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Etnográfica
versão impressa ISSN 0873-6561
Etnográfica vol.17 no.3 Lisboa out. 2013
En forêt, la musique: entre inquiétude et sentiment dintimité (Goğğam, Ethiopie)
In the forest, music: between restlessness and intimacy feelings (Goğğam, Ethiopia)
Katell Morand*
*School of Music, University of Washington, EUA. E-mail: kmorand@u.washington.edu
RÉSUMÉ
Sur les plateaux éthiopiens du Goğğam, les bergers passent une grande partie de leur temps à siffler, chanter ou jouer de la flûte. Ces forêts sont des lieux à la marge de la vie sociale, peuplées de bandits. La musique peut être à la fois considérée comme un outil de contrôle de cet espace sauvage, et comme un risque de se faire entendre des rôdeurs malveillants de la forêt. La musique est donc un acte de bravoure en même temps quun intense moment de solitude et de vulnérabilité.
Mots-clé: Ethiopie, chant, forêt, intimité, berger
ABSTRACT
In the Ethiopian Highlands of Goğğam, the herders spend most of their time whistling, singing, and playing the flute. These forests are social marginal lands and music can be considered as a tool for controlling the wild but performing music appears risky, for the herder reveals his position to potential thieves. Music is therefore an act of bravery in an unfriendly environment, a moment of both solitude and vulnerability.
Keywords: Ethiopia, singing, forest, intimité, herder
Әrä tәrañ čakkaw әrä tәrañ duru | Ah Forêt, appelle-moi, ah Nature, appelle-moi! |
Lantäm yәalähal bәča kämadäru | Pour toi aussi cela vaut mieux, que de passer seule la nuit |
Cest bien le son de la forêt . Gännätu avait un temps paru songeur; mais en reposant les écouteurs, son visage séclaira dun sourire de satisfaction: le chant lui plaisait. Bien que Gännätu soit devenu trop âgé pour garder ses bêtes en forêt, lenregistrement de la veille, effectué à lenclos de nuit installé tout près de la lisière, avait capté les bruits du fleuve, les stridulations des insectes, et les mouvements légers du bétail derrière une voix assourdie par le pan relevé de son vêtement.
Faire de la musique en forêt est extrêmement répandu dans cette région des haut-plateaux Amhara du Goğğam, en bordure du fleuve Abbay (ou Nil Bleu). Presque tous les hommes sy rendent à intervalles réguliers en quête de pâturages pour leur bétail. Durant leurs déambulations solitaires ou lors des veillées nocturnes, ils chantent, jouent de la flûte et sifflent un mélange hétéroclite dairs entendus ailleurs et en dautres temps: lors des fêtes de village, des cérémonies funéraires ou des travaux des champs. Ces airs poèmes chantés et autres motifs mélodiques demeurent très fortement attachés à leurs contextes initiaux; ils sont reconnaissables presque instantanément et conservent les mêmes dénominations (leur genre, par exemple). Pourquoi alors Gännätu, comme tant dautres, sempresse-t-il de les reconnaître, pour affirmer son appréciation, comme des sons de la forêt ?
Ce que nous allons voir dans cet article, cest quau-delà de leur certaine qualité esthétique la voix mêlée aux sons de la nature se joue une relation particulière entre la pratique musicale et lespace de la forêt: dans le trouble de la distance et la séparation, entre la maîtrise et la perte de contrôle, et les interstices sauvages et intimes de la vie sociale.
Des marges inquiétantesAu village, leau et la forêt sont dune présence insistante. Le grondement du fleuve, toile de fond sonore de la vie quotidienne, parvient jusquaux flancs des collines où se perchent les habitations; et les regards, où quils portent, croisent le cours ample du fleuve, les torrents qui le rejoignent à travers la plaine, ou bien les arbres dont le vert profond tranche avec la nudité des plateaux. Rien nest plus familier que ces dur ou dän ( nature sauvage ) quil faut longer mais rarement traverser pour se rendre au marché ou visiter des parents. Rien nest plus inquiétant non plus: car il sagit là dun désert (bäräha), un lieu non habité, où ne se trouvent que les arbres, leau, les animaux sauvages, et les vaches ,[1] et que tout oppose à la société villageoise.
De fait, ces espaces sauvages sont à part. Bien quils appartiennent administrativement au territoire de la commune,[2] ils sont en marge de ce que les habitants nomment leur pays (agär), un terme qui a la même indétermination village, région, ou nation et la même connotation affective quen français. Le pays , cest dabord la paroisse (däbәr) dont léglise représente le centre à la fois géographique et symbolique.[3] Située au point le plus élevé, à une heure de marche tout au plus des habitations, elle domine le plateau et les plaines alentour. Forêt et fleuve, sources de croyances plus ou moins tolérées ou intégrées par la religion chrétienne, semblent à lécart de son influence: à lAbbay, on présente régulièrement des offrandes; et on ne manque pas de se prémunir des démons, saytan, qui logeraient tout au fond de leau ou au sommet des plus grands arbres.
Mais cest aussi en repoussant la nature sauvage que la paroisse sest constituée. Il y a moins dun siècle, en effet, la majeure partie de cette vallée et des montagnes qui lenserrent étaient encore recouvertes dune végétation dense. Pour reprendre les mots de James Bruce, qui traversa la région en 1770, ce nétait là qu un pays couvert de bois, sauvage et inhabité .[4] Et si lon se fie aux souvenirs des villageois qui lont connue dans les années 1950, la forêt sétendait encore très loin, recouvrant presque toute la plaine. Il ne fallut que quelques décennies de pression démographique, de défrichage, et de ramassage du bois pour quelle diminue considérablement, leurs pères et grands-pères la repoussant ainsi dans le fond le plus inaccessible de la vallée. En cet endroit, en effet, le cours du fleuve se divise en une multitude de bras étroits, parcourus de cascades et de courants violents quon ne peut traverser, à la nage, quen des points bien précis. Cette division du fleuve a créé dinnombrables îles, certaines minuscules, les plus grandes de lordre dune dizaine dhectares, et toutes daccès difficile, y compris en saison sèche. Et chaque année, à la saison des pluies, les chemins deviennent impraticables: le fleuve sort de son lit, et les flots rapides rendent les traversées dangereuses; des torrents dévalent les pentes des collines et leau envahit les berges, la forêt, et une grande partie de vallée, transformée en vaste marécage, isolant les hameaux durant deux à trois mois.
