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Journal of Digital Media and Interaction

Print version ISSN 2184-3120

JDMI vol.6 no.14 Aveiro June 2023  Epub July 30, 2023

https://doi.org/10.34624/jdmi.v6i14.32068 

Articles

Le jeu Plants Make People Happy : exploration de l'agentivité par la recherche-création

(The Game Plants Make People Happy: Exploring Agency through Research-Creation)

1NAD, École des arts Numériques de l’Animation et du Design. Université du Québec à Chicoutimi, Québec, Canada


Résumé

Cette recherche-création explore le concept d’agentivité dans les jeux vidéo. En s’appuyant sur les récents développements du concept mettant en avant l’importance de la création de sens par les joueur.euses, l’auteure montre que ce n’est ni en proposant une structure narrative complexe, ni en offrant de nombreuses interactions que se produit l’agentivité. C’est plutôt par la mise en place d’un échange entre les joueur.euses et une situation. Cette dernière englobe le monde du jeu, mais aussi l’environnement hors-jeu, en particulier les créateur.rices du jeu. Le sentiment d’agentivité provient alors d’un dialogue, d’une transaction entre les joueur.euses et le monde, qu’il s’agit simplement d’encourager. Le jeu vidéo créé, Plants Make People Happy, permet de montrer comment un tel échange peut se mettre en place dans une expérience qui mène inexorablement vers l’échec, lui retirant à première vue son agentivité, pour en fait l’exacerber en lui permettant de réfléchir à sa relation avec les créateur.rices du jeu.

Mots-clés: Recherche-création; agentivité; interactivité; création de sens; pragmatisme

Abstract

This research-creation delves into the concept of agency in video games. Recent studies have highlighted the importance of meaning-making in the experience of agency, and this work builds upon that research to argue that agency does not arise from a complex narrative structure nor from numerous interactions. Instead, agency arises from an exchange between players and the game situation, which includes the game world and the environment beyond the game, such as the game creators. The feeling of agency comes from a dialogue and transaction between the player and the world, which the game creators should foster. The video game Plants Make People Happy serves as an example of how such an exchange can take place, in an experience that leads the player to inexorable failure. Although at first the game may seem to remove all agency from the players, it actually enhances it by encouraging them to reflect on their relationship with the game creators.

Keywords: Research-creation; agency; interactivity; meaning-making; pragmatism

1. Introduction

Cet article souhaite explorer les concepts centraux d’agentivité, d’interaction et de production de sens dans les jeux vidéo, du point de vue d’une designer de jeux. En effet, ces concepts demeurent largement discutés aussi bien dans la littérature scientifique que dans la pratique (Carstensdottir et al., 2021), et leur compréhension peut mener à des réflexions pertinentes sur le rôle des créateur.rices de jeux vidéo comme créateur.rices de sens.

En français, les termes de « designer de jeux », « concepteur de jeux » ou encore « créateur de jeux » sont utilisés de façon interchangeable pour désigner la ou les personnes en charge de la création des règles et systèmes de jeu. Les designers de jeux se distinguent généralement des artistes et des programmeurs ; cependant ces rôles se recouvrent parfois les uns les autres. Ainsi, tous les corps de métiers participent d’une certaine façon à la mise en forme de l’expérience de jeu, à son « design », ce qui peut mener à un certain flou. Dans le cadre de cet article, c’est mon point de vue de designer/créatrice/conceptrice qui est mis en avant.

Je porte cependant une double casquette : je suis aussi une chercheure en design. Les disciplines du design manquent encore de reconnaissance en France, mais elles sont mieux établies dans les autres pays francophones, par exemple au Québec et dans le monde anglo-saxon (Cross, 2006; Vial et Findeli, 2015). Il s’agit d’un ensemble de disciplines axées sur le « projet », aussi nommé « sciences de la conception » ou « sciences de l’artificiel » par opposition aux « sciences naturelles », et qui regroupe l’architecture, l’urbanisme, le design industriel, le design d’intérieur, le design graphique, etc. (Findeli et Bousbaci, 2005; Simon, 2004). Depuis plusieurs années, mon objectif est d’inclure le design de jeux dans ces disciplines, car, malgré son nom, il demeure peu étudié par les chercheur.es en design (Chiapello, 2015).

Ainsi, j’espère donner un éclairage complémentaire aux notions d’agentivité et d’interaction en les enrichissant par un cadre conceptuel issu des théories du design et s’appuyant sur la philosophie pragmatiste. Cette philosophie prend son origine au XIX° siècle dans les travaux de Peirce, William James et John Dewey (Dewey, 1938; James, 1907; Peirce, 1878). Dans les disciplines du design, ce sont surtout les travaux de ce dernier qui sont aujourd’hui redécouverts et utilisés pour mieux comprendre le processus de conception (Dixon, 2020). En particulier, les études s’intéressent à la vision pragmatiste de la production de sens et de connaissances, car celle-ci s’appuie sur l’action et permet donc de considérer et d’expliciter les savoir-faire des praticiens (Schön, 1983). Dans ce contexte, ma tentative d’utiliser les concepts pragmatistes pour éclairer la notion d’agentivité veut montrer, dans une visée transdisciplinaire, que les cadres théoriques du design peuvent enrichir ceux des études du jeu, en particulier pour la compréhension du design de jeu.

