes bénéficiaires, qui n’étaient que des productrices dans une société agricole d’autosubsistance, sont devenues des commerçantes. En se lançant dans le maraîchage, l’élevage (ovins, porcins), la transformation des produits, la teinturerie, la savonnerie, etc., elles sont devenues des commerçantes et ont donc acquis un pouvoir d’achat. Ce pouvoir d’achat leur a permis de construire leur résilience morale, leur résilience économique et la résilience de leurs enfants. Les femmes sont partout visibles dans les marchés et sur les places publiques, menant des activités de petit commerce, ce qui était avant la guerre moins accentué. Dans beaucoup de ménages interrogés (S. Niang, entretiens de terrain à Ziguinchor, Niaguiss, Nyassia), ce sont elles qui détiennent un pouvoir économique, celles qui ramènent la subsistance et celles qui gèrent les ressources de la famille. Elles participent ou prennent entièrement en charge les frais de scolarité et de santé de leurs enfants. Elles aident leurs maris, participent à la gestion du foyer dans les dépenses quotidiennes. Elles peuvent désormais payer une location en ce qui concerne les déplacées à Ziguinchor, ou reconstruire leur habitat détruit pour celles qui habitent en zone rurale (Niaguiss, Nyassia). Dans le cas des femmes ayant perdu leurs maris dans le conflit, elles peuvent désormais se prendre en charge et prendre en charge leurs enfants. Ainsi, que le mari soit présent, absent, mort ou disparu, les femmes sont devenues des cheffes de famille, grâce ou à cause du conflit.

Ainsi, la mobilisation des femmes a eu un réel effet sur la construction de la paix sur le plan social et économique. D’une part, elles ont réussi à faire émerger un leadership féminin ; d’autre part, elles accompagnent et soutiennent les populations victimes bénéficiaires de leurs projets dans leurs efforts de résilience.

Toutefois, sur le plan politique, l’impact de la mobilisation des femmes est plus limité. Leur plaidoyer politique en faveur d’une fin définitive du conflit ne porte toujours pas ses fruits à ce jour, face à un « ni guerre ni paix » persistant qui éloigne le retour d’une paix définitive et questionne même la considération d’une situation actuelle de « post-conflit » en Casamance.

Les limites de la mobilisation des femmes dans le « ni guerre ni paix » : légitimité, neutralité et efficacité politique en question

Au niveau social, le leadership des femmes n’a pas eu d’effet transformateur significatif sur les rapports sociaux de genre et au niveau politique, leur plaidoyer ne se traduit toujours pas sur le terrain par la résolution du conflit. En effet d’une part, même si les femmes ont obtenu grâce et/ou à cause du conflit plus de visibilité, plus de pouvoir économique et plus de reconnaissance sociale, elles évoluent largement dans une société patriarcale qu’elles tiennent elles-mêmes à préserver. Leur projection sociale ne s’est pas accompagnée d’un anti-patriarcat (S. Niang, thèse de doctorat, 2020). D’autre part, même si leur engagement a eu des effets considérables sur le plan socio-économique, sur le plan politique leur plaidoyer ne produit toujours pas de résultat, révélant ainsi les limites de leur mobilisation pour la paix à plusieurs niveaux.

Les divergences de méthodes et stratégies opérationnelles des femmes pour faire du peacebuilding ont pu poser des questions de légitimité internes qui ont pu saper la force institutionnelle de la Plateforme auprès des protagonistes du conflit et auprès des populations casamançaises. Les femmes d’origine casamançaise (plus précisément diola) s’estiment plus légitimes à construire la paix, étant selon elles celles qui sont aptes à effectuer les prières et sacrifices rituels nécessaires au retour de la paix, l’accès aux espaces de culte (ou bois sacrés) n’étant réservé qu’aux initiées. Cela a pu créer au sein du mouvement des querelles de légitimité qui ont conduit à la fronde menée par les femmes de Kabunketoor en 2000 ; les tensions persisteront jusqu’en 2010, où elles décident de se réunir au sein de la Plateforme. Néanmoins malgré cette union, elles ont, comme nous l’avons vu, conservé chacune leurs logiques d’action.

Les femmes de la PFPC souffrent également de problèmes de légitimité externe : les populations casamançaises ont une perception mitigée de leur mobilisation. Certaines les perçoivent comme « vivant du business de la guerre », sur le dos de la population meurtrie. La critique est très forte contre les allochtones, mais aussi contre les autochtones, à qui ils reprochent d’instrumentaliser la tradition dans le seul but de capter des fonds. De ce fait, au-delà de leurs origines nord/sud, c’est le fait de faire du conflit un fonds de commerce qui est décrié. Ainsi, le clivage nord/sud n’oriente pas forcément les critiques ; en témoignent les usana et les femmes de Kabunketoor qui ont intégré la Plateforme, cette dernière faisant de la cooptation des femmes « du bas » un moyen d’asseoir et de renforcer son ancrage local. Ainsi, la ligne de partage est floue.