Dans ces conditions, il nest pas étonnant que ces espaces ne soient pas vraiment intégrés au territoire administratif, bien que celui-ci soit par ailleurs extrêmement quadrillé et contrôlé. Les moyens sont dailleurs extrêmement limités. Dans la plupart des villages il nexiste aucune police à proprement parler. Le respect des lois est assuré par des gardes ou juges , désignés par le comité exécutif de la commune et qui, armés en permanence, effectuent des rondes régulières, délivrent des rapports oraux, et rendent occasionnellement des jugements en cas de délit. Mais aucun garde ne surveille la forêt; ils sont impuissants et surtout, comme les habitants ne manquent de répéter avec une certaine emphase, ils ont peur une peur que lon retrouve à tous les niveaux de discours, quil sagisse des conversations les plus ordinaires comme des poèmes chantés:
Asar näw mäkära näw abbay bälelit hedän | Quelle souffrance, quel malheur, quand nous sommes allés de |
bäčälläma | nuit à lAbbay, dans lobscurité |
Wәllәb wәllәb alä yäsänel tәla | Elles se balançaient de ci de là, les ombres des palmiers[5] |
Que craignent-ils donc? Probablement moins les animaux (hyènes ou léopards) ou des êtres surnaturels que des dangers très humains. Car la violence semble indissociable des lieux. Là-bas, me répétait-on, se réfugient les voleurs (leba) ou bandits (әfta), ces gens qui mangent souvent de la viande celle du bétail quils enlèvent de nuit ou parfois en plein jour, lorsquil échappe à la surveillance de ses gardiens sur lesquels jentendais des histoires plus invraisemblables les unes que les autres: comment auraient pu vivre en cet endroit les cinq hommes armés, de petite taille et au regard terrifiant, que lun jurait avoir aperçus en se penchant pour boire au fleuve? Doù venaient les hommes inconnus qui, comme on me le racontait avec force détails, avaient menacé telle jeune femme alors quelle ramassait du bois en compagnie dune de ses amies? Dans tous les cas, les rencontrer exposerait à une confrontation directe et violente: ils frappent, ils tuent , maffirmait-on, en soulignant la parole dun geste dégorgement particulièrement expressif.
Cette violence est aussi celle des ennemis personnels. Car ce sont aux vaches , dans ces lieux non contrôlés, que se jouent les conflits personnels entre individus, les rancunes parfois longtemps réprimées et les vengeances à accomplir, lorsquun sang doit être rendu . Les histoires ne manquent pas. Ainsi, on me raconta quen 2004, le premier mari dune de nos voisines avait été tué alors quil gardait ses vaches; et à peu près à la même époque, un autre jeune homme fut abattu de nuit au bärät, lenclos provisoire établi en forêt ou en plein champ. Son cousin, alors un enfant, dormait avec lui sous la même couverture; un homme armé surgit et écarta lenfant, qui cria. Puis il tira à bout portant sur le jeune homme, que lenfant vit lentement mourir. Devenu adolescent, il continuait à revivre régulièrement la scène dans ses rêves et était extrêmement angoissé à lidée de passer la nuit à lenclos. La nature, de façon générale, linquiétait: au début des années 2000, un de ses oncles avait abattu un voleur qui sétait glissé dans son enclos et si aucune vengeance navait encore eu lieu, tous étaient depuis des cibles potentielles et il évitait, mexpliqua-t-il, de saventurer le soir sur les sentiers déserts.
Maîtriser lespace: le son comme outilDans ces conditions, la musique apparaît en premier lieu comme un savoir-faire. La garde en forêt nécessite en effet tout un éventail de compétences techniques. Y emmener son troupeau nécessite de faire franchir à chaque bête, une par une, jusquà trois ou quatre de ces bras à la nage, doù une dépense considérable dénergie et le risque élevé de perdre des animaux. Une fois sur place, il faut encore sorienter dans un labyrinthe despaces fragmentés où la visibilité est considérablement réduite. De nombreux toponymes (par exemple tәğa mätabiya, là où les veaux se lavent , Mälaquse Bet, la maison du moine , ou encore Gännät qurt, lîle du paradis ) quadrillent le territoire et permettent un repérage assez précis. Le reste se fait en grande partie doreille. La forêt bruisse en effet dune multitude de mouvements. Ce sont ceux de leau, qui court en dinnombrables torrents et cascades, parfois au ras du sol, dans les roseaux et les grandes herbes. Ce sont aussi ceux des animaux: les plus rares comme les léopards, les petites panthères noires, les antilopes, ou encore les pythons imposants; les hippopotames et les crocodiles, aperçus depuis les berges; les oiseaux et les singes grivets peuplant ces grands arbres qui sélèvent jusquà 15 ou 20 mètres; et enfin les hyènes, phacochères, ou babouins qui peuplent un entremêlement darbustes, de fougères, et de lianes.
Le troupeau doit être surveillé et protégé presque à chaque instant: car il suffit de quelques minutes dinattention pour quune vache disparaisse ou se noie dans un courant violent. La tâche est dautant plus difficile quelles sont la plupart du temps hors de vue, cachées par les arbres et par les épais fourrés dépineux, et que labsence de chemins tracés les incite à la dispersion. En effet, à lexception de quelques clairières, vestiges de campements passés, cette végétation est dune telle densité quelle impose des déplacements constants et une séparation des gardiens dès le début de la journée. Ils ne donnent limpression ni de guider leurs vaches ni même de les suivre, mais de tenter en permanence de les rattraper. Ils louvoient dans la végétation, se penchent, saccroupissent et courent ainsi, sans jamais abattre ni même écarter les branches qui le gênent. Et toujours ils savent, semble-t-il, où se trouvent chacune de leurs vaches.