Cette double casquette de créatrice et de chercheure me permet de mener une « recherche-création ». La recherche-création est une approche méthodologique qui prend de l’ampleur au sein de la recherche en design (Frayling, 1994; Godin et Zahedi, 2014). Il ne s’agit pas d’une recherche sur la création, qui viserait à étudier uniquement les caractéristiques d’une œuvre terminée, mais plutôt une recherche par la création (Bruneau et Burns, 2007; Paquin, 2018), par le design, qui s’intéresse au processus de création d’un objet « en train d’être fait ». La réalisation de l’œuvre constitue une démarche « support » pour explorer un sujet : « une situation où la recherche et la création sont concomitantes et consubstantielles, installées dans le prolongement l’une de l’autre » (Boutet, 2018, p. 292). Le fait même de créer permet d’explorer les concepts. La recherche-création se distingue nettement de la recherche évaluative : durant cette dernière une œuvre est créée puis testée sur un public afin d’en mesurer ou d’en qualifier l’impact. Dans cet article, je montre plutôt comment mon processus de création me permet d’explorer les concepts, d’en valider certains et d’en nuancer d’autres.

Dans un premier temps, j’expliquerai comment la notion d’agentivité, parfois comprise comme la liberté d’action au sein d’un jeu, se recentre actuellement sur l’importance d’offrir des interactions significatives aux joueur.euses. Ce recentrement permet ainsi de se questionner sur la production de sens qui sera envisagé sous l’angle pragmatiste. La méthodologie de recherche-création sera ensuite exposée, puis les résultats qui ont émergé durant la création d’un jeu vidéo intitulé Plants Make People Happy seront détaillés. Ils permettent de montrer que l’agentivité est plus proche du concept de transaction que de celui d’interaction : l’intérêt de poser des actions ne réside pas tant dans le fait de pouvoir altérer le jeu que dans celui de réfléchir sur soi-même et de remettre en question notre vision du monde.

2. Revue de la littérature

Cette revue de la littérature ne se veut pas exhaustive ni systémique, mais narrative (Montuori, 2013) : il s’agit de resituer quelques textes pivots qui ont exercé une influence sur mes réflexions au sujet de l’agentivité et vont permettre de comprendre la démarche de création. Elle est donc orientée vers les textes ayant eu un impact direct sur la pratique.

2.1 L’agentivité selon Murray

Dans son ouvrage phare, Hamlet in the Holodeck (1997), Janet Murray introduit le concept d’«agency» qu’elle définit comme la satisfaction que l’on éprouve lorsque l’on voit les résultats d’une de nos actions, lorsque nos choix ont un impact sur le jeu : «Agency is the satisfying power to take meaningful action and see the results of our decisions and choices» (Murray, 1997, p. 123). Elle discute ensuite amplement ce concept, qui se révèle multifacette. Elle le distingue ainsi de l’interaction : l’agentivité est le plaisir qui se dégage d’une interaction lorsque celle-ci produit un effet cohérent et significatif sur le jeu. Elle distingue aussi l’agentivité en général de l’agentivité narrative : la seconde implique que les effets d’une interaction affecteront le récit porté par le jeu.

2.2 Toujours plus de choix

Progressivement, la notion d’agentivité narrative a été reprise, entre autres par des designers de jeux, et s’est vue reliée avec l’idée de liberté et de choix (Carstensdottir et al., 2021). Un jeu proposant une forte agentivité serait alors une œuvre qui offre de nombreux choix aux joueur.euses, qui seraient tous significatifs au niveau du récit. C’est la réflexion de Michael Mateas (Mateas, 2001; Mateas et Stern, 2003), créateur du jeu Facade, qui propose de créer une expérience « totale » dans laquelle chaque choix ouvre de nouvelles possibilités :

« […] each run-through of the story has a clean, unitary plot structure, but multiple run-throughs have different, unitary plot structures. Small changes in the player’s choices early on result in experiencing a different unfolding plot. The trick is to design the experience such that, once the end occurs, any particular run-through has the force of dramatic necessity. »

(Mateas, 2001, p. 147).

Ce sont ainsi les actions des joueur.euses qui créent le récit et d’une façon globale l’expérience de jeu, qui prend un caractère singulier, propre à chaque joueur.

En parallèle, on a pu constater la multiplication des jeux à « monde ouvert » et les jeux dits « systémiques » (Tanenbaum et Tanenbaum, 2010; Vidqvist, 2019). Ceux-ci offrent de très nombreuses interactions, qui, si elles n’ont pas toujours d’impact sur le récit, semblent rendre le monde vidéoludique plus « vivant ». Ces œuvres procurent aux joueur.euses un sentiment de plaisir, puisqu’elles semblent répondre à la moindre de leurs actions.

Mais réaliser un jeu qui offre cette liberté demande une somme de travail colossale : cela signifie créer de nombreux embranchements narratifs (qui ne seront probablement pas tous explorés par les joueu.reuses), et les éléments visuels et techniques qui les accompagnent. En outre, donner davantage de contrôle aux joueur.euses implique que les designers en ont un peu moins : plus qu’une expérience précise, les créateur.rices conçoivent un espace de possibilités dans lequel ils ne peuvent pas nécessairement imposer leur vision ou leur message (Carstensdottir et al., 2021; Tanenbaum et Tanenbaum, 2010). Le défi de l’agentivité devient alors à la fois gigantesque et fort contraignant, en particulier pour des créateur.rices indépendants ou appartenant au milieu académique. Dans ces conditions, comment peut-on réfléchir à l’agentivité par la création ? Peut-on encore explorer ce concept sans se lancer dans la création d’un jeu d’une grande complexité ?

2.3 L’agentivité comme une convention

Progressivement, une nouvelle compréhension de l’agentivité émerge. Dans leur article Agency as commitment to meaning: communicative competence in games, Karen Tanenbaum et Theresa Jean Tanenbaum (2010) proposent leur vision du concept pour les jeux narratifs, qui n’est plus axée sur la liberté, mais sur l’engagement (comitment) des joueur.euses dans la signification du jeu. Il ne s’agit plus d’avoir le choix, mais plutôt de permettre un engagement dans le jeu comme l’on s’engage dans une conversation avec un interlocuteur. Les actions des joueur.euses doivent leur permettre de construire un sens :

«Under this conception, designers and performers are in a type of conversation with each other, mediated by the game, and their ability to commit to meanings and follow through on those commitments are crucial. »

(Tanenbaum et Tanenbaum, 2010, p. 14). L’important n’est plus de donner de la liberté aux joueur.euses, mais de mettre en place des conventions : si les actions des joueur.euses demeurent dans le cadre défini, alors le système de jeu reconnaitra leurs actions : le monde du jeu aura un sens.