À côté de ces critiques, les femmes de la Plateforme s’attirent des faveurs auprès d’autres populations, en l’occurrence celles des nombreux bénéficiaires des projets déployés. Les femmes de la Plateforme jouent selon eux un rôle important pour la résilience et la réconciliation des populations, et font un travail louable pour la fin définitive du conflit.

Du côté des combattants indépendantistes, l’opinion est plus tranchée. Certaines femmes de la PFPC ont fait l’objet de menaces directes et publiques de la part du MFDC, qui les accuse « de vivre du conflit casamançais » (Le Journal du Pays, 2017). Elles sont perçues comme étant à la solde de l’État et prenant parti pour l’État sénégalais du fait des financements reçus et des réceptions par le président de la République, très médiatisées. Certains programmes déployés furent également perçus comme affaiblissant les bases et les revendications idéologiques du MFDC, notamment ceux en faveur du retour des réfugiés (Foucher, 2007). Ainsi les femmes de la PFPC reconnaissent elles-mêmes leurs difficultés, depuis 2015, à dialoguer directement avec les chefs des différentes factions rebelles, mais aussi avec les femmes du MFDC (Document de terrain, 2016).

Une autre limite de la PFPC est au niveau opérationnel. Dans une logique de survie institutionnelle, certaines organisations déploient des projets dictés par les bailleurs sans juger de leur pertinence et de leur efficacité opérationnelle sur le terrain (par exemple, le déploiement de programmes de lutte contre l’excision dans la zone du Bandial ou encore du Kasa, où cette pratique est déjà socio-culturellement interdite). En outre, la Plateforme déploie des projets et programmes en Casamance à l’instar de ses organisations membres, ce qui a pu poser problème. Au fur et à mesure, les missions des organisations membres et celles de la Plateforme sont devenues quasi similaires, ce qui tend à créer une concurrence entre elles. En effet, la Plateforme déclare mener des programmes au niveau stratégique (macro) pour se distinguer de ses organisations membres, qui elles mèneraient des programmes au niveau opérationnel (micro). Cependant, la Plateforme tend de plus en plus à déployer des projets au niveau micro. Elle répond à des appels à projets, se dote de ses propres fonds, a ses propres bailleurs et souhaite être financièrement indépendante de ses organisations faitières. Ainsi, les organisations membres se sentent menacées, concurrencées ; selon elles, la Plateforme ne remplit pas assez ou du moins pas prioritairement sa mission qui est celle de coordonner et de donner une visibilité à leurs activités (Document de terrain, 2018).

Aussi, les actions déployées par les organisations de la Plateforme sont géographiquement limitées. Leurs projets sont surtout concentrés en Basse Casamance et encore, essentiellement au niveau de la rive sud. Par exemple, au sein même de la Basse Casamance, les femmes de la PFPC sont encore méconnues des populations de certains villages de la commune de Djibidjone dans le Nord Sindian, à la frontière gambienne (Djelenkine, Bala Bassène, Djinea Djadjimé). Or, des entretiens approfondis dans la localité, longtemps classée zone rouge du fait de la présence toujours effective à ce jour de la branche la plus radicale du MFDC, ont montré que ces populations ont un besoin urgent d’aide et d’assistance.

Enfin, la logique développementaliste adoptée par les organisations féminines semble s’inscrire dans la lignée du gouvernement, renforçant la perception d’une organisation arbitraire et non neutre par une partie de la population et par certains membres du MFDC. La construction de la paix par le développement se révèle être une dynamique adoptée et encouragée par l’État sénégalais, qui semble avoir fait de cette approche une condition sine qua non pour autoriser l’affluence des bailleurs de fonds ainsi que la pérennisation de ces associations féminines. Or, l’approche développement permet en réalité de contourner la dimension politique du conflit, de minimiser son fondement politique, et donc de nier la nécessité d’une approche politique pour le résoudre. Pourtant, l’approche développement a démontré ces limites. La paix n’est toujours pas définitive en Casamance. D’une part, les réalisations du gouvernement sénégalais en termes de projets et d’infrastructures (PPDC23 en 2014, pont Farafégné en 2019, etc.) soulagent certes certaines difficultés des populations, mais s’inscrivent davantage dans une dynamique d’intégration visant à réaffirmer l’indivisibilité du territoire sénégalais. D’autre part, l’engagement des femmes sur le plan socioéconomique apporte certes également une aide décisive aux populations bénéficiaires, mais ni ces activités ni leur plaidoyer ne conduisent à la disparition d’évènements meurtriers (braquages, rackets, affrontements armés), ou à la tenue de négociations politiques sincères aboutissant au règlement définitif du conflit.