Certaines cependant disparaissent. Il faut alors partir à leur recherche, au risque de perdre les autres de vue. Certaines de nos journées peuvent être entièrement consacrées à retrouver des bêtes disparues en début de la matinée car pendant les quelques dizaines de minutes nécessaires, chaque jour, au nettoyage du campement, leurs gardiens nont dautre choix que de les laisser à elles-mêmes. Mais cest surtout en fin daprès-midi que la tension se fait sentir. Dès que la luminosité baisse, les vaches doivent être ramenées au campement pour éviter les attaques des hyènes. Les gardiens convergent alors pour rassembler lensemble du troupeau, retrouver les retardataires, et avancer rapidement ; et certains jours, il sen faut de peu quils nabandonnent leurs recherches.
Dans ces conditions, les sifflets fučät, ou yälam fučät les sifflets des vaches sont le meilleur outil à disposition du gardien pour surveiller et appeler son troupeau. Ils font partie de leur savoir-faire, au même titre que le maniement du bâton et la connaissance précise du terrain. Conçu, tout à fait explicitement, comme un moyen de communication avec les vaches (qui l écoutent ), le fučät leur est également réservé, à lexclusion de tout autre usage. Ils permettent de guider: mêlés à des interjections (nah! viens! ), ils sont utilisés pour rappeler un animal retardataire, maintenir sa direction et linciter à avancer. Certains gardiens mont déclaré que chaque motif mélodico-rythmique sifflé correspondait à un signal et à une fonction déterminée. Cest une affirmation que lanalyse musicale ne semble pas confirmer: certes on reconnaît facilement les appels sifflés qui jouent le même rôle que des exclamations parlées car ils ont tendance à suivre un mouvement ascendant et le plus souvent en souffle inspiré. Mais les autres motifs de fučät ne correspondent à aucune catégorisation bien nette: ils sont très variables selon les individus, et consistent en une exploration, plutôt en mouvements conjoints, de léchelle pentatonique (cest-à-dire à cinq notes) répandue dans toute cette région.
De fait, lintérêt du fučät semble plutôt dans la relation aux animaux et à lespace, quil contribue à créer. Ces sifflements sont produits surtout pour faire plaisir aux vaches, dont on dit quelles en apprécient le son (däsilačäwal, cela leur fait plaisir ), broutent plus et se reposent mieux. Ils sont la matérialisation sonore du souci et de laffection de leur gardien, indépendante de la vue et du toucher, et lui permettent de maintenir le contact même lorsquil ne les voit plus. Dans un espace où la tension se mêle à lennui des jours identiques, les sifflets pour les vaches se superposent ainsi aux bruits de la nature pour créer le fond sonore de la solitude. Quasiment sans interruption tout au long de la journée, ils ne cessent que pour laisser la place à la flûte et au chant, que ce soit en journée lors des quelques arrêts qui rythment le parcours ou une fois la nuit tombée: après avoir rejoint lenclos hâtivement consolidé de buissons dépineux, et sêtre réchauffés en partageant leur repas frugal.
Les sifflements marquent ainsi le déplacement de lindividu et de son troupeau. Ils signalent une présence humaine dans des lieux dont la caractéristique principale est comme nous lavons vu de ne pas avoir subi cette transformation nécessaire pour être cultivés, habités et intégrés. Le fučät apparaît donc comme un équivalent musical de la toponymie, cest-à-dire une appropriation de lespace. Pour reprendre une belle expression de Michel De Lannoy (1994), dans un article à propos de chants de labours, on pourrait dire que le fučät est une résonance en mouvement . Il correspondrait donc à ces caractéristiques qui sont, selon Gerd Spittler (2001: 228), celles de toutes les musiques de bergers: sinon un moyen de se maintenir dans lhumanité,[6] du moins linstrument dune appropriation et dun contrôle de lespace permettant de garantir la sécurité du troupeau et la sienne propre.
Mais il faut se garder de généraliser cet aspect à lensemble de la pratique musicale en forêt. Il me semble que sy mêlent en effet un certain nombre denjeux et de conséquences, et en tout premier lieu ceux dune communication paradoxale et non contrôlée avec le monde sauvage.
Qui controle quoi?Ceci apparaît très clairement dans le jeu de la flûte dite waәnt ou encore ämbäqo (le roseau ). Répandu dans toute lÉthiopie du Nord, du Sud et de lOuest, cet instrument, joué presque uniquement par les bergers, est étroitement associé à la forêt. De facture très simple, il est fabriqué à partir de roseaux du fleuve et se compose de quatre à cinq segments, percés de quatre trous. Il est surtout joué de nuit, dans lenclos. En journée, il ne faut pas jouer, me répétait-on souvent, sous peine dattirer lun des léopards de lîle; car quand il entend, il vient .
Simon Messing (1957), qui a rapporté dans sa thèse de doctorat des propos similaires, voit dans cette flûte un outil de prise de pouvoir magique sur le léopard, quil sagisse de se protéger (en le maintenant à distance) ou de lattirer dans un piège une prise de pouvoir effective par le sonore (des combinaisons spécifiques de sons) ainsi que par le contact avec linstrument (puisquil doit ensuite être jeté dans la fosse). Le second à mentionner lexistence de charme est Ashenafi Kebede, qui retranscrit la légende populaire de cette manière:
A washint performing bandit in the bushes was confronted by a fierce leopard. The animal trailed the bandit by the melody of the washint. When the bandit stopped playing, the leopard appeared restless and ferocious and nugded the bandit with its paw (so as to say play). As soon as the bandit recomenced to play, the leopard dropped its fiendish stare to the ground and seemed to be absorbed.