Cela signifie que les designers de jeux n’ont plus à créer des centaines de possibilités, de choix, mais plutôt à bien concevoir la conversation avec les joueur.euses. Ainsi Tanenbaum et Tanembaum estiment que la clé de l’agentivité réside dans la « gestion des attentes de l’interacteur (« managing the expectations and desires of the interactor ») (ma traduction, Tanenbaum et Tanenbaum, 2010, p. 16). L’étude de Carstensdottir, et al. (2021) effectuée auprès de joueur.euses confirme l’importance de cette gestion des attentes, entre autres celles liées à un genre de jeu. L’agentivité réside alors dans le passage d’un « contrat » ou d’un « engagement » selon Tanenbaum et Tanembaum, qu’il ne faut pas briser sous peine de faire perdre sa signification à l’œuvre.

2.4 Au-delà des conventions

Plus récemment, l’idée même de « contrat » à respecter au sein du monde vidéoludique comme moteur central de l’agentivité a été remise en question.

Ainsi, Tom Cole et Marco Gilies (2019) montrent que les expériences vidéoludiques sont souvent loin d’une conversation idéale entre un jeu et des joueur.euses. Tout d’abord, ils rappellent que tous les jeux ne sont pas axés sur une expérience hédonique, c’est-à-dire reliée à la gratification immédiate, au plaisir et aux aspects positifs. Ils proposent de comprendre les expériences vidéoludiques par leurs aspects eudémoniques, c’est-à-dire liés non pas uniquement au plaisir, mais plutôt à une remise en question, une quête de sens, une réflexion sur soi-même, qui se manifestent par exemple lorsque sont abordés des sujets sensibles ou difficiles. Dans ces expériences, les joueur.euses ne vivent pas que des émotions positives, loin s’en faut, mais ils apprécient malgré tout l’expérience. En explorant ce type d’expérience vidéoludique auprès de joueur.euses grâce à des entrevues, ces auteurs montrent que l’agentivité n’est pas simplement une propriété du jeu (que l'on pourrait constater dans le code), mais plutôt un sentiment provoqué chez les joueur.euses. Ainsi, le sentiment d’agentivité peut venir de changements visibles dans le jeu aussi bien que de changements présents uniquement dans l’esprit des joueur.euses, dans leur façon de percevoir un sujet.

Ces auteurs différencient alors l’agentivité « réelle » de l’agentivité « interprétative » : la première implique que des changements sont effectués concrètement dans la narration du jeu suite à une interaction, alors que la seconde pousse simplement les joueur.euses à la réflexion sans que cela n’amène de modifications tangibles. En particulier, ils montrent que l’agentivité interprétative émanant des mécaniques de jeux repose principalement sur un manque de conséquences directes dans le jeu ou sur des conséquences contradictoires avec ce qui est attendu par les joueur.euses. Il donne ainsi tout d’abord l’exemple de Paper’s Please (3909 LLC, 2013), où les joueur.euses ne connaissent jamais le destin des réfugiés dont ils ont analysé la demande d’immigration, les laissant ainsi dans une inconfortable ignorance qui les pousse à questionner leurs actions. Ils analysent ensuite Shadow of the Colossus, (Sony Interactive Entertainment, 2005) dans lequel la seule interaction possible consiste à tuer des colosses, pour se rendre compte finalement que cela corrompt l’âme de l’avatar. Dans ces deux cas, le « contrat » est rompu par les créateur.rices, pourtant cela ne semble pas supprimer le sentiment d’agentivité. Même si ce genre d’agentivité « interprétative » n’est pas la plus répandue selon les auteurs, elle vient confirmer et enrichir la vision de l’agentivité de Tanembaum et Tanenbaum axée sur l’engagement des joueur.euses plus que sur les choix.

De la même façon, Sarah Stang (2019) affirme que l’interactivité est une notion qui ne constitue plus un outil d’analyse viable tant elle est polysémique. Elle revient sur l’idée que le sens émerge de la participation des joueur.euses à l’écriture du texte (sur le modèle du texte scriptible de Roland Barthes). S’appuyant sur les travaux d’Arsenault et Perron ou encore de Smethurst et Craps, elle souligne que le terme « réactivité » semble bien souvent plus approprié que celui d’interactivité : les joueur.euses réagissent au contenu du jeu, mais ne le modifient pas réellement. Elle propose plutôt d’interpréter le concept d’agentivité en lien avec les vastes possibilités d’interprétation offertes par les jeux. L’agentivité se manifeste lorsque le jeu permet de s’engager dans une réflexion éthique, de débattre avec la communauté de fans ou avec les créateur.rices de l’œuvre. Cette agentivité peut même aller jusqu’à la modification d’un jeu par l’équipe de création suite aux demandes des joueur.euses.