Ainsi, si les femmes de la PFPC réussissent à « construire » la paix (intervention dans les domaines sociaux et économiques) par un appui considérable aux populations victimes, elles ont démontré leurs limites à « faire » la paix. Les leviers de la question du règlement politique du conflit sont genrés car largement détenus par les hommes. Sur le terrain, les armes ne se sont toujours pas tues et les cantonnements du MFDC perdurent en Casamance.

Conclusion

Les femmes se sont beaucoup impliquées dans la construction de la paix en Casamance. Cela a produit des résultats tangibles, entre autres l’amélioration des conditions de vie des populations bénéficiaires de leurs projets, l’apaisement des tensions inter et intra-villageoises ainsi que l’émergence d’un leadership féminin.

Cependant, leur mobilisation comporte des limites. Une approche intersectionnelle a permis de mieux comprendre la diversité de leur construction sociale qui oriente leur approche conceptuelle et opérationnelle de la paix. Sur le plan interne, les femmes de la PFPC ne s’accordent pas sur « comment faire la paix ». La dialectique paix ou développement, paix par le développement ou encore paix sans développement crée des points de crispation, chacune adoptant sa stratégie. Sur le plan externe, les populations casamançaises elles-mêmes ont une perception mitigée de la Plateforme ; elles sont soit reconnues comme contribuant de manière essentielle à la construction de la paix, soit perçues comme des opportunistes profitant du « marché de la paix ». Auprès des belligérants, elles sont soit estimées, soit critiquées pour des problèmes de représentativité et de neutralité.

De ce fait, en réalité, les femmes de la Plateforme contribuent à « construire » la paix (domaines sociaux et économiques), mais ont dévoilé leurs limites à « faire » la paix, c’est-à-dire à avoir un impact décisif sur les négociations politiques. Malgré plus de 35 ans de plaidoyer, elles n’ont toujours pas réussi à mettre un terme définitif au conflit de Casamance ; ainsi, les femmes ont plus d’impact dans la gestion des conséquences du conflit que sur le conflit lui-même. Leur rôle atteint donc un plafond de verre lorsqu’il s’agit de décider concrètement et opérationnellement de la guerre et de la paix.

Toutefois, elles ont su utiliser l’échec des hommes à mettre un terme définitif à ce conflit pour se positionner dans l’espace du « ni guerre ni paix », en tirant tous les avantages matériels et symboliques de ce nouveau positionnement au nom d’un essentialisme stratégique (Spivak, 2009). Dès lors, il convient certainement de considérer leur capacité à investir le « ni-paix ni-guerre » plutôt que celle de mettre fin à la guerre, ce qui n’est peut-être pas de leur ressort.

Références

Autesserre, S. (2011). Construire la paix: Conceptions collectives de son établissement, de son maintien et de sa consolidation. Critique internationale, 51(2), 153167. [ Links ]

Awenengo-Dalberto, S. (2006). À qui appartient la paix? Journal des anthropologues, 104-105, pp. 79-108. https://journals.openedition.org/jda/442Links ]

Barbier-Wiesser, F.-G. (dir.) (1994). Comprendre la Casamance: Chronique d’une intégration contrastée. Karthala. [ Links ]

Baum, R. (2010). Prophetess: Aline Sitoé Diatta as a contested icon in contemporary Senegal. In T. Falola, & F. Ngom (Eds.), Facts, fiction, and African creative imaginations (pp. 48-59). Routledge. [ Links ]

Bourdieu, P. (1980). Le capital social. Actes de la recherche en sciences sociales, 31, pp. 2-3. https://www.persee.fr/issue/arss_0335-5322_1980_num_31_1Links ]

Bourdieu, P. (1998). La domination masculine. Seuil. [ Links ]

Cockburn, C. (2012). Anti-militarism: Political and gender dynamics of peace movements. Palgrave Macmillan. [ Links ]

Crenshaw, K. W., & Bonis, O. (2005). Cartographies des marges: Intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur. Cahiers du Genre, 39(2), 5182. [ Links ]

Crozier, M., & Friedberg, E. (2014). L’acteur et le système: Les contraintes de l’action collective. Seuil. [ Links ]

Diédhou, P. (2011). L’identité jóola en question: La bataille idéologique du MFDC pour l’indépendance. Karthala. [ Links ]

Diop, M.-C. (dir.) (2013). Le Sénégal sous Abdoulaye Wade: Le Sopi à l’épreuve du pouvoir. CRES/Karthala. [ Links ]

Document de terrain. (2016). Présentation de la PFPC. [ Links ]