The animal did not realise it took a lot of breath to blow on the washint. The bandit died after and exhaustive bout of playing, and the leopard, traditionally considered a noble animal respectful of the dead, withdrew and departed (Ashenafi Kebede 1971: 157).
Selon Ashenafi Kebede, le léopard est attiré non par piège mais en raison de sa mélomanie, au sens fort du terme, et ce goût irrépressible pour le son de la flûte savère fatal non pour lui mais pour le musicien. Cette deuxième version est, au contraire de la première, extrêmement proche de ce que disent les Goğğamés.
Le meilleur exemple dont je dispose est un récit que jai recueilli lors de mon tout premier terrain, à lautomne 2003. A lépoque, je ne parlais que quelques mots damharique et javais demandé à Täsämma Aläm, un jeune lycéen revenu pour quelques jours chez lui, de mener lentretien pour moi avec Täbəqäw, un joueur de waәnt.[7] Cest donc Täsämma qui mène lentretien, à partir des questions préalables que je lui ai fournies, sans que jintervienne daucune manière dans leur conversation:
Täsämma Alors, pour commencer quand le léopard entend le waənt, en quoi consiste leur association?
Täbəqäw A chaque fois quil entend, il vient. Lui. Toi en revanche, tu ne le vois pas. Nous, nous ne le voyons pas et nous continuons tranquillement à jouer du waənt. Quand nous jouons du waənt, lui, à chaque fois quil entend, il faut quil vienne, tout simplement.
Täsämma Oui, il vient.
Täbəqäw Quand il arrive là, à côté, il apparaît subitement. Il apparaît subitement et quand tu fais silence le jeu sinterrompt. Quand le jeu sinterrompt, joue!
Täsämma Il sexcite!
Täbəqäw Il gratte.
Täsämma Il gratte. Avec la patte, donc.
Täbəqäw Avec la patte. Cest ce quil te fait. Après que tu tarrêtes.
Täsämma Quand tu tarrêtes.
Täbəqäw Quand tu tarrêtes. Mais quand tu joues, il écoute assis en silence.
Täbəqäw décrit ici les relations entre la flûte et le léopard sous la forme dun énoncé de type vérité générale en trois temps:
1. À chaque fois quil entend, il faut quil vienne : laction de la flûte sur lanimal est présentée comme quasiment mécanique. Une force, ou un désir on ne sait pas trop sempare du léopard et loblige à venir, sans quaucune intentionnalité (ni celle du joueur, ni celle de lanimal, à supposer que cette dernière existe) nentre en ligne de compte.
2. Il apparaît subitement , et sinstalle à côté du joueur.
3. De sa patte, il le force à continuer. Ce détail, impressionnant, fait toute la puissance de limage. Comme me laffirmait un joueur: Il aime la flûte, il faut quil écoute . Dailleurs, cest pour cela que peu de gens en jouent, ils ont peur ; du moins, cest ce que nous disaient nos pères ; peut-être la peur expliquait pourquoi les hommes de cette localité, bien quils possèdent presque tous un instrument, nen jouent qu un petit peu , selon leurs propres dires, et quaucun dentre eux ne soit bon joueur.
On me disait quil sagissait dun fait, dune vérité et, certainement pas dun conte (tärät). De ce point de vue, le passage incessant de Täbəqäw dun pronom à lautre (du il au tu , puis au nous , parfois au sein dune même proposition) a pour effet daccentuer cette universalité. Mais la vérité ainsi racontée sarrêtait toujours au troisième temps, comme si lhistoire ne comportait pas de chute, et quon ne savait ce quil advenait des deux protagonistes. Ici, Täbəqäw marque donc un temps darrêt; et cest Täsämma qui décide de le relancer sur les enjeux et la gravité de la rencontre:
Täsämma Daccord. Ensuite, est-ce quon vous dit de ne pas jouer quand vous allez loin?
Täbəqäw Dans le désert. Cest-à-dire quand les vaches paissent dans le désert. Quand les vaches paissent dans le désert, ce qui les entoure cest de la forêt, nest-ce pas? Quand cest de la forêt, on lui dit ne joue pas au moment où il sort.
Täsämma Cest-à-dire quil [le léopard] pourrait peut-être blesser les vaches.
Täbəqäw Oui, oui. Et nous aussi, il nous blesserait.
Täsämma Tout comme les vaches.
Täbəqäw Maintenant, alors que quelquun jouait comme ça aux vaches, il est venu. Il sest propulsé en rampant et na pas réveillé
Täsämma Les vaches.
Täbəqäw Lhomme.
Täsämma Oh!
Täsämma a donc son idée sur la nature de cet enjeu: il le fait porter sur la sécurité des vaches et insiste à trois reprises. Mais Täbəqäw le contredit: cest bien de celle du joueur quil sagit. Et pour lillustrer, il sengage dans le récit dune anecdote:
Täbəqäw Oui. Cest-à-dire, on dit que le père et le fils étaient couchés. Mais ceci, cest la vérité.
Täsämma On dit que cest de lHistoire dans notre pays.
Täbəqäw Voici ce que jai entendu dire: à ce moment-là, le père dort, le fils est assis et là ce fils na pas le choix et doit jouer, jouer. Quand il se réveille
Täsämma Il est en train de gratter.
Täbəqäw Celui-là, assis, a sa patte posée. Ce léopard, je veux dire. Après, comment peut-il latteindre, il va lui frapper et lui tuer son fils. Alors, il prend son fusil et tout doucement il se cache derrière un veau et avance, tu vois. Celui-là, il se contente de jouer du roseau.
Täsämma Et aussi, le léopard est en train découter calmement.
Täbəqäw Oui, le léopard est en train découter. Et lhomme, lentement, lentement, le vise de sa balle. Et celui-là qui joue du roseau, nest-ce pas?
Täsämma Oui.