On note donc une évolution du concept d’agentivité, qui, d’une forme de liberté de choix dans la narration ou les mécaniques impactant le déroulement du jeu (allant même jusqu’à l’idée de cocréation), s’est recentrée sur l’interprétation des jeux, c’est-à-dire la primauté du sens que prennent les œuvres dans nos vies. Étonnamment, c’est un des aspects de l’agentivité qui était déjà évoqué par Murray en 1997. Avec son analyse du jeu Tetris (Pajitnov,1984), elle montre qu’il est possible de faire ressentir un sentiment d’agentivité lorsque l’expérience du jeu est une forme de condensé de la vie humaine, une sorte de mini-récit, dans lequel nous faisons des choix et constatons leurs conséquences, ce qui nous apprend à mieux nous connaitre (Murray, 1997, p. 136). Elle voit ainsi les jeux vidéo comme des « drames symboliques » et va même jusqu’à montrer que faire le « bon » choix n’est pas nécessaire, puisqu’un échec peut mener à des réflexions pertinentes (par exemple «I realize that the world is rigged against me and others like me. » (Murray, 1997, p. 135)

En conclusion, il semble toujours possible d’explorer les concepts d’interaction et d’agentivité dans le jeu vidéo sans pour autant devoir se lancer dans la création d’un jeu AAA avec un monde ouvert, systémique et foisonnant d’embranchements narratifs. Au contraire, les recherches sur l’agentivité semblent s’être recentrées sur l’importance du sens qui émerge des œuvres, et qui peut être construit par les créateur.rices de différentes façons. L’idée d’un dialogue entre les créateur.rices et les joueur.euses devient alors le cœur de la notion d’agentivité, que cela soit fait selon des conventions soigneusement respectées, ou par des trahisons des designers qui poussent les joueur.euses à remettre en question leurs attentes.

3. Interaction et transaction : une autre approche

Si la création de sens devient centrale pour notre compréhension de l’agentivité, comment se définit cette dernière ? N’avons-nous pas simplement déplacé le problème ?

La création de sens a déjà été largement abordée dans les études vidéoludiques. On peut penser entre autres à l’approche cognitiviste (Perron, 2005), ou écologique (Linderoth, 2012). Pour les cognitivistes, la création de sens se fait par la manipulation mentale des informations, en particulier la comparaison avec celles que nous possédons déjà (Johnson, 2008; Steiner, 2008). Pour les tenants de la vision écologique, le sens n’émerge pas par une accumulation de connaissances permettant d’interpréter de nouvelles situations, mais plutôt grâce aux affordances de la situation présente, par ce que Gibson appelle la « perception directe » des propriétés de l’environnement (Gibson, 1986; Greeno, 1994). Du fait de mon appartenance aux disciplines du design, je propose ici d’adopter l’approche pragmatiste, fort répandue pour comprendre le processus de conception (Chiapello et Bousbaci, 2019; Dixon, 2020). L’approche pragmatiste est moins commune en études des jeux, mais elle est pertinente car elle constitue une position médiane entre les positions cognitiviste et écologique utilisées en étude du jeu que nous venons de détailler.

Dans le modèle pragmatiste, le sens émerge grâce à une transaction entre une situation et un individu (Biesta et Burbules, 2003). La notion de situation rappelle celle d’« environnement » des approches écologiques (Zask, 2008). En effet, pour Dewey (1938), un individu est toujours dans un environnement. Cependant, cet environnement ne présente pas d’affordances claires et ordonnées comme le suggèrent les écologistes. Au contraire, il est généralement difficile à interpréter : Dewey le décrit donc comme une situation indéterminée, désordonnée. Afin de donner un sens à cette situation, il va falloir agir sur celle-ci, la transformer. L’emphase est donc placée sur l’action de l’individu qui va agir sur le monde pour le comprendre.

De plus, avec le principe de continuité, Dewey s’éloigne de l’approche écologique et se rapproche du cognitivisme, puisqu’il estime que nos savoirs préalables jouent un rôle important dans notre compréhension du monde. Cependant, contrairement au cognitivisme classique, Dewey ne donne pas aux processus mentaux une place prépondérante sur l’action. Pour lui, il est nécessaire de transformer la situation et cela ne peut se faire uniquement mentalement : il faut expérimenter et « dialoguer » avec la situation :

« les croyances et les états mentaux de l’enquêteur ne peuvent être légitimement changés, sauf si des opérations existentielles, enracinées profondément dans les activités organiques, modifient et requalifient la matière objective » (Dewey, 1967, p. 232).

Comme Foucart l’explique, Dewey va distinguer les termes « interaction » et « transaction »:

« Dewey a d’abord appelé « interaction » cette forme d’interférence transformatrice entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’organisme et l’environnement, entre l’individu et la société. Après quoi, afin d’insister sur le fait que l’interaction n’affecte pas seulement la nature de la relation entre deux entités, mais également la nature des entités elles-mêmes, il a opté pour le terme « transaction », mais bien plus tard et en regrettant de ne pas l’avoir fait plus tôt »

(Foucart, 2013, p. 3)

Ainsi, Dewey va proposer une série de trois concepts, que l’on pourrait comprendre comme des « degrés d’interactivité » : «self-actional», «interactional» et «transactional». Le premier, self-actional, qualifie les situations où les éléments ne semblent pas être influencés pas un individu : «things are viewed as acting under their own powers» (Bentley et Dewey, 1973, p. 132). Le second, interactionnel, signifie qu’une chose peut avoir un effet sur une autre, dans un enchaînement de cause à effet : «where thing is balanced against thing in causal interconnection» (Bentley et Dewey, 1973, p. 132). Les différentes parties du système peuvent cependant être isolées, retirées du système, sans être elles-mêmes modifiées. Ce concept est proche de celui de réactivité évoqué plus haut ou de l’interactivité de Murray (qui à elle seule ne produit pas d’agentivité). Enfin, la vision transactionnelle implique que toutes les « entités » sont liées, et ne peuvent exister les unes sans les autres. Le processus est plus important que les parties :

« Trans-action: where systems of description and naming are employed to deal with aspects and phases of action, without final attribution to “elements” or other presumptively detachable or independent “entities,” “essences,” or “realities,” and without isolation of presumptively detachable “relations” from such detachable “elements. »

(Bentley et Dewey, 1973, p. 133)

Il se forme une continuité entre l’individu et la situation, et l’un et l’autre en ressortent transformés. Il y a alors une forme de réorganisation, de coordination entre l’individu et la situation. Pour Dewey, c’est ainsi que se forme le sens. Ce n’est pas une « connaissance » qui surgirait dans notre esprit, mais plutôt une capacité d’action :

«Finding a response that brings about coordination is therefore the same as saying that the meaning of the situation for this organism has become clearer»

. (Biesta et Burbules, 2003, p. 36). Plus nous agissons sur le monde, plus nous sommes en transaction avec celui-ci et plus nous découvrons des possibilités d’action, plus le monde « fait sens ».