Foucher, V. (2007). « Tradition africaine » et résolution des conflits. Um exemple sénégalais. Politix, 80(4), 59-80. [ Links ]

Lahai, J. I. (2010). Gendered battlefields: A contextual and comparative analysis of women’s participation in armed conflicts in Africa. Peace and Conflict Review, 4(2), 1-17. http://www.review.upeace.org/pdf.cfm?articulo=98&ejemplar=19 Links ]

Le Journal du Pays. (2017, septembre 22). Casamance: La plateforme des femmes et le GRPC dans une opération de levée de fonds lors de la journée internationale de la paix. http://www.journaldupays.com/2017/casamance-la-plateforme-des-femmes-et-le-grpc-dans-une-operative-de-levee-de-fonds-lors-de-la-journee-internationale-de-la-paix/Links ]

Le Monde. (2015, décembre 15). Casamance: Quatre raisons qui font perdurer un conflit (1/3). https://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/12/15/casamance-quatre-raisons-qui-font- perdurer-un-conflit_4832635_3212.html Links ]

Macé, E. (2018). From patriarchy to composite gender arrangements? Theorizing the historicity of social relations of gender. Social Politics: International Studies in Gender, State & Society, 25(3), 317-336. https://doi.org/10.1093/sp/jxy018Links ]

Marut, J.-C. (2010). Le conflit de Casamance. Ce que disent les armes. Karthala. [ Links ]

Nations Unies. (2017, 27 octobre). Conseil de sécurité: 17 ans après l’adoption de la résolution 1325, progrès isolés et “revers alarmants” dans la participation des femmes aux processus de paix. https://www.un.org/press/fr/2017/cs13045.doc.htm [ Links ]

Niang, S. (2020). Conflit armé et reconfiguration des rapports de genre en Casamance (Sénégal): La féminisation du “ni guerre ni paix” et ses limites. Thèse de doctorat, Université de Bordeaux et Université Cheikh Anta Diop de Dakar. [ Links ]

Oyewumi, O. (2002). Conceptualizing gender: The Eurocentric foundations of feminist concepts and the challenge of African epistemologies. JENdA: A Journal of Culture and African Women Studies, 2(1). https://www.africaknowledgeproject.org/index.php/jenda/article/view/68 Links ]

Pélissier, P. (1966). Les paysans du Sénégal: Les civilisations agraires du Cayor à la Casamance. Fabrègue. [ Links ]

Rudolf, M., Gueye, D., Tendeng-Weidler, O., Perschler, V., & Foucher, V. (2012). Gender and conflict in Casamance. World Bank Assignment_Analytical Report. http://www.logica- wb.org/PDFs/LOGiCA_DissemNote2.pdf Links ]

Spivak, G. C. (2009). En d’autres mondes, en d’autres mots: Essais de politique culturelle. Payot. [ Links ]

1 Mission de l’Organisation des Nations unies en République Démocratique du Congo.

2 Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali.

3Economic Community of West African States Cease-fire Monitoring Group.

4 Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest.

5 Notions qu’elle réunit dans le champ des « interventions de paix ».

6 Dans les systèmes de leg, de transmission et de propriété.

7 Toutefois, le rôle des femmes s’est limité au rôle de soutien. En Casamance les femmes n’ont pas pris les armes, contrairement à d’autres pays en Afrique (Libéria, Sierra Léone, Algérie, Ouganda, etc.) où on a pu compter des femmes soldats (Lahai, 2010).

8 D’autres sont restées indépendantistes : on les appelle aujourd’hui « les femmes du MFDC » (extrait d’entretien, Ziguinchor, août 2017).

9 « Le changement » en français. Slogan de campagne politique du Parti Démocratique Sénégalais d’Abdoulaye Wade.

10 « Kagamem » : éduquer, former, conseiller en diola.

11 « Usoforal » : aidons-nous main dans la main en diola.

12 « Kabunketoor » : pardonnons-nous en diola.

13 « Sant Yalla » : remercions Dieu en wolof.

14 Désignées ainsi par les enquêtés eux-mêmes, du fait de leur niveau d’instruction avancé.

15 Agence des États-Unis pour le développement international.

16 Organisation juive américaine pour l’aide mondiale.

17 Union Européenne.

18 Usoforal est à ce jour la plus puissante organisation féminine en Casamance en termes de moyens.

19 Groupement d’Intérêt Économique.

20 Toutefois, le plus souvent, une seule faction est présente, ce qui est problématique.

21 WANEP : West African Network for Peace / Plateforme ouest-africaine pour la construction de la paix.

22 MARWOPNET : Réseau des Femmes du Fleuve Mano pour la Paix.

23 Projet Pôle de Développement de la Casamance.

Received: June 12, 2020; Accepted: December 07, 2021

Creative Commons License This is an open-access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License