Täbəqäw Celui-là qui joue du roseau a dit que lhomme ne lavait pas touché. Mais celui-ci [le léopard] quand il a voulu partir, il la abattu, il la tué.
Täsämma Oui il la tué. Mais le fils, lui, va bien.
Täbəqäw Oui le fils va bien. Ensuite, le léopard est mort, à ce quon dit.
Täbəqäw insiste sur la véracité de cette histoire, encouragé en cela par Täsämma qui souligne son implication en anticipant ou en répétant des éléments du récit. Tout comme celle dAshenafi Kebede, lhistoire comporte une chute, quoiquinversée. Mais elle nest pas très claire sur le sort qui aurait été réservé au fils si le père navait pas été là, où sil avait eu moins de présence desprit. Personne ne ma jamais mentionné le risque dessoufflement; lun des mes interlocuteurs insista un jour sur le risque dêtre tué et mangé; mais son frère fut catégorique: non, si on sarrête, le léopard ne mange pas .[8] Bref, au delà de lanecdote dont on a entendu parler une anecdote qui comporte un dénouement possible mais en rien canonique personne ne semble certain de ce qui pourrait arriver lors de la rencontre, comme si seule cette image, celle du léopard appuyant sa patte sur une épaule, était véritablement significative.
Ce qui importe en effet nest pas la fin de lhistoire, mais le risque très particulier quil y a à jouer dans la nature. En effet, nous sommes ici très loin du mythe dOrphée, qui par sa flûte charmait et contrôlait les animaux sauvages; il sagit plutôt dune emprise paradoxale du léopard sur lhomme, paradoxale car hors de tout contrôle aussi bien de lhomme que de lanimal. En ce sens, ni lun ni lautre nont le pouvoir de modifier la situation une fois enclenchée, et le musicien na dautre choix que daccepter le pouvoir de son instrument ou, si la peur le saisit, déviter den jouer et dengager cette communication dangereuse.
La relation entre la flûte et le léopard nest pas lunique risque auquel doit faire face lindividu seul en forêt. La voix le chant est tout autant source de danger. Aux ennemis, voleurs et bandits, elle signale sa position et peut être un prélude à la confrontation. Réveillés à temps, les gardiens les font plutôt fuir à coups de cris ou de fusils; mais ils ne sont pas rares ceux qui ont tué un voleur qui sétait trop approché. Pourquoi donc prennent-ils ce risque? Pour y répondre, il nous faut sattarder dabord quelque temps sur cette figure du bandit.
Une vie sauvage : de la confrontation a la transformationCette partie de la vallée de lAbbay est probablement la dernière héritière de la notoriété qui était celle de la région du XVIIIème jusquau début du XXème siècle. Durant ces deux siècles, et notamment dans les périodes de troubles politiques, elle fut particulièrement dangereuse: en tant que zone frontière entre les provinces du Goğğam et du Bägemdәr, elle abritait alors un banditisme endémique , selon lexpression de Donald Crummey (1986: 136-137). Selon les sources, telles que les chroniques royales, analysées par les historiens, des brigands y agissaient en bandes, sattaquant aux caravanes au passage du gué tout proche. Le franchissement de la frontière, dans un sens ou dans lautre, leur garantissait limpunité, de même que le refuge de la forêt.
Ces bad men of the borders (Caulk 1984) présents sur lensemble des marges du royaume, sont considérés comme des acteurs à part entière de lhistoire éthiopienne, bien que les historiens aient débattu, dans les années 1980 et 1990, de la nature exacte de ce banditisme. Alors que le phénomène a dabord été analysé comme une voie privilégiée daccès au pouvoir politique pour les membres de la noblesse comme le montre la carrière de Kassa, devenu lempereur Tewodros (Crummey 1986: 139) la perspective sest élargie pour prendre en compte limplication des paysans. Comme lexplique Fernyhough (1986), des individus pouvaient décider déchapper à la pauvreté, et surtout à lautorité de leurs seigneurs en rejoignant des bandes de hors-la-loi. Ces paysans étaient mus par une méfiance à légard du pouvoir dont ils partageaient cependant les valeurs. Ils se plaçaient ainsi à lécart, mais non hors, du système; et sil nexiste plus aujourdhui du moins dans cette région de bandes de brigands, la forêt continue à servir de refuge temporaire aux voleurs occasionnels et aux meurtriers.
Lattitude des paysans envers les hors-la-loi est assez ambiguë: elle oscille entre la réprobation et une idéalisation admirative dont Donald Levine écrit avec justesse quelle trouve son origine dans un modèle de virilité, dautonomie et de courage très présent chez les Amhara.[9] Alors même quon se désole de leur méchanceté (kәfat), on les dépeint souvent comme des hommes braves et généreux: tel ancien paysan devenu fugitif était un héros (ğägna), qui chantait tout le temps seul la nuit, perché dans un arbre pour se protéger des hyènes. Ce sont des hommes lésés (yäkäfaw), admirés pour leur opposition à lautorité. Cette vision positive est particulièrement développée dans certains poèmes chantés:
Әsat bällaw alu Gugube tärarawәn muna dängälun | On dit que le feu a ravagé la montagne Gugube, les roseaux nains |
Yäkäfaw wänd lәğ yämiyastägawәn | Qui abritaient lhomme brave et lésé[10] |
Nous ne sommes pas loin de ce quécrivait Hobsbawm (1972 : 36-37) à propos de limage du bandit au grand cur :
♦ Ce sont ainsi des hommes vivant seuls, dans la nature sauvage qui leur sert de refuge. Ils mènent une existence désocialisée pour échapper aux recherches des autorités.
♦ Ils ne sont en aucun cas comparables aux voleurs ordinaires attirés par lunique appât du gain, ces hommes ne sont pas crapuleux; mus par des circonstances qui les dépassent (comme la pauvreté), ils sont tombés dans le malheur (mäkära) et nont dautre choix que de voler pour survivre.