Dans cette vision pragmatiste, l’agentivité est la capacité d’agir sur une situation pour la transformer afin de construire du sens. Cette approche est en accord avec celle de l’agentivité interprétative de Cole et Gillies (2019), axée sur des expériences eudémoniques. Elle s’accorde aussi avec celle de Stang : l’important n’est plus de modifier le jeu (ce qui n’est qu’une illusion d’agentivité), mais de transformer une situation, qui n’est pas limitée au jeu puisqu’elle inclut les créateur.rices de jeu, la communauté vidéoludique et bien sûr les joueur.euses eux-mêmes. Il s’agit d’effectuer un pas de recul, dans une vision réflexive, et de mener une transaction avec la situation dans son ensemble.

4. Méthodologie: recherche-création

Si l’agentivité réside dans une transaction avec la situation, et si les créateur.rices font partie de cette dernière, il semble d’autant plus intéressant de comprendre la création de jeu de leur point de vue. Ce projet de recherche s’inscrit donc dans une approche de recherche-création (Bruneau et Villeneuve, 2007; Paquin et Noury, 2018). Dans cette forme de recherche, il existe un va-et-vient entre des aspects théoriques et des aspects pratiques, ce qui constitue une façon de créer du sens profondément pragmatiste, tel qu’expliqué plus haut. La recherche-création se situe donc dans les épistémologies constructivistes, et implique une position réflexive du praticien-chercheur (Bruneau et Burns, 2007). Cela constitue la force et la limite de la recherche-création : la subjectivité de ses auteur.es fait partie prenante de la construction du savoir. Ce type de recherche est aujourd’hui de plus en plus répandu dans les disciplines du design et les termes « création » et « œuvre » recouvrent respectivement les idées de « processus de design » et d’« objet de design ».

Étant donné l’importance du point de vue de la personne qui crée, la recherche-création s’effectue à la « première personne » (Boutet, 2018) car seul celui ou celle qui a conçu l’œuvre peut retracer le processus de l’intérieur et expliciter les idées qui y sont associées. Il est donc d’usage de rédiger à la première personne (« je », ou « nous » s’il existe des épisodes collaboratifs), et d’insister sur des aspects personnels et singuliers du processus.

La validité ne réside pas dans le fait de suivre une méthode (ce qui parait incongru tant il existe de façons différentes de créer), mais dans « l’explicitation de la construction de la théorisation poétique présentée» (Lord et Burns, 2007, p. 202). L’œuvre joue donc un rôle capital puisqu’elle permet à tout individu de constater la concrétisation des idées et d’évaluer le degré de réflexivité des chercheur.es. Ainsi, les œuvres de recherche-création ne sont pas nécessairement les plus réussies d’un point de vue artistique ou commercial (Gauthier, 2015), mais celles qui suscitent le questionnement de savoirs que l’on pensait acquis. Il est cependant à noter que des débats sont toujours en cours autour de la validité de la recherche-création, en particulier dans les disciplines du design (Gauthier, 2015; Léchot Hirt, 2015).

Dans ce cas, l’œuvre réalisée pour explorer l’agentivité est un jeu vidéo intitulé Plants Make People Happy (disponible ici:https://yetanothergame.itch.io/plantsmakepeoplehappy-ld50). Réalisé en 2 dimensions et principalement en JavaScript, il est d’une durée d’environ 15 minutes et s’inscrit à la fois dans le genre des jeux de puzzle et des jeux narratifs. Les joueur.euses doivent maintenir en vie un maximum de plantes vertes. Le thème s’inspire de la reprise des activités suite à la levée des confinements liés à la pandémie de Covid-19 : alors que les voyages reprennent, il semble de plus en plus difficile de donner à certaines plantes toute l’attention dont elles ont besoin, menant à des tentatives de plus en plus désespérées de les garder en vie.

Un prototype a été mis au point dans le cadre du 50è Ludum Dare, une compétition de jeux vidéo (game jam) qui s’est déroulée entièrement en ligne, durant 72 heures, du 2 au 5 avril 2022, et dont le thème était «Delay the inevitable». Commencer une œuvre dans le cadre d’une compétition est une pratique courante en développement de jeux vidéo (Juicy Beast, 2015). Le but n’est pas de gagner la compétition (bien que ce jeu soit arrivé 339è sur 2900 soumissions, un score honorable) mais de profiter de l’émulation créative de l’événement pour débuter un nouveau projet. Le jeu a ensuite été amélioré pendant quelques dizaines d’heures pour les besoins de la recherche.

J’ai travaillé en tandem avec mon programmeur habituel : il réalise le code informatique, tandis que je suis en charge des graphismes et du concept du jeu (règles, narration, progression, etc.). Nous travaillons en étroite collaboration : chacun participe indirectement aux tâches de l’autre, et nous validons et nourrissons l’œuvre grâce à nos points de vue combinés.

Au niveau de la collecte des données et de l’aspect plus formel de la recherche, je tiens un journal de bord constitué de notes et d’images, et mon programmeur archive les différentes itérations du jeu, dans une sorte d’auto-ethnographie de notre pratique de création (Khaled et al., 2018). En tant que chercheure, j’analyse constamment ce que nous produisons. Je suis souvent tenue d’explorer de nouveaux aspects théoriques au fur et à mesure que certaines voies de recherche se dessinent, ce que je fais généralement plus intensivement après la phase de game jam de 72 heures, afin de continuer à nourrir le projet. Un va-et-vient entre pratique et théorie s’opère ainsi en continu.