♦ Enfin le fusil celui que, comme dans de nombreuses autres sociétés éthiopiennes, chaque homme possède devient leur seul compagnon, leur seule famille. Leur vie est donc faite de violence, mais dune violence parée de noblesse, car défensive, elle nest destinée quà réparer le tort personnel qui leur a été causé.
Ces héros sont donc les meilleurs représentants dune certaine vie sauvage extérieure au village, à sa sociabilité, et aux obligations issues des règles de la parenté.[11] Or on note, lors des séjours aux vaches , un changement très sensible de perspective: au lieu de la menace et de la confrontation potentielle (dont nous avons vu quelles sont sans cesse rappelées au village), nous trouvons une identification voire une transformation. Il se passe en effet, au moment du chant, quelque chose de lordre de lensauvagement.
La nature sauvage (duru, dänu) est très souvent personnifiée et prise à témoin Monsieur Nature , lui dit-on.[12] Deux figures animales sont aussi sollicitées. La première est justement celle du léopard, qui représente le héros en raison du courage et de lindépendance qui lui sont communément attribués: on se souvient en effet des propos dAshenafi Kebede, rapportés plus haut, et de cette relation paradoxale qui sétablit par le truchement de la flûte. Il nen est dailleurs pas quune simple représentation: en effet lhomme qui dort en forêt semble devenir symboliquement léopard, comme le souligne ce poème qui compare la voix de lhomme solitaire avec le rugissement de lanimal:
Әlm kalläw čakka әlm kalläw dur | Dans la forêt profonde, dans la nature profonde |
Siyagwärämärämäw yadära läsäw әndä näbәr | Hommes comme léopards, ils rugissent ceux qui y passent la nuit[13] |
La deuxième figure est celle du buf, lanimal domestique par excellence et dont le retour à un état sauvage, celui de taureau retour symbolique puisquil nexiste aucune espèce de bovidé sauvage en Éthiopie est une métaphore de celui que pourrait entreprendre lindividu:
Antä aä bäre bәtәhedәm yarsuhal bәtәtäñam | Toi le buf aä, quand tu marches ils tobligent à labourer, |
yarduhal | quand tu te couches ils tégorgent |
Manqiñawn sәbәr duru yәälәhal | Casse ta corde, la nature te convient mieux[14] |
Dans ce type de poèmes, où le jeu des pronoms sans cesse interchangés du il , au tu et au moi accentue lidentification des différentes figures, le chanteur se met lui-même en scène dans un appel à lensauvagement qui le libérerait de la société, achevant par le chant la métamorphose en bandit-héros que sa simple présence en forêt avait déjà initiée. Or cette métamorphose ne semble pas ici évitée par une musique, qui préserverait lindividu selon lhypothèse formulée par Seydou (1991) ou Spittler (2001) , mais bien accentuée et menée par celle-ci à son terme.
Pourquoi cette transformation? Peut-on dire quil sagit dun désir de briser toute forme dattachement social? En réalité, le problème est un peu plus complexe que cela et il nous faut, pour y répondre, nous pencher plus en détail sur le statut de ces séjours aux vaches .
A distance: une fausse séparationTout dabord, il est important de souligner que cette figure du héros , bien quelle soit idéalisée, nest pas une figure uniquement légendaire ou poétique. Sa réalité, contemporaine et toujours douloureuse, est bien connue. La vie dun hors-la-loi en forêt savère en effet plus misérable que glorieuse: des discours de leurs proches épouses, frères ou enfants transparaissent surtout la faim, la maladie, et une forte dépendance envers la solidarité familiale; les recherches quil faut affronter et les efforts de réintégration; et les conséquences considérables sur la vie sociale de leur cercle familial. Ainsi, le héros est à distance de la société sans en être en dehors pour autant. Il vit toujours son exclusion comme un fait temporaire, sans perdre lespoir de revenir et de reprendre sa place. La forêt, inscrite dans le territoire tout en en formant la marge incontrôlée, constitue de ce point de vue lespace idéal pour leur servir de refuge. La question est donc bien celle de lespace et de la distance physique quil induit; elle est aussi celle du temps. Et la place de lélevage et de la garde du bétail soulève exactement les mêmes problèmes.
En effet, nous avons affaire à une société de cultivateurs, et qui se revendique comme telle. Comme tous les observateurs ont pu le souligner, les habitants des haut-plateaux Amhara se définissent eux-mêmes comme paysans , gäbäre (littéralement ceux qui paient limpôt ); et le terme de labour (әra) désigne à lui seul un ensemble dactivités le travail agricole qui sont autrement plus valorisées que le commerce ou lartisanat, par exemple.
La place de lélevage est pourtant un peu plus ambiguë. On ne peut pas dire que pour ces laboureurs lactivité de garde à proprement parler soit valorisée. Mais pour un paysan cultivant ses propres terres, passer du temps avec ses vaches (lam) est une activité qui est plus respectable: il est même très mal vu de sy dérober.
Dans cette société où les biens matériels sont peu nombreux et rarement distinctifs, un nombre élevé de vaches et de bufs est le principal signe extérieur de richesse. Leur accumulation est donc un objectif primordial, quelle seffectue par la voie de lhéritage, de lachat, et du vol un acte prestigieux. Richesse, statut social, et pouvoir: sil nest assurément pas la source principale de revenu, lélevage de bétail est un aspect important de la vie locale.
Simon Messing avait bien remarqué lambiguïté de ces sentiments: il voit dans les rapports des hommes à leurs animaux, et notamment dans lexistence de cette transhumance saisonnière, une réminiscence dun passé [ ] semi-nomade (Messing 1957: 119). Il est certain que certains traits, comme limportance économique du bétail, ou le prestige du vol qui lui est associée, peuvent évoquer le fonctionnement des sociétés pastorales. Mais plutôt que den chercher les raisons dans un hypothétique passé (vieux de tant de siècles!), il me semble plus intéressant danalyser cette ambivalence au prisme des difficultés et des contradictions de ce que James McCann (1995) a nommé, dans son ouvrage sur lhistoire agricole de lÉthiopie, le système de laraire (ou ox-plow complex ).
Dans ce système, le maintien de lélevage est vital pour lutilisation de cette technique agricole: en effet, laraire nécessite au minimum deux bufs, pour être manié; et compte tenu du travail nécessaire au labour laraire ne permettant pas un retournement profond du sol, et nécessitant plusieurs passages pour être effectif , une deuxième paire de bufs est souvent nécessaire. Les paysans ont donc besoin dentretenir des troupeaux suffisamment conséquents pour sassurer davoir en permanence des animaux de trait disponibles. Le système de laraire a donc toujours dépendu, conclut lauteur, de lhabileté des paysans à maintenir leur cheptel malgré laccroissement constant des surfaces cultivées.
Ce système est donc fondé dun équilibre délicat entre le rythme annuel et donc irrégulier imposé par la culture des céréales, et le temps et lénergie à consacrer à un troupeau quil faut nourrir et soigner quotidiennement. À la fois complémentaires et en concurrence, les exigences contradictoires de ces deux activités peuvent expliquer les ambivalences envers le bétail. En périodes de labour ou de moissons les hommes doivent encore parvenir, alors quils sont épuisés, à dormir tout en montant la garde de lenclos en forêt ou en plein champ, contre les incursions potentielles de hyènes ou de voleurs.
Le calendrier agricole, succession de périodes de labour, de semis, de désherbage et de récolte des céréales et des légumineuses, est particulièrement contraignant. Le calendrier religieux ne lest pas moins. Longtemps puissante aussi bien au niveau national que régional, lEglise orthodoxe a certes perdu une grande partie de son influence politique et de son pouvoir économique. Elle nen garde pas moins une influence considérable sur les individus, et notamment sur leur cycle de vie (le baptême, éventuellement le mariage religieux, lenterrement, et les commémorations funéraires, täzkar). Les obligations prennent la forme:
♦ dun cycle hebdomadaire, où deux jours doivent être jeûnés (mercredi et vendredi), et deux jours chômés (samedi et dimanche), pendant lesquels il est interdit de toucher , cest-à-dire deffectuer la plupart des travaux manuels, à lexception de la garde des troupeaux;
♦ dun cycle mensuel, où des fêtes de saints, à date fixe, doivent être chômées;
♦ et dun cycle annuel marqué par de longues périodes de jeûnes (dont le carême), et par la célébration des fêtes majeures, comme la fête de la Croix (Mäsqäl), Noël (Gänna), lEpiphanie (təmqät), Pâques (Fasika), et la célébration annuelle du saint patron de la paroisse (Amätәbal).
Aux calendriers agricole et religieux sajoute enfin le calendrier social, en grande partie déterminé par ces derniers. Les célébrations et les périodes de jeûnes marquent ainsi le début et la fin des deux saisons des mariages; les samedis sont consacrés au marché et les jours chômés aux visites familiales. Le calendrier de la garde du bétail est donc un calendrier par défaut. A certaines périodes de lannée, les obligations agricoles, religieuses, et sociales laissent très peu de marge pour se rendre en forêt, par exemple, doù le recours à la délibération collective ainsi quà des décisions personnelles qui ne sont pas sans conséquences sur la perception et le vécu de cette activité.
Le lieu de lintimeAinsi, tout comme le bandit qui nest à lécart de la société que le temps quil lui faudra pour sy réintégrer, les espaces et les temps aux vaches nexistent pas de manière autonome mais par défaut, autrement dit en référence à quelque chose dautre queux-mêmes: les lieux et moments de la sociabilité villageoise, auxquels les ramènent en permanence leurs pensées soucieuses. Des travaux des champs aux relations personnelles, elles se suivent et senchaînent: où en sont les labours? Quelle fête faut-il préparer et quels invités sy présenteront? Comment simposer dans ce conflit de terre avec le voisin? Et si seulement cet oncle nétait pas décédé, les événements nauraient-ils pas pris une tournure différente?[15]
Or cest précisément la musique qui se fait le support de ces pensées. Ces dernières prennent le nom de tәzәta, un terme qui signifie littéralement remémoration , réminiscence , et désigne, dans cette région, une certaine disposition desprit qui pousse à chanter. Pour reprendre les mots de mon hôtesse Abäba, la tәzәta vient dans la nature. Quand [les gens] sont seuls, quil ny a autour deux que les arbres, leau, les animaux sauvages et les vaches qui broutent, et quil ny a pas de maisons, la tәzәta leur vient. Alors ils chantent . Mais elle désigne aussi le fil de souvenirs et dimages issues du passé qui accompagnent la pratique solitaire de la musique en forêt.