L’écriture d’un article est l’occasion de formaliser l’analyse. Outre les parties habituelles d’une recherche (revue de la littérature, cadre théorique…) qui sont présentées dans leur forme classique, la partie résultats prend la forme d’un récit de pratique (Khaled et al., 2018), ce qui permet de suivre le développement du jeu et de comprendre comment ont été explorés les concepts.

5. Les plantes nous rendent heureux…

En suivant le processus de création du jeu Plant Make People Happy (Figure 1), je souhaite montrer comment nous avons pu remettre en question les différentes théorisations de l’agentivité. Ainsi, nous avons tout d’abord rejeté l’association entre agentivité et liberté de choix. Ensuite, n’avons pas mis en place un contrat « classique » avec les joueur.euses où leurs actions ont les effets attendus : nous les dupons. Nous espérons ainsi mettre en place une expérience eudémonique, une forme de transaction avec la situation permettant aux joueur.euses de porter un regard réflexif sur leur vie durant la pandémie.

Figure 1. Écran titre du jeu 

5.1 Créer des conventions ?

Réaliser un jeu durant une game jam implique des limites techniques importantes. Il est difficile de créer un monde ouvert contenant une narration complexe à embranchements multiples. Il était donc assez évident que ce n’est pas cette théorisation de l’agentivité que nous allions explorer, mais plutôt celle de la construction de sens.

Le thème, « retarder l’inévitable », évoquait immédiatement des aspects funestes, comme en témoignent de nombreux jeux produits durant la compétition, mais mon programmeur et moi-même n’avons choisi de tuer… que des plantes vertes. En effet, une expérience particulière nous a marqués durant la pandémie : nous avons tous deux essayé de prendre soin de plantes, mais peu ont survécu. Bien que nous sachions que nos compétences jardinières étaient peu développées, nous avons saisi le confinement comme une opportunité de nous améliorer, mais sans succès. Nos tentatives pour offrir une longue vie à toute cette végétation n’ont fait que retarder l’inévitable : leur mort.

Une première idée aurait pu être une forme de simulation de plantes vertes inspirée des Tamagotchis (Bandai,1996): avoir quelques plantes vertes et s’en occuper en surveillant divers paramètres. Cependant, cela ne semblait pas très original, et surtout cela ne me permettait pas de faire vivre répétitivement et inévitablement le désespoir qui s’empare d’un aspirant jardinier assistant à sa catastrophe écologique personnelle.

Paradoxalement, pour créer un jeu sur la mort inexorable, nous nous sommes inspirés du Jeu de la vie (Conway, 1970), cet automate cellulaire qui simule la reproduction des cellules. Il s’agit d’une grille où chaque case est une cellule, qui est vivante ou morte dépendamment de l’état de ses voisines. Ce fonctionnement m’a rappelé le fait que les plantes vertes survivent généralement mieux si l’on en place plusieurs côte à côte, car cela crée une zone humide et propice à leur croissance. Nous avons donc choisi d’établir nos propres règles, en partant de trois types de plantes vertes : des plantes grimpantes (bleues), des succulentes (jaunes) et des plantes annuelles (rouges).

La comparaison avec la biologie s’arrête ici, puisque les règles sont purement mathématiques. De plus, chaque plante possède une jauge de vie (et non pas une seule variable d’état morte/vivante), qui n’est pas visible, mais qui nous permet d’avoir une plus fine gestion de la progression. Les plantes débutent le jeu avec une jauge de vie de 100 points. Lorsqu’un.e joueur.euse place les plantes côte à côte ou en diagonale sur la grille, la jauge de vie est affectée. Les plantes amies gagnent un point, les plantes ennemies en perdent un, et les plantes neutres n’affectent pas la jauge. Ainsi, une plante rouge est amie avec les bleus, et neutre avec les rouges et les jaunes. Une plante bleue est neutre par rapport aux autres bleues, amie avec les rouges et ennemie des jaunes. Une plante jaune est ennemie avec les bleues et les jaunes, et neutre avec les rouges (Figure 2).

La structure est quant à elle organisée par tour : la personne place ses plantes, puis valide ses actions, et observe le résultat. Entre chaque tour, un texte s’affiche, venant informer les joueur.euses de leur progression et convoyant la narration globale.

Figure 2. Le placement des plantes 

5.2. Briser les conventions

Selon la convention de ce genre de jeu de puzzle, les actions posées durant la phase de puzzle devraient influencer la narration : un bon placement des plantes devrait provoquer une salve d’encouragements, tandis qu’une planification hasardeuse devrait mener à des réprimandes, voire à recommencer le niveau ou même au game over. Mais ce n’est pas ce qui se produit : quel que soit le placement des plantes (bon ou mauvais), quelles que soient les actions des joueur.euses, la plupart des plantes meurent et le récit le souligne.

En fait les règles mises en place sont très punitives, il est donc impossible de sauver toutes les plantes (Figure 3). Le jeu Plants Make People Happy propose une disjonction totale entre les mécaniques et le récit. En effet, quoi que fassent les joueur.euses, le récit sera exactement le même : une phrase qui constate leur échec, une autre qui les encourage à placer davantage de plantes, puis l’annonce d’un déplacement à l’étranger qui implique que les plantes vont être laissées à l’abandon pour quelques jours, voire plusieurs semaines. Nous n’avons conçu que cette option de narration et il n’a jamais été question de faire une structure à embranchements selon le degré de réussite des joueur.euses. Il a donc fallu mettre au point un système de jeu qui pousse les joueur.euses à croire qu’il est possible de réussir, tout en s’assurant que ça ne soit pas le cas.

Figure 3. La mort des plantes 

Mettre au point ce système a demandé beaucoup de tâtonnements. Il fallait que les règles soient assez simples, pour que les joueur.euses puissent les comprendre après quelques essais et puissent agir. Si le résultat du placement apparait trop aléatoire, ou trop difficile, alors les joueur.euses ne se donneront probablement pas la peine d’essayer. Cependant les règles doivent être fondamentalement punitives : il faut que des plantes meurent à chaque tour pour soutenir notre expérience, notre message.

Ainsi, durant le développement, nous avons noté que lorsque le jeu est trop facile, les joueur.euses peuvent placer les plantes de façon à en faire survivre un grand nombre, mais la narration n’a alors plus aucun sens. Nous avons donc ajusté le système, mais même avec les règles actuelles, il arrive que certaines parties commencent avec un groupe de plantes particulièrement favorable, composé principalement de plantes rouges, les plus faciles à agencer : dans ce cas, l’expérience devient discordante puisque les joueur.euses gardent toutes les plantes en vie, mais le texte les informe qu’ils en ont tuées. Nous avons donc dû rajouter une condition qui limite le nombre de plantes rouges lors de chaque tour.

Nous comptons sur un certain nombre d’habitudes des joueur.euses, qui leur font croire que leurs actions auront un impact. Tout d’abord le jeu ne se présente pas comme un jeu narratif, mais plutôt comme un jeu de puzzle, et habituellement les parties de jeux de puzzle peuvent être remportées. Nous dupons donc les joueur.euses en nous appuyant sur les attentes habituelles associées à ce genre de jeu. Ensuite, nous laissons du temps pour essayer de comprendre les règles, et nous punissons de façon progressive : tuer les plantes ne déclenche pas le recommencement de la partie, ni n’apporte de malus ; cependant il est clair que les erreurs s’accumulent, que tout va de mal en pis. Les joueur.euses ratent sans cesse leur mission, et pourtant la difficulté augmente puisque les plantes sont laissées de plus en plus de temps sans attention. La conclusion n’est donc pas surprenante : toutes les plantes meurent lors d’un long séjour hors du pays (Figure 4).

Figure 4. Toutes les plantes sont mortes 

Les joueur.euses ont alors en partie le sentiment que cet échec vient de leurs actions, qu’ils auraient pu mieux faire, et ce même si la narration explique clairement que cela est dû à une absence prolongée imposée par la reprise d’activités dans le contexte du déconfinement postpandémie. Cela correspond à ce que Cole et Gillies décrivent comme de l’agentivité interprétative. Les retours qui sont donnés sont conflictuels par rapport aux actions posées, puisqu’un jeu de puzzle classique devrait empêcher la progression à travers le jeu, devrait nous indiquer qu’il faut recommencer, et non pas nous fournir plus de plantes à faire dépérir et nous conforter dans notre échec.

En forçant la défaite, le jeu pousse à interroger la notion même d’échec, et montre qu’il est possible de traiter nos actions comme une façon d’avancer. En tant que concepteurs du jeu, nous espérons que l’injustice du dispositif poussera les joueur.euses à questionner son bien-fondé : les concepteurs du jeu veulent-ils vraiment que l’on réussisse ? Ou cela n’est-il qu’une mise en scène ? Avons-nous vraiment eu les moyens de réussir ? Sinon, que cela nous apprend-il sur l’impact de nos actions, dans ce jeu, mais aussi dans la vie de façon générale ? Avons-nous une quelconque forme d’agentivité ?

5.3 Une expérience eudémonique: une transaction avec la situation

En forçant ces échecs, nous souhaitons nous concentrer sur le sens. L’agentivité ne vient pas de la capacité à transformer le jeu, mais de celle de l’utiliser comme support pour une réflexion. Par la frustration, nous espérons pousser les joueur.euses à questionner leurs échecs, mais surtout les échecs dans les jeux vidéo, et leurs instigateurs, c’est-à-dire les créateur.rices desdits jeux. C’est là que la vision transactionnelle peut permettre de mieux comprendre notre démarche : c’est l’association du système de jeu et de la narration qui permet de créer une expérience globale transformatrice. Bien que le système de jeu et la narration soient déconnectés, ils sont tous les deux centraux et c’est leur association qui permet une nouvelle forme de connexion et la production de sens. De plus, le sens se construit dans une situation globale, composée des attentes des joueur.euses, et de la relation avec les créateur.rices du jeu.

Le but est de retranscrire notre expérience de jardinage : essayer avec beaucoup de volonté de comprendre le « système » végétal, y consacrer du temps, essayer différentes solutions, être satisfait du résultat… pour finalement se rendre compte que l’on n’a pas vraiment tout saisi, que le système ne réagit pas comme on l’espérait, et que peu à peu, tout dépérit… jusqu’à atteindre la résignation, constater l’échec, admettre que les plantes sont mortes, que nous ne sommes pas des jardiniers, et finalement en rire un peu.

Et c’est là le sens que nous souhaitons convoyer : nos actions ont beau rater, elles ne sont pas inutiles. Les nouvelles entreprises que nous avons pu mener, particulièrement durant la pandémie, que ce soit le jardinage, le yoga ou l’apprentissage d’une langue, ne sont pas toujours couronnées de succès. Nous vivons dans un contexte qui nous empêche parfois d’atteindre nos objectifs. Dans le récit du jeu, le ou la protagoniste doit voyager pour son travail, ce qui explique pourquoi il lui est impossible de s’occuper adéquatement de ses plantes. À la fin du jeu, atteint par le découragement, il lui semble plus simple d’acheter de fausses plantes et de passer à autre chose. Mais ses étagères sont remplies des souvenirs des villes visitées, ce qui rappelle que si l’expérience de jardinage est un échec, bien d’autres ont été vécues, probablement fort enrichissantes.