Pourquoi des souvenirs? Parce que, comme je lai souligné plus haut, toutes les musiques aux vaches ou en forêt sont issues de la sociabilité villageoise y compris la flûte, puisquune grande partie de son répertoire consiste en chants transposés et adaptés à linstrument. Les Goğğamés, dans leur solitude en forêt, ne chantent rien de nouveau: ils réitèrent des chants quils ont précédemment entendus (ou eux-mêmes chantés) lors de fêtes, de funérailles, ou encore de travaux collectifs. Lors de ce passage du village à la forêt, ces chants restent fortement associés à leur contexte initial (événements et personnes précis) et, un peu à la manière dune madeleine de Proust, engendrent des souvenirs précis et extrêmement vivaces.[16] Tous mes interlocuteurs affirment revivre linstant où ils lont chanté ou entendu pour la première fois dans toute son intensité initiale: cette femme, par exemple, qui tout juste revenue du fleuve, se souvient de son explosion de colère lors de lassassinat dun de ses frères en rechantant son appel à la vengeance lancé devant le cercueil; son cousin convoquant un soir limage et la voix puissante de son père dans un souvenir denfance; ou encore son fils adolescent racontant un soir comment, plus tôt dans la forêt, au milieu des phacochères et des hyènes, la tәzәta de son père absent lui était venue , sous la forme dune série dinstants différents, de jour comme de nuit, que tous deux avaient partagé. Ils lui étaient tous venus dun seul coup, avec leurs poèmes . Et il les aurait chantés, si cela navait été trop dangereux, en raison des voleurs une crainte que son père, qui chantait tout le temps, naurait certainement jamais ressentie.[17]
De cette pratique de la musique quils disent privée (yägәl) ou pour eux-mêmes (läbәčča), les Goğğamés tirent un plaisir intime: assis les yeux baissés ou fermés, comme plongés dans un état de profonde concentration, ils senveloppent dans la grande pièce de coton (kuta), dont un pan vient parfois leur recouvrir la bouche dans une posture qui rappelle curieusement celle que lon observe chez les personnes fatiguées ou malades lorsquelles souhaitent sisoler, à la maison, de la conversation environnante. Échos dun autre temps (de quelques semaines à plusieurs décennies) ces chants de solitude sont loccasion dun retour sur soi-même, sur ses émotions et sur sa propre histoire qui ne se présente que rarement dans dautres contextes. Cest dans lisolement de la forêt, là où les dangers (prédateurs, voleurs, et ennemis potentiels) exigent paradoxalement une attention permanente, quéclosent les pensées vagabondes, entre pleurs et mouvements de colère.
Conclusion: le son de la foret Le son de la forêt , tant apprécié des Goğğamés, est donc la matérialisation de leur rapport ambigu aux espaces qui entourent village et champs. Dans ces voix solitaires, souvent étouffées par une main ou un pan de vêtement et qui sélèvent au-dessus des bruits de la forêt, ils reconnaissent un défi lancé aux dangers de la nature sauvage , à ses prédateurs et à ses bandits auxquels ils sont souvent assimilés. Ce défi est celui de la maîtrise: par sa présence mobile et continue, la musique affirme une volonté de contrôle, voire de territorialisme. Cest le cas tout particulièrement des sifflets qui sont destinés au troupeau et signalent la position de leur gardien dans lespace de la forêt. Or cette maîtrise nest jamais acquise. Comme la rencontre potentielle de la flûte et du léopard le montre, la musique est une prise de risque aussi bien pour son intégrité physique que pour son identité en tant quêtre social. De là surgissent le trouble et linquiétude premier pan, souligné avec insistance et emphase, de ce rapport aux espaces de la forêt.
Le second pan est beaucoup moins susceptible dêtre évoqué en dehors dun cercle de proche, et pour cause: il sagit de ce sentiment dintimité, de retrait sur soi seul , sur ses souvenirs et sur ses émotions qui naît de la distance avec la sociabilité du village. Car celle-ci ne signifie pas que les affaires y sont oubliées, ou mises de côté; elles y prennent au contraire une importance considérable, quoique plus réflexive. Pas plus que les bandits, ces hommes nexpérimentent en effet de séparation totale. Vivant avant tout de la culture de leurs terres, ils ne sont que des bergers temporaires et les marges que sont ces espaces non cultivés et non contrôlés sont intrinsèquement liées au centre (champs et habitations), ce dernier dépendant de leur présence pour sa perpétuation. Le chant, en tant quécho de leur vie sociale, les relie en permanence à lunivers du village tandis quils parcourent la forêt dans un double mouvement de tension vers lextérieur et de repli sur soi, toujours aux aguets malgré le fil de leurs souvenirs. Né de linquiétude et du sentiment dintimité, le son de la forêt devient, pour ceux qui lentendent, lindice de pensées les plus privées.[18]
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NOTES
[1] Commentaire dAbäba Tasaw.
[2] Le qäbäle, la plus petite unité administrative de lEtat éthiopien.
[3] La quasi-totalité de la population de cette région appartient à lEglise orthodoxe éthiopienne.
[4] Ce sont, plus précisément, les mots dun ami de lexplorateur (Bruce 2004 [1790-92]: 93).
[5] Chanté par Gätәnnät Gäbru.
[6] Comme le souligne par exemple Christiane Seydou (1991) à propos des bergers peuls du Mâssina.
[7] Lun des tous premiers habitants de la localité à finir sa scolarité secondaire, Täsämma est maintenant instituteur dans une autre localité de la vallée.
[8] Le verbe manger ne doit pas être pris dans un sens restrictif ; il est couramment employé pour signifier blesser (le feu ou un chien peuvent manger une personne).
[9] The attitudes of civilian Amhara towards the shifta combine fear and dislike with a strong tendency toward idealization. [ ] He is guabaz, the great Amhara virtue that embodies bravery, fierciness, hardihood and general male competence (Levine 1965: 244).
[10] Chanté par Gännätu Bilaw.
[11] Pour les questions de parenté, on peut se référer à Hoben (1973) et Morand (2011, 2012).
[12] Voir le poème en exergue de cet article. Nature est un substantif masculin en amharique. Il faut aussi souligner que cette personnification, spécifique aux poèmes chantés, est pour ainsi dire inexistante dans le langage ordinaire.
[13] Chanté par Getačaw Assäfa.
[14] Chanté par Gätәnnät Gäbru.
[15] Exemples données par Gätәnnät Gäbru.
[16] Je me suis étendue longuement sur le concept de tәzәta et sur les mécanismes de cette remémoration par la musique dans dautres publications (Morand 2008, 2010, 2011).
[17] Conversation avec Sisay Fasigaw. Il faut préciser que le père en question était alors en prison pour un double meurtre, après avoir vécu deux ans dans la forêt en tant que bandit. Lhistoire de cette famille, telle quelle transparaît à travers la pratique du chant, est racontée en détail dans Morand (2012).
[18] Selon lusage, les auteurs éthiopiens sont indexés par leur prénom suivi du prénom de leur père.