Le titre du jeu est ainsi ironique : alors que pendant la pandémie le hashtag #PlantsMakePeopleHappy est devenu synonyme de bien-être et de sentiment positif, il ne l’est pas dans cette expérience. De la même façon, nous avons choisi une musique extrêmement enjouée, qui ressemble à celle de vidéo de jardinage que l’on peut trouver sur YouTube, qui ne s’affadit jamais malgré les échecs des joueur.euses. Au contraire, son aspect répétitif et entêtant ne fait que souligner la dichotomie entre le plaisir qu’est censé procurer le jardinage et la frustration qui émane de l’expérience de jeu.

Le jeu est donc profondément non-hédoniste : peu de gratification immédiate et au contraire, beaucoup de frustration ! Nous le voyons comme eudémonique : nous espérons qu’il permettra aux joueur.euses une réflexion sur eux-mêmes, que la conclusion du récit leur fera remettre en perspective leurs propres échecs, ou incite une discussion autour des jeux frustrants et des designers retors.

6. Conclusion

Dans cet article, j’ai proposé d’explorer les notions d’agentivité, d’interaction et de création de sens sous un nouvel angle grâce à une approche de recherche-création (Bruneau et Villeneuve, 2007). Le jeu vidéo créer, Plants Make People Happy, a été réalisé en tandem avec mon programmeur, et propose une expérience bien spécifique, inspirée de la vie de ses créateur.rices : la mort des plantes vertes que nous avons essayé d’entretenir durant la pandémie de Covid-19.

La vision de l’agentivité explorée correspond aux approches orientées vers la production de sens (Cole et Gillies, 2019; Stang, 2019; Tanenbaum et Tanenbaum, 2010), et s’éloigne de celles axées sur les choix ou la liberté des joueur.euses. Plus particulièrement, cette recherche confirme les résultats que Cole et Gilies ont élaborés en interrogeant des joueur.euses, à savoir que l’agentivité peut émerger de rétroactions discordantes ou étranges au sein du jeu, qui poussent à mettre l’œuvre en perspective. Cette étude fait aussi écho aux travaux de Stang, qui estime que la véritable agentivité se produit lorsque les joueur.euses engagent une conversation avec les créateur.rices.

Mon positionnement en tant que designer de jeu permet de prolonger ces travaux en apportant un éclairage théorique pragmatiste : la production de sens est ainsi envisagée comme une transaction avec une situation (Dewey, 1938). En reprenant les concepts pragmatistes de Dewey (Bentley et Dewey, 1973), la narration de Plants Make People Happy peut être vue comme «self-actionable », elle se déroule à chaque tour, peu importe les actions des joueur.euses. Il n’y aurait donc aucune agentivité narrative. Le système de jeu, lui, est bien interactif: placer les plantes à des conséquences, puisque certaines survivent et d’autres non. Cependant comme nous l’avons calibré afin que le placement soit impossible à réussir parfaitement, et que cela n’ait pas d’impact sur la narration, il n’y a pas de transaction directement dans le jeu. Cela est très clair dans le code, puisqu’il n’y a aucune variable pour impacter la narration. Le résultat de l’interaction est affiché (certaines plantes meurent et sont jetées à la poubelle), et le jeu continue.

Pourtant nous espérons que par ce jeu, qui place les joueur.euses en situation d’échec, une forme de réflexion émergera. En tant que créateur.rices, nous souhaitons ainsi mettre en place une transaction entre les joueur.euses et une situation, qui est bien plus vaste que le jeu en lui-même. Il s’agit, comme toujours dans la vision pragmatiste, d’un environnement riche et complexe, qui inclut les joueur.euses, les designers de jeux, mais aussi les évènements comme la pandémie. La séparation entre le jeu et le « hors-jeu » est totalement artificielle et impossible dans une approche pragmatiste. De plus, en liant la narration du jeu à la pandémie de Covid-19, cette hypothétique séparation est volontairement effacée. Il est alors possible de voir le jeu comme un tremplin, une façon de pousser à l’expérimentation sur le réel et par là même à la création de sens et la réflexion sur le monde.

La création de sens chez les pragmatistes se différencie ainsi d’une vision écologique dans laquelle le sens se fait purement par les affordances du jeu. L’emphase n’est pas non plus placée sur les processus mentaux comme dans une vision cognitiviste, mais bien sur le dialogue entre les joueur.euses et la situation. Ainsi, la frustration se transforme en réflexion, car les joueur.euses agissent continuellement, ils mènent des expérimentations et le fait que ces expérimentations échouent, que la situation résiste, va leur permettre de se remettre en question. Une situation qui refuse de se plier aux désirs des joueur.euses n’est donc pas un obstacle à l’agentivité, car même si le programme informatique est inchangé, les joueur.euses peuvent l’être, car ils sont toujours dans une situation globale.

Finalement la recherche-création, qui est une forme de recherche par le design, vient compléter les analyses de jeux et les études menées auprès des joueur.euses. La recherche-création est un moyen exceptionnel pour moi, en tant que créatrice, de repenser mon rôle et de me questionner sur mes propres pratiques, et sur les façons non conventionnelles dont je dispose pour interpeller les joueur.euses et leur faire exercer leur agentivité. J’espère ainsi avoir un impact sur la théorie et sur la pratique, et inspirer d’autres designers de jeux à ne pas se sentir obligés d’offrir un grand nombre d’interactions ou une structure narrative complexe pour donner un sentiment d’agentivité, mais plutôt à explorer d’autres types d’œuvres afin de transformer leurs joueur.euses.

Remerciements

Je souhaite remercier mon partenaire de création, Florian Glesser, ainsi que tous les testeur.euses du jeu et relecteur.trices de cet article.

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Received: April 30, 2023; Accepted: July 23, 2023